Sépultures chinoises

Sépultures chinoises
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 918-932).
SÉPULTURES CHINOISES


I.

C’était à Tientsin, par une journée d’hiver. Du haut des remparts où je venais de faire ma promenade habituelle, une plaine jaunâtre s’étalait, sans limites. Le Peï-ho glacé s’allongeait immobile entre ses berges désertes, sous les rayons pâlis du soleil. Par places, sur l’étendue morne et plate, des étangs gelés, au milieu desquels flottaient des îlots bas, miroitaient si faiblement qu’on les confondait presque avec la terre de leurs bords. Au loin, des pêcheurs brisaient la glace pour harponner le poisson qui se montrait à la surface, mais, dans l’air blafard et sur le fond indécis de l’horizon, leurs silhouettes se détachèrent à peine et semblaient vaporeuses, bien qu’il n’y eût ni vapeur ni brume dans l’atmosphère refroidie. Dans les derniers plans, quelques lignes d’arbres rabougris aux branches dépouillées se profilaient vaguement de distance en distance.

Entre ces étangs et ces arbres, la terre était parsemée de tombeaux : il y en avait des milliers et des milliers dans les champs, sur les rives du fleuve, sur le bord des chemins, à perte de vue.

Une lumière grisâtre, uniformément épandue, était jetée comme un voile de tristesse, comme un linceul jauni sur cette plaine absolument nue, d’où rien n’émergeait, où toute vie était suspendue et qui se prolongeait encore très loin vers l’est par les glaces du Petchili.

C’était l’impression la plus saisissante que j’eusse encore ressentie depuis mon arrivée sur la terre d’extrême Orient, une impression presque sinistre qui faisait penser, au milieu de toutes ces choses mortes, que si la nature est puissante et bienfaisante pour créer, elle est impitoyable pour détruire. Aussi loin que la vue pouvait porter, rien de consolant ne se dégageait : je n’y retrouvais même pas cette poésie silencieuse, cette sérénité grandiose qui est l’attrait des steppes russes sous leur manteau de neige, et involontairement je songeais à ces existences plates, où rien non plus n’est vivant, d’où ne se lève aucun souvenir, — que l’ennui, la banalité, la médiocrité ont nivelées, et dont le passé est aussi froid, vague et morne que la plaine glacée qui se déroulait devant moi jusqu’à la mer.

Mais, au loin, du côté de la ville, j’entendais les sous d’une musique bizarre, au rythme lent et syncopé, à la mélodie grave et voilée : c’étaient des flûtes, des tambourins et des gongs.

Un cortège funèbre s’approchait, venait vers moi, et bientôt j’en pus distinguer tous les détails.

Il y avait en tête deux hommes coiffes d’un chapeau de feutre d’où pendait une vieille plume rouge défrisée, et habillés d’une tunique noire : ils semaient tout le long du chemin des papiers d’or et d’argent pour apaiser les mauvais esprits errans sur la route.

Marchaient ensuite les musiciens, puis des valets d’enterrement qui tenaient des bannières de soie brodée bleues et blanches, et des parasols de satin violet ; d’autres valets encore qui portaient sur des brancards une maisonnette de papier, des vêtemens féminins de papier aussi et tout semblables à des toilettes de poupée, des modèles minuscules de charrettes attelées de leurs mules de carton, une petite chaise à porteurs et tout un attirail d’objets d’usage domestique, petits et peinturlurés comme des jouets d’enfant.

Les parens venaient après, en grand costume de deuil, c’est-à-dire revêtus de longs surplis blancs et la tête couverte d’un chapeau noir dépouillé de sa passementerie habituelle. Ils pleuraient avec de grands cris, conformément aux rites, et quelques-uns d’entre eux affectaient de se soutenir à peine, ainsi qu’il est prescrit dans le cérémonial traditionnel des funérailles.

Le cercueil qui les suivait était porté par huit valets : il était de dimension énorme, mais sans autre ornement qu’une tenture fanée de soie bleu et or, car cet enterrement était simple, et la morte que l’on conduisait à sa dernière demeure appartenait à une classe moyenne de la société. Tout autour du catafalque, des bonzes vêtus de gris ou de jaune et la tête rasée, psalmodiaient dans une langue qu’ils ne comprenaient pas les prières thibétaines et les invocations pieuses au divin Bouddha. Mais, dans leurs litanies, quelques mots revenaient à tout instant, et je les reconnaissais; c’était la phrase mystique qu’à travers toute l’Asie murmurent sans cesse du bout des lèvres les croyans bouddhistes : Om mani padmé houm! « Salut, perle divine enfermée dans le lotus !... » Om mani padmè houm!

