Sénégal et Soudan français

Sénégal et Soudan français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 633-674).
SENEGAL ET SOUDAN FRANÇAIS
D’APRES
LES RECENTES PUBLICATIONS

I. Annales sénégalaises de 1854 à 1885, suivies des traités passés avec les indigènes ; ouvrage publié avec l’autorisation du ministre de la marine. Paris ; Maisonneuve, 1885. — II. Sénégal et Niger, la France dans l’Afrique occidentale, 1879-1883, publication du ministère de la marine Paris ; Challamel, 1884. — III. Notices coloniales publiés à l’occasion de l’exposition d’Anvers, par le ministère de la marine. Paris, 1885. — V. Faidherbe, le Soudan français (trois brochures extraites du Bulletin de la Société de géographie de Lille). Lille ; Daniel, 1881-1885. — VI. Les Français au Niger, voyages et combats, par le capitaine Piétri. Paris ; Hachette, 1885. — VII. Mission d’exploration du Haut-Niger, Voyage au Soudan français, par le commandant Gallieni. Paris ; Hachette, 1885. — VIII. Documens diplomatiques, affaires du Congo et de l’Afrique occidentale (publication du ministère des affaires étrangères). Paris, 1885.

Le livre des Annales sénégalaises, publié sous la direction de M. le général Faidherbe et avec l’autorisation du ministre de la marine, contient d’abord un résumé de nos campagnes au Sénégal pendant près de trente années. Les récits ont un caractère purement militaire et sont rédigés avec une concision voulue, l’imperatoria brevitas. Ils sont suivis de toute la série des traités conclus à diverses époques avec les pays baignés par le Sénégal, les rivières du Sud et le Haut-Niger. La publication a donc un but pratique : elle doit être un manuel pour quiconque aura affaire aux petits états de ces régions : « les fonctionnaires et les militaires tout naturellement, puisqu’ils peuvent être appelés à exercer quelque commandement territorial et à traiter certaines questions relatives à la politique du pays ; puis les commerçans, qui seront bien aises de savoir quel degré de sécurité, quelles garanties peuvent présenter les opérations commerciales avec telle ou telle population. »

Une autre publication du ministère de la marine paraît en ce moment même : les Notices coloniales, rédigées à l’occasion de l’exposition d’Anvers, sont destinées à faire connaître les progrès de tout ordre accomplis dans nos diverses colonies : mouvement de la navigation et du commerce, travaux publics, cultures, immigration européenne, etc.

Le même ministère a publié l’année dernière un ouvrage important, rédigé sous la direction du colonel Borgnis-Desbordes, intitulé : Sénégal et Niger, mais dans lequel le Niger, c’est-à-dire l’avenir de notre colonie sénégalaise, occupe la plus grande place. On y trouvera l’histoire des missions topographiques et politiques, des expéditions militaires qui nous ont ouvert le Soudan et amené l’établissement de la domination française sur l’un des trois grands fleuves de l’Afrique. Il est accompagné d’un petit atlas, renfermant de bonnes cartes de la région sénégalaise et soudanienne, jusqu’à Tombouctou, notre grand objectif, et les plans et profils des principales forteresses que nous avons élevées dans les pays récemment occupés.

À ces publications officielles il faut ajouter les œuvres d’hommes qui, après avoir lutté pour la grandeur de la colonie, se sont voués à la tâche de la faire connaître à la France et de défendre devant l’opinion prévenue ou indifférente les intérêts et l’avenir que nous avons là-bas. Nous ne pouvons que rappeler Mage et Quintin, les premiers Français qui, depuis René Caillé, se soient aventurés dans la région du Niger, et qui, en 1866, firent signer un traité au sultan actuel de Ségou, Ahmadou[1]. Parmi les travaux récens, nous citerons en première ligne le Soudan fronçais de M. le général Faidherbe : c’est là qu’il a exposé et défendu la politique dont il a été le premier promoteur ; puis le récit par M. le commandant Gallieni de la mission périlleuse qui, à travers des pays peu connus et parmi des aventures souvent tragiques, l’amena dans les états d’Ahmadou ; enfin, des récits de voyages et de combats par M. le capitaine Piétri, qui fut successivement le compagnon de M. Gallieni dans sa mission pacifique au Niger et de M. Borgnis Desbordes dans son expédition victorieuse des rives du Sénégal aux rives du Niger[2]. C’est à l’aide de ces travaux et aussi des documens et discussions parlementaires qui se sont produits dans les deux chambres à l’occasion des crédits pour la construction des forteresses et du chemin de fer sénégalais, ainsi que des documens diplomatiques relatifs à la récente conférence de Berlin, que j’essaierai de faire connaître l’état actuel de nos possessions sur le Sénégal et le Niger. La Revue en a entretenu à plusieurs reprises ses lecteurs[3]. Le dernier article qu’elle ait publié est celui de M. Paul Bourde, à la date du 1er décembre 1880. Ce travail a paru au moment où s’accomplissait la première partie de la mission de M. Gallieni. On connaissait à cette époque sa marche à travers le pays de Rita, le combat qu’il avait soutenu à Dio contre les Bambaras, ou plutôt le guet-apens où il avait failli succomber ; mais on ne savait encore rien sur son arrivée et sur son séjour dans les états d’Ahmadou ; la première des expéditions du colonel Borgnis-Desbordes n’était encore qu’en préparation ; et enfin, dans notre parlement, les grandes discussions sur le projet du chemin de fer du Haut-Sénégal n’avaient pas encore commencé. Ce sont donc les faits postérieurs aux derniers mois de l’année 1880 qui feront l’objet principal de cette étude. Toutefois, il est indispensable de revenir, à certains égards, sur la période antérieure afin de dégager du passé les origines des grandes questions actuellement pendantes.


I.

Il y a trente-quatre ans, nos établissemens du Sénégal étaient encore dans l’état d’insignifiance qu’ont décrit les plus anciens collaborateurs de la Revue, par exemple, M. Cottu dans son article de 1845. Nous ne tenions du pays que ce qui était sous la bouche de nos canons : outre l’île de Gorée, nous avions Saint-Louis et sa banlieue; en remontant le fleuve, les trois petits forts de Richard-Toll, Dagana et Bakel ; mais au-delà de Bakel, aucun établissement sérieux, aucune influence. Dans la région dite des rivières du Sud, nous n’avions que Sedhiou sur la Cazamance. Tel était notre domaine africain dans une région où nos marins dieppois, au XIVe siècle, ont peut-être précédé les Portugais et où Colbert nous avait établis.

Dans le bassin inférieur du Sénégal, au-dessous de Bakel, aucun des petits états du pays, de race ouolofe ou peuhle, même ceux qui forment comme la banlieue de Saint-Louis ne nous obéissait : ni le Oualo, ni le Cayor, ni le Baol, ni le Sine, ni le Saloum, le long de la côte; ni le Dimar, ni le Fouta-Toro, ni le Damga, ni le Guoy, le long du fleuve ; ni le Guidimarka et le Boundou, qui flanquent, sur la rive droite et sur la rive gauche, le poste de Bakel ; à plus forte raison ni le Djolof, ni le Fouta, qui sont plus avant dans les terres. Tous ces pays, convertis depuis longtemps à l’islamisme et qu’habitent les musulmans les plus fanatiques de la région, nous haïssaient et nous méprisaient; en proie à une sorte d’anarchie féodale, aux guerres de village à village qui n’avaient pour objet que l’enlèvement des esclaves, dévastés par toutes les pratiques de la traite, ils produisaient peu et n’avaient aucune importance pour notre commerce.

Sur la rive droite du Sénégal dominaient les Maures. Ils étaient et ils sont encore divisés en trois grandes peuplades : les Trarzas, les Braknas et les Douaïchs. Resserrés entre le fleuve et le désert, ils considéraient les pays fertiles de la rive gauche comme un territoire de chasse, où le gibier, c’était l’homme. Chaque année, leurs bandes dévastatrices se répandaient sur les pays ouolofs et peuhls ; grâce à leur cavalerie, à une certaine supériorité d’armement, ils inspiraient une terreur folle aux indigènes. Tantôt ils saccageaient les villages, exterminant la population mâle, emmenant les femmes et les enfans; tantôt ils laissaient aux roitelets du pays le soin de les pourvoir de chair humaine. Nous faisions avec eux un certain commerce ; nos trafiquans leur achetaient surtout des gommes, produit principal des régions du nord; mais ce commerce était pour nous l’occasion de vexations et d’avanies sans nombre. Les chefs maures fixaient eux-mêmes les escales, points du fleuve sur lesquels devaient se faire les échanges : ils levaient sur tous les marchés des coutumes, redevances très lourdes, qu’ils fixaient arbitrairement et percevaient de même. Ces tributs que leur payaient nos négocians ne nous mettaient pas à l’abri de leur hostilité : à tout moment, les dépôts de marchandises, les chalands qui naviguaient sur le fleuve étaient pillés. Rien n’égalait leur insolence : Mohammed-el-Habib, roi des Trarzas, n’avait-il pas VII, en 1850, une députation d’habitans et de négocians de Saint-Louis lui apporter une humble pétition pour lui demander la paix? Aussi son propos le plus habituel était qu’à la première rupture avec les blancs, il viendrait faire son salam dans l’église de Saint-Louis. Ces rodomontades étaient prises au sérieux par toutes les tribus : pas un indigène ne nous croyait en état de résister aux Maures, et ils avaient des partisans jusque dans la population noire de notre chef-lieu. Les roitelets nègres étaient à peine moins insolens. Jamais les Hollandais dans l’ancien Japon, les négocians anglais et français, lors de leur premier établissement sur les côtes de l’Indoustan, n’avaient été dans une situation plus précaire. Le Sénégal figurait sur les états officiels comme une possession française, comme une province de notre empire colonial ; mais en réalité nous n’y étions ou nous n’y semblions que tolérés et nous passions aux yeux des indigènes pour de simples mercanti.

C’est seulement vers 1854 que nous avons commencé à nous relever. Sur des ordres venus de la métropole, le capitaine Protêt, alors gouverneur, remonta le fleuve et, à Podor, jeta les fondations d’une forteresse dont M. Faidherbe, alors capitaine du génie, dirigea les travaux. Puis, comme on avait à se plaindre des gens du Dimar, on enleva d’assaut leur tata ou village fortifié de Dial match.

A une nouvelle politique il fallait un nouveau représentant. M. Faidherbe, promu au grade de commandant, fut nommé gouverneur. Les instructions qu’il reçut étaient des plus catégoriques :


Nous devons dicter nos volontés aux chefs maures pour le commerce des gommes. Il faut supprimer les escales en 1854, employer la force si l’on ne peut rien obtenir par la persuasion. Il faut supprimer tout tribut payé par nous aux états du fleuve, sauf à donner, quand il nous plaira, quelques preuves de notre munificence aux: chefs dont nous serons contens. Nous devons être les suzerains du fleuve. Il faut émanciper complètement le Oualo en l’arrachant aux Trarzas et protéger en général les populations agricoles de la rive gauche contre les Maures. Enfin, il faut entreprendre l’exécution de ce programme avec conviction et résolution.


C’est à cette œuvre que M. Faidherbe consacra neuf années de sa vie (de décembre 1854 à décembre 1861 et de juillet 1863 à juillet 1865.) Le programme comprenait deux points essentiels : 1° affranchir notre commerce des vexations des Maures, délivrer la rive gauche de leurs incursions et les cantonner sur la rive droite ; 2° faire sentir notre autorité aux populations ouolofes et peuhles de la rive gauche et dégager nos forts.

La guerre contre les Maures commença en mars 1855. Des propositions avaient été adressées au roi des Trarzas : suppression des escales, suppression des coutumes, renonciation au Oualo, cessation des pillages sur la rive droite. Le roi fit répondre au gouverneur :


J’ai reçu tes conditions, voici les miennes : augmentation des coutumes des Trarzas, des Braknas et du Oualo ; — destruction immédiate de tous les forts bâtis dans le pays par les Français; — défense à tout bâtiment de guerre d’entrer dans le fleuve; — établissement de coutumes nouvelles pour prendre de l’eau et du bois... — enfin, préalablement à tout pourparler, le gouverneur Faidherbe sera renvoyé en France ignominieusement.


Les Maures étaient admirablement organisés pour une guerre de razzia ; ils avaient des chevaux de race arabe, infatigables ; très sobres eux-mêmes, durs à la fatigue, ils ne surchargeaient pas leur monture de vivres et d’objets de campement. Ils étaient armés de fusils à pierre; mais ceux-ci éclataient souvent, si bien que beaucoup de guerriers sont estropiés aux mains et aux bras. Les Maures ont un genre de bravoure qui leur est particulier. Comme leur vie, c’est le pillage, leur point d’honneur consiste à piller sans être tués ni blessés. Si un noble trarza est tué à l’ennemi, c’est un déshonneur pour sa famille.

C’est avec ce singulier adversaire que commença sur toute la partie du fleuve qui baigne les pays maures, c’est-à-dire jusqu’auprès de Bakel, une lutte de chaque jour. Le récit de ces combats rappelle un peu ceux de Tite Live sur les premières guerres des Romains contre les Èques, Sabins, Volsques, dont les trophées étaient surtout des gerbes de blé et des troupeaux, et qui se renouvelaient à chaque printemps, à chaque moisson :


Le 2 février 1856, notre allié, Fara-Penda, alla enlever, à l’extrémité du lac Cayor, 800 moutons aux Ouled-el-Fari ; il tua quelques Maures et eut un homme tué et un homme blessé. Le même jour, des Peuhls du Toro, du Dimar et des volontaires de Podor enlevèrent 350 moutons aux Braknas, sur la rive droite. Le lendemain, M. le sous-lieutenant Bénech, avec une partie de la garnison de Podor et des laptots (matelots) du Basilic, prit et brûla un camp de Ktibats, sur la rive gauche. Le 7 février, 400 volontaires de Saint-Louis enlevèrent, au marigot des Maringouins, 600 moutons aux Loumag. Enfin, le 28, Fara-Penda, avec ses hommes seuls, alla faire une nouvelle razzia qui réussit; il ramena 700 moutons, des ânes, des chameaux et dix prisonniers ; il avait tué plusieurs Maures et n’avait éprouvé aucune perte.


Cette citation suffira pour donner une idée de cette guerre. Sans doute, à plusieurs reprises, des colonnes françaises passèrent sur la rive droite; mais les rois maures, si fanfarons à distance, n’attendaient jamais nos soldats : notre approche, la seule nouvelle de notre approche, suffisait pour que des armées de cavaliers s’évanouissent dans les profondeurs du désert. Ces campagnes étaient pour nos soldats infiniment pénibles, plus rudes même que les marches de Bugeaud à la poursuite d’Abd-el-Kader : une région sablonneuse, des eaux malsaines, un sol brûlant, un ciel de feu éprouvaient nos colonnes. La guerre qu’il fallait faire à l’insaisissable ennemi, c’était donc surtout sa guerre à lui, une guerre de razzia. Il fallait démontrer à ces Maures, pour qui elle était une industrie, que cette industrie désormais ne serait plus lucrative. En faisant le compte de leurs profits et pertes, en mettant en regard le nombre des moutons, des bœufs et des ânes pris à nos alliés et celui des bêtes qu’on leur prenait, ils devaient acquérir la conviction que la balance n’était pas à leur avantage. Ajoutant aux pertes de bétail celles qui résultaient de la cessation des échanges, ces intelligens négocians, ces fins négriers, ces avisés bandits ne pouvaient manquer d’en tirer une conclusion. Le nombre des leurs qui, en mourant de la mort des braves sous les balles de nos carabines, se trouvaient avoir déshonora leur famille, achevait brillamment la démonstration. Enfin, la construction des forts de Saldé et de Matam, dans l’intervalle compris entre Podor et Bakel, faisait du fleuve une barrière presque infranchissable pour eux.

Aussi, à la date du 1er novembre 1855, du 20 mai, du 10 juin 1858, trouvons-nous, dans l’appendice des Annales sénégalaises, trois traités conclus successivement avec le roi des Douaïchs, le roi des Trarzas, le roi des Braknas. Ces trois traités sont à peu près ideptiques dans leur teneur :

« Considérant qu’il est juste que les cheïcks des nations maures... tirent un revenu du commerce de la Comme, produit des forêts de leur pays, récolté et apporté par leurs sujets,.. » le gouvernement français consent à ce qu’un droit soit perçu à leur profit sur le lieu d’échange. Seulement, pour que ce droit ne puisse donner naissance aux abus d’autrefois, il devra être perçu, dans nos propres comptoirs, par des agens que désigneront les princes maures, mais surveillés par nous. Les rois de la rive droite renoncent à toute autre perception, sous quelque nom et sous quelque prétexte qu’elle puisse se produire. Ils s’engagent à protéger les sujets français, qui, sans armes, iront trafiquer chez eux ; ils défendront à leurs sujets de pénétrer en armes sur notre territoire. Ceux-ci seront traités dans les pays de notre obéissance comme les sujets français au pays maure.

Le roi des Trarzas reconnaissait formellement notre protectorat sur le Oualo, le Dimar, le Cayor et autres états de la rive gauche et s’interdisait de jamais intervenir dans leurs affaires.

Les Maures profitèrent si bien de la leçon que, depuis ces traités, pas une seule fois la paix n’a été troublée. Ce fut une paix profonde, ainsi que la caractérisent les documens ultérieurs. Une vingtaine d’années après, les traités conclus par M. Faidherbe sont renouvelés et modifiés ; les modifications mêmes montrent quelle amélioration s’était accomplie dans nos rapports avec ces peuplades. Dans les traités Faidherbe, les Français déclarent « qu’ils ne veulent, pour le moment, acheter la Comme que dans leurs établissemens de Saint-Louis, Dagana, Podor, Saldé, Matam, Bakel et Médine » : on limite le nombre des points d’échange afin d’assurer plus efficacement la protection. Au contraire, dans les traités conclus en 1877 ou 1879, grâce « à vingt et un ans d’une paix profonde, » ces restrictions ne sont plus nécessaires : désormais « le commerce des gommes se fera librement et partout, » soit à terre, soit à bord des embarcations, soit dans nos établissemens. En même temps, les coutumes, maintenues, mais régularisées par les traités Faidherbe, disparaissent ; elles sont remplacées par une indemnité fixe, annuelle, payable par trimestre et que le commandant de chaque forteresse est chargé de verser au chef maure le plus voisin de sa circonscription.

Parallèlement aux opérations contre les Maures s’était poursuivie, sur la rive gauche, la guerre contre les états ouolofs et peuhls. Le plus rapproché de notre chef-lieu, celui-là même sur le territoire duquel est bâti Saint-Louis, le royaume de Oualo, avait été conquis en 1855. La reine, après nous avoir sommés d’évacuer les îles qui sont comme les faubourgs de cette ville, avait dû se réfugier dans le Cayor. On avait pensé d’abord à laisser au Oualo son autonomie en lui donnant un autre roi ; mais en présence de l’obstination des chefs à se considérer comme les sujets du roi des Trarzas, on s’était vu dans la nécessité, en décembre 1855, d’annexer le pays. Il fut divisé en cinq cercles qu’administrèrent des chefs nommés par nous.

Avant d’aller plus loin, on eut à lutter contre un prophète qui s’éleva tout à coup sur le haut fleuve. El-Hadji-Omar, c’est-à-dire Omar le Pèlerin, à qui son voyage aux villes saintes d’Arabie avait acquis le droit de porter le turban vert, était né au village d’Aloar, près de Podor. Il était de race toucouleure ; il recruta d’abord ses adhérens parmi les populations toucouleures, dans le sud du Fouta, au pays de Dinguiray. La question d’El-Hadji, que nous réduisîmes ensuite à n’être plus qu’une question soudanienne, fut donc, à l’origine, une question sénégalaise.

L’objectif d’El-Hadji ou Alagui, comme l’appelaient les indigènes, c’étaient les pays encore païens, situés alors beaucoup à l’est de nos possessions ; mais il avait des partisans dans les pays musulmans qui nous avoisinaient. L’agitation qu’entretenaient ses émissaires dans le Fouta, le Bambouc, le Boundou, le Guoy, annonçait suffisamment que, dès que le redoutable pèlerin en aurait fini avec les idolâtres, ce serait le tour des Français. Encouragé par ses premiers succès dans le Kaarta, il faisait piller nos traitans sur le haut fleuve et adressait aux indigènes de Saint-Louis une proclamation où il les appelait à se joindre à lui. On pouvait donc s’attendre à voir de près ses talibés (forme sénégalaise de l’arabe taleb, tolba), c’est-à-dire ses savans, ses théologiens, ses lettrés, ainsi nommés parce qu’ils étaient censés avoir étudié le Koran, mais qui, en réalité, n’étaient que des soudards fanatiques, totalement illettrés, et les plus grands brigands du pays.

Ce fut un moment critique pour la colonie : la lutte avec les Maures durait encore, et, pendant que celle-ci anéantissait le commerce au-dessous de Bakel, les violences des Toucouleurs l’anéantissaient au-dessus de ce point. On avait à la fois une double guerre sur les bras : pendant la saison sèche, il fallait batailler dans les sables des Trarzas et les broussailles du Oualo ; quand venait la saison des pluies, il fallait profiter de la crue du fleuve pour le remonter avec la flottille et courir au secours de nos établissemens menacés.

La situation fut sauvée par une décision hardie du gouverneur. Il résolut, à 250 lieues de Saint-Louis, en plein pays insurgé, de fonder une forteresse nouvelle. Le pays à occuper s’appelait le Khasso et son roi s’appelait Sambala. Il n’était pas musulman ; au contraire, en haine du Koran, il affectait de boire du dolo (bière du pays) ; c’était là sa profession de foi, et il la renouvelait avec tant d’ardeur que l’on peut bien considérer l’ivrognerie comme son péché mignon. Il faut lui rendre cette justice que constamment il a été notre allié, héroïque à l’occasion, et toujours fidèle. Un marché fut promptement conclu avec Sambala. Moyennant 5,000 francs une fois payés et une rente annuelle de 1,200 francs, il nous céda sur la rive gauche un vaste territoire. Sous les yeux du gouverneur, les travaux furent commencés le 15 septembre 1855 et durèrent vingt-deux jours. Médine était fondée.

En avril 1857, les troupes du prophète en firent le siège. Nous renvoyons aux récits du général Faidherbe, où l’on trouvera les dramatiques épisodes de la défense de la place par le mulâtre Paul Holle et de sa délivrance par le gouverneur. Avec une cinquantaine d’hommes, dont 9 Européens, l’énergique commandant brava, pendant quatre-vingt-dix-sept jours, l’effort d’une armée de 20 à 25,000 hommes, repoussa deux assauts, protégea le village de notre allié Sambala. C’est au moment où la garnison en était réduite à ses dernières cartouches et à ses dernières rations, quand le commandant avait déjà tout préparé pour se faire sauter, que M. Faidherbe, surchargeant les soupapes de sûreté à faire éclater les machines de ses bateaux à vapeur, parvint à remonter les rapides du Sénégal et à jeter sur la rive du fleuve, en vue de Médine, les 500 hommes qui formaient toute l’armée de secours.

Cette année 1857 est mémorable dans l’histoire de la colonie. Il fut établi pour toutes les peuplades, musulmanes ou païennes, sur le Sénégal aussi bien que sur le Niger, et dans toutes les contrées où le nom français pouvait être connu, ne fût-ce que par des légendes, qu’il n’était pas au pouvoir d’une armée indigène, si formidable qu’elle fût, de prendre la moindre des forteresses françaises. Fût-elle aussi aguerrie et aussi bien équipée que celle d’El-Hadji, fût-elle conduite par un envoyé d’Allah, elle se briserait toujours devant les remparts abrités du drapeau tricolore. C’est là une conviction enracinée si profondément dans l’esprit des indigènes que pas une seule fois, depuis 1857, on n’a attaqué sérieusement une de nos forteresses, quelque aventurée que fût sa position. Il semble que le prestige de nos postes soit fait du prestige même du prophète qui avait si misérablement échoué devant Médine.

Une autre conséquence de la victoire de Médine, c’est que dès lors El-Hadji évite avec plus de soin que jamais les régions soumises à notre influence. Il disparaît pour ainsi dire de notre horizon, d’ailleurs assez limité à cette époque. Il va guerroyer contre les païens du Bélédougou, du Kaarta, contre les états musulmans du Massina et du Ségou. En trois ans, toutes ces régions sont conquises ou dévastées ; ses bandes courent jusqu’à Tombouctou, qui est saccagé ; il établit à Ségou le siège d’un empire très vaste, mais qui dès lors est menacé dans toutes ses parties, ou par la résistance des races vaincues, ou par l’ambition des membres de sa famille. C’est au milieu de cette mêlée confuse de peuplades et d’intrigues que, vers l’année 1865, le prophète termine mystérieusement sa carrière. Refoulé dans le Massina par un soulèvement des Bambaras, assiégé dans Hamdallahi, trahi peut-être par un de ses neveux, Tidiani, aujourd’hui un des rois du Massina, il paraît qu’il s’illustra par une défense héroïque. Réduit aux extrémités, mais voulant ne pas paraître violer la loi divine qui défend au croyant d’attenter à ses jours, il s’assit sur un baril de poudre, et l’un de ses derniers fidèles y mit le feu. C’est à Hamdallahi qu’il périt, mais c’est à Médine, par la main de Paul Holle et de Faidherbe, qu’il avait été frappé à mort.

A partir du siège de Médine, nous n’avons plus, sur la rive gauche du Sénégal, à combattre pour l’existence. La lutte se trouve réduite aux proportions des petites guerres locales.

Dès 1856, M. Faidherbe a commencé la conquête du Cayor. C’est la conquête qui nous a coûté le plus d’efforts et qui a présenté le plus de vicissitudes. Le chef que nous y avions reconnu, Lat-Dior, signe des traités avec nous, puis les viole. On le chasse et on le remplace par un autre, l’ivrogne Madiodio, qui ne peut se maintenir. Après avoir longtemps combattu Lat-Dior, on espère assurer la tranquillité du pays en le rétablissant comme roi, et d’abord il nous rend d’importans services. Puis, en 1883, quand il voit commencer les travaux du chemin de fer qui doit traverser de part en part ses états, comprenant que c’en est fait de son indépendance, il se révolte une fois de plus, ainsi que son neveu Samba-Laobé. Celui-ci est fait prisonnier le 2 mai ; comme ses droits à la royauté sont incontestables, on ne trouve rien de mieux que de le proclamer roi, à la condition qu’il interdira le pays à son oncle, qu’il ne s’opposera ni à la construction du chemin de fer, ni à celle des forts destinés à le protéger. Depuis lors, le pays est tranquille, et sa soumission peut être considérée comme définitive.

Au sud de Cayor, les rois du Baol, du Sine, du Saloum, en 1859, ceux de la basse et de la haute Gazamance en 1860 et en 1861, ont dû accepter notre protectorat. Un des chefs du Saloum, Maba, s’est avisé quelques années après, de se donner pour prophète et de prêcher la guerre sainte. Le combat de Somb, 18 juillet 1867, où il fut tué avec ses principaux adhérens, mit fin à sa mission.

Plus au sud encore, entre les possessions portugaises du Rio-Grande et la colonie anglaise de Freetown, les états nègres du Rio-Nunez, du Rio-Cassini, du Rio-Pongo, du Forrécaréah, de la Mellacorée, ont tous, dans les années 1865 et suivantes, reconnu notre domination ou notre protectorat. Nous occupons cent lieues de côte rien que dans ces régions : en tout, trois cents lieues sur le littoral sénégambien.

A l’est du Cayor et des autres pays mentionnés ci-dessus, s’étend le Fouta, c’est à dire le pays par excellence des Fouts (un des noms de la race peuhle). Cette vaste région était et est encore le principal foyer de fanatisme musulman. C’était alors une agglomération confuse d’états et de confédérations : Dimar, Toro, Damga, Boundou, Bambouk, Fouta central, etc. De cette agglomération, M. Faidherbe, par un traité du 18 juin 1858, démembra le Dimar, qui forma un état séparé, sous le protectorat français. Par un traité du 10 avril 1859, il en sépara, dans les mêmes conditions, le Toro ; par un traité du 10 septembre 1859, le Damga. En août 1859, il signa un traité avec le chef suprême du Fouta central. Pourtant, dans le Fouta ainsi démembré, une insurrection éclata : le nouveau gouverneur, M. Jauréguiberry, la dompta par les brillans combats de Mbirboyan et de Loumbel (1862). En 1868, le Fouta, qui a la spécialité des prophètes, et qui nous avait déjà envoyé El-Hadji et Maba, suscita encore Ahmadou Cheïkou. Lat-Dior fut d’abord son allié, mais notre politique l’arma contre l’envoyé d’Allah, et il contribua à la sanglante victoire de Boumdou (11 février 1875), où le saint homme périt avec cinquante-trois membres de sa famille et tous ses lieutenans. C’était le troisième prophète dont nous faisions échouer la mission.

En 1859 et 1863, le Damga et le Toro, du consentement de leurs habitans, furent annexés à la colonie. Puis le vieux Fouta subit de nouveaux démembremens : le Lao et l’Irlabé furent, en 1877, placés sous notre protectorat.

En 1880, l’établissement d’une ligne télégraphique dans le Fouta fut le prétexte d’une révolte des Bosséyabé, établis entre les forts de Saldé et de Matam ; leur chef Abdoul-Boubakar fut battu à N’Dourbdaiou (1881), et s’engagea de nouveau, avec tous les chefs du pays, « à respecter religieusement les traités antérieurs » et à protéger la ligne télégraphique. En 1883, le Fouta central se sépara de l’ancien Fouta et accepta notre protectorat. Depuis lors, le Fouta, bien qu’il soit resté un champ de recrutement pour les bandes du sultan de Ségou, ne nous a plus donné d’embarras sérieux.

Quant au Fouta-Djalon, vaste confédération d’états peuhls, situé au sud-est des régions précédentes, appuyée à la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de la Gambie de celui du Niger, M. Bayol en a entretenu les lecteurs de la Revue. La convention de protectorat qu’il a fait signer, le 4 décembre 1881, et qui a été suivie d’un voyage à Paris par quatre chefs du pays, est, paraît-il contestée par les Anglais. Ils prétendent que, quelque temps avant le traité Bayol, un traité semblable aurait été conclu avec les mêmes chefs par un envoyé du gouverneur de Sierra-Leone. Il serait fâcheux qu’on eût permis à ces entreprenans voisins de nous précéder dans cette région ; mais cet acte, à supposer qu’il ait une valeur, peut rester parfaitement inutile entre leurs mains, si nous voulons bien hâter un peu notre progrès vers les sources du Niger.

Nous n’avons mentionné, dans cet exposé, que les expéditions les plus importantes, et nous nous sommes abstenus d’entrer dans le détail. Il est bon cependant de signaler quelques caractères des guerres sénégalaises. Il faut montrer d’abord avec quels faibles moyens on a obtenu de si grands résultats. C’est presque uniquement avec les forces militaires de la colonie que les Maures ont été refoulés sur la rive droite, les états de la rive gauche soumis à notre domination, l’essor de trois prophètes brisé. Or, ces forces militaires n’ont jamais dépassé, nous dit M. Faidherbe, trois bataillons d’infanterie, dont deux indigènes, un escadron de spahis, mi-parti indigène, deux batteries d’artillerie et quelques autres petits corps. Il faut y ajouter le concours qu’ont prêté, dans nombre de campagnes, les volontaires de Saint-Louis, de Podor, de Bakel, qui sont en grande majorité des nègres et des gens de couleur. Les laptots, ou mariniers indigènes du fleuve, ont été des auxiliaires précieux. Il est à noter que l’élément natif, tirailleurs, spahis, laptots, volontaires, a été d’une fidélité qui ne s’est jamais démentie, bien qu’il y ait parmi eux beaucoup de musulmans. Dans deux ou trois circonstances seulement, il a fallu avoir recours soit aux forces supplémentaires de la métropole, soit à celles de l’Algérie, qui, en 1860, a renforcé les troupes sénégalaises de trois compagnies de turcos et d’un peloton du train des équipages.

Ces guerres, bien que poursuivies en général avec des effectifs très restreints, ont eu un théâtre extrêmement étendu. On a exécuté des marches prodigieuses sous un ciel ardent, campé en des lieux malsains, manqué souvent d’eau potable. On a lutté non seulement contre les hommes, mais contre une nature exubérante et, grâce aux ardeurs du soleil combinées avec l’abondance des eaux, grouillante de vie. Rien de pittoresque comme certains détails des expéditions : tantôt les chemins se trouvent défoncés par suite du passage de bandes d’éléphans, tantôt les bivouacs sont tenus en alerte par le rugissement des lions ou le grognement des hippopotames dont on occupe, au bord du fleuve, le campement habituel. Des caïmans dévorent les cadavres des Toucouleurs tués sous Médine. Des nuées d’abeilles, dérangées par le passage des convois, mettent en déroute conducteurs et bêtes de somme. Des sangliers, chassés du fourré, éventrent des chevaux; des girafes et autres grands animaux renversent les poteaux télégraphiques ; des serpens venimeux infestent les sentiers. Il y a terriblement de bêtes dans tout cela.

Les nègres, comme les Maures, ont leur façon particulière de combattre. Ils sont assez bons tireurs, mais leur manie de mettre plusieurs balles dans les longs fusils, « d’autant plus de balles qu’ils sont plus en colère, » nuit beaucoup à l’effet de leur tir. Comme tous les peuples primitifs, ils se laissent terrifier par le feu des armes perfectionnées, par le grondement du canon, les charges impétueuses de la cavalerie. Cette terreur devient parfois de l’admiration. On cite un indigène qui, ayant eu la figure balafrée par un de nos spahis, pris d’enthousiasme pour ce magnifique coup de sabre, dès qu’il fut guéri, courut à Saint-Louis pour se faire engager dans l’escadron. Encadrés dans nos corps, bien armés, bien disciplinés, bien commandés, les noirs deviennent d’admirables soldats : c’est avec ces mêmes hommes instruits à l’européenne que nous dispersons des forces décuples et que nous prenons en un jour des tatas que les indigènes mettent trois mois à assiéger.

Quel est le résultat de tant d’efforts ? On se tromperait si l’on voyait dans le Sénégal une possession homogène, comme le Tell algérien, sur tous les points de laquelle le pouvoir de la métropole s’exercerait avec une égale autorité. Cette unité n’existe pas au Sénégal. A part le Oualo, le Dimar, le Toro, le Damga, qu’on peut considérer comme annexés, le Sénégal est une collection d’états rattachés à la colonie de Saint-Louis par des traités particuliers. Pour ces états, nous sommes non des maîtres, mais des suzerains. Cela reproduit assez bien l’aspect que pouvait avoir la France au XIe siècle.

Les traités signés avec les chefs indigènes comportent en général pour ceux-ci : la reconnaissance du protectorat, l’engagement de ne laisser s’établir dans le pays que des sujets français, de souffrir la construction des routes, chemins de fer, lignes télégraphiques, postes militaires, de s’opposer par la force aux incursions des bandes armées et aux tentatives des prêcheurs de guerre sainte, de protéger les caravanes paisibles, de ne plus vendre les hommes libres de leur pays. En échange, nous leur garantissons des avantages, comme la perception de certains droits sur les marchandises qui passent la ligne de leurs frontières. Il en résulte que le Sénégal, comme la France d’autrefois, présente encore des douanes intérieures, et que des usages du moyen âge, traites, péages, coutumes, régularisés par nous, y sont encore en vigueur.

Dans l’intérieur de ces états, on retrouve également des formes et des appellations qui font souvenir de la vieille Europe. En général, c’est une sorte de monarchie fédérative qui est le type des constitutions. Le roi du Cayor s’appelle le damel : il est élu, mais l’élu est toujours choisi dans une certaine famille. De même pour les autres pays, avec cette différence que le chef élu porte, dans le Toro, le titre de lam, dans le Sine et le Djolof celui de bour, dans le Boundou, le Fouta sénégalais, le Fouta-Djalon, celui d’almamy (forme sénégalaise de l’arabe al-moumenin), c’est-à-dire commandeur des croyans. Les damel, lam, bours, almamys, sont élus par les chefs des villages de la circonscription ; ils ont leurs princes-électeurs comme l’ancien empereur d’Allemagne.

Notre conquête a saisi ces peuples au beau milieu d’une curieuse évolution sociale. C’est l’anarchie primitive, avec l’esclavage et le régime des castes, qui cherche à s’organiser et à se constituer en états réguliers. Nous aidons à cette constitution, nous hâtons cette évolution. Nos traités, en donnant une place d’honneur, parmi tous les chefs secondaires, au damel ou aux almamys, fortifient leur pouvoir ; mais le chef reconnu par nous s’engage à « gouverner avec justice, à protéger les cultivateurs, les bergers et, en général, les gens paisibles qui vivent de leur travail, à faire tout son possible pour assurer la prospérité de son pays, reconnaissant qu’il n’est roi que pour cela » (traité avec le damel du Cayor). Ce pouvoir nouveau, nous entendons le faire servir à l’établissement d’un état de choses régulier. A cela nous trouvons un bénéfice immédiat, car le développement de notre commerce est en raison directe du bien-être de la population et du développement de la production. La constitution de véritables états, vassaux de notre colonie, nous la favorisons encore en créant à ces potentats indigènes ce qu’ils n’ont jamais eu avant nous : des finances, un budget. Nous tarissons les sources impures dont s’alimentait autrefois leur trésor : le brigandage et la traite ; mais nous leur assurons un revenu régulier par la perception des droits de douane et quelquefois par des subventions directes. En un mot, nous commençons par créer cette société noire avec laquelle nous entendons trafiquer.


II.

Depuis les voyages de Mungo-Park (1795-1805), de René Caillé (1826), de Barth (1853), sur le cours supérieur du Niger, de Clapperton (1826), de Richard Lander (1830-1832) sur le cours inférieur, on sait à quoi s’en tenir sur ce fleuve encore inconnu au XVIIIe siècle. Il prend sa source au Fouta-Djalon, décrit un énorme arc de cercle dont un point septentrional est marqué par Tombouctou, cette ville dont Caillé et Barth ont levé tous les voiles ; puis il coule du N.-O. au S.-E., et enfin, se repliant à l’ouest, va se jeter dans le golfe de Guinée. On peut lui attribuer 3,500 kilomètres de développement : 900 de plus que le Danube, 1,050 de plus que le Rhin. Il atteint des largeurs de plus de 1,000 mètres. Il parcourt une région fertile, d’une population très dense, qu’on peut évaluer à 40 ou 50 millions d’habitans ; il est occupé par des états à demi policés, et son bassin constitue un des plus riches marchés du monde. Ce sont les Indes noires de l’Afrique.

Les Anglais, ainsi qu’il résulte de leurs déclarations à la récente conférence de Berlin, ont occupé le cours inférieur du Niger ainsi que son affluent méridional, la Binué. Seulement il y a, près du lieu marqué Boussa sur les cartes, nom qui précisément signifie cataracte, des rapides d’une telle violence et d’une si grande étendue, qu’on ne peut songer à faire remonter de navires au-delà. Autant dire que ce fleuve n’a réellement pas d’embouchure dans le golfe de Guinée et que son bassin moyen et supérieur est fermé à la marine européenne.

Pour atteindre ce bassin, qui est dix fois plus vaste que le bassin inférieur, officiellement occupé par les Anglais, il faut suivre les traces des plus anciens voyageurs, c’est-à-dire remonter le Sénégal ou la Gambie. Les Anglais ont essayé par la Gambie aussi bien que par la côte de Sierra Leone, mais ils sont encore loin de compte. La vraie route est le Sénégal, car la partie navigable du Sénégal n’est séparée du haut Niger, également navigable, que par une distance d’environ 500 kilomètres. Or, cette route, la vraie route du Soudan, elle est à nous.

C’est encore au gouverneur Faidherbe que revient l’honneur d’avoir montré la voie. Dès le 7 août 1863, il écrivait à Mage, lieutenant de vaisseau, qu’il chargeait d’une mission près d’Ahmadou (forme sénégalaise de Ahmed), sultan de Ségou : « Votre mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissemens du Haut-Sénégal avec le Haut-Niger et spécialement avec Bammako qui paraît le point le plus rapproché, en aval duquel le Niger ne présente peut-être plus d’obstacles sérieux à la navigation. » Le gouverneur, précisant davantage sa pensée, indiquait dans l’avenir l’établissement d’une ligne de postes, espacés de 30 en 30 lieues.

Mage rapporta de Ségou un traité qui, d’ailleurs, resta lettre morte, et un très beau livre qui fit connaître avec la dernière précision le pays qui était notre objectif. L’attention du public et du gouvernement était ailleurs : durant près de vingt ans, on ne donna aucune suite aux projets de M. Faidherbe.

Cependant le héros de Médine, rappelé en France dans le suprême danger du pays, était devenu le héros de Pont-Noyelles, de Bapaume, de Saint-Quentin. La France se relevait lentement, mais ses malheurs semblaient lui avoir infusé un esprit nouveau d’initiative. Le 12 juillet 1879, dans un rapport au président de la république, M. de Freycinet, alors ministre des travaux publics, indique deux voies par lesquelles la France peut atteindre le Soudan. Alors se pose la double question du chemin de fer transsaharien et du chemin de fer sénégalais, de Médine à Bammako. Après le désastre de la mission Flatters, le premier projet, dont le siècle actuel ne verra sans doute pas la mise à exécution, est abandonné. Dès 1879, le second projet avait été signalé par l’amiral Jauréguiberry, ministre de la marine, comme étant « d’une réalisation infiniment moins laborieuse. »

Étudiée de plus près, la question des communications à établir entre le Sénégal et le Soudan aboutit à une série de propositions. D’abord l’amiral demanda aux chambres l’établissement d’un nouveau poste à Bafoulabé et la construction d’une route entre Médine et Bafoulabé. Puis il présenta un projet comprenant trois lignes de chemins de fer : 1° de Dakar à Saint-Louis, 260 kilomètres ; 2° de Mpal (près Saint-Louis) à Médine, 580 kilomètres; 3° de Médine au Niger, 520 kilomètres. La dépense totale était évaluée à 120 millions : les deux premières lignes devaient être concédées à des compagnies, la troisième devait être exécutée par l’état (rapport du 5 février 1880). La part revenant à l’état dans la dépense totale devait être de 58 à 60 millions. Nous laisserons un instant le gouvernement aux prises avec la commission du budget pour suivre en Afrique les conséquences de la nouvelle politique.

Le gouverneur de la colonie, de 1876 à 1881, fut M. Brière de l’Isle, alors colonel d’infanterie de marine, depuis général en chef de l’armée du Tonkin. Avant de chercher à pénétrer dans la région du Niger, il importait de mettre à l’abri de toute insulte Médine, qui était toujours notre poste le plus avancé vers l’est. Or, à 16 kilomètres en amont de Médine, s’élevait le tata de Sabouciré, qui, lors du siège de 1857, avait été le quartier-général d’El-Hadji. Son chef était alors un certain Niamody, qui se donnait pour un lieutenant du sultan de Ségou et qui ne cessait d’infester le Khasso. Après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, le gouverneur dirigea contre lui une colonne. Le tata fut pris d’assaut et Niamody tué avec la plupart des siens (22 septembre 1878). La colonne avait trouvé un énergique appui dans les guerriers du Khasso, commandés par Demba, élève de notre école de Saint-Louis et fils du roi Sambala.

En 1879, eut lieu la première mission de M. Gallieni, alors capitaine d’infanterie de marine. Il réconcilia les populations du Logo et du Natiaga avec nos alliés du Khasso et plaça sous le protectorat français tout le pays compris entre Médine et le confluent du Bafing et du Bakhoï. À ce point même, dont le nom de bafoulabé signifie confluent, on éleva ensuite la forteresse de Bafoulabé. L’année suivante, 1880, M. Gallieni entreprit sa deuxième mission. Il s’agissait d’explorer le pays compris entre notre nouveau poste de Bafoulabé et Bammako sur le Niger, de pousser jusqu’à Ségou, capitale d’Ahmadou, et de conclure avec celui-ci un traité de protectorat. La mission avait un caractère essentiellement pacifique. M. Gallieni était accompagné des lieutenans Vallière et Piétri, des docteurs Tautain et Bayol, de 20 tirailleurs, de 10 spahis, d’une escouade de laptots, sous la conduite de Samba Ouri, un des doyens de la corporation, enfin, d’une centaine d’âniers conduisant un convoi de 250 ânes ou mulets, qui étaient chargés des objets nécessaires à la mission et de présens pour Ahmadou. Les 30 soldats étaient armés de chassepots, les laptots et âniers de fusils à deux coups ; deux pierriers et deux espingoles formaient toute l’artillerie ; enfin, par une sage précaution, le capitaine avait caché au fond des cantines 3,000 ou 4,000 cartouches.

La mission traversa sans incident Médine, Bafoulabé, Badumbé, qui fut noté comme un emplacement excellent pour un poste fortifié, et arriva au pays de Kita. Kita est non pas un village, mais tout un pays, toute une collection de villages bambaras réunis autour d’une grande montagne rocheuse, qui s’élève brusquement dans la plaine. Cette montagne est habitée par des bandes de singes qui ravagent les récoltes, mais auxquels les indigènes, on ne sait sous l’empire de quelle idée superstitieuse, pardonnent tous leurs méfaits. Le principal de ces villages était Makandiambougou, dont le chef, Tokonta, avait déjà recherché notre alliance.

Le grand souci de Tokonta, c’était le tata de Goubanko. Il avait autrefois permis à des réfugiés du Birgo, échappés aux massacres des Toucouleurs, de fonder un village; mais ces gens s’étaient établis en très grand nombre, avaient fait de ce village un tata très fort et s’étaient révélés comme d’incommodes voisins et d’effrontés pillards. Tokonta avait fini par les assiéger et avait échoué piteusement. Depuis lors, cette épine lui était restée dans le pied. Il accueillit bien la mission, espérant trouver en elle un secours contre ses ennemis ; mais il hésitait à signer le traité de protectorat. Sans doute, il détestait Ahmadou ; mais il le redoutait encore plus. Kita est au cœur des pays bambaras, sur lesquels le sultan de Ségou réclame la domination, c’est-à-dire le droit de pillage. A la fin, quand on lui eut fait admirer l’effet de nos chassepots et de nos pierriers et qu’il crut pouvoir être défendu sérieusement, il signa un traité qui reconnaissait notre protectorat sur la confédération de Kita et céda le terrain pour l’édification d’une forteresse. Il aurait voulu qu’on attaquât les gens de Goubanko, mais M. Gallieni se borna à lui ménager un accommodement avec ces dangereux voisins.

On pénétra ensuite dans le Bélédougou, pays bambara, vassal et par conséquent ennemi d’Ahmadou. C’était là que nous devions un jour trouver nos plus fidèles alliés ; pour le moment, le fait que nous allions à Ségou, le soupçon que nous portions des présens, peut-être des armes à Ahmadou, suffisait pour indisposer les populations contre nous. Et puis ce convoi, dont les nègres s’exagéraient les richesses, cette longue file d’ânes et mulets s’étendant sur une ligne de quatre ou cinq cents mètres, si faiblement escorté, si facile à couper, excitait les convoitises et réveillait les vieux instincts de brigandage. Pour être habituellement pillé par les Toucouleurs, on n’en est pas moins enclin à piller les passans. Déjà, au village d’Ouoloni, le docteur Tautain, laissé un moment à la garde des bagages, ne les avait sauvés que par l’énergie de son attitude et la menace de son revolver. A Guinina, le chef interdit aux voyageurs l’entrée de son tata, les obligea à camper en rase campagne. A Dio, même accueil ; le tata resta fermé, et, derrière les murailles en terre glaise, on entendit des bruits d’armes et des dialogues inquiétans. Après une nuit passée encore en plein air, la mission se remit en route par des chemins difficiles, des bois, des défilés, qui obligeaient la file des bêtes de somme à s’allonger indéfiniment. M. Gallieni avait réparti ses forces actives en deux groupes, placés à la tête et à la queue de la caravane. C’était le 11 mai 1880. Tout à coup, au passage d’un ruisseau, la fusillade pétilla dans le fourré ; 2,000 nègres se ruèrent sur la petite colonne, la rompirent par le milieu. En tête, M. Gallieni, en queue, M. Tautain, séparés l’un de l’autre par près de 500 mètres, firent une résistance énergique. Le premier réussit à gagner les ruines d’un tata abandonné, s’y retrancha, y reforma son monde, puis exécuta une sortie pour dégager son arrière-garde. On n’était plus qu’à quelques lieues du Niger : le mieux était de continuer la route en protégeant la retraite. On abandonnait la majeure partie du convoi, 15 tués, 7 hommes disparus ; les bêtes de somme qui restaient avaient à transporter 16 blessés. La nuit interrompit la poursuite des Bambaras, et le lendemain on arriva en vue du Niger et de Bammako. Les lieutenans Vallière et Piétri, qui, quelques jours auparavant, avaient été détachés pour explorer le pays, étaient déjà à Bammako. Bien que ce gros village fût partagé entre deux factions, celle des Bambaras, qui nous était acquise, et celle des commerçans maures, à qui les Français ne pouvaient être que suspects, la mission y fut bien accueillie.

L’échauffourée de Dio était si bien un contresens, étant donné les intérêts qui devaient rattacher à nous les populations opprimées par Ahmadou, elle témoignait si peu d’une hostilité générale des Bambaras, qu’à travers un pays de même race, le Manding, le docteur Bayol put, sans escorte et sans encombre, ramener à Médine soixante âniers dont M. Gallieni voulait alléger la colonne. Celui-ci, bien qu’il eût perdu les présens destinés au sultan, résolut de poursuivre sa mission jusqu’au bout. Accompagné de MM. Vallière, Piétri, Tautain, et d’une cinquantaine d’hommes qui lui restaient, convoyant ses blessés, il se mit en route sur Ségou. Mais, à 40 kilomètres de cette capitale, à Nango, un ordre d’Ahmadou le contraignit de s’arrêter. Là, il se trouva l’hôte, ou, si l’on veut, le prisonnier du sultan. Arrivé à Nango en mars 1880, il ne devait en sortir, pour reprendre la route de Médine, qu’en mars 1881.

L’histoire de la mission de Mage, qui avait dû séjourner deux ans chez Ahmadou, se reproduisit, pour la mission Gallieni, presque mot pour mot. La seule différence est que M. Gallieni ne parvint pas à la capitale et qu’il ne vit jamais Ahmadou. Celui-ci, sollicité de donner audience, inventait délai sur délai, trouvait cent prétextes, invoquant tantôt les préparatifs d’une expédition, tantôt un voyage urgent, tour à tour accablant ses hôtes de protestations d’amitié et d’envois de vivres, ou les laissant sans nouvelles et presque sans ressources, se récriant quand ils demandaient s’ils étaient ses prisonniers, mais suscitant quelque difficulté quand ils voulaient partir, promettant toujours ce traité, qu’on ne voyait jamais.

Tout à coup, en février 1881, arrivèrent des nouvelles qui secouèrent l’indifférence affectée du sultan. Une armée française était arrivée à Kita et avait pris d’assaut le tata de Goubanko. C’était la colonne du colonel Borgnis-Desbordes qui faisait son entrée en scène. L’impression fut vive à la cour de Ségou. A Nango, le 28 février, à minuit, M. Gallieni fut éveillé par un de ses tirailleurs, qui accourait tout essoufflé de cette ville, avec un courrier du sultan. Le tirailleur apportait, outre les nouvelles en question, des propos alarmans. Dans le conseil que le sultan avait réuni en toute hâte, un marabout avait proposé, puisque les blancs se conduisaient ainsi, de couper la tête à leurs ambassadeurs. Ahmadou était trop avisé pour suivre un tel conseil. Il s’était contenté d’envoyer ce courrier à M. Gallieni pour lui communiquer les nouvelles et lui demander son avis. Celui-ci était exaspéré d’une si longue détention, sans nouvelles ni du Sénégal ni de la France, affaibli par des attaques de fièvre, privé de tout médicament pour ses blessés et pour lui. Il montra en cette occasion beaucoup de sang-froid et une hardiesse qui était de l’habileté. Il écrivit de sa meilleure encre au cauteleux monarque :


Les nouvelles que tu as reçues ne m’étonnent nullement, et il y a longtemps que je t’ai prévenu que nos affaires se gâteraient en ne nous renvoyant pas à Saint-Louis. Tu n’as pas voulu m’écouter ; tu as même refusé de me laisser écrire au gouverneur. Tu as mal agi envers les ambassadeurs qui t’étaient envoyés, en retardant leur départ, sans avoir égard à leur état de fatigue, à leurs maladies, aux blessés qu’ils avaient avec eux et aux ordres qu’ils avaient reçus de leur chef du Sénégal. Penses-tu que la grande nation française oublie facilement une injure comme celle qui nous a été faite dans le Bélédougou? Les villages de Guinina, Daba et Dio nous ont attaqués : ils seront punis. On ne sait rien sur notre compte à Saint-Louis; on nous croit perdus. Voilà neuf mois que tu nous gardes prisonniers à Nango, et le gouverneur ignore notre sort. Une colonne française est arrivée à Kita et a détruit Goubanko... C’est le commencement du châtiment des Béléris. En même temps, le gouverneur a voulu savoir ce que nous étions devenus et il a envoyé une partie de son armée à Kita... Peut-être même poussera-t-elle jusqu’au Niger... Ainsi, hâte-toi, envoie-moi le traité que tu as entre les mains et donne tout de suite les ordres pour notre départ. C’est le seul moyen d’empêcher nos affaires de s’embrouiller davantage.


Enfin, le 10 mars 1881, le traité était signé. Il était rédigé en arabe et en français, en double expédition. Dans l’article 6 du texte français, on lisait : « Le Niger est placé sous le protectorat français depuis ses sources jusqu’à Tombouctou, dans la partie qui baigne les possessions du sultan. »

Quand M. Gallieni fut de retour à Saint-Louis, on s’aperçut que le texte arabe du traité différait, sur plusieurs points essentiels, du texte français. Il n’était plus question de protectorat. Le sultan permettait aux Français de trafiquer dans ses eaux, « à moins qu’il ne leur ordonnât de s’arrêter quelque part pour des motifs dont il serait seul juge. » Le nouveau gouverneur, M. Canard, refusa d’accepter le traité. Il le remit à un envoyé d’Ahmadou, qui était venu à Ségou, en exigeant une rédaction arabe conforme au texte français. Le sultan n’a pas encore fait de réponse.

Comme le fait observer M. Gallieni, il avait été entendu avec les plénipotentiaires du sultan que la rédaction française serait considérée comme le vrai texte; en outre, la signature et le sceau d’Ahmadou se trouvent au bas de la rédaction française comme de la rédaction arabe. Celle-là l’oblige donc autant que celle-ci. On pourrait se repentir de n’avoir pas lié le sultan par une acceptation formelle, tout en faisant les réserves indispensables. Les Anglais ne sont pas si méticuleux que nous, et ils se contentent de textes beaucoup moins en règle que celui-là pour étendre la main sur de grands pays.

M. Brière de l’Isle était encore gouverneur du Sénégal quand un premier crédit de 1,300,000 francs, voté par les chambres en vue de l’exploration du pays entre Médine et le Niger, avait permis d’organiser l’expédition Borgnis-Desbordes. La flottille qui la portait partit de Saint-Louis dans les derniers jours d’octobre et les premiers jours de novembre 1880. La colonne se composait de 410 non-combattans (ouvriers indigènes, muletiers, serviteurs, etc.), de 18 officiers, dont 2 indigènes, de 360 soldats, dont 222 indigènes. Elle comprenait 80 chevaux, 63 mulets, 300 ânes. Les combattans se décomposaient en 49 artilleurs qui servaient 4 obusiers, 78 ouvriers d’artillerie, 22 spahis sénégaliens, 209 tirailleurs. C’était une bien petite armée, et il s’agissait d’affronter un empire.

Le commandant de la colonne eut à faire preuve, dès le début, d’une énergie remarquable : les eaux du fleuve avaient baissé prématurément, et il fallut traîner à la corde une partie des embarcations ; une épidémie de fièvre typhoïde, d’ailleurs apportée du bas fleuve, se déclara dans les troupes qu’il avait concentrées à Médine ; le colonel lui-même fut retenu par la maladie à Saldé et ne reprit le commandement que le 11 décembre. On aurait pu tirer de ces débuts un fâcheux pronostic. Le capitaine Marchi écrivait au colonel : « Vous arriverez à Kita avec vos officiers et vos noirs, mais vos soldats blancs resteront le long de la route. » Le colonel lui répondit : « Je vous donne rendez-vous à Kita, et nous y serons tous, ou à très peu près, nègres et blancs : je vous en réponds. » L’événement lui donna raison.

En route, on eut d’abord maille à partir avec le village de Foukhara, à qui l’on reprochait de mauvais procédés à l’égard de la mission topographique. Le colonel somma le chef de comparaître : sur son refus, le village fut bombardé et incendié. La soumission fut immédiate, et, depuis lors, Foukhara a donné à tous l’exemple de la soumission. Dans le pays de Kita, on avait à construire la nouvelle forteresse. Nos alliés de Makandiambougou étaient toujours aux prises avec les pillards du tata de Goubanko. Ceux-ci étaient, dans le rayon de la forteresse, un dangereux voisinage. Pourtant le colonel leur fit porter des paroles pacifiques ; interprétées comme une marque de faiblesse, on y répondit par un défi. En outre, le mauvais exemple gagnait les villages voisins, qui n’envoyaient ni les travailleurs, ni les vivres promis, bien que journées d’hommes et charges de mil fussent régulièrement payées. Enfin, on annonçait l’arrivée prochaine d’une armée du Bélédougou, et cela mettait tout le pays en rumeur. Il fallait couper court à cette agitation.

Le 9 février, le colonel somma le chef de Goubanko de se rendre à Kita. La journée du 10 se passa sans réponse. Le 11, à quatre heures du matin, la colonne, composée de 308 hommes, se mettait en marche et, à neuf heures du matin, arrivait en vue de Goubanko. Ce tata était entouré d’une épaisse muraille d’argile ferrugineuse et très dure ; l’enceinte avait la forme d’un rectangle, avec des saillies formant bastions, des portes fortifiées, des créneaux, une plate-forme de tir, des fossés profonds. A l’intérieur, d’autres murailles faisaient de la forteresse trois forteresses. Goubanko avait résisté trois mois à toutes les forces du pays, et c’était vraiment une forteresse redoutable, imprenable à toutes les armées du Soudan. Derrière les murailles, on entendait les chants des griots ou sorciers et les cris de guerre. A peine arrivé en face de l’angle nord-est, le colonel mit en batterie ses quatre obusiers. A dix heures, le feu s’ouvrit ; la muraille fut criblée et dentelée par les projectiles, mais resta debout. Il n’y avait plus que onze obus à tirer. Le capitaine de la batterie, M. Du Demaine, proposa alors d’ouvrir une brèche à coups de pioche, moyen désespéré et qui pouvait coûter bien des vies. Le colonel ordonna de continuer le tir. Enfin, un pan de la muraille tomba et combla le fossé. La colonne fut aussitôt lancée à l’assaut : deux des tatas intérieurs succombèrent en moins d’une heure, mais le troisième, où s’étaient réfugiés les plus vaillans guerriers, fit une résistance furieuse. Nos alliés de Kita s’étaient bien gardés de prendre part à l’assaut ; mais, quand le village fut conquis, ils s’y précipitèrent. L’ennemi avait perdu plus de 300 hommes ; nos pertes étaient de 5 tués, 24 blessés, plus le lieutenant Pol, qui fut atteint mortellement à l’assaut du troisième tata, et le capitaine Marchi, qui mourut quelques jours après par suite de fatigues excessives. Les tombes de ces deux vaillans officiers s’élèvent de chaque côté de la porte principale du fort de Kita.

Le but de l’expédition, par la fondation de Kita, par la prise de Goubanko, et enfin par la mise en liberté de la mission Gallieni, se trouvait atteint. La colonne rentra à Médine, ayant parcouru 756 kilomètres à pied, sans compter 800 kilomètres sur les embarcations.

La deuxième campagne, celle de 1881 à 1882, fut contrariée à ses débuts par l’épidémie de fièvre jaune, qui, à Saint-Louis, désorganisa toutes les administrations civiles et militaires. L’effectif de la colonne était à peu près le même.

A Bafoulabé, le colonel eut à régler les comptes du village de Mahina. A la nouvelle de l’épidémie de Saint-Louis, les noirs s’étaient dit qu’il n’y avait plus de blancs dans le pays et qu’on pouvait piller impunément ses voisins. « Vous restituerez tout ce que vous avez pris, leur fit dire le colonel, ou votre village sera rasé. » Ils restituèrent et firent d’humbles excuses. Il en fut de même au village de Kalé, qui avait pillé une caravane.

A Kita, on retrouva la forteresse en bon état, entourée de cultures, grâce aux soins de son commandant, le capitaine Monségur. Là, on apprit qu’un chef musulman, nommé Samory, à la tête d’une armée de Toucouleurs, dévastait le Manding et assiégeait Kéniéra. De plus, Mourgoula, gros bourg fortifié à 63 kilomètres sud-est de Kita, était administré par un almamy qui était un ancien captif d’El-Hadji et auprès duquel résidait un envoyé d’Ahmadou nommé Suleyman : c’était un foyer d’intrigues contre nous, et, cependant, le village occupait la route qui menait au Niger. Mourgoula était un des quatre points du quadrilatère de villages fortifiés, occupés par des colonies de Toucouleurs, dans des positions fort bien choisies, à l’aide duquel El-Hadji avait établi sa domination sur le Haut-Sénégal : les trois autres postes étant Koniakari, Sabouciré et Koundian. Pour le moment, comme ses instructions lui prescrivaient de ménager le sultan de Ségou, le colonel eut un entretien avec les deux chefs de Mourgoula et, après des récriminations de part et d’autre, réussit à les intimider suffisamment pour que sa marche sur Kéniéra ne fût pas inquiétée. Il était tout entier au désir de sauver cette ville et de frapper un coup qui détruisît le prestige que Samory commençait à acquérir dans le pays. On traversa les villages de Niagassola, de Nafadié, où l’accueil fut très froid, à cause de la terreur qu’inspirait ce chef. On franchit le Niger, le 25 février 1881. On décida 4 ou 500 guerriers du Kourbaridougou à accompagner la colonne. Enfin on arriva en vue de Kéniéra : malheureusement, la ville était prise depuis plusieurs jours et la population en partie massacrée. Le colonel ne put qu’attaquer et enlever les quatre camps, dont les gens de Samory avaient entouré la place assiégée. À ce moment, le colonel n’avait plus que 200 hommes en face de plus de 4,000 ennemis, pour la plupart excellens cavaliers. Le tir allongé de nos fusils et de nos obusiers les maintenait à une distance respectueuse. Un danger plus grand, c’était l’épuisement des munitions et des vivres, une lassitude extrême des hommes et des chevaux. On se décida à repasser le Niger. Sur la rive gauche, on eut encore un engagement contre les cavaliers de Samory ; nos spahis et surtout nos tirailleurs d’arrière-garde les repoussèrent brillamment. Quand la colonne fut rentrée à Kita pour reprendre la route de Saint-Louis, elle avait fait 545 kilomètres dans un pays jusqu’alors inconnu, passé et repassé le Niger, livré deux combats heureux et déployé victorieusement le drapeau tricolore dans le Soudan, autrefois plein de mystères.

La troisième campagne, celle de 1882-83, s’ouvrit avec 542 combattans, dont 302 Européens. Cette fois, M. Borgnis-Desbordes résolut d’en finir avec Mourgoula. Le 22 décembre, à dix heures du matin, il arriva devant le tata. Il enjoignit aux notables du village de venir le trouver. Ils obéirent, ayant à leur tête le fils de l’almamy et Suleyman. « Aujourd’hui, je ne discute plus, dit le colonel, je donne des ordres. » Il leur rappela de quelles marques d’amitié et de confiance il les avait comblés et de quelle façon ils y avaient répondu : fausses nouvelles à l’aide desquelles on avait cherché à intimider les Français ; entraves apportées à notre ravitaillