Sésame et les lys/Les Lys des Jardins des Reines

Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 167-224).


IIe CONFÉRENCE

LES LYS
DES JARDINS DES REINES


À Mademoiselle Suzette Lemaire cette traduction est offerte, comme un respectueux hommage, par son admirateur et son ami
M. P.



« Sois heureux, ô désert altéré ; que la solitude se réjouisse et fleurisse comme le lys ; et des lieux arides du Jourdain jailliront des forêts sauvages. » (Isaïe, xxxv, 1, Version des Septante)[1].


51. Il sera peut-être bon comme cette conférence est la suite d’une autre donnée précédemment, que je vous expose rapidement quelle a été, dans les deux, mon intention générale. Les questions qui ont été spécialement proposées à votre attention dans la première, à savoir : « Comment et Ce que il faut lire », découlent d’une autre beaucoup plus profonde, que c’était mon but d’arriver à vous faire vous poser à vous-mêmes : « Pourquoi il faut lire. » Je voudrais que vous arriviez à sentir avec moi que, quelques avantages que nous donne aujourd’hui la diffusion de l’éducation et du livre, nous n’en pourrons faire un usage utile que quand nous aurons clairement saisi où l’instruction doit nous conduire et ce que la lecture doit nous enseigner. Je voudrais que vous vissiez qu’une éducation morale bien dirigée et tout à la fois des lectures bien choisies mènent à la possession d’un pouvoir sur les mal-élevés et sur les illettrés, lequel pouvoir est, dans sa mesure, au véritable sens du mot, royal ; conférant en effet la plus pure royauté qui puisse exister chez les hommes : trop d’autres royautés (qu’elles soient reconnaissables à des insignes visibles ou à un pouvoir matériel) n’étant que spectrales ou tyranniques ; spectrales, c’est-à-dire de simples aspects et ombres de royauté, creux comme la mort, et qui « ne portent que l’apparence d’une couronne royale »[2] ; ou encore tyranniques, c’est-à-dire substituant leur propre vouloir à la loi de justice et d’amour par laquelle gouvernent tous les vrais rois.

52. Il n’y a donc, je le répète — et comme je désire laisser cette idée en vous, je commence par elle, et je finirai par elle — qu’une seule vraie sorte de royauté ; une sorte nécessaire et éternelle, qu’elle soit couronnée ou non : à savoir, la royauté qui consiste dans un état de moralité plus puissante, dans un état de réflexion plus vraie que ceux des autres ; vous rendant capable, par là, de les diriger, ou de les élever. Notez ce mot « état », nous avons pris l’habitude de l’employer d’une manière trop lâche. Il signifie littéralement la station (action de se tenir debout) et la stabilité d’une chose et vous avez sa pleine force dans son dérivé : « statue » — (la chose immuable),. La majesté d’un roi[3] et le droit de son royaume à être appelé un État reposent donc sur leur immuabilité à tous deux : sans frémissement, sans oscillation d’équilibre ; établis et trônant sur les fondations d’une loi éternelle que rien ne peut altérer ni renverser.

53. Convaincu que toute littérature et toute éducation est profitable seulement dans la mesure où elles tendent à affermir ce pouvoir calme, bienfaisant et, à cause de cela, royal, sur nous-mêmes d’abord, et à travers nous, sur tout ce qui nous entoure — je vais maintenant vous demander de me suivre un peu plus loin et de considérer quelle part (ou quelle sorte spéciale) de cette autorité royale découlant d’une noble éducation peut à juste titre être possédée par les femmes ; et dans quelle mesure elles sont, elles aussi, appelées à un véritable pouvoir de reines — non pas dans leur foyer seulement, mais sur tout ce qui est dans leur sphère. Et dans quel sens, si elles comprenaient et exerçaient comme il le faut cette royale ou gracieuse influence, l’ordre et la beauté produits par un pouvoir aussi bienfaisant nous justifieraient de dire en parlant des territoires sur lesquels chacune d’elles régnerait : « les Jardins des Reines ».

54. Et ici, dès le début, nous rencontrons une question beaucoup plus profonde qui, si étrange que cela puisse paraître, demeure pourtant incertaine pour beaucoup d’entre nous, en dépit de son importance infinie.

Nous ne pouvons pas déterminer ce que doit être le pouvoir de reine des femmes avant de nous être mis d’accord sur ce que doit être leur pouvoir ordinaire. Nous ne pouvons pas nous demander comment l’éducation pourra les rendre capables de remplir des devoirs plus étendus avant de nous être mis d’accord sur ce que peut être leur vrai devoir de tous les jours. Et il n’y a jamais eu d’époque où l’on ait tenu de plus absurdes propos et laissé passer plus de songes creux sur cette question — question vitale pour le bonheur de toute société. Les rapports de la nature féminine avec la masculine, leur capacité différente d’intelligence et de vertu, voilà un sujet sur lequel les opinions semblent loin d’être d’accord. Nous entendons parler de la « mission » et des « droits » de la femme, comme s’ils pouvaient jamais être séparés de la mission et des droits de l’homme — comme si elle et son seigneur étaient des créatures dont la nature fût entièrement distincte et les revendications inconciliables. Ce qui est au moins faux. Mais peut-être plus absurdement fausse (car je veux anticiper par là sur ce que j’espère prouver plus loin) est l’idée que la femme est seulement l’ombre et le reflet docile de son seigneur, lui devant une irraisonnée et servile obéissance, et dont la faiblesse s’appuie à la supériorité de sa force d’âme.

Ceci, dis-je, est la plus absurde de toutes les erreurs concernant celle qui a été créée pour venir en aide à l’homme. Comme s’il pouvait être aidé efficacement par une ombre, ou dignement par une esclave !

55. Voyons maintenant si nous ne pouvons pas arriver à une idée claire et harmonieuse (elle sera harmonieuse si elle est vraie) de ce que l’intelligence et la vertu féminines sont, dans leur essence et dans leur rôle, par rapport à celles de l’homme ; et comment les relations où elles se trouvent, franchement acceptées, aident et accroissent la vigueur et l’honneur et l’autorité des deux.

Et ici je dois répéter une chose que j’ai dite dans la précédente conférence : à savoir que le premier bénéfice de l’instruction était de nous mettre en état de consulter les hommes les plus sages et les plus grands sur tous les points difficiles et qui méritent réflexion. Que faire un usage raisonnable des livres, c’était aller à eux pour leur demander assistance ; leur faire appel quand notre propre connaissance et puissance de pensée nous trahit ; pour être amenés par eux jusqu’à une plus large vue — une conception plus pure — que la nôtre propre, et, pour recevoir d’eux la jurisprudence des tribunaux et cours de tous les temps au lieu de notre solitaire et inconsistante opinion.

Faisons cela maintenant. Voyons si les plus grands, les plus sages, les plus purs de cœur des hommes de toutes les époques sont tombés d’accord dans une certaine mesure sur le point qui nous intéresse. Écoutons le témoignage qu’ils ont laissé sur ce qu’ils ont tenu pour la vraie dignité de la femme, et pour le genre de secours dont elle doit être à l’homme.

56. Et d’abord prenons Shakespeare.

Notons d’abord, pour commencer, que, d’une manière générale, Shakespeare n’a pas de héros ; il n’a que des héroïnes. Je ne vois pas, dans toutes ses pièces, un seul caractère complètement héroïque, excepté l’esquisse assez sommaire de Henri V, exagérée pour les besoins de la scène ; et celle plus sommaire encore de Valentine dans les Deux Gentilshommes de Vérone. Dans les pièces travaillées et parfaites vous n’avez pas de héros. Othello aurait pu en être un, si sa simplicité n’avait été si grande que de se laisser devenir la proie des plus basses machinations qui se trament autour de lui ; mais il est le seul caractère qui du moins approche de l’héroïsme. Coriolan, César, Antoine se tiennent debout dans leur force fêlée et tombent entraînés par leurs vanités ; — Hamlet est indolent et s’endort dans la spéculation[4] ; Roméo est un enfant sans patience ; le Marchand de Venise se soumet languissamment à la fortune adverse ; Kent, dans le roi Lear, est entièrement noble de cœur, mais trop rude et trop primitif pour être d’une utilité véritable au moment critique et il tombe au rang d’un simple domestique. Orlando, non moins noble, est toutefois dans son désespoir le jouet du hasard, et il est conduit, réconforte, sauvé par Bosalinde. Tandis qu’il n’y a guère de pièce dans laquelle nous ne voyions une femme parfaite, inébranlable dans un grave espoir et un infaillible dessein ; Cordelia, Desclémone, Isabelle, Hermione, Imogène, la reine Catherine, Perdita, Sylvia, Viola, Hosalinde, Hélène et la dernière et peut-être la plus aimable, Virgilie, sont sans défauts ; conçues sur le plus haut modèle héroïque d’humanité.

57. Puis en second lieu observez ceci. Les catastrophes[5], dans chaque pièce, ont toujours pour cause la folie d’un homme ; elles ne sont rachetées, si elles le sont, que par la sagesse et la vertu d’une femme, et si celle-ci fait défaut, elles ne sont pas rachetées. La catastrophe où sombre le Roi Lear est due à son propre manque de jugement, à son impatiente vanité, à sa méprise sur les caractères de ses enfants.La vertu de sa seule vraie fille l’aurait sauvé des outrages des autres, s’il ne l’avait lui-même chassée loin de lui. Et, cela étant, elle le sauve presque.

D’Othello[6] je n’ai pas besoin de vous retracer l’histoire ; — ni l’unique faiblesse de son puissant amour ; ni l’infériorité de son sens critique à celui même du personnage féminin de second plan dans la pièce, cette Émilie qui meurt en lançant contre son erreur cette déclaration sauvage : « Oh la brute homicide ? Qu’est-ce qu’un tel fou avait à faire d’une si bonne femme ? »

Dans Roméo et Juliette, l’habile et courageux stratagème de la femme aboutit à une issue désastreuse par l’insoucieuse impatience de son mari. Dans le Conte d’Hiver, et dans Cymbeline, le bonheur et l’existence de deux maisons princières, le premier perdu depuis de longues années, la seconde mise en péril de mort par la folie et l’entêtement des maris, sont rachetés à la fin par la royale patience et la sagesse des femmes. Dans Mesure pour Mesure, la honteuse injustice du juge et la honteuse lâcheté du frère sont opposées à la victorieuse véracité et à l’adamantine pureté d’une femme. Dans Coriolan le conseil de la mère, mis en pratique à temps, eût sauvé son fils de tout mal ; l’oubli momentané où il le laisse est sa perte ; la prière de sa mère, exaucée à la fin, le sauve, non, à vrai dire, de la mort, mais de la malédiction de vivre en destructeur de son pays.

Et que dirais-je de Julia, fidèle malgré l’inconstance d’un amant qui n’est qu’un enfant méchant ? — d’Hélène, fidèle aussi malgré I’impertinence et les injures d’un jeune fou ? — de la patience d’Héro, de l’amour de Béatrice et de la sagesse paisiblement dévouée de « l'ignorante enfant[7] » qui apparaît ? au milieu de l’impuissance, de l’aveuglement et de la soif de vengeance des hommes, comme un doux ange, apportant le courage et le salut par sa présence et déjouant les pires ruses du crime par ce qu’on s’imagine le plus manquer aux femmes, la précision et l’exactitude de pensée.

58. Observez, ensuite, que, parmi toutes les principales figures des pièces de Shakespeare, il n’y a qu’une femme faible — Ophélie ; et c’est parce qu’elle manque à Hamlet au moment critique et n’est pas, et ne peut pas être, par sa nature, un guide pour lui quand il en a besoin, que survient l’amère catastrophe. Enfin, bien qu’il y ait trois types méchants parmi les principales figures de femmes — Lady Macbeth, Regan et Goneril — nous sentons tout de suite qu’elles sont de terribles exceptions aux lois ordinaires de la vie ; et, là encore, néfastes dans leur influence en proportion même de ce qu’elles ont abandonné du pouvoir d’action bienfaisante de la femme. Tel est, à grands traits, le témoignage de Shakespeare sur la place et le caractère des femmes dans la vie humaine. Il les représente comme des conseillères infailliblement fidèles et sages — comme des exemples incorruptiblement justes et purs — toujours puissants pour sanctifier, même quand elles ne peuvent pas sauver.

59. Non pas qu’il lui soit, en aucune manière, comparable dans la connaissance de la nature de l’homme, — encore moins dans l’intelligence des causes et du cours de la destinée, — mais seulement parce qu’il est l’écrivain qui nous a ouvert le plus, large aperçu sur les conditions et la mentalité moyenne de la société moderne, je vous demande de recevoir maintenant le témoignage de Walter Scott[8].