Une file de charrettes tendues de toile blanche fermait la marche : sur le devant de chaque voiture, les femmes de la famille et des pleureuses à gages se tenaient accroupies, criant et proférant des lamentations qui contractaient en hideuses grimaces leurs visages plaqués de fard, marbrés de froid. Puis elles se taisaient tout à coup, reprenant un air d’indifférence parfaite, soufflant sur leurs doigts transis, causant à voix haute d’une charrette à l’autre, s’appelant pour se montrer des éperviers qui tournoyaient dans l’air, d’un vol rapide, effaré, avec des cris stridens, comme s’ils se fussent égarés dans l’immensité du ciel. Et brusquement aussi elles recommençaient leurs sanglots et leurs singeries lugubres.

Même chez les parens de la défunte, il n’y avait pas une note d’émotion sincère, pas une larme vraie parmi tant de contorsions. C’était une douleur d’expression toute factice, et dont chaque intonation, chaque geste était appris et conforme aux rites.

D’ailleurs, le décès de celle qu’on pleurait ainsi devait remonter à deux ou trois semaines au moins, et la douleur des siens avait eu le temps de se calmer. C’est l’usage, en effet, dans l’empire du Milieu, que les corps soient portés en terre longtemps, souvent plusieurs semaines, parfois même plusieurs mois après la mort.

Aussi, en prévision du long séjour qu’elle aurait à faire dans la maison même qu’elle habitait de son vivant, la défunte avait dû être ensevelie avec des soins minutieux. Les rites exigeaient en outre qu’elle fût soigneusement parce dans son cercueil. D’abord, on l’avait revêtue de ses plus belles robes, de ses robes de fête, toutes de soie avec des bouquets de fleurs brodées, des rosaces soutachées, des dragons fantastiques brochés dans la trame. Puis, on avait resserré les bandelettes de toile qui contournaient ses pieds mutilés ; une coiffeuse avait refait l’édifice compliqué de sa chevelure hérissée d’épingles d’or, de papillons en filigrane d’argent et de fleurs artificielles ; on avait étalé du blanc de céruse sur ses joues amaigries, posé des mouches noires sur ses tempes et à la pointe du menton, passé du fard rouge sur ses lèvres amincies par la dernière maladie, et enfermé les ongles de ses mains dans de longs étuis d’or. Ainsi parée et vêtue, on l’avait enveloppée dans deux linceuls blancs et un rouge, puis déposée dans son cercueil, sur un lit de chaux vive. Enfin, par-dessus elle, des amulettes et des feuilles d’acorus avaient été placées par les parens et les amis, afin de conjurer les mauvais esprits.

... Maintenant, parvenu à un endroit où les tombes étaient plus clairsemées, le cortège s’arrêtait : on posait le catafalque à terre, et tous les assistans formaient cercle autour.

Alors commença la cérémonie dernière des funérailles : aucune fosse n’avait été creusée, car, suivant l’usage pratiqué dans la Chine du nord, le cercueil allait être simplement laissé sur le sol et recouvert d’une très mince couche de terre. L’épaisseur de la bière et l’ajustage exact de ses ais mastiqués empêcheraient les odeurs de la putréfaction de se répandre au dehors.

D’abord les parens et les femmes vinrent tour à tour se prosterner devant le cercueil et faire à l’âme de la morte les trois saluts rituels, tandis que les prêtres bouddhistes psalmodiaient toujours, mais sur un ton plus haut et dans un rythme moins lent, leurs litanies funèbres entrecoupées de l’éternelle invocation : Om mani padmé houm ! « Salut, perle divine enfermée dans le lotus ! » Puis, on alluma des baguettes d’encens, de benjoin et de musc, dont le parfum tiède se répandit en nuages bleuâtres dans l’air glacé.

En présence de ce paysage d’hiver, de cette nature ingrate, pauvre, dure à l’homme, cette cérémonie bouddhique faisait un étrange effet. Je pensais aux lieux où la doctrine de Çakya Mouni a pris naissance et d’où elle paraissait ne devoir jamais sortir, tant elle semble faite pour ce cadre gigantesque de l’Inde, pour les races rêveuses qui en habitent le sol, pour les castes qui y vivaient opprimées. Sous ce climat où la flore et la faune sont exubérantes de sève et de vie, où l’homme se sent accablé par la toute-puissance de la nature, où pesait jadis sur des races entières la plus lourde des oppressions sociales, la religion bouddhique était bien la seule qui pût satisfaire aux besoins d’âmes excédées de souffrance, aux exigences d’imaginations éperdues d’infini et passionnées d’idéal. Par quelle singulière destinée fallait-il que les beaux songes mystiques créés sur les bords du Gange par le divin Çakya Mouni disparussent ainsi du pays où ils avaient été évoqués, et que la doctrine libératrice qu’ils avaient inspirée vînt se développer en Chine, au sein d’un peuple dont l’esprit et le tempérament se refusaient à en comprendre le symbolisme élevé, et qui devait peu à peu la transformer, en diminuer le caractère, la rabaisser à de vulgaires pratiques d’idolâtrie, à de vagues superstitions?

