Sabbat (1923)/L’envoûté

J. Ferenczi et Fils (p. 218-223).

L’ENVOÛTÉ

C’est toi. Mais je n’ai point — rassure-toi ! — ton double en mie de pain dans la niche funeste. Entre mes seins, si je mourais subitement, on ne trouverait pas, à la place occupée par les vieux scapulaires, un certain cœur de cire molle qui pourrait, par la blessure imperceptible et traîtresse, pleurer du sang. En criant silencieusement ton nom de toute ma voix d’outre-tombe, de toute mon âme obsédée par le crime adroit et complet des vampires, je n’ai point torturé quelque marionnette de sorcière. C’est vraiment trop puéril, trop incertain, trop facile d’avoir recours à la magie quand on veut accomplir œuvre scélérate et parfaite, et l’incantation coûte moins d’effort et de ferveur que le sourire que je sais…

Non, tu n’es pas, par la complicité du philtre, de l’onguent, de la parole qui bout dans le creuset verdâtre, ma victime déshonorée et méprisable, mais il m’a plu de te faire tourner vers moi comme l’arbre vers l’aurore, comme le troupeau vers le bercail, comme la flamme vers le visage satanique qui rit, très bleu, à l’ouverture lointaine des cheminées, entre la girouette et le vent.

En fronçant, à peine, ce sourcil ferme, brun et délié que tu connais, il m’a suffi de penser : « Il sera ma bête et mon élément docile, la mandragore qui vient d’elle-même se coucher sur la main savante et clandestine, le rayon aspiré par le criminel buisson de roses que je représente… » Et cela s’est réalisé, car l’Espérance est l’Espérance et le poignard est le poignard.

Quand, doucement, j’ai murmuré avec cette voix qui serait celle de la perle, au milieu de la mer, si Dieu avait permis à la perle de parler : « Je veux ce vaisseau incohérent et magnifique qui cherche sa route parmi les vents contraires… » sur-le-champ, tu as fait naufrage sur ma côte de pirate.

Chut ! Ne m’as-tu pas amené tes esclaves parce que leur collier rouge était ma tentation délirante, et ne m’as-tu pas livré tes idoles parce que, je le confesse, les larmes de tes idoles sont nécessaires à la rédemption des miennes ?

Celui qui est le plus affamé a droit, dans le pays absolu qui est le mien, au pain des autres, et ton vêtement, de lui-même, est venu me couvrir quand j’étais nue.

En secouant mes cheveux pleins d’une odeur châtaine et de la paillette dorée, il m’a suffi de dire : « C’est celui-là et rien que celui-là qu’il me faut. À mon gré, je veux le faire riche de ma jeunesse ressuscitée d’entre les roses, du soleil de mon ventre, du rubis de mon sein, ou le déposséder, selon le caprice des mauvais jours, de toute la vie… » Et cela, encor, s’est réalisé car le sang est le sang, la lune est la lune et l’amour est l’amour.

En jetant mon regard, topaze brûlante, dans tes yeux inquiets, je t’ai conquis à moi plus que par la victoire du glaive, et tu m’es plus soumis que l’Orient à la traîne des reines de Saba…

Personne n’a dit, devant toi, impunément mon nom. Chaque fois, il a claqué, sur la joue, comme une gifle de lumière, et en rêvant à ma colère et à mon silence, tu as reconnu que le fouet est le fouet et que la croix est la croix.

Ta superstition pâlit quand tu entends le marteau sur l’enclume, le cri métallique du fleuve au bateau amarré car tu sais profondément le sens des symboles, et je te défie d’être en présence de deux images qui se combattent en se complétant sans songer à toi et à moi qui sommes ensemble la perfection et la guerre.

Va, je règne plus sur toi que le temps sur la gravure pensive… Que la cendre sur l’oreille du chat changé en sphinx au coin de l’âtre…

Parfois — n’est-ce pas ? — tu es comme l’animal qui ne sait pas ce qu’il a et qui, pourtant, saigne, entre deux côtes, du coup qu’il a reçu près du cœur, mais, tout de suite, tu comprends qu’à cette heure-là, je te hais abominablement, ô mon amour !