Je mets de côté ses premiers écrits purement romantiques en prose comme sans valeur ; et quoique ses premières poésies romantiques soient très belles, leur témoignage n’a pas plus de poids que l’idéal d’un enfant. Mais ses vraies œuvres, qui sont des études prises sur la vie écossaise, portent en elles un témoignage véridique ; et dans toute la série de celles-là il y a seulement trois caractères d’hommes qui atteignent au type héroïque[9]. — Dandie Dinmont[10], Bob Boy[11] et Claverhouse ; de ceux-ci, l’un est un fermier des frontières ; l’autre un maraudeur ; le troisième, le soldat d’une mauvaise cause. Et ils n’atteignent au type idéal de l’héroïsme que par leur courage et leur foi, unis à une puissance intellectuelle vigoureuse mais inculte ou qu’ils appliquent de travers ; tandis que ses caractères de jeunes gens sont les nobles jouets d’un sort fantasque et c’est seulement grâce à l’aide (ou aux hasards) de ce sort qu’ils survivent, sans les vaincre, aux épreuves qu’ils endurent passivement. D’un caractère discipliné, ou constant, ardemment attaché à un dessein sagement conçu, ou en lutte contre les manifestations du mal ennemi, nettement défié et résolument vaincu, il n’y a pas trace dans ses créations de jeunes hommes. Tandis que dans ses types de femmes, dans les caractères d’Ellen Douglas, de Flora Mac Ivor, de Bose Bradvvardine[12], de Catherine Seyton[13], de Diane Vernon[14], de Lilia Redgauntlet[15], d’Alice Bridgenorth[16], d’Alice Lee et de Jeanie Deans[17], avec d’infinies variétés de grâce, de tendresse et de puissance intellectuelle, nous trouvons toujours un sens infaillible de dignité et de justice ; un esprit de sacrifice inaccessible à la crainte, prompt, infatigable, se dévouant à la simple apparence du devoir, à plus forte raison à l’appel d’un devoir véritable ; et, enfin, la patiente sagesse des affections longtemps contenues qui fait infiniment plus que protéger leurs objets contre une erreur passagère ; peu à peu elle façonne, anime et exalte les caractères des amants indignes, si bien qu’à la fin de l’histoire nous sommes tout juste capables, et pas plus, d’avoir la patience d’écouter leurs succès immérités.

De sorte que toujours, avec Scott comme avec Shakespeare, c’est la femme qui protège, enseigne et guide le jeune homme ; et jamais, en aucun cas, ce n’est le jeune homme qui protège ou instruit sa maîtresse.

60. Prenez maintenant, quoique plus brièvement, de plus graves témoignages — ceux des grands Italiens et des Grecs. Vous connaissez bien le plan du grand poème de Dante — c’est un poème d’amour qu’il adresse à sa Dame morte ; — un chant de bénédiction à celle qui a veillé sur son âme. S’inclinant seulement jusqu’à la pitié, jamais à l’amour, elle le sauve pourtant de la destruction, — le sauve de l’enfer. Il va se perdre, pour l’éternité, dans son désespoir ; elle descend du ciel à son aide, et, pendant toute la durée de l’ascension au Paradis, est son maître, se faisant pour lui l’interprète des vérités, les plus ardues, divines et humaines ; et, en ajoutant les réprimandes aux réprimandes, le conduit d’étoile en étoile[18].

Je n’insisterai pas sur la conception de Dante ; si je commençais, je ne pourrais finir ; d’ailleurs ; vous pourriez penser qu’elle n’est que le rêve arbitraire — et isolé — d’un cœur de poète. Aussi je veux plutôt vous lire quelques vers d’un ouvrage sûrement composé par un chevalier de Pise en l’honneur de sa dame vivante, pleinement caractéristiques de la sensibilité des hommes les plus nobles du xiiie siècle ou du commencement du xive, conservé entre tant d’autres semblables témoignages de l’honneur et de l’amour chevaleresques que Dante Rossetti a recueillis pour nous chez les anciens poètes italiens :

« Car voyez ! ta loi ordonne
Que mon amour soit manifestement
xxx De te servir et honorer :
Et ainsi fais-je ; et ma joie est parfaite,
D’être accepté pour le serviteur de ta règle[19].

À peine reçu, je suis dans le ravissement
Depuis que ma volonté est ainsi dressée
À servir, ô fleur de joie, ton excellence.
Ni jamais, semble-t-il, rien ne pourra plus éveiller
xxx Une peine ou un regret.
Mais en toi prend son appui chacune de mes pensées et de mes sensations
Parce que de toi toutes les vertus jaillissent
xxx Comme d’une fontaine.
Ce qu’il y a dans les dons que tu fais, c’est la meilleure et la plus profitable sagesse
xxx Avec l’honneur sans défaillance.

En toi chaque souverain bien habite séparément
Remplissant la perfection de ton empire.

Dame, depuis que j’ai reçu ta plaisante image dans mon cœur,
xxx Ma vie s’est isolée

Dans une brillante lumière, au pays de vérité.
Elle qui jusqu’alors, à vrai dire,
Avait tâtonné au milieu des ombres d’un lieu obscur
Et pendant tant d’heures et de jours
Avait à peine gardé le souvenir du bien.
Mais maintenant mon servage
T’appartient, et je suis plein de joie et de repos.
C’est un homme que de la bête sauvage
Tu as tiré, depuis que par ton amour je vis. »

61. Vous pensez peut-être qu’un chevalier grec n’aurait pas placé la femme aussi haut que cet amant chrétien. Sa soumission spirituelle à ses lois n’aurait pas été sans doute aussi absolue ; mais pour ce qui est de leurs caractères, c’est seulement parce que vous n’auriez pu me suivre aussi aisément, que je n’ai pas pris les femmes de l’antiquité grecque au lieu de celles de Shakespeare ; et par exemple comme suprême idéal, comme type de la beauté et de la foi humaines, le simple cœur de mère et d’épouse, d’Andromaque ; la sagesse divine et pourtant rejetée de Cassandre ; la bonté enjouée et la simplicité d’une existence de princesse, chez l’heureuse Nausicaa ; la calme vie de ménagère de Pénélope pendant qu’elle épie au loin la mer ; la piété patiente, intrépide et le dévouement sans espoir de la sœur et de la fille chez Antigone ; la tête inclinée d’Iphigénie silencieuse comme un agneau ; et enfin l’attente de la résurrection[20] rendue sensible à l’âme grecque quand revint de son propre tombeau cette Alceste qui, pour sauver son époux, traversa sereinement l’amertume de la mort.

62. Maintenant je pourrais accumuler devant vous témoignages sur témoignages, si j’en avais le temps. Je prendrais Chaucer et je vous montrerais pourquoi il écrivit une légende des Bonnes Femmes[21] ; mais non une légende de Bons Hommes. Je prendrais Spencer et vous montrerais comment ses féeriques[22] chevaliers sont quelquefois trompés, et quelquefois vaincus ; mais l’âme d’Una n’est jamais obscurcie et l’épée de Brintomart n’est jamais brisée. Bien plus, je pourrais remonter en arrière jusqu’à l’enseignement mythique des plus anciens âges et Vous montrer comment le grand peuple — dont il avait été écrit que c’est par une de ses Princesses que serait élevé le Législateur de toute la terre[23], et non par une Femme de sa race, — comment ce grand peuple Égyptien, le plus sage de tous les peuples[24], donna à l’Esprit de la Sagesse la forme d’une Femme ; et dans sa main, comme symbole, la navette de la fileuse ; et comment le nom et la forme de cet esprit, adopté, adoré et obéi par les Grecs, devint cette Athèna au rameau d’olivier et au bouclier de nuages, à la foi en qui vous devez, en descendant jusqu’à ce jour, tout ce que vous tenez pour le plus précieux en art, en littérature, ou en modèles de vertu nationale.

63. Mais je ne veux pas m’égarer dans ces régions lointaines et mythiques ; je veux seulement vous demander d’accorder sa légitime valeur au témoignage de ces grands poètes et des grands hommes du monde entier, d’accord, comme vous le voyez, sur ce sujet. Je veux vous demander si l’on peut supposer que ces hommes, dans les œuvres capitales de leurs vies, n’ont fait que jouer avec des idées purement fictives et fausses sur les relations de l’homme et de la femme ; que dis-je ? bien pires que fictives ou fausses ; car une chose peut être imaginaire et cependant désirable, si toutefois elle est possible, mais cela, leur idéal de la femme, n’est, d’après notre habituelle conception des relations du mariage, rien moins que désirable. La femme, disons-nous, ne doit ni nous guider, ni seulement penser par elle-même. L’homme doit être toujours le plus sage ; c’est à lui d’être la pensée, la loi, c’est lui qui l’emporte par la connaissance, et par la sagesse, comme par la puissance.

64. N’est-il pas de quelque importance de nous faire une opinion sur cette question ? Sont-ce tous ces grands hommes qui se trompent ou nous ? Shakespeare et Eschyle, Dante et Homère ne font-ils qu’habiller des poupées pour nous ; ou, pire que des poupées, des visions hors nature dont la réalisation, si elle était possible, amènerait l’anarchie dans tous les foyers et ruinerait l’affection dans tous les cœurs ? Mais, si vous pouvez supposer cela, consultez enfin l’évidence des faits, telle que nous la fournit le cœur humain lui-même. Dans tous les âges chrétiens qui ont été remarquables par la pureté ou par le progrès, il y eut l’absolue dévotion d’une fanatique obéissance vouée par l’amant à sa maîtresse, Je dis obéissance ; non pas seulement un enthousiasme et un culte purement imaginatifs ; mais une entière soumission, recevant de la femme aimée, si jeune soit-elle, non seulement l’encouragement, la louange et la récompense du labeur, mais, dans tout choix difficile à faire ou toute question ardue à trancher, la direction de tout labeur. Cette chevalerie aux abus et à la dégradation de laquelle nous pouvons faire remonter la responsabilité de tout ce qui s’est produit depuis de cruel dans la guerre, d’injuste dans la paix, de corrompu et de bas dans les relations domestiques ; dont l’originale pureté et la puissance organisèrent la défense de la foi, de la loi et de l’amour ; cette chevalerie, dis-je, donnait comme base à sa conception d’une vie d’honneur la soumission du jeune chevalier aux ordres — même si ces ordres étaient dictés par un caprice — de sa dame. Et cela, parce que ceux qui la fondèrent savaient que la première et indispensable impulsion d’un cœur vraiment instruit et chevaleresque se trouve dans une aveugle obéissance à sa dame ; que là où cette vraie foi et cet esclavage ne sont pas, seront toutes les passions perverses et malfaisantes ; et que dans cette obéissance ravie à l’unique amour de sa jeunesse est pour tout homme la sanctification de sa force et la continuité de ses desseins. Et cela non qu’une telle obéissance reste tutélaire ou honorable, si elle est rendue à celle qui en est indigne ; mais parce qu’il devrait être impossible à un jeune homme vraiment noble — et qu’il lui est, de fait, impossible s’il a été formé au bien — d’aimer une femme aux doux avis de qui il ne pourrait se fier, ou dont les ordres suppliants pourraient le laisser hésitant à leur obéir.

65. Je n’argumenterai pas davantage la-dessus, car j’estime que c’est à la fois à votre expérience qu’il faut laissera connaître de ce qui fut et à votre cœur, de ce qui doit être. Vous ne pensez certainement pas que la coutume pour le chevalier de se faire agrafer son armure par la main même de sa dame était le simple caprice d’une mode romanesque. C’est le symbole d’une vérité éternelle — que l’armure de l’âme ne tient jamais bien au cœur si ce n’est pas une main de femme qui l’a attachée. Et c’est seulement si elle l’a attaché trop lâche que l’honneur de l’homme fléchit.

Ne connaissez-vous pas ces vers charmants ? Je voudrais les voir sus par toutes les jeunes femmes d’Angleterre :

Ah ! la femme prodigue — elle qui pouvait
À sa douce personne mettre son prix
Sachant qu’il n’avait pas à choisir, mais à payer,
Comment a-t-elle vendu au rabais le Paradis !