... Mais, tout d’un coup, une grande flamme s’éleva: on mettait le feu à la maisonnette et aux robes de papier, aux charrettes de carton, à la petite chaise à porteurs et à tous les menus objets ou simulacres d’objets qu’on avait apportés sur des brancards. Cette demeure minuscule, ces toilettes, ces voitures et tout cet attirail de poupée, qui s’évaporait ainsi en fumée, allaient subvenir à tous les besoins matériels de la morte, dans l’autre monde où elle entrait désormais, monde ténébreux où, pour diriger ses premiers pas, elle avait besoin de la clarté des cierges qu’on venait d’allumer et qui vacillaient au vent, monde surnaturel et invisible où vont toutes les choses animées de notre monde réel et tangible, lorsque les élémens qui les composaient se sont dissous.

Elle allait recommencer maintenant une vie nouvelle, ou plutôt elle allait continuer sa vie d’autrefois. Il subsisterait d’elle une sorte de fantôme réunissant les linéamens de sa personnalité physique et les traits de sa physionomie morale, une ombre colorée animée de la vie indécise du rêve, une image effacée de ce qu’elle avait été jadis, et comme un second exemplaire de son corps et de son âme.

C’étaient là, pensais-je, les idées qui en cet instant s’offraient à l’esprit des assistans et flottaient dans leur imagination ; c’étaient les vieilles croyances toujours vivaces de la Chine, où l’on retrouve encore les naïves conceptions des races primitives. Elles se sont perpétuées à travers la longue série des siècles, et rien ne les a entamées, ni les dogmes religieux des premières époques historiques, ni les doctrines positives de la période philosophique, ni le scepticisme des temps modernes. Elles ont acquis à cette continuité une importance prépondérante, une influence si puissante sur les âmes, que la préoccupation de l’existence future, le soin de régler ses funérailles et de s’assurer les honneurs d’outre-tombe, la crainte surtout de demeurer sans sépulture ou d’être enterré contrairement aux rites, — sont devenus pour les Chinois la pensée de chaque jour et le plus obsédant des soucis.

Mais, à se transmettre par tant de générations, ces croyances n’ont point gagné en clarté ni en précision, et ce n’est pas un des traits les moins curieux du caractère des Chinois que l’indécision où ils demeurent en ce problème qu’ils considèrent cependant comme la grande affaire de leur vie et qui seul les attire dans les sphères élevées de la spéculation. Avec l’insouciance des races très simples, leur imagination ne s’obstine point à définir l’infini qu’elle conçoit derrière ses symboles mystiques, et, tout en le revêtant d’une forme déterminée, elle se complaît à lui laisser un sens vague et mal arrêté. Leurs idées, à cet égard, sont restées incertaines et flottantes, semblables à ces images douteuses que nous entrevoyons parfois aux heures de demi-veille, qui naissent on ne sait d’où et qui disparaissent comme elles sont venues...

Ainsi, désormais, la morte déroulerait à nouveau la trame de son existence terrestre : elle éprouverait les émotions, les passions de jadis, et tout ce qui avait pu taire l’intérêt et le charme de sa vie. Elle se mouvrait au milieu des visions qui, de son vivant, avaient rempli sa mémoire, dans le cadre de ses habitudes anciennes, et les journées se suivraient indéfiniment, faites de la substance de son existence passée et n’apportant rien qu’elle n’eût connu autrefois. Mais tous ses sentimens, toutes ses sensations seraient adoucis, tempérés, transposés pour ainsi dire, et adaptés à une sensibilité plus délicate et moins puissante; elle revivrait sa vie mortelle comme parfois nous vivons dans le souvenir, comme toujours, à quelque degré et inconsciemment, nous vivons de la vie du passé.

D’ailleurs, dans les premiers temps, pendant plusieurs années, sans doute, elle ne serait pas abandonnée des vivans ; elle resterait en relations avec eux : ils lui feraient des offrandes ; à dates fixes, ils lui rendraient visite, et, par l’intermédiaire de ses parens, de ses amis, elle continuerait de participer à la vie d’en haut.

Chaque année, au vingt-troisième jour de la deuxième lune, qui est le jour de la fête des Morts, ils viendraient arracher les herbes autour de sa tombe, remettre quelques pelletées de glaise sur son cercueil et y réciter des prières. Elle leur apparaîtrait comme un rêve qui aurait pris corps, comme une haleine visible ; ils sentiraient sa présence secrète, et ceux qui l’avaient aimée sur terre croiraient entendre palpiter encore son âme émue. Elle aurait ainsi avec eux de longs entretiens muets, des conversations sans voix, d’imperceptibles sourires où s’affirmeraient les parentés du cœur et les promesses de souvenir. Puis, dans la maison de sa famille, il lui serait offert un repas funéraire, composé de poissons, de gâteaux de riz, de viandes bouillies, de fruits, de thé et d’eau-de-vie de grains. On allumerait des cierges, on placerait des fleurs printanières dans les grands vases de bronze de l’autel domestique, on brûlerait les baguettes parfumées du Thibet et des papiers d’or et d’argent.

Alors, elle viendrait prendre place au festin, elle se réjouirait de la vue des mets, se nourrirait du parfum des plats, de l’arôme des fruits et du thé, de la vapeur alcoolisée des vins, de la senteur des fleurs ; — Elle recueillerait la fumée du papier d’argent et d’or, puis elle se retirerait silencieuse, et ses hôtes consommeraient la partie substantielle et réelle du repas.

Cependant, après plusieurs années écoulées, après plusieurs générations disparues, les honneurs qu’elle recevrait se feraient plus rares, moins personnels, et l’existence terrestre ne serait plus pour elle qu’un souvenir effacé. Sa vie d’outre-tombe deviendrait plus vague et plus confuse. Les impressions qu’elle éprouverait encore, les visions qu’évoquerait sa mémoire seraient moins distinctes et s’estomperaient chaque jour de teintes plus pâles : ce ne seraient plus que de flottantes apparitions aux contours indécis comme les fantômes d’un rêve d’opium. Puis, insensiblement, ses souvenirs d’autrefois, que rien ne renouvellerait plus, s’useraient, se dépouilleraient de toute enveloppe matérielle, de toute forme précise, de toute couleur et de tout relief, et se soustrairaient ainsi peu à peu aux lois du temps et du milieu où ils s’étaient formés jadis.

J’imaginais pourtant que, dans cet état, elle serait capable encore de ressentir des émotions délicieuses et de revivre des heures fortunées.

Si elle avait aimé, elle connaîtrait alors le charme des pures émotions, des impressions abstraites ressaisies en dehors des apparences matérielles et périssables qui les revêtaient autrefois ; elle éprouverait d’une façon nouvelle et plus subtile ce qu’il y a de plus intime, de plus profond et de moins éphémère dans les affections humaines ; elle ressusciterait ces choses fugitives qui sont la poésie de nos sensations et ce qu’elles contiennent d’âme; elle les évoquerait avec ce qui constitue vraiment la personnalité de nos impressions, c’est-à-dire avec ces nuances de douceur ou de vivacité, de mélancolie ou d’allégresse, de lenteur caressante ou d’âpreté voluptueuse qui marquent chacune d’entre elles et qui les distinguent dans la masse confuse de nos souvenirs.

Il se passerait en elle, me disais-je, ce qui se produit quelquefois en nous-mêmes lorsque des réminiscences très anciennes se lèvent dans l’arrière-fond de notre mémoire, sur les confins obscurs de l’oubli : décolorées, échappées pour ainsi dire aux traits et aux contours qui les dessinait jadis, on les reconnaît à peine tant elles sont transfigurées, idéalisées, tant elles semblent lointaines et étrangères à nous, mais elles ont un charme particulier, un parfum atténué et mystérieux qui révèle encore, malgré le temps écoulé, les réalités disparues dont elles sont la forme dernière et la suprême apparition.

Mais si la vie d’en haut avait été dure et lourde pour la morte, elle continuerait d’en porter le fardeau et la mort ne l’affranchirait pas : elle assisterait sans répit au lent défilé des mauvais jours avec leur longue suite de misères, de détresses, d’espoirs toujours renaissans et toujours déçus; et jamais elle ne jouirait du repos que rien ne trouble plus, de la sérénité de l’oubli dans l’insensibilité absolue.

Et pendant des siècles il en serait ainsi, bien longtemps après que son souvenir se serait effacé de la mémoire des hommes : elle se rapprocherait toujours du néant sans jamais y atteindre. Et éternellement aussi se perpétuerait cette existence d’ombre vague tant que durerait le mystère insondable de l’univers.

Maintenant, la cérémonie se terminait : les bonzes psalmodiaient leurs dernières prières, et l’on faisait une fois encore les grands saluts rituels devant le cercueil que les ouvriers avaient achevé de recouvrir d’une mince couche de terre délayée. Alors les assistans se dispersèrent.

Ils s’en allaient vers la ville dont on apercevait au loin, dans une pénombre jaunâtre, les hautes portes surmontées de toits recourbés : les charrettes tendues de toile blanche prenaient le trot, et secouaient durement par leurs cahots les parentes de la défunte et les pleureuses, dont le visage avait déjà repris l’air d’impassibilité habituel aux femmes chinoises. Les autres membres de la famille suivaient à pied, en désordre, mêlés aux prêtres bouddhistes, aux porteurs, aux valets d’enterrement qui rapportaient leurs oripeaux funéraires.

Ils pressaient le pas, car le soir tombait et le froid devenait pénétrant : le soleil venait, en effet, de disparaître derrière les pâleurs de cire qui teintaient l’horizon, laissant traîner après lui une lueur crépusculaire qui était plus funèbre encore.

Mais presque aussitôt la lune se leva, couleur de sang, gigantesque ; elle étalait sa clarté boréale sur les glaces du Pei-ho et sur la plaine aux lointains indéfinis.

Sur le bord des étangs glacés et à perte de vue dans les champs, elle éclairait les milliers de tombeaux en ruines et de cercueils défoncés qui couvrent les environs de Tientsin, comme une nécropole abandonnée. Là étaient venus s’entasser depuis des siècles les restes de générations innombrables disparues à jamais.

De tant d’existences finies, combien encore vivaient dans le souvenir de leurs descendans? Subsistait-il quelque chose de la vie morale et idéale que le plus humble d’entre eux avait pu créer? Y en avait-il même, parmi eux, qui eussent marqué leur trace dans l’œuvre de l’humanité, dans la grande œuvre obscure dont ils avaient été les artisans inconsciens? La destinée les avait chacun inclinés vers des buts différens, mais tous, en leurs fortunes diverses, n’avaient eu qu’une seule pensée : s’assurer après leur mort des honneurs funèbres proportionnés au rang qu’ils avaient tenu dans la société, ou tout au moins laisser assez d’argent pour s’acheter un cercueil et être ensevelis suivant les rites. Pour le gagner, cet argent, plus d’un avait dû s’expatrier, courir le monde, aller chercher au loin du travail, sur tous les points du globe où va le grand courant de l’émigration chinoise. Ils avaient peiné dans les mines d’Australie, dans les cultures meurtrières de Java, sur les placers de Californie et jusque dans les plantations des Antilles. Et ils étaient nombreux aussi ceux d’entre eux qui, là-bas, loin de leur patrie, loin de toute protection, avaient fini par succomber aux rigueurs des climats, aux mauvais traitemens, à l’épuisement lent des forces physiques, à la nostalgie de l’exil.

Ceux-là, la charité pieuse de leurs compagnons ne les avait point abandonnés : par souscription ou sur le pécule qu’ils avaient à si grand’peine amassé, on avait fait les frais d’un embaumement et on avait ramené leurs corps vers cette terre de Chine hors de laquelle il n’est pas de seconde vie pour les morts; ils étaient ainsi revenus sur les rives du Peï-ho, à bord des voiliers qui, chaque année, vont à Sydney, à Batavia, à San-Francisco, à Cuba même, se charger de cercueils chinois par centaines, et qui rapportent à travers les mers, comme les vaisseaux-fantômes des légendes hollandaises, leur cargaison de trépassés...

Quand la nuit fut tout à fait tombée et que la lune se fut élevée dans le ciel, la plaine funèbre parut s’étendre si loin hors de la vue, la glace des étangs s’éclaira de reflets si étranges, et il se dégageait du spectacle de tous ces tombeaux une telle impression de tristesse qu’on eût dit l’évocation mystérieuse du monde surnaturel où les âmes de ces milliers de corps ensevelis revivaient d’une vie léthargique et silencieuse, l’apparition féerique du pays inconnu où flottaient leurs songes éternels.


II.

Le souvenir de cette journée d’hiver me traversait l’esprit trois mois plus tard, en plein printemps, pendant une excursion au nord de Pékin, vers la frontière de Mongolie.

Je revenais de la Grande-Muraille de Chine, et on l’apercevait encore au loin qui gravissait les premiers contreforts des monts Inchan. Elle se déroulait en un long ruban de pierre crénelé, escaladant la montagne à pic, franchissant les précipices, serpentant sur les cimes, traversant des étendues infinies de plaines, coupant les fleuves sur des ponts bastionnés, se ramifiant pour couvrir des villes ou des territoires entiers en avant de l’enceinte principale, et se continuant ainsi à plus de mille lieues vers l’ouest. Pour l’édifier, les empereurs de la dynastie des Tsin avaient épuisé les ressources de leur trésor et les forces de leurs sujets : il avait fallu porter au sommet des montagnes ou à travers des déserts sablonneux tous les matériaux, la brique, le ciment, l’eau ; la construction de telle tour, de tel bastion avait absorbé les impôts de toute une province. Auprès de cette œuvre gigantesque, les pyramides d’Egypte et la muraille de Péluse n’avaient été qu’une fantaisie de souverain, un caprice d’enfant royal.

Depuis deux mille ans, elle se dressait là entre le vieil empire chinois et les plaines sans bornes de la Mongolie, et pendant des siècles, elle avait suffi à arrêter les incursions des peuplades tartares qui venaient battre à ses pieds. Elle avait protégé le génie chinois aux premières heures de son développement, et, à son abri, il avait pu librement chercher sa voie, s’élever à la conscience de lui-même, créer les formes intellectuelles, religieuses et morales qui lui sont demeurées propres, enfanter le fond d’idées générales dont il vit encore aujourd’hui.

Mais, à la fin, les flots des invasions mongoles s’étaient déchaînés avec tant d’impétuosité qu’ils avaient passé par-dessus comme une houle immense, et qu’ils avaient recouvert toute la Chine jusqu’à la Mer-Bleue.

Aujourd’hui, elle tombait presque partout en ruines, mais elle se détachait encore fièrement dans l’air limpide, où il n’y avait ni trace de vapeur, ni parcelle de poussière en suspens.

Nous allions en nombreuse société visiter les tombeaux de la dynastie des Ming, et nous marchions grand trot, à travers les champs, au milieu des abricotiers et des lilas en fleurs, dans la fraîcheur matinale de cette journée d’avril.

Tout à coup, du sommet d’une colline, une large vallée nous apparut. Le sol n’était pas cultivé, il n’y avait pas d’habitation, mais, çà et là, au pied des hauteurs qui formaient cercle tout autour, des touffes de verdure faisaient des taches sombres au milieu desquelles des toits d’or émergeaient, resplendissans au soleil.

A l’entrée du défilé, qui était la seule issue de cette vallée, une double rangée de statues d’hommes et d’animaux gigantesques s’allongeait et formait une avenue grandiose, étrange, conduisant aux sépultures impériales. Il y avait là des lions, des éléphans, des chameaux, des licornes, des guerriers, des archers, des prêtres, des dignitaires, dont la silhouette se profilait vaguement dans le lointain...

... Nous nous dirigeâmes vers le plus majestueux de ces tombeaux et l’un des plus anciens, celui où reposent depuis près de cinq siècles les restes de l’empereur Young-Loh : trois vastes cours, ombragées de platanes séculaires, se succédaient et séparaient trois temples dont le soubassement et les degrés étaient de marbre, et dont les toitures surplombantes étaient couvertes de tuiles dorées. Partout, sur les faîtières, sur les architraves, sur les rampes des escaliers, sur les listels des murs, de longs dragons à cinq griffes se tordaient, grimaçaient avec un mélange singulier de rudesse barbare et de souplesse asiatique.

L’herbe poussait entre les pavemens des cours, tandis que des violettes, des balsamines, des pariétaires, des gentianes s’épanouissaient çà et là, autour d’une fontaine, au long d’un mur. Dans le fond, au dernier plan, la colline s’élevait par des pentes rapides, et les cèdres qui s’y dressaient jusqu’au sommet étalaient, à cette heure matinale, des ombres démesurées, mais diaphanes et presque vaporeuses, sur la végétation légère qui croissait à leur pied. Des brises tièdes montaient, avec des senteurs confuses faites d’émanations terrestres et d’odeurs printanières, avec je ne sais quel parfum lointain d’un grand passé historique.

La dynastie des Ming, qui, au XVe siècle, avait fait choix de cette vallée pour y édifier ses sépultures, fut une des plus brillantes qui ait marqué dans l’histoire de la Chine. Elle eut l’instinct de la puissance, le prestige au dehors, l’autorité à l’intérieur, la faveur des lettrés et des philosophes, et elle compta parmi ses empereurs des souverains de grande âme et de grande volonté. Mais ce fut surtout dans le domaine de l’art qu’elle réalisa ses plus glorieuses créations : il lui était échu l’heureuse fortune d’arriver au pouvoir à une époque de renaissance artistique, et, comme elle avait le goût des belles choses et l’intelligence des idées élevées, elle sut favoriser cet épanouissement du génie chinois. Alors avaient apparu des œuvres d’une pureté de galbe, d’une harmonie de couleurs, d’une délicatesse de sentiment qu’on n’avait pas connues encore. À côté des anciennes formules hiératiques, il y avait désormais une liberté d’inspiration, une variété infinie de types. Sur la patine des bronzes, le poli onctueux des jades, l’éclat des porcelaines et le velouté des soies peintes, un monde fantastique de dragons aux replis tortueux et aux fines écailles, de chimères terrifiantes, de phénix éployés, arrivait à la vie et s’animait d’un souffle frémissant ; ou bien une flore aux formes délicieuses, aux nuances harmonieuses s’épanouissait, et la sève végétale circulait dans la pulpe des feuilles, dans les fibres des tiges, dans les lobes entr’ouverts des lotus ; ou bien encore des personnages divins, des vierges gracieuses, entourés de symboles bouddhiques, poursuivaient, avec un charme étrange de mélancolie, le songe éternel de leurs rêveries mystiques.

Et dans cette grande dynastie, l’empereur Young-Loh, dont le sarcophage était là à quelques pas de moi, avait eu sa part de gloire, son œuvre durable et féconde.

Du haut de la colline qui dominait son tombeau, toute la vallée funèbre m’apparaissait dans l’air lumineux, avec des colorations très douces dans les lointains, des tons rosés sur la terre inculte, des demi-teintes violacées là où l’herbe avait poussé, entremêlée de graminées et de fleurs sauvages. On y sentait aussi cette influence singulière du silence répandu sur de très grands espaces, qui est comme le recueillement des choses inanimées.

Je me représentais le long cortège qui tour à tour avait conduit jadis les empereurs Ming à leur dernière demeure. Le cérémonial, déjà bien ancien de leur temps et immuablement réglé depuis des siècles, était celui-là même qui s’applique aujourd’hui encore au décès d’un empereur et qui subsistera intact tant que la Chine, où rien ne change, n’aura pas renouvelé le fond de pensées, de croyances et de traditions, sur lequel elle a édifié depuis plus de trois mille ans tout son passé historique.

La pompe du cortège s’était avancée lentement là-bas vers l’entrée de la vallée, à l’endroit où des nuages de poussière dorée s’élevaient en cet instant ; elle avait défilé dans l’avenue bordée de statues gigantesques, puis elle s’était déroulée avec toute sa magnificence dans les ondulations de la plaine, au pied des tombeaux.

En tête marchaient les trois musiques du palais, et les airs qu’elles jouaient, composés d’après les rites cabalistiques, évoquaient des visions sinistres, des choses effrayantes. Six sortes d’instrumens se faisaient entendre, mais deux surtout dominaient : c’étaient des plaques de jade suspendues à des cadres de bronze et frappées d’une baguette d’ébène ; elles rendaient un son clair, argentin, très doux et qui se prolongeait ; c’étaient aussi des luths dont les cordes étaient de soie : on les réservait pour les cérémonies funèbres, car, suivant le livre des Rites, « les sous que produisent les cordes de soie sont comme des plaintes douloureuses et absorbent l’esprit dans son deuil. » Pour marquer la mesure, des musiciens balançaient en cadence des hampes ornées de touffes de plumes blanches et des lances où pendaient des queues de léopard.

Ensuite venaient les troupes de la garde en masse serrée : les piques en forme de faux décorées de houppes de soie, les sabres d’acier, les arbalètes de bois laqué, les carquois hérissés de flèches, les casques de bronze surmontés d’ailettes d’or et de plumes de faisan, les cuirasses à écailles d’airain, les boucliers de cuir sur lesquels grimaçaient des tigres rouges, les housses des chevaux, les panneaux peints des chars de bataille, le brocard des étendards, les dragons d’or des enseignes, les parasols de satin des généraux, tout le luxe militaire des anciennes dynasties se déployait là dans un scintillement de lumière, dans un éblouissement de couleurs. Puis s’avançait, comme la caravane féerique d’un conte arabe, une file interminable de chevaux et de chameaux, harnachés de cuir blanc et caparaçonnés de soie rouge bordée de zibeline ; ils portaient sur des bâts des coffres de camphrier et de cèdre embaumé remplis de vêtemens et de bijoux, des caisses de parfums, des corbeilles de vivres, des chaises à porteurs tendues de drap d’or, des parasols et des bannières de satin broché, des armes, des arcs et des carquois, des selles brodées et des étriers dorés, des tentes de voyage et des équipages de chasse, tout ce qu’il fallait, en un mot, pour que, dans l’autre vie, rien ne manquât au bien-être et à la majesté de l’empereur défunt.

Mais une autre musique se faisait entendre, et le nouveau fils du Ciel, héritier du défunt, apparaissait sous son dais, entouré des princes du sang, escorté par une armée d’eunuques.

Enfin venait le cercueil impérial ; quatre-vingts hommes le portaient avec peine tant il y avait d’ornemens et de tentures sur le catafalque, tant les planches de la bière, toute d’ébène, étaient épaisses et surchargées de sculptures.

D’autres cercueils suivaient, moins pesans, moins fastueux : ils renfermaient les restes des femmes ou des concubines qui s’étaient suicidées pour ne pas survivre à leur maître et pour le servir sous terre comme elles lui avaient appartenu dans ce monde. Ainsi firent, au décès de chaque souverain, celles de ses femmes qu’il avait aimées ou distinguées ; ainsi fit, il y a dix ans à peine, l’impératrice Aluteh, veuve de l’empereur Tong-che.

Le cortège se prolongeait très loin encore par les fonctionnaires de la cour, par les hauts dignitaires avec leur suite, et par tout ce qu’il y avait de grand dans l’empire.

Cependant, des courriers se rendaient dans les provinces, proclamant la mort du fils du Ciel, et toute la Chine aussitôt prenait le grand deuil. Pendant les cent premiers jours, les hommes devaient porter la barbe et les cheveux incultes, et il était interdit aux femmes de parer leur coiffure. Puis, durant toute l’année qui suivrait, les fonctionnaires ne revêtiraient plus que des robes et des fourrures blanches; pendant ces douze mois, il ne serait célébré ni mariages ni fiançailles; plus de réjouissances publiques, plus de spectacles, plus de fêtes dans les familles : le son des flûtes et des violons ne devait plus se faire entendre, même aux enterremens, et l’emploi de la couleur rouge, qui est d’un heureux augure, était banni dans tout l’empire...

Aujourd’hui, les corps des empereurs Ming reposaient sous les collines sacrées, loin de la rumeur des vivans, tout au fond de longs souterrains dont l’issue était derrière les temples. A l’autre extrémité, presque au centre de la colline, une porte murée, sur laquelle était simplement gravé le nom du défunt, protégeait à jamais son cercueil contre toute curiosité sacrilège.

C’est là qu’ils continuaient leur existence passée. Les passions qui les avaient animés jadis et les impressions qui avaient laissé trace dans la monotonie des heures, les enivremens passagers de la toute-puissance et, par compensation, la lassitude des adorations sans fin, l’effroyable isolement moral de leur vie d’idole, le rituel implacable des cérémonies religieuses et politiques, la célébration des sacrifices au ciel dont ils étaient sur terre l’émanation divine, l’interprétation des livres de Confucius dans le temple du Tchouan-Sin, les séances du grand conseil tenues chaque nuit au palais en présence des ministres prosternés, les campagnes guerrières contre les Mongols et les hordes tartares, les grandes chasses dans les forêts solitaires sur les bords du fleuve Jaune, les délassemens avec les concubines dans le parc de Nan-juan ou sur le « lac d’Or » au palais de Pékin, toute leur vie enfin recommençait, mais chaque année plus indécise et plus léthargique, chaque jour plus semblable à une vapeur de nuage qui se dissipe, à un souvenir qui s’efface.

Pour eux se déroulait, hors du temps et de l’étendue, une histoire idéale qui ne serait jamais écrite, et dont les faits consignés aux annales de l’empire n’étaient plus que l’ombre et le reflet, histoire réelle pour eux seuls maintenant, faite de leurs ambitions, de leurs fautes, de leurs grandeurs, de leurs déceptions de jadis, — histoire légendaire pour ainsi dire où, comme des fantômes, repassaient les personnages d’autrefois, où les événemens se projetaient vagues et flottans comme des lueurs sur l’eau. Ainsi, d’après les croyances chinoises, les empereurs défunts continuaient de subir dans le tombeau la loi d’illusion éternelle qui veut que toujours la réalité des choses nous échappe, que nous ne puissions jamais atteindre que des apparences, et que le monde extérieur ne soit que l’image de nos pensées.

Une fois cependant, vers le milieu du XVIIe siècle, l’âme de ces souverains dut être violemment secouée dans sa torpeur et ressentir, avec toute la puissance d’émotion dentelle était encore capable, une colère indignée et une douloureuse angoisse.

Leur dynastie était renversée, les Tartares-Mandchoux occupaient Pékin, l’empereur Tsoung-ching se suicidait dans son palais pour ne pas survivre à son déshonneur, et l’envahisseur, se proclamant fils du Ciel, inaugurait la dynastie « très grande et très pure » des Tsing.

Qu’allaient devenir les âmes des Ming ? Qui leur rendrait désormais les honneurs funèbres, qui subviendrait à leurs besoins ? Cette inquiétude ne dut pas être de longue durée, car ce fut un des premiers soins de la dynastie nouvelle de décider, — comme les Ming l’avaient fait d’ailleurs pour les souverains dont, deux cents ans auparavant, ils avaient pris la place, — que les sépultures de la dynastie déchue ne seraient pas abandonnées, et qu’il serait pourvu à l’entretien de leurs tombeaux, à la continuité de leur culte, à la dignité de leur vie d’outre-tombe.

Et, depuis lors, rien n’était venu doubler les empereurs Ming dans les tombeaux que j’apercevais çà et là autour de moi à travers la masse sombre des cèdres, dans l’air léger de cette matinée de printemps. Peut-être d’autres dynasties s’élèveraient au trône impérial, mais toutes sans doute se feraient un devoir d’honorer leurs âmes, et éternellement ils poursuivraient sous terre le rêve majestueux de leur existence passée, le songe grandiose qu’ils n’achèveront jamais.

Tous ces souvenirs d’un passé peu lointain s’évoquaient spontanément dans ce lieu. La solitude et le silence qui y régnaient, la simplicité des édifices et la grandeur de leurs proportions, la beauté pittoresque du site qui les encadrait, tout concordait à produire un effet saisissant de majesté et de puissance humaines, une impression de tristesse qui n’avait rien de sentimental, rien d’élégiaque, mais qui était simple, grave et recueillie.

... Cependant l’heure de midi approchait, les ombres s’étaient raccourcies, et les toitures jaunes, les dragons dorés miroitaient avec éclat aux rayons du soleil.

Au-dedans du plus grand des trois temples, une clarté pâle et fraîche régnait qui, s’obscurcissant vers les fonds, en reculait la perspective, et qui faisait contraste avec la lumière éblouissante du dehors. Au centre, une statue de Bouddha s’élevait, calme et pensive, reflétant sur sa physionomie la profondeur de ses méditations, l’infinie mélancolie de son rêve divin. C’est là, au pied de l’autel, devant les lotus sacrés, les flambeaux et les brûle-parfums mystiques, que la table de notre déjeuner avait été dressée, et nous prîmes gaîment notre repas à l’endroit même où les souverains de la grande dynastie chinoise venaient autrefois honorer par des présens et des mets funéraires l’âme de leur ancêtre, l’empereur Young-Loh, fils du Ciel, troisième représentant de la dynastie « très brillante » des Ming.


MAURICE PALEOLOGUE.