Parfois, tu es aride comme le torrent que le soleil boit dans sa soif de l’été, mais, tout de suite, tu comprends que l’âme même des canicules fait rouler dans mon âme, à cette période, ses chariots de feu.

Parfois, tu es méchant : c’est que je ris tout bas à l’autre bout du monde… Parfois, tu es chargé de printemps comme la première jacinthe : je pleure, alors, cette larme si riche, si pure, si concentrée que, goutte de parfum, elle embaume mes yeux…

Je ne cesse pas de te piller et de t’édifier, de te poursuivre et de t’attendre, de te persécuter pour la fin radieuse et l’apothéose, et d’organiser ton salut triomphal par la damnation complète.

Et je ne te serai jamais, jamais utile dans ce monde, moi qui te suis indispensable dans le temps, et je m’enivre de songer que je ne peux te servir à rien, à rien, selon la vie de tous les jours, moi qui suis ton cœur battant et la vague de la pensée…

Si ton lit craque, tu sursautes et tu sais qu’à minuit, je suis cette Mort étoilée qui danse dans l’odeur de tes larmes.

Quand tes livres vivent autour de toi d’un cœur plein de soupirs, tu ne t’étonnes pas : tu te dis qu’ils ont ma tiède poitrine.

Lorsque je te parle bas, tu penses aux nuits où nous pourrions parler plus bas, encore, et, cependant, tant je te suis lointaine, dans les minutes, je ne puis même pas te tendre une bouchée de pain, ô ma créature !

Triomphe de ce qui ne demande qu’à son rayonnement son triomphe, et rare festin, ma foi, celui qui n’a pas besoin de table, de coupe, de nourriture, d’esclaves et qui, pourtant, comble, dans la chute rythmée des roses et le Vésuve des vins, la faim et la soif les plus avides, les plus physiques en même temps que cette religion du faste qui est dans l’âme des démons !

Et tout ceci sera à jamais. Rien ne t’arrachera à moi, et tu seras, quoi que tu fasses, le dernier à vouloir être libéré, car Prométhée ne conçut plus le soleil que par le battement d’ailes de son rapace divin.

Sans que tu veuilles te l’avouer, tu aimes tes clous, cher crucifié, et l’auréole rose et fragile qu’ils font autour de la blessure démoniaque et sainte est celle que souhaite ton éternité.

Va, la terre et la terre sont unies sur la tombe et le blé et le blé sont unis dans le moulin.

Mon âme a pris racine dans la tienne et ton cœur n’est plus que la récolte du mien.

Allez, rivière, allez… Vous serez toujours coiffée du pont, habitée par l’ombre du saule, bue par la soif d’argent de la lavandière.

Chantez, rossignol, chantez… Vous serez toujours poignardé, à votre note la plus libre, la plus inspirée, par le clair de lune, et vos larmes d’oiseau possédé tomberont dans le soir que je suis.

Échappez-vous, chevreau, échappez-vous… Au fond du bois perdu, je serai ce torrent d’épines que le fugitif ne peut pas franchir, et, cependant, cette source de mousse où il se baigne en gémissant d’amour…

Éparpillez follement, désespérément, vos heures, horloge pleine du désir du suicide, mon doigt qui veille sur votre cadran doré a mis, parfois, de l’ordre dans les étoiles et a paru sur le croissant…

Révoltez-vous, forêt, révoltez-vous… Vous serez toujours, à la fin, cette grande martyre palpitante sur laquelle le vent qui me ressemble aura jeté ses mille bourreaux verts.

Quelles que soient votre connaissance et votre perfidie, serpent, vous viendrez, fasciné, à votre tour, déposer le diamant qui vous couronne et l’émeraude qui vous singularise dans la main, cette main que les pierreries maudites ont à jamais tentée…

Oui, entendez-vous, mon envoûté — je devrais dire : « Ma merveille et mon miracle… » — il en sera ainsi jusqu’à la fin des fins. Plus que ma délivrance éternelle, j’ai désiré que ces choses soient, que vous les lisiez, que vous en reconnaissiez la vérité, que vous en acceptiez la puissance tandis que, sur votre cœur, s’appuient mes deux mains responsables, car l’anneau est l’anneau et l’écriture est l’écriture.