Comment a-t-elle donné pour rien son présent sans prix,
Comment a-t-elle pillé le pain et gaspillé le vin,

Qui, consommés l’un et l’autre avec une sage économie,
De brutes auraient fait des hommes, et d’hommes des dieux[25]. »

66. Tout ceci, concernant les relations des amants, je crois que vous l’accepterez volontiers. Mais ce dont nous doutons trop souvent, c’est qu’il soit bon de continuer ces relations pendant toute la durée de la vie. Nous pensons qu’elles conviennent entre amant et maîtresse, non entre mari et femme. Cela revient à dire que nous pensons qu’un respectueux et tendre hommage est dû à celle de l’affection de qui nous ne sommes pas encore sûrs, et dont nous ne discernons que partiellement et vaguement le caractère ; et que le respect et l’hommage doit disparaître quand l’affection, tout entière, sans restriction est devenue nôtre, et quand le caractère a été par nous si bien pénétré et éprouvé que nous ne craignons pas de lui confier le bonheur de notre vie. Ne voyez-vous pas ce que ce raisonnement a de vil autant que d’absurde ? Ne sentez-vous pas que le mariage, partout où il y a vraiment mariage, n’est rien que le sceau et la consécration du passage d’un éphémère à un indestructible dévouement et d’un inconstant à un éternel amour ?

67. Mais comment, demanderez-vous, l’idée d’un rôle de guide pour la femme est-elle conciliable avec l’entière soumission féminine ? Simplement en ce que ce rôle est de guider vers le but et non de le déterminer. Laissez-moi vous montrer comment ces deux pouvoirs me paraissent devoir être distingués I’un de l’autre. Nous sommes absurdes et d’une absurdité sans excuse quand nous parlons de « la supériorité » d’un sexe sur l’autre, comme s’ils pouvaient être comparés en des choses similaires. Chacun possède ce que l’autre n’a pas ; chacun complète l’autre et est complété par lui ; en rien ils ne sont semblables, et le bonheur et la perfection de chacun a pour condition que l’un réclame et reçoive de l’autre ce que seul il peut lui donner.

68. Voici maintenant leurs caractères distinctifs. Le pouvoir de l’homme consiste à agir, à aller de l’avant, à protéger. Il est essentiellement l’être d’action, de progrès, le créateur, le découvreur, le défenseur. Son intelligence est tournée à la spéculation et à l’invention, son énergie aux aventures, à la guerre et à la conquête, partout où la guerre est juste et la conquête nécessaire. Mais la puissance de la femme est de régner, non de combattre, et son intelligence n’est ni inventive ni créatrice, mais tout entière d’aimable ordonnance, d’arrangement et de décision. Elle perçoit les qualités des choses, leurs aspirations, leur juste place. Sa grande fonction est la louange. Elle reste en dehors de la lutte, mais avec une justice infaillible décerne la couronne de la lutte. Par son office et sa place, elle est protégée du danger et de la tentation. L’homme, dans son rude labeur en plein monde, trouve sur son chemin les périls et les épreuves de toute sorte ; à lui donc les défaillances, les fautes, l’inévitable erreur, à lui d’être blessé ou vaincu, souvent égaré, et toujours endurci. Mais il garde la femme de tout cela. Au dedans de sa maison qu’elle gouverne, à moins qu’elle n’aille les chercher, il n’y a pas de raison qu’entre ni danger, ni tentation, ni cause d’erreur ou de faute. En ceci consiste essentiellement le foyer qu’il est le lieu de la paix, le refuge non seulement contre toute injustice, mais contre tout effroi, doute et désunion. Pour autant qu’il n’est pas tout cela, il n’est pas le foyer ; si les anxiétés de la vie du dehors pénètrent jusqu’à lui, si la société frivole du dehors, composée d’inconnus, d’indifférents ou d’ennemis, reçoit du mari ou de la femme la permission de franchir son seuil, il cesse d’être le foyer. Il n’est plus alors qu’une partie de ce monde du dehors que vous avez couverte d’un toit, et où vous avez allumé un feu. Mais dans la mesure où il est une place sacrée, un temple vestalien, un temple du cœur sur qui veillent les Dieux Domestiques devant la face desquels ne peuvent paraître que ceux qu’ils peuvent recevoir avec amour, pour autant qu’il est cela, que le toit et le feu ne sont que les emblèmes d’une ombre et d’une flamme plus nobles, l’ombre du rocher sur une terre aride[26] et la lumière du phare sur une mer démontée ; pour autant il justifie son nom et mérite sa gloire de Foyer.

Et partout où va une vraie épouse, le foyer est toujours autour d’elle. Il peut n’y avoir au-dessus de sa tête que les étoiles ; il peut n’y avoir à ses pieds d’autre feu que le ver luisant dans l’herbe humide de la nuit ; le foyer n’en est pas moins partout où elle est ; et pour une femme noble il s’étend loin autour d’elle, plus précieux que s’il était lambrissé de cèdre[27] ou peint de vermillon, répandent au loin sa calme lumière, pour ceux qui sans lui n’auraient pas de foyer.

69. Telle, donc, je crois être, et ne voulez-vous pas reconnaître qu’elle l’est en effet, la vraie place et le vrai rôle de la femme. Mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir, elle doit — autant qu’on peut user d’un pareil terme pour une créature humaine, — être incapable d’erreur ? Aussi loin qu’elle règne, tout doit être juste, ou rien ne l’est. Elle doit être patiemment, incorruptiblement bonne ; instinctivement, infailliblement sage — sage non en vue du développement d’elle-même, mais du renoncement à elle-même : sage, non pour se mettre au-dessus de son mari, mais pour ne jamais faiblir à son côté ; sage non avec l’étroitesse d’un orgueil insolent et sec, mais avec la douceur passionnée d’un dévouement modeste, infiniment variable parce qu’il peut s’appliquer à tout — la vraie mobilité de la femme. Dans son sens profond « La Donna e mobile[28] », mais non pas « Qual piùm’al vento » ; elle n’est pas non plus « variable comme l’ombre faite par le tremble léger et frissonnant[29] », mais variable comme la lumière, que multiplie sa pure et sereine réfraction afin qu’elle puisse s’emparer de la couleur de tout ce qu’elle touche et l’exalter.

70. J’ai essayé jusqu’ici de vous montrer quelle devrait être la place et quel le rôle de la femme. Nous devons maintenant aborder un second point : quel est le genre d’éducation qui la rendra capable de les remplir. Et si vous trouvez vraie la conception de son office et de sa dignité que je vous ai exposée, il ne sera pas difficile de tracer le plan de l’éducation qui la préparera à l’un et l’élèvera jusqu’à l’autre.

Le premier de nos devoirs envers elle, — aucune personne raisonnable ne peut en douter — est de lui assurer une éducation et des exercices physiques qui affermissent sa santé et perfectionnent sa beauté ; le type le plus élevé de cette beauté étant impossible à atteindre sans la splendeur de l’activité physique et d’une force délicate. Perfectionner sa beauté, dis-je, et en accroître le pouvoir ; elle ne peut être trop puissante ni répandre trop loin sa lumière sacrée ; seulement rappelez-vous que la liberté des mouvements du corps est impuissante à produire la beauté sans une liberté correspondante du cœur. Il est deux passages d’un poète[30] qui se distingue, il me semble, entre tous — non par sa puissance, mais par son exquise vérité, et qui vous montreront la source et vous décriront en peu de mots tout l’accomplissement de la beauté féminine. Je vais vous lire les strophes introductrices, mais la dernière est la seule sur laquelle je tienne à appeler spécialement votre attention :

« Trois ans elle crût sous le soleil et l’ondée.
Alors Nature dit : « Une plus aimable fleur
Sur terre ne fut jamais semée ;
Cette enfant pour moi-même je prendrai ;
Elle sera mienne, et je formerai
Une dame issue de moi seule.

Moi-même pour ma chérie je serai
À la fois la loi et l’impulsion ; et avec moi
La fillette, dans le rocher et dans la plaine,
Dans la terre et le ciel, dans la clairière et le bocage,
Sentira à veiller sur elle un pouvoir
Tantôt excitateur et tantôt réprimant.

Les flottants nuages leur majesté prêteront
À elle, pour elle le saule se courbe ;
Ni elle ne manquera de discerner
Même dans le mouvement de la tempête
La grâce qui moulera ses formes de jeune fille
Par une silencieuse sympathie ;

Et des sentiments vitaux de joie
Élèveront sa forme jusqu’à une royale stature,
Gonfleront son sein virginal ;
De telles pensées à Lucie je donnerai
Pendant qu’elle et moi ensemble nous vivrons
Ici dans cet heureux vallon. »

« Des sentiments vitaux de joie », remarquez-le. Il y a de mortels sentiments de joie ; mais ceux qui sont naturels sont vitaux, nécessaires à la vraie vie.

Et ils seront des sentiments de joie, s’ils sont vitaux. Ne croyez pas pouvoir rendre une jeune fille gracieuse, si vous ne la rendez pas heureuse. Il n’y a pas une contrainte imposée aux bons sentiments naturels d’une jeune fille — il n’y a pas d’obstacle mis à ses instincts d’amour ou d’effort — qui ne reste indélébilement écrit sur ses traits, avec une dureté qui est d’autant plus pénible qu’elle ôte leur éclat aux yeux de l’innocence et son charme au front de la vertu.

71. Voilà pour les moyens ; maintenant notez bien la fin. Empruntez au même poète une parfaite description de la beauté de la femme.

« Une contenance en laquelle se rencontrent
De doux souvenirs, des promesses aussi douces. »

Le charme parfait d’une contenance de femme peut consister seulement en cette paix majestueuse qui est fondée sur le souvenir des années heureuses et utiles, pleines de doux souvenirs ; et de son union avec cette jeunesse peut-être plus émouvante qui contient encore le germe de tant de renouvellements et de tant de promesses, au cœur toujours ouvert, modeste à la fois et brillante de l’espoir de choses meilleures à acquérir et à donner. Il n’y a pas de vieillesse tant que subsistent ces promesses.

72. Ainsi donc, vous avez premièrement à modeler son enveloppe physique, et ensuite, quand la force qu’elle acquerra vous le permettra, à remplir et pétrir son esprit avec toutes les connaissances et toutes les pensées qui pourront tendre à affermir son instinct naturel de la justice et affiner son sens inné de l’amour. Toutes les connaissances devront lui être données qui la rendront plus capable de comprendre l’œuvre de l’homme et même d’y aider ; et cependant elles devront lui être données non en tant que connaissances — non comme si cela lui était ou pouvait lui être un but que de connaître ; il n’en est d’autre pour elle que sentir et juger ; il n’est aucunement important en tant que ce pourrait être une raison d’orgueil ou d’une plus grande perfection en elle, qu’elle sache plusieurs langues ou une seule ; mais il l’est infiniment, qu’elle soit capable de montrer de la bonté à un étranger, et de comprendre la douceur des paroles d’un étranger. Il n’est aucunement important pour sa propre valeur ou dignité qu’elle soit versée dans telle ou telle science ; mais il l’est infiniment qu’elle puisse être élevée dans des habitudes de pensée exactes ; qu’elle puisse comprendre la signification, la nécessité et la beauté des lois naturelles ; et suivre au moins un des sentiers des recherches scientifiques jusqu’au seuil de cette amère Vallée d’Humiliation[31], dans laquelle seuls les plus sages et les plus courageux des hommes peuvent descendre, se tenant eux-mêmes pour d’éternels enfants, ramassent des galets sur une grève infinie[32]. Il est de peu de conséquence qu’elle sache la situation géographique d’un plus ou moins grand nombre de villes, ou la date de plus ou moins d’événements, ou les noms de plus ou moins de personnages célèbres ; — ce n’est pas le but de l’éducation de convertir la femme en dictionnaire ; mais il est profondément nécessaire qu’on lui ait appris à pénétrer avec sa personnalité entière dans l’histoire qu’elle lit ; à garder de ses passages une peinture vraiment vivante, dans sa brillante imagination ; à saisir avec sa finesse instinctive le pathétique des faits eux-mêmes et le tragique de leur enchaînement que l’historien fait disparaître trop souvent sous des raisonnements qui les éclipsent et par la manière dont il prend soin de les disposer ; — c’est son rôle à elle de suivre à la trace l’équité voilée des divines récompenses et de débrouiller du regard, à travers les ténèbres, l’écheveau du fil de feu qui unit la faute au châtiment. Mais par-dessus tout, on devra lui apprendre à étendre les limites de sa sympathie à cette histoire qui se fait pour toujours tandis que s’écoulent les moments où paisiblement elle respire ; et aux malheurs de notre temps qui, s’ils n’étaient pas, comme il le faut, pleures par elle, ne pourraient plus revivre un jour. Elle doit s’exercer elle-même à imaginer quel en serait l’effet sur son âme et sur sa conduite, si elle était chaque jour mise en présence de la souffrance qui n’est pas moins réelle parce qu’elle est cachée à sa vue. On devra lui apprendre à mesurer un peu le néant du petit monde où elle vit et aime, par rapport au monde où Dieu vit et aime[33] ; et solennellement on devra lui apprendre à s’efforcer que ses pensées religieuses ne s’affaiblissent pas en proportion du nombre de ceux qu’elles embrassent et que sa prière ne soit pas moins ardente que si elle implorait le soulagement d’un mal immédiat pour son mari ou son enfant, quand elle la dit pour les multitudes de ceux qui n’ont personne pour les aimer, quand c’est la prière « pour ceux qui sont désolés et accablés[34] ».

73. Jusqu’ici, je le crois, j’ai rencontré votre assentiment ; peut-être ne serez-vous plus avec moi dans ce que je crois d’une impérieuse nécessité de vous dire. Il est une science dangereuse pour les femmes — une science qu’on doit les mettre en garde de toucher d’une main profane — celle de la théologie. Étrange, et lamentablement étrange ! que pendant qu’elles sont assez modestes pour douter de leurs capacités et s’arrêter sur le seuil de sciences où chaque pas est assuré et s’appuie sur des démonstrations, elles plongent la tête la première, et sans un soupçon de leur incompétence, dans cette science devant laquelle les plus grands hommes ont tremblé, où se sont égarés les plus sages. Étrange, de les voir complaisamment et orgueilleusement entasser tout ce qu’il y a de vices et de sottise en elles, d’arrogance, d’impertinence et d’aveugle incompréhension, pour en faire un seul amer paquet de myrrhe sacrée. Étrange, pour des créatures nées pour être l’Amour visible, que, là où elles peuvent le moins connaître, elles commencent avant tout par condamner et pensent se recommander elles-mêmes auprès de leur Maître, en se hissant sur les degrés de Son trône de Juge pour le partager avec Lui. Plus étrange que tout, qu’elles se croient guidées par l’Esprit du Consolateur dans des habitudes d’esprit devenues chez elles de purs éléments de désolation pour leur foyer et qu’elles osent convertir les Dieux hospitaliers du Christianisme en de vilaines idoles de leur fabrication ; poupées spirituelles qu’elles attiferont selon leur caprice, et desquelles leurs maris se détourneront avec une méprisante tristesse de peur d’être couverts d’imprécations s’ils les brisaient.

74. Je crois donc, à part cette exception, qu’une éducation de jeune fille comporte, comme classes et comme programmes, à peu près les mêmes études qu’une éducation de jeune homme, mais dirigées dans un esprit entièrement différent. Une femme, quel que soit son rang dans la vie, devrait savoir tout ce que son mari aura vraisemblablement à savoir, mais elle doit le savoir d’une autre manière. Lui doit posséder les principes, et pouvoir approfondir sans cesse, là où elle n’aura que des notions générales et d’un usage quotidien et pratique. Non qu’il ne puisse être souvent plus sage pour les hommes d’apprendre les choses selon cette méthode en quelque sorte féminine, pour les besoins de chaque jour, et d’aller chercher de préférence les instruments de discipline et de formation de leurs esprits dans les études spéciales qui, plus tard, pourront leur servir dans leur profession. Mais d’une manière générale un homme devrait savoir toute langue ou toute science qu’il apprend, à fond ; — tandis qu’une femme devrait savoir de la même langue ou science seulement ce qu’il lui faut pour être capable de sympathiser avec les joies de son mari et avec celles de ses meilleurs amis.

75. Cependant, remarquez-le, elle ne doit toucher à aucune étude qu’avec une exactitude exquise. Il y a une immense différence entre des connaissances élémentaires et des connaissances superficielles, entre un ferme commencement et un infirme essai de tout embrasser. Une femme aidera toujours son mari par ce qu’elle sait, si peu de chose qu’elle sache ; mais par ce qu’elle sait à moitié ou de travers, elle ne fera que l’agacer. Et en réalité s’il devait y avoir quelque différence entre une éducation de fille et une de garçon, je dirais que des deux la jeune fille devrait être dirigée plus tôt, comme son intelligence mûrit plus vite, vers les sujets profonds et graves ; que le genre de littérature qui lui convient est non pas plus frivole, mais au contraire moins déterminé en vue d’ajouter des qualités de patience et de sérieux à ses dons naturels de piquante pénétration de pensée et de vivacité d’esprit ; et aussi de la maintenir à une altitude et dans une pureté de pensée très grandes. Je n’entre maintenant dans aucune question de choix de livres. Assurons-nous seulement qu’ils ne tombent pas en tas sur ses genoux du paquet du cabinet de lecture, humides encore de la dernière et légère écume de la fontaine de la folie.

76. Ni même de la fontaine de l’esprit ; car, pour ce qui concerne cette tentation maladive de lire des romans, ce n’est pas tant ce qu’il y a de mauvais dans le roman lui-même que nous devons craindre que l’intérêt qu’il excite. Le roman le plus faible n’est pas aussi malsain pour le cerveau que les basses formes de la littérature religieuse exaltée, et le plus mauvais roman est moins corrupteur que la fausse histoire, la fausse philosophie et les faux écrits politiques. Mais le meilleur roman devient dangereux, si, par l’excitation qu’il provoque, il rend inintéressant le cours ordinaire de la vie, et développe la soif morbide de connaître sans profit pour nous des scènes dans lesquelles nous ne serons jamais appelés à jouer un rôle.

77. Je parle des bons romans seulement ; et notre moderne littérature est particulièrement riche en de tels romans, dans tous les genres. Bien lus, en effet, ces livres sont d’une utilité réelle, n’étant rien moins que des traités d’anatomie et de chimie morales ; des études de la nature humaine considérée dans ses éléments. Mais j’attache une mince importance à cette fonction ; ils ne sont presque jamais lus assez sérieusement pour qu’il leur soit permis de la remplir. Le plus qu’ils puissent faire habituellement pour leurs lectrices est d’accroître quelque peu la douceur chez les charitables et l’amertume chez les envieuses ; car chacune trouvera dans un roman un aliment pour ses dispositions innées. Celles qui sont naturellement orgueilleuses et jalouses apprendront de Thackeray à mépriser l’humanité ; celles qui sont naturellement bonnes, à la plaindre ; et celles qui sont naturellement légères, à en rire. De même les romans peuvent nous rendre un très grand service spirituel, en faisant vivre devant nous une vérité humaine que nous avions jusque-là obscurément conçue ; mais la tentation du pittoresque dans la composition est si grande que, souvent, les meilleurs auteurs de fictions ne peuvent y résister ; et le tableau qu’ils nous donnent des choses est si forcé, ne montre tellement qu’un côté des choses que sa vivacité même est plutôt un mal qu’un bien.

78. Sans pour cela prétendre le moins du monde à essayer ici de déterminer à quel point la lecture des romans doit être permise, laissez-moi du moins vous affirmer très clairement ceci, que, — quels que soient les ouvrages qu’on lise, que ce soit des romans, de la » poésie ou de l’histoire — ils devront être choisis non parce qu’on n’y trouve rien de mal, mais pour ce qu’ils contiennent de bien. Le mal que le hasard a pu éparpiller, çà et là, ou cacher dans un livre puissant ne fera jamais de mal à une noble fille[35] ; mais le vide d’un auteur l’oppresse et son aimable nullité l’abaisse. Mais si elle peut avoir accès dans une bonne bibliothèque de livres anciens et classiques, il n’y a plus besoin de choix du tout. Mettez la revue et le roman du jour hors du chemin de votre fille ; lâchez-la en liberté dans la vieille bibliothèque les jours de pluie, et laissez-l’y seule. Elle saura trouver ce qui est bon pour elle ; vous ne le pourriez pas : car c’est précisément la différence entre la formation d’un caractère de fille et de garçon. — Vous pouvez tailler un garçon et lui donner la forme que vous voulez[36], comme vous feriez d’une rose, ou le forger avec le marteau, s’il est d’une meilleure sorte, comme vous feriez pour une pièce de bronze. Mais vous ne pouvez jamais donner par le marteau à une jeune fille quelque forme que ce soit. Elle croît comme fait une fleur — sans soleil, elle se fanera ; elle déclinera sur sa tige, comme un narcisse, si vous ne lui donnez pas assez d’air ; elle peut tomber et souiller sa tête dans la poussière si vous la laissez sans appui à certains moments de sa vie ; mais vous ne l’enchaînerez jamais ; il faut qu’elle prenne sa gracieuse forme à elle, son min à elle, si elle doit en prendre aucun, et d’âme et de corps, il faut qu’elle ait toujours :

« Son allure légère et libre de femme d’intérieur
Et ses pas d’une liberté virginale[37]. »

Lâchez-la, dis-je, dans la bibliothèque comme vous feriez d’un faon dans la campagne. Il connaît les herbes nuisibles vingt fois mieux que vous, et les bonnes aussi ; et broutera quelques herbes amères et piquantes, bonnes pour lui (ce dont vous n’auriez pas eu le plus léger soupçon).

79. Pour ce qui est de l’art, mettez les plus beaux modèles sous ses yeux, et faites en sorte que, dans tous les arts auxquels elle se livrera, son savoir soit si exact et si approfondi qu’elle soit encore plus capable de comprendre que d’exécuter. Les plus beaux modèles, ai-je dit ; j’entends par là les plus vrais, les plus simples et les plus utiles. Faites attention à ces épithètes : elles conviennent à tous les arts. Faites-en l’épreuve pour la musique, où vous devez penser qu’elles s’appliquent le moins. J’ai dit les plus vrais, ceux où les notes serrent de plus près et expriment le plus fidèlement la signification des paroles, ou le caractère de l’emotion voulue ; les plus simples aussi, ceux où le sens et l’intention mélodique sont rendus avec aussi peu de notes et aussi significatives que possibles ; les plus utiles enfin : cette musique qui fait les fortes paroles plus belles, qui les fait chanter dans nos mémoires chacune dans la gloire unique de sa sonorité, et qui nous les appuie le plus près du cœur pour l’heure ou nous aurons besoin d’elles.

80. Et ce n’est pas seulement pour les programmes et le plan, mais c’est surtout pour l’esprit des études, qu’il faut vous appliquer à rendre l’éducation d’une fille aussi sérieuse que celle d’un garçon. Vous élevez vos filles comme si elles étaient destinées à être des objets d’étagères, et ensuite vous vous plaignez de leur frivolité. Ne les traitez pas moins bien que leurs frères ; faites appel chez elles aux mêmes grands instincts vertueux ; à elles aussi apprenez que le courage et la vérité sont les piliers de leur être ; pensez-vous qu’elles ne répondront pas à cet appel, braves et vraies comme elles sont, même à cette heure où vous savez qu’il n’est guère d’école de filles dans ce royaume chrétien où le courage et la sincérité des enfants ne soit tenue pour une chose moitié moins importante que leur manière d’entrer dans une chambre, et où toutes les idées de la société touchant le mode de leur établissement dans la vie n’est qu’une peste contagieuse de couardise et d’imposture — de couardise parce que vous n’osez pas les laisser vivre, ou aimer, autrement qu’au gré de leurs voisins, et d’imposture, parce que vous mettez pour servir les fins de votre orgueil à vous, tout l’éclat des pires vanités de ce monde sous les yeux de vos filles, au moment même où tout le bonheur de leur existence à venir dépend de leur force de résistance à se laisser éblouir.

81. Et donnez-leur enfin non seulement de nobles préceptes, mais de nobles précepteurs. Vous prenez quelque peu garde avant d’envoyer votre fils au collège à l’espèce d’homme que peut être son professeur, et quelque espèce d’homme qu’il soit, vous lui donnez du moins pleine autorité sur votre fils et lui témoignez vous-même certain respect ; s’il vient dîner chez vous, vous ne le mettez pas à une petite table ; vous savez aussi que, au collège, le maître immédiat de votre enfant est sous la direction d’un plus haut maître, pour lequel vous avez le plus entier respect. Vous ne traitez pas le doyen de Christ Church ou le Directeur de la Trinité comme vos inférieurs.

Mais quels maîtres donnez-vous à vos filles et quel respect témoignez-vous à ces maîtres que vous avez choisis ? Pensez-vous qu’une fillette estimera que sa conduite personnelle, et le développement de son esprit soient choses d’une grande importance quand vous confiez l’entière formation de son être moral et intellectuel à une personne que vous laissez traiter par vos domestiques avec moins d’égards que votre femme de charge (comme si le soin de l’âme de votre enfant était une charge moins importante que celui des confitures et de l’épicerie) et à qui vous-même pensez conférer un honneur en lui permettant quelquefois le soir de venir s’asseoir au salon[38] ?

82. Tel est donc le rôle de la littérature, considérée en tant qu’elle peut être une aide pour elle, — tel le rôle de l’art. Mais il est encore une autre aide sans laquelle elle ne peut rien, une aide, qui, à elle seule, a fait quelquefois plus que toutes les autres influences — l’aide de la sauvage et belle nature. Écoutez ceci, sur l’éducation de Jeanne d’Arc.

« L’éducation de cette pauvre fille fut humble au regard de l’esprit du jour ; fut ineffablement haute au regard d’une philosophie plus pure et mauvaise pour notre époque, seulement parce qu’elle est trop élevée pour elle…

« Après ses avantages spirituels, elle fut redevable surtout aux avantages de sa situation. La fontaine de Domrémy était à l’orée d’une immense forêt, et celle-ci était hantée à un tel point par les fées que le curé était obligé d’aller dire la messe là une fois l’an, à seules fins de les contenir dans de décentes bornes…

« Mais les forêts de Domrémy — elles étaient les gloires de la contrée, parce qu’en elles séjournaient de mystérieux pouvoirs et d’antiques secrets qui planaient sur elle en une puissance tragique ; il y avait là des abbayes avec leurs verrières « semblables aux temples mauresques des Hindous » qui exerçaient leurs prérogatives princières jusqu’en Touraine et dans les diètes germaniques. Elles avaient leurs douces sonneries de cloches qui perçaient les forêts à bien des lieues le matin et le soir et chacune avait sa rêveuse légende.

« Assez peu nombreuses et assez disséminées étaient ces abbayes, pour ne troubler à aucun degré la profonde solitude de la région ; pourtant assez nombreuses pour déployer un réseau ou une tente de chrétienne sainteté sur ce qui eût paru sans cela un désert païen[39]. »

Maintenant, vous ne pouvez pas, il est vrai, avoir ici, en Angleterre, des bois de dix-huit milles de rayon du centre à la lisière ; mais vous pourriez peut-être tout de même garder une fée ou deux pour vos enfants, si vous aviez envie d’en garder. Mais en avez-vous réellement envie ? Supposez que vous eussiez chacun, derrière votre maison, un jardin assez grand pour y faire jouer vos enfants, avec juste assez de pelouse pour avoir la place de courir — pas davantage ; supposez que vous ne puissiez pas changer d’habitation, mais que, si vous le vouliez, vous puissiez doubler votre revenu, ou le quadrupler, en creusant un puits à charbon au milieu de la pelouse, et en convertissant les corbeilles de fleurs en monceaux de coke. Le feriez-vous ? J’espère que non. Je peux vous dire vous auriez grand tort si vous le faisiez, même si cela augmentait votre revenu dans la proportion quatre à soixante.

83. Et pourtant c’est cela que vous train de faire de toute l’Angleterre. Le pays entier n’est qu’un petit jardin, pas plus grand qu’il ne faut pour que vos enfants courent sur ses pelouses, si vous voulez les laisser tous y courir. Et ce petit jardin vous en ferez un haut fourneau, et le remplirez de monceaux de cendres, si vous pouvez, et ce seront vos enfants, non pas vous, qui souffriront de cela. Car toutes les fées ne seront point bannies ; il y a des fées de la fournaise aussi bien que des fées des bois, et leurs premiers présents semblent être « les flèches aiguës des puissants », mais leurs derniers présents sont « des charbons de genièvre[40] ».

84. Et cependant je ne puis pas — bien qu’il n’y ait aucune partie de mon sujet que je sente plus profondément — imprimer ceci en vous ; car nous faisons si peu usage du pouvoir de la nature pendant que nous l’avons que nous sentirons à peine ce que nous aurons perdu. Tenez, sur l’autre rive de la Mersey, vous avez votre Snowdon, et votre Menai Straits, et ce puissant roc de granit derrière les landes d’Anglesey, splendide avec sa crête couronnée de bruyères, et son pied planté dans la mer profonde, jadis considéré comme sacré — divin promontoire, regardant l’Occident ; le Holy Head ou Head land, capable encore de nous inspirer une crainte religieuse quand ses phares dardent les premiers leurs feux rouges à travers la tempête. Voilà les montagnes, voilà les baies et les îles bleues qui, chez les Grecs, eussent été toujours chéries, toujours puissantes dans leur influence sur la destinée de l’esprit national. Ce Snowdon est votre Parnasse ; mais où sont ses Muses ? Cette montagne de Holy head est votre île d’Égine ; mais où est son temple de Minerve ?

85. Vous dirai-je ce que la Minerve chrétienne a accompli à l’ombre du Parnasse jusqu’en l’an 1848 ? Voici une petite notice sur une école galloise à la page 261 du rapport sur le pays de Galles, publié par le Comité du Conseil de l’Instruction publique. Il s’agit d’une école située auprès d’une ville de 5.000 habitants : « J’examinai alors une classe plus nombreuse, dont la plupart des élèves étaient entrées récemment à l’école. Trois fillettes déclarèrent, à plusieurs reprises, qu’elles n’avaient jamais entendu parler de Dieu (deux sur six pensaient que le Christ était actuellement sur terre) ; trois ne savaient rien de la Crucifixion. Quatre sur sept ne connaissaient pas les noms des mois, ni le nombre des jours de l’année. Elles n’avaient encore aucune notion de l’addition passé deux et deux, ou trois et trois, leurs esprits étaient absolument vides. » Oh ! vous, femmes d’Angleterre ! depuis la princesse de ce pays de Galles jusqu’à la plus simple d’entre vous, ne croyez pas que vos propres enfants pourront entrer en possession de leur part dans le vrai Bercail de repos tant que ceux-ci seront dispersés sur les montagnes comme des brebis qui n’ont point de berger[41]. Et ne croyez pas que vos filles pourront être élevées à la connaissance véritable de leur propre beauté humaine, tant que les lieux charmants que Dieu fit à la fois pour être leurs salles d’études et leurs cours de récréation resteront désolés et souillés. Vous ne pourrez pas les baptiser efficacement dans vos fonts baptismaux profonds d’un pouce, si vous ne les baptisez aussi dans les douces eaux que le grand Législateur[42] a fait jaillir à jamais des rochers de votre pays natal, ces eaux qu’un païen eût adorées pour leur pureté, et que vous n’adorez que quand vous les avez polluées. Vous ne pouvez pas conduire vos enfants aux pieds de vos étroits autels taillés à la hache dans vos églises, tandis que les autels de sombre azur qui s’élèvent jusque dans le ciel, ces montagnes où un païen aurait vu les pouvoirs du ciel reposer sur chaque nuage qui les couronne, restent pour vous sans dédicace, autels élevés non à, mais par un Dieu inconnu[43].

86. Voilà donc ce qui est de la nature, ce qui est de l’enseignement de la femme, voila pour ses fonctions domestiques et pour son caractère de reine. Nous arrivons maintenant à notre dernière et plus importante question. En quoi consiste son rôle de reine à l’égard de l’État ? Généralement nous vivons sous cette impression que les devoirs de l’homme sont publics et ceux de la femme privés. Mais il n’en est pas tout à fait ainsi. Tout homme a à remplir une tâche — ou une obligation — personnelle, qui concerne son propre home, et une tâche ou obligation, publique, qui n’est que l’expansion de l’autre, et qui concerne l’État. De même toute femme a sa tâche, ou obligation, personnelle, qui concerne son propre home, et une tâche, ou obligation publique, qui n’est que l’expansion de celle-ci.

Or, la tâche de l’homme, relativement à son propre home, est, comme nous l’avons dit, d’en assurer le maintien, le progrès, la défense, celle de la femme d’en assurer l’ordre, le charme confortable et la beauté.

Élargissons ces deux fonctions. Le devoir de l’homme comme membre de Ia communauté est d’aider au maintien de I’État, à sa grandeur, à sa défense.

Le devoir de la femme comme membre de la communauté est d’aider à une sorte d’ordre dans l’État, de douceur confortable et à lui donner une parure de beauté.

Ce que l’homme est à sa propre porte, la défendant, s’il est besoin, contre l’insulte et le pillage, cela aussi, et s’y dévouant non dans une moindre mais dans une plus large mesure, il doit l’être aux portes de son pays, abandonnant son home, s’il est besoin, même au pillard, pour aller accomplir le devoir plus haut qui lui incombe.

Et de même, ce que la femme est à l’intérieur, derrière ses portes, c’est-à-dire le centre d’harmonie, le baume de détresse et le miroir de beauté : cela elle doit l’être aussi en dehors de ses portes, quand l’harmonie est plus difficile, la détresse plus immédiate, la beauté plus rare.

Et de même qu’au cœur de l’homme est toujours caché un instinct pour tous ses vrais devoirs, un instinct qui ne peut être étouffé, mais seulement faussé et corrompu si vous le détournez de son but véritable : — de même qu’il y a cet instinct profond de l’amour, qui, justement discipliné, maintient toutes les saintetés de la vie, et, faussement dirigé, les mine toutes ; et doit faire l’un ou l’autre ; — ainsi est-il dans le cœur humain un inextinguible instinct, l’amour du pouvoir, qui, justement dirigé, maintient toute la majesté de la loi et de la vie, et, mal dirigé, les détruit.

87. Profondément enraciné dans la plus intime vie du cœur de l’homme, et du cœur de la femme, Dieu l’a mis là et l’y garde. Vainement autant qu’à tort, vous blâmez et rebutez le désir du pouvoir ! La volonté céleste et l’intérêt humain sont que vous le désiriez de toutes vos forces. Mais quel pouvoir[44] ? Ceci est toute la question.

Pouvoir de détruire ? la force du lion et l’haleine du dragon ? Non certes. Pouvoir de guérir de racheter, de guider, de protéger. Pouvoir du sceptre et du bouclier ; le pouvoir de la main royale qui guérit en touchant, qui enchaîne l’ennemi et délivre le captif ; le trône qui est fondé sur le roc de Justice, et qu’on descend seulement par les marches de la Pitié[45]. Ne convoiterez-vous pas un tel pouvoir, n’aspirerez-vous pas à un trône comme celui-là et à ne plus être seulement des ménagères, mais des reines ?

88. Il y a déjà longtemps que les femmes d’Angleterre se sont arrogé, dans toutes les classes, un titre qui jadis n’appartenait qu’à la noblesse, et ayant une fois pris l’habitude de se faire donner le simple titre de gentille femme (gentlewoman), qui correspond à celui de gentilhomme (gentleman), insistèrent pour avoir le privilège de prendre le titre de Dame (Lady)[46], qui exactement correspond au seul titre de Seigneur (Lord).

Je ne les blâme pas de cela[47] ; mais seulement des motifs étroits qui les poussent à cela. Je voudrais qu’elles désirent et revendiquent le titre de Lady, pourvu qu’elles revendiquent non pas simplement le titre, mais la charge et les devoirs qui sont signifiés par lui. Lady vent dire : « Qui donne du pain » ou « qui donne des pains »[48] et Lord signifie « qui assure le maintien des lois » et les deux titres se réfèrent, non à la loi qui est maintenue dans la maison, non au pain qui est donné dans la maison mais à la loi qui est maintenue pour les multitudes ; et au pain qui est rompu pour les multitudes. Si bien qu’un « Seigneur » (Lord) n’a droit légalement à son titre qu’autant qu’il maintient la justice du Seigneur des Seigneurs ; et une dame (Lady) n’a droit légalement à son titre qu’autant qu’elle prête aux pauvres, représentants de son Maître, cette aide qu’un jour des femmes, qui L’assistèrent de leurs biens, reçurent la permission détendre à ce Maître Lui-même — et autant qu’elle se fait connaître comme Lui-même, en rompant le pain[49].

89. Et cette bienfaisante et légale Domination, le pouvoir du Dominus, du Seigneur de la Maison, et de la Domina, ou Dame de la maison, est grand et vénérable, non par le nombre de ceux qui l’ont transmis en ligne directe, mais par le nombre de ceux sur lesquels il étend son empire ; il est toujours l’objet d’une vénération religieuse partout où sa dynastie est fondée sur ses services et son ambition proportionnée à ses bienfaits. Votre imagination se plaît à la pensée que vous soyez de nobles dames, avec une suite de vassaux. Qu’il en soit ainsi ; vous ne sauriez être trop noble, et votre suite ne saurait être trop nombreuse ; mais voyez à ce que cette suite soit de vassaux que vous serviez et nourrissiez, pas seulement d’esclaves qui vous servent et nourrissent, et à ce que la multitude qui vous obéit soit la multitude de ceux que vous avez délivrés, et non réduits en captivité.

90. Et ceci, qui est vrai d’une humble domination, de la domination domestique, est également vrai de la domination de la reine ; cette très haute dignité vous est accessible, si vous voulez accepter aussi ces très hauts devoirs. Rex et Regina — Roi et Reine — « Bien-Faisants », (Right-doers)[50] ; ils diffèrent seulement de Lady et de Lord en ceci que leur pouvoir est le plus haut aussi bien sur l’esprit que sur le corps ; qu’ils ne font pas que nourrir et vêtir, mais dirigent et enseignent. Hé bien, que vous en ayez ou non conscience, vous avez toutes, dans plus d’un cœur, des trônes, avec une couronne qu’on ne dépose pas ; reines vous devez toujours être[51], reines pour vos fiancés, reines pour vos maris et vos fils ; reines d’un plus haut mystère pour le monde plus distant de vous qui s’incline et s’inclinera toujours devant la couronne de myrte et le sceptre sans tache de la Femme. Mais, hélas ! trop souvent vous êtes de paresseuses et insouciantes reines, jalouses de votre majesté dans les plus petites choses, pendant que vous l’abdiquez dans les grandes ; et laissant le désordre et la violence faire librement leur œuvre parmi les hommes, au mépris de ce pouvoir que vous avez reçu directement en présent du Prince de toute Paix et que celles d’entre vous qui sont mauvaises trahissent, pendant que celles qui sont bonnes l’oublient.

91. « Prince de la Paix[52] ». Pensez à ce nom. Quand les rois gouvernent en ce nom, et les nobles, et les juges de la terre, eux aussi, dans leur étroit domaine et leur humaine mesure, en reçoivent le pouvoir. Il n’est pas d’autres monarques que ceux-là ; toute autre monarchie que la leur est anarchie[53]. Ceux qui gouvernent vraiment « Dei gratia » sont tous princes, oui, princes et princesses de la Paix. Il n’y a pas une guerre dans le monde, non, pas une injustice, dont vous, femmes, ne soyez responsables ; responsables non de l’avoir provoquée, mais de ne pas l’avoir empêchée. Les hommes, par nature, sont enclins à combattre ; ils combattront pour n’importe quelle cause ou pour aucune. C’est à vous de choisir leur cause pour eux, et de les retenir quand il n’y a pas de cause à défendre. Il n’y a pas de souffrance, pas d’injustice, pas de misère sur la terre, dont vous ne soyez coupables. Les hommes peuvent supporter la vue de ces choses, mais vous ne devriez pas pouvoir la supporter. Les hommes peuvent fouler tout cela aux pieds sans rien ressentir, car la lutte est leur lot, et l’homme est pauvre de sympathie et avare d’espérance ; vous seules pouvez sentir la profondeur de la peine et deviner le chemin de la guérison.

Au lieu de vous efforcer à cette tâche, vous vous en détournez ; vous vous enfermez derrière les murs de vos parcs et les portes de vos jardins ; et vous vous contentez de savoir qu’au delà il y a tout un monde inculte ; un monde dont vous n’osez pas pénétrer les secrets, et dont vous n’osez pas concevoir la souffrance.

92. Je vous avoue que c’est là, pour moi, le plus confondant de tous les phénomènes que nous présente l’humanité. Je ne suis pas surpris des abîmes, où, quand elle est détournée de ce qui fait son honneur, peut tomber l’humanité. Je ne m’étonne pas de la mort de l’avare, dont les mains, en se relâchant, laissent pleuvoir l’or. Je ne m’étonne pas de la vie du débauché, un linceul enroulé autour de ses pieds. Je ne m’étonne pas du meurtre commis par un seul bras sur une seule victime, dans l’obscurité du chemin de fer, ou à l’ombre des roseaux du marais. Je ne m’étonne même pas du meurtre aux myriades de mains, du meurtre des multitudes, accompli comme une action d’éclat, en plein jour, par la frénésie des nations, ni des incalculables et inimaginables forfaits amoncelés de l’enfer au ciel par leurs prêtres et leurs rois. Mais ce qui m’étonne toujours — oh ! combien cela m’étonne ! — c’est de voir parmi vous la femme tendre et délicate, son enfant sur son sein, douée d’un pouvoir — si seulement elle voulait l’exercer, sur l’enfant et sur le père, — plus pur que les souffles du ciel et plus fort que les vagues de la mer — que dis-je, d’un infini de bénédiction que son époux ne voudrait pas céder contre la terre elle-même, quand même elle serait faite d’une seule topaze massive et parfaite[54] — de voir cette femme abdiquer une telle majesté pour jouer à la préséance avec la voisine de la porte en face. Oui cela m’étonne — oh ! m’étonne — de la voir le matin, dans toute la fraîcheur de son âme innocente, descendre dans son jardin, jouer avec la frange de ses fleurs protégées, et relever leurs têtes penchées, un sourire heureux au visage et sans nuage au front, parce qu’un petit mur entoure sa place de paix, et cependant elle sait, dans son cœur, si elle voulait seulement chercher à savoir, qu’au delà de ce petit mur couvert de roses, l’herbe inculte, jusqu’à l’horizon, est arrachée jusqu’à la racine par l’agonie des hommes et qu’elle est battue par les flots montants de leur sang répandu.

93. Avez·vous jamais songé au sens profond qui est caché, ou du moins que nous pouvons lire, si nous le voulons faire, dans notre coutume de jeter des fleurs devant ceux que nous estimons les plus heureux ? Pensez-vous que ce soit seulement pour les abuser de l’espérance que toujours le bonheur tombera ainsi en pluie à leurs pieds ? Que partout où ils passeront, ils fouleront une herbe au suave parfum, et que le sol rude s’adoucira pour eux, sous l’épaisseur des roses ? Dans la mesure où ils croiront cela, ils auront à marcher sur des herbes amères et sur des épines, et la seule douceur sous leurs pas sera celle de la neige. Mais ce n’est pas ce qu’on se proposait de leur dire ; cette vieille coutume comportait un sens meilleur. Le sentier que suit une femme bonne est certes jonché de fleurs ; mais elles viendront derrière ses pas, non devant eux : « Ses pieds ont touché les prairies et les marguerites en sont restées roses[55]. »

94. Vous pensez que c’est là seulement une rêverie d’amant ; — fausse et vaine[56] ! Et si elle était vraie ? Peut-être pensez-vous que ceci aussi est une rêverie de poète :

Même la légère campanule relève sa tête
Qui rebondit sous ses pas aériens[57].

Mais c’est peu de dire d’une femme qu’elle ne détruit pas là où elle pose le pied. Il faut qu’elle ranime ; les campanules doivent fleurir et non s’affaisser quand elle passe. Vous pensez que je me jette dans de folles hyperboles. Pardon ; pas le moins du monde et je veux vraiment dire ce que je dis ici en un anglais tranquille, parlant résolument et sincèrement. Vous avez entendu dire (et je crois qu’il y a plus qu’une fiction dans ces paroles, mais admettons qu’elles ne soient qu’une fiction) que les fleurs ne fleurissent bien que dans le jardin de celui qui les aime. Je sais que vous aimeriez que ce fût vrai ; vous penseriez que c’est une plaisante magie que de pouvoir épanouir plus richement la floraison de vos fleurs rien qu’en laissant tomber sur elles un regard de bonté ; mieux encore, si votre regard avait le pouvoir non seulement de les réjouir, mais de les protéger ; si vous pouviez ordonner à la noire nielle de rebrousser chemin et à la chenille annelée d’épargner, — si vous pouviez ordonner à la rosée de tomber pendant la sécheresse, et dire au vent du sud au temps des frimas : « Viens, Vent du sud, et souffle sur mon jardin, que tous ses parfums d’aromates s’exhalent[58], » ce serait une grande chose, pensez-vous ? Et ne pensez-vous pas que ce serait une chose plus grande encore, que tout cela (et beaucoup plus que tout cela) vous puissiez le faire pour des fleurs plus belles que celles-là — des fleurs qui pourraient vous bénir de les avoir bénies, et qui vous aimeraient de les avoir aimées ; des fleurs qui ont des pensées comme les vôtres, des vies comme les vôtres, et qui, sauvées une fois, seraient sauvées pour toujours. Est-ce là un faible pouvoir ? Au loin, parmi les landes et les rochers, — au loin dans l’obscurité des rues terribles, gisent ces faibles fleurettes, leurs fraîches feuilles déchirées, leurs tiges brisées ; ne descendrez vous jamais auprès d’elles pour les bien arranger dans leurs petites corbeilles odorantes, pour les abriter, toutes tremblantes, du vent cruel ? Les matins succéderont-ils aux matins, pour nous, mais non pour elles ? L’aube se lèvera-t-elle seulement pour regarder au loin les frénétiques Danses de la mort[59] ; et ne se lèvera-t-elle jamais pour rafraîchir de son souffle ces touffes vivantes de violette sauvage, et de chèvrefeuille, et de rose ; ni pour vous appeler, par la fenêtre (ne vous donnant pas le nom de la Dame du poète anglais, mais le nom de la grande Mathilde de Dante[60], qui, sur le bord de l’heureux Léthé, se tenait debout, tressant les fleurs avec les fleurs enguirlandes), disant :

Viens dans le jardin, Maud,
Car cette noire chauve-souris, la nuit, s’est envolée
Et les parfums du chèvrefeuille flottent au loin
Et le musc des roses s’exhale[61].

Ne descendrez-vous pas parmi elles ? parmi ces douces choses vivantes, dont le jeune courage, jailli de la terre avec, sur lui, la couleur profonde du ciel, s’élance, dans la vigueur des épis joyeux[62], et dont la pureté, lavée de la poussière, va s’ouvrant, bouton par bouton, en la fleur de promesse ; — et encore elles se tournent vers vous, et pour vous « le pied d’alouette chuchote : J’entends, j’entends ! — et le lys soupire : J’attends[63] ».

95. Avez-vous remarqué que j’ai passé deux lignes quand je vous ai lu la première stance et pensez-vous que je les aie oubliées ? Écoutez-les maintenant :

Viens dans le jardin, Maud,
Car cette noire chauve·souris, la nuit, s’est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Je suis sur la porte, tout seul.

Qui est-ce ; pensez-vous, qui se tient ainsi sur la porte de ce si doux jardin, seul, et vous attendant ? Avez-vous jamais entendu parler non d’une Maud, mais d’une Madeleine, qui, descendant à son jardin, à l’aurore, trouva quelqu’un qui attendait sur la porte, quelqu’un qu’elle supposa être le jardinier[64] ? Ne l’avez-vous pas cherché souvent, Lui, cherché en vain, toute la nuit, cherché en vain à la porte de cet ancien jardin où l’Épée flamboyante est plantée[65] ?

Là Il n’est jamais ; mais à la porte de ce jardin-ci Il attend toujours — il attend de vous prendre par la main, prêt à descendre voir avec vous les fruits de la vallée, voir si la vigne a fleuri, et si la grenade a bourgeonné.

Là vous verrez avec Lui les petites vrilles de la vigne que sa main conduit ; là vous verrez[66] éclater les grenades où sa main a caché la graine couleur de sang, et plus encore : vous verrez les troupes des anges gardiens, en remuant leurs ailes, écarter les oiseaux affamés des sentiers où Il a semé, et, s’appelant l’un l’autre à travers les rangées des vignes, dire : « Emparons-nous des renards[67], des petits renards qui pillent nos vignes, parce que nos vignes ont de tendres grappes de raisins. »

Oh ! reines que vous êtes, — ô reines ! — dans les collines et les calmes forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des tanières et les oiseaux de l’air des nids ; et dans vos cités faudra-t-il que les pierres aient à crier contre vous qu’elles sont les seuls oreillers où le Fils de l’Homme peut reposer sa tête ?

  1. La version habituelle est : « Le désert et le lieu aride se réjouiront et la solitude sera dans l’allégresse et fleurira comme une rose. Comparez Modern Painters, vol. IV, ch. vii, § 4 : « Il faut que la cruauté des tempêtes frappe les montagnes, que la ronce et les épines croissent sur elles ; mais elles les frappent de façon à amener leurs rochers aux formes les plus belles ; et elles croissent de façon que le désert fleurisse comme la rose. » Et aussi Fors Clavigera, vol. IV (ce dernier passage cité par M. Bardoux) : « L’histoire de la vallée aux roses n’est pas révolue. Les montagnes et les collines rompront le silence, éclateront en chansons ; et autour d’elle, le désert se réjouira et fleurira comme la rose. » (Note du traducteur.)
  2. Milton, Paradis perdu, IIe chant, vers 673 (je transcris cette référence du Bulletin de l’Union pour l’action morale qui m’est très aimablement communiqué par M. Lucien Fontaine (Bulletin des 1er  et 15 décembre 1895).
  3. State en anglais signifie aussi majesté. Ruskin dit : a kings majesty or « state ».
  4. Comparez Maeterlinck : « Ne parlons pas du père de Cordelia, dont l’inconscience par trop manifeste ne sera contestée par personne ; mais Hamlet, le penseur, est-il sage ? Voit-il les crimes d’Elseneur d’assez haut ? (Il les aperçoit des sommets de l’intelligence, mais non des sommets de la bonté.) Que serait-il advenu s’il avait contemplé les forfaits d’Elseneur des hauteurs d’où Marc-Aurèle et Fénelon les eussent contemplés ? Vous imaginez-vous une âme puissante et souveraine au lieu de celle de Hamlet, et que la tragédie suive son cours jusqu’à la fin ? Hamlet pense beaucoup mais n’est guère sage. » (La Sagesse et la Destinée.) (Note du traducteur.)
  5. Comparez « les acteurs s’élancent, tenant en main déjà leur catastrophe ». (Comtesse Mathieu de Noailles, article sur la Lueur sur la cime.) (Note du traducteur.)
  6. « Sa naïveté et sa crédulité de demi-barbare. » (Maeterlinck.)
  7. Marchand de Venise, III, 2.
  8. Comparez Fors Clavigera, lettre 92 : « Walter Scott est sans comparaison possible la plus grande puissance spirituelle en Europe depuis Shakespeare. » Comparez la haute estime où Scott est également tenu par Carlyle, par Goethe, par Emerson. (Note du traducteur.)
  9. J’aurais dû, pour rendre cette affirmation pleinement intelligible, indiquer les différentes faiblesses qui abaissent l’idéal des autres grands caractères masculins, l’égoïsme et l’étroitesse d’esprit chez Redgauntlet, la médiocrité d’enthousiasme religieux chez Edouard Glendinning (1) et d’autres analogues ; et j’aurais dû faire observer qu’il a parfois esquissé à l’arrière-plan des caractères vraiment parfaits — trois d’entre eux (acceptons joyeusement cette marque de courtoisie adressée à l’Angleterre et à ses soldats) sont des officiers anglais : Le colonel Gardiner (2), le colonel Talbot et le colonel Mannering (3). (Note de l’auteur.)

    (1) Personnage du Monastère. Sur le Monastère voir Fiction, Fair and Foul (publié dans « On the Old Road » ), § 26, 113, 114, 117 et surtout § III et aussi la belle lettre 92 dans Fors Clavigera. (Note du traducteur.)

    (2) Ce personnage de Wawerley est cité dans le même ouvrage (Fiction, Fair and Foul) § 113. (Note du traducteur.)

    (3) Voir le même ouvrage § 109 et 119. (Note du traducteur.)

  10. Dandie Dinmont, personnage de Guy Mannering. Voir le même ouvrage, § 9, 10, 23, 114, etc. (Note du traducteur.)
  11. Sur Rob Roy, voir le même ouvrage, § 22, 24, 29, 30, 31, 97, 114. (Note du traducteur.)
  12. Sur Rose Bradwardine (personnage de « Wawerley » ), voir « Fiction, Fair and Foul » § 20. (Note du traducteur.)
  13. Sur Catherine Seyton (personnage de « l’Abbé » ), voir le même ouvrage, § 21. (Note du traducteur.)
  14. Sur Diane Vernon (personnage de « Rob Roy » ), voir le même ouvrage, § 22. (Note du traducteur.)
  15. Sur Redgauntlet, voir le même ouvrage, passim.
  16. Sur ce prénom d’Alice, voir même ouvrage, §19, note 5 (Alice Bridgenorth est un personnage de Peveril du Pic, Alice Lee de Woodstock). (Note du traducteur.)
  17. Sur Jenny Deans, voir le même ouvrage, § 113. (Note du traducteur.)
  18. Sur cette ascension de Dante à la suite de Béatrice, voir Lucie Félix-Faure, les Femmes dans l’œuvre de Dante, pp. 226-280. (Note du traducteur.)
  19. « Rien ne vaut la douceur de son autorité. » (Baudelaire.) (Note du traducteur.)
  20. Les mots « la résurrection d’Alceste » se trouvent plusieurs fois dans Ruskin. Cf. The Queen of the air, III, 92, Pleasures of England ; IV. (Note du traducteur.)
  21. Ouvrage de Chancer imite des Héroïdes d’Ovide et des hagiographies chrétiennes. Dix-neuf héroïnes devaient prendre place dans cet ouvrage qui, resté incomplet, n’en comprend que neuf. (Note du traducteur.)
  22. Allusions à la « Fairy queen » de Spencer (1589-1596). Le chevalier de la Croix-Rouge notamment est d’abord par les enchantements d’Archimagus séparé d’Una. (Note du traducteur.)
  23. Moïse, Cf. Exode, ii. (Note du traducteur.)
  24. Cf. Bible d’Amiens : « L’Égypte fut pour tous les peuples la mère de la géométrie, de l’astronomie, de l’architecture et de la chevalerie… Elle fut l’éducatrice de Moïse et l’hôtesse du Christ » (III, 27) et le beau morceau sur l’Égypte artistique et guerrière dans la Couronne d’Olivier sauvage, II, la Guerre. (Note du traducteur.)
  25. Coventry Patmore. Vous ne pourrez jamais le lire assez souvent ni assez attentivement ; autant que je sache il est le seul poète vivant qui toujours fortifie et épure ; les autres quelquefois assombrissent et presque toujours déprimant et découragent les imaginations dont ils se sont facilement emparés. (Note de l’auteur.)
  26. Allusion à Isaïe, xxxii, 2. (Note du traducteur.)
  27. Allusion à Jérémie, xxii, 14 : « Malheur à qui dit : « Je me bâtirai une grande maison et des étages bien aérés, et qui s’y perce des fenêtres, qui la lambrisse de cèdre, et qui la peint de vermillon. » (Note du traducteur.)
  28. Rigoletto. (Note du traducteur.)
  29. Walter Scott (Marmion, 6e chant, stance 30). Référence du Bulletin de l’Union pour l’action morale, n° du 1er  janvier 1896. (Note du traducteur.)
  30. Wordsworth. Ces mots « exquise vérité » appliqués à Wordsworth sont commentés par Ruskin lui-même dans « Fiction, Fair and Foul », § 80 (On the old Road, 3e volume.) (Note du traducteur.)
  31. Cf., dans la Bible, la Vallée de Bénédiction (II Chroniques, xx, 26), la vallée de Destruction (Joel, ii, 14, etc.). Mais l’allusion est ici bien plus directe, à la vallée symbolique que doit traverser Chrétien, dans le Pilgrims progress du chaudronnier Bunyam. Tout est allégorie (un homme perfide, Sagesse mondaine, un homme secourable, Évangéliste, tentent de perdre et de sauver Chrétien, tandis que Maniable s’embourbe dans le marais du Découragement, etc.) dans ce livre auquel Buskin fait souvent allusion. (Note du traducteur.)
  32. Allusion au Paradis reconquis de Milton : « Comme des enfants ramassent des galets sur la grève. » D’où (nous dit la « Library Edition », cette parole de Newton qu’il « n’était qu’un enfant jouant sur le rivage de la mer et s’amusant après un galet d’un autre galet, des coquillages après les coquillages, tandis que le grand océan de vérité s’étendait au loin, inaccessible. » (Note du traducteur.)
  33. Allusion à Tennyson : « Dieu qui toujours vit et aime. » (Note du traducteur.)
  34. Prayer book.
  35. Ces préceptes, Ruskin ne les a peut-être trouvés que dans son intelligence, ils sont plus émouvants pour nous qui les avons vu vivre, qui les avons recueillis sacrés et vivants ayant traverse des générations en passant d’une pensée à une autre pensée (de la pensée de la mère éducatrice à la fille éduquée) ou ils s’incorporaient, s’assimilaient, dirigeant et modifiant les fonctions de la vie spirituelle. Nous les avons recueillis dans le cœur infiniment pur, dans l’intelligence infiniment noble de femmes qui avaient été élevées d’après eux par des mères trop pures aussi pour craindre le mal pour elles-mêmes ou pour leurs filles, trop élevées d’esprit pour ne pas craindre la frivolité. Il y eut ainsi, à un certain moment, dans certaines familles de la bourgeoisie française, une sorte d’ardente religion de l’intelligence transmise à leurs filles par des mères qui ne redoutaient pour elle qu’un contact dangereux, celui de la vulgarité. Des mots crus que pouvait renfermer Molière, des situations hardies que pouvait renfermer George Sand, on n’en avait cure, la mère sachant que sa fille n’y songerait même pas. L’absence de pudibonderie n’était que la sainte confiance d’un cœur inaccessible aux curiosités malsaines, qui ne se disait même pas qu’il y était inaccessible, car il ne pouvait les concevoir. Par de telles mères, des femmes furent élevées dont la puissance intellectuelle et la grandeur morale ne furent jamais dépassées. On ne peut s’empêcher de le dire en retrouvant, en reconnaissant ici ces mots bénis qui avaient dirigé leur jeunesse, écarté d’elles la frivolité, entretenu en elles, avec une simplicité délicieuse, le feu sacré. (Note du traducteur.).
  36. M. de Montesquieu disait d’un jeune artiste qui, depuis, l’avait payé d’ingratitude : « Moi qui l’ai taillé comme un if ! »
  37. Wordsworth. Je crois que j’ai donné dans une note de la traduction de la Bible d’Amiens des extraits (à propos de la cathédrale de Chartres) du chapitre de Val d’Arno intitulé : Franchise. À la fin de ce chapitre Ruskin cite ces vers de Wordsworth et associe l’idéal féminin qu’ils évoquent à la Libertas de la cathédrale de Chartres, à la Débonnaireté de Westminster, à la Diana Vernon de Scott, à Antigone et à Alceste, pour les opposer toutes à une moderne danseuse de cancan, à la « Liberté selon Stuart Mill et Victor Hugo ». (Note du traducteur.)
  38. « Nous avons convenu avec la marquise que, chaque fois que je serais de trop au salon, elle me dirait : « Je crois que la pendule retarde. » (Lettre de Mlle  de Saint-Geneix, dans le marquis de Villemer, cité de mémoire.) Mais la marquise de Villemer était intelligente et bonne. Je connais en revanche des gens qui se croient très élégants et d’une culture raffinée, qui ont prié le professeur de français de leur fille, personne tout à fait remarquable, de passer par l’escalier de service dans l’après-midi « pour ne pas rencontrer les visites ». (Note du traducteur.)
  39. « Jeanne d’Arc », d’après l’histoire de France de M. Michelet. Œuvres de Quincey, vol. III, p. 217. (Note de l’auteur.)
  40. Psaume cxx. (Note du traducteur.)
  41. I Rois, 22, 17, dont on peut rapprocher, mais en moins complète ressemblance avec le texte de Ruskin, Nombres, xxvii, 17. Le texte des Rois est reproduit dans saint Mathieu, ix, 36. (Note du traducteur.)
  42. Exode, xxvii, 6. (Note du traducteur.)
  43. Actes, xvii, 23. (Note du traducteur.)
  44. Comparez Lectures on Art, § 39 : « Vexilla regis prodeunt. » Oui, mais de quel roi ? Il y a deux oriflammes ; laquelle planterons-nous sur les plus lointaines îles, — celle qui flotte dans les flammes du ciel, ou celle qui pend en son vil tissu d’or terrestre ? » (Note du traducteur.)
  45. Allusion probable à I Psaumes, 89, 15, et peut-être aussi à Isaïe, xvi, 5. (Note du traducteur.)
  46. Je voudrais qu’on instituât, pour la jeunesse anglaise d’une certaine classe, un véritable ordre de chevalerie dans lequel jeunes gens et jeunes filles à un âge donné seraient admis, à bon escient, au rang de chevalier et de dame ; rang accessible seulement après un examen décisif, une épreuve qui porterait à la fois sur le caractère et sur le talent : et d’où l’on serait déchu si l’on était convaincu, par ses pairs, d’une action déshonorante. Une telle institution serait parfaitement possible, et avec elle tous les nobles résultats qu’elle comporte, chez une nation qui aimerait l’honneur. Le fait qu’elle ne soit pas possible chez nous, ne peut en rien discréditer ce projet. (Note de l’auteur.)
  47. Au cours de Sésame et les Lys (et nous ne pouvions pas le noter chaque fois) nous voyons ainsi Ruskin faire souvent semblant d’accorder quelque chose au mal, de concéder aux faiblesses humaines. Loin de mépriser les sensations, il trouvera que plutôt nous n’en avons pas assez (§ 27), que les formes de la joie sont plus importantes encore que celles du devoir (§ 36). À la page précédente, il exaltait la soif du pouvoir. Et tout à l’heure il va dire que jamais une femme ne souhaitera assez être grande dame et n’aura jamais d’assez nombreux vassaux. Mais dès qu’il s’explique, la concession se trouve retirée : il fallait seulement s’entendre sur le sens des mots. Du moment que « les passions » signifient l’amour de la vérité, et l’« ambition mondaine » la charité, le plus sévère médecin de notre âme, peut nous en permettre l’usage. En réalité, ce qui est défendu par une morale reste défendu par toutes les autres, parce que ce qui est défendu c’est ce qui est nuisible et qu’il ne dépend pas du médecin de l’âme d’en changer la constitution. Les apparences seules sont renouvelées et le regime tout au plus « aromatisé » au parfum des choses défendues. Une morale du plaisir est au fond une morale de devoir. Le nom seul nous est concédé. (Je ne parle ici qu’à propos de Ruskin, bien entendu, et ne prétends pas méconnaître la profonde diversité des morales, malgré l’identité des régimes qu’elles nous prescrivent, et ce qu’elles gardent chacune de diffèrent et qu’elles tiennent de leur origine, utilitaire, mystique, etc,). Mais ou peut se demander si la meilleure manière d’habituer un malade à prendre du lait est d’y mêler une goutte de cognac, et n’est pas plutôt de lui apprendre tout de suite à aimer le goût même du lait. Ici cette conception « flatteuse pour l’amour-propre » du devoir social manque en réalité son but. Quand une femme désire être lady, elle ne se soucie pas de l’étymologie du mot, mais des privilèges mondains qui y sont attachés. Et si elle était une « lady » dans le sens que dit Ruskin, c’est-à-dire si elle souhaitait seulement être femme de bien, elle ne souhaiterait pas (ou, en elle, ce ne serait pas la même personne qui le souhaiterait) être appelée « lady ». — (Je ne parle pas de celles qui, de tous temps, ont été « ladies ». Chez celles-là, la volonté d’être appelées « lady » correspond à quelque chose d’absolument naturel et légitime, et aussi étranger au snobisme que la volonté d’un général d’être appelé mon général). Lui donner ce petit appât du titre de lady pour l’aider à faire le bien, c’est cultiver son amour-propre pour accroître sa charité, c’est-à-dire quelque chose de contradictoire, comme nous avons déjà vu Ruskin nous autoriser à être ambitieux pourvu que nous soyons d’abord philosophes. Une philosophie ou une charité à qui le snobisme sert de seuil ou de terme, voilà une philosophie et une charité qui ne se conçoivent pas bien clairement. Sans doute je force ici, et bien grossièrement, la pensée de Ruskin. Et sans doute le mot « lady » n’a pas ici son sens strict. Mais enfin malgré tout il en garde quelque chose (il est un peu un de ces mots « masqués » contre lesquels Ruskin nous met en garde et ne se met pas assez en garde lui-même) et introduit dans la pensée du lecteur ces gracieuses confusions ou se plaisent aussi certains écrivains français quand ils mêlent, — en en parlant comme de choses analogues — la « noblesse » du talent, « la noblesse » de la « naissance » et du caractère. La noblesse de la naissance, cela veut dire être duc, etc. Et sans doute dans l’ordre des grandeurs de la chair et comme facteur social, et pour tous les sentiments que cela met en jeu… chez les autres, cela est important. Mais c’est un pur calembour de rapprocher cela de la « noblesse » au sens spirituel ; il est fort utile de se rendre compte du sens des mots, de ne pas tout mêler et, de tant d’idées confondues, de ne pas faire sortir une prétendue aristocratie de l’intelligence qui emprunte à l’aristocratie de naissance son système de filiation par le sang, non par l’esprit, pour l’appliquer à la noblesse de l’esprit et finalement fait un « noble » (dans tous les sens du mot qui en réalité alors n’en a plus alors aucun) du neveu de Michelet. (Inutile de dire que j’ignore s’il existe un neveu de Michelet et que j’ai pris ce grand nom au hasard.) (Note du traducteur.)
  48. « Breadgiver » ou « Loaf giver ». Bread est le pain. Loaf c’est un pain, une miche, c’est-à-dire le pain avec la forme que lui à donnée le boulanger. (Note du traducteur.)
  49. Saint Luc, xxiv, 30-35. Comparez une autre application du même texte dans Lectures on Art : « Et l’art chrétien ne sera de nouveau possible que quand il… se fera reconnaître, comme fit son Maître, en rompant le pain » (Lectures ou Art, IV, 16). Il est vrai que l’Index de « Lectures on Art » donne comme référence à ce passage : Actes, ii, 42. Mais en se reportant à l’un et l’autre texte, le lecteur verra que la référence au texte de saint Luc, pour être moins littérale, est plus exacte en esprit. (Note du traducteur.)
  50. Rapprochez la Bible d’Amiens sur David : « Roi et Prophète, symbole de toute Royauté divinement bienfaisante (Divinely right doing) » (Bible d’Amiens, IV, 32), et la Couronne d’Olivier sauvage : « Lui (le roi) dont la royauté signifie seulement que sa fonction est d’être envers chacun bien-faisant (right doing) » (III, la Guerre). (Note du traducteur.)
  51. Comparez la Couronne d’Olivier sauvage : « La véritable épouse dans la maison de son mari est une servante. C’est dans son cœur qu’elle est reine. » (Note du traducteur.)
  52. Isaïe, ix, 5, Ruskin fait souvent allusion à ce verset, notamment : Bible d’Amiens, IV, 52, Unto this last, § 44, la Couronne d’Olivier sauvage, § 31. (Note du traducteur.)
  53. J’emprunte cette allitération, qui rend assez bien le « rule » et « mis-rule » du texte, à l’Union pour l’action morale (Bulletin du 15 février 1896).
  54. Allusion à cette réponse d’Othello à Emilia : « Si elle avait été fidèle — quand le ciel m’aurait offert un autre univers — formé d’une seule topaze massive et pure — je ne l’aurais pas cédée en échange. » (Othello, scène XVI.) (Note du traducteur.)
  55. Tennyson, Maud. (Note du traducteur.)
  56. Tennyson, nous dit la « Library Edition », se montra piqué de cette interprétation. « Le jour même, dit-il à Thomas Wilson, où j’écrivis cela, je vis les marguerites toutes roses à Maidens Croft et j’avais envie d’en envoyer une à Ruskin avec cette suscription : « un mensonge pathétique. » Sur ces derniers mots, voir la note page 222. (Note du traducteur.)
  57. Cité de la description d’Ellen Douglas dans la Dame du Lac de Walter Scott, nous dit la « Library Edition ». (Note du traducteur.)
  58. Cantique des Cantiques, iv, 16.
  59. Voir la note de la page 138. (Note de l’auteur.)
  60. « Et là m’apparut… une Dame seule, laquelle s’en allait chantant, et cueillant l’une après l’autre les fleurs dont sa route était émaillée. Comme une femme en dansant tourne à terre sur elle-même et les pieds serrés, mettant à peine un pied devant l’autre, ainsi sur les petites fleurs vermeilles et jaunes, elle se tourna vers moi, semblable à une vierge qui baisse ses yeux modestes. » (Divine Comédie, Purgatoire, chant. XXVIII). Selon Mme  Lucie Félix-Faure Goyau, Shelley, qui cite un fragment de la rencontre avec Mathilde, dans sa correspondance, s’est peut-être souvenu « des pages légers de Mathilde sur le sol embaumé pour évoquer la dame du Jardin, dans le poème de la Sensitive, celle dont le pied semblait avoir compassion de l’herbe qu’il foulait ». (Lucie Félix-Faure, les Femmes de l’œuvre de Dante, page 218.) Voir donc assemblés Dante, Tennyson, Ruskin et Shelley. (Note du traducteur.)
  61. Tennyson, Maud.
  62. L’Union pour l’action morale dit « avec l’essor d’un clocher béni », ce qui est très acceptable ; j’invoque en faveur du sens que j’ai adopté, non d’ailleurs sans hésitation, l’autorité de M. de la Sizeranne. (Cf. La Religion de la Beauté, p. 148.) (Note du traducteur.)
  63. Ces vers de Maud sont cités par Ruskin comme exemple « exquis » de « mensonge pathétique » dans le chapitre de Modern Painters qui porte ce titre (volume III). (Note du traducteur.)
  64. Cantique des Cantiques, ii, 15. (Note du traducteur.)
  65. Saint Jean, xx, 15. Ruskin a fait des mêmes versets un bel usage dans Fors Clavigera : « Rappelez-vous seulement des jours ou le Sauveur des hommes apparut aux yeux humains, se levant du tombeau pour rendre manifeste son immortalité. Vous pensiez sans doute qu’il était apparu dans sa gloire, d’une surnaturelle et inconcevable beauté ? Il apparut si simple dans son aspect, dans ses vêtements, que celle qui, de toute la terre, pouvait le mieux le reconnaître, l’apercevant à travers ses larmes, ne le reconnut pas. Elle le prit pour « le jardinier ». (Fors Clavigera, lettre XII). Comparez Victor Hugo, la fin de Satan : « Madeleine croira que c’est le jardinier, » (Note du traducteur.)
  66. Genèse, iii, 24. Voir une belle application de ce texte dans Modern Painters : « Et il mit à l’orient du jardin un chérubin à l’épée flamboyante. » — « Ces flammes sont-elles inextinguibles et vraiment ne peut-on plus passer à travers les portes qui gardent le chemin ? Ou plutôt n’est-ce pas que nous ne désirons plus y entrer ?… Tant que nous aimerons mieux combattre notre prochain que nos fautes, etc. ; en vérité l’épée flamboyante se mettra en travers de tout chemin et les portes de l’Eden resteront fermées, jusqu’au jour où nous aurons rentré au fourreau les pointes plus enflammées encore de nos passions, etc. » (Modern Painters, partie VI, § 51.) (Note du traducteur.)
  67. Allusion à saint Luc, ix, 58 : « Mais Jésus lui répondit : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête. » Comparez avec la Couronne d’Olivier sauvage : « ces Chasses gardées grâce auxquelles… a été réalisé mot à mot ou plutôt en fait dans la personne de Ses pauvres ce que leur Maître disait de lui-même, que les renards et les oiseaux avaient des demeures, mais que Lui n’en avait point. » (Conférence I, Le Travail.) (Sur le même verset encore, voir Eagles Nest.) Avec cette ingéniosité merveilleuse qui, commentant les Évangiles à l’aide de l’histoire et de la géographie (histoire et géographie d’ailleurs forcément un peu hypothétiques), il donne aux moindres paroles du Christ un tel relief de vie et semble les mouler exactement sur des circonstances et des lieux d’une réalité indiscutable, mais qui parfois risque par là-même d’en restreindre un peu le sens et la portée, Renan, dont il peut être intéressant d’opposer ici la glose à celle de Ruskin, croit voir dans ce verset de saint Luc comme un signe que Jésus commençait à éprouver quelque lassitude de sa vie vagabonde. (Vie de Jésus, page 324 des premières éditions.) Il semble qu’il y ait dans une telle interprétation, retenu sans doute par un sentiment exquis de la mesure et une sorte de pudeur sacrée, le germe de cette ironie spéciale qui se plaît à traduire, sous une forme terre à terre et actuelle, des paroles sacrées ou seulement classiques. L’œuvre de Renan est sans doute une grande œuvre, une œuvre de génie. Mais par moments on n’aurait pas beaucoup à faire pour voir s’y esquisser comme une sort de Belle Hélène du Christianisme. (Note du traducteur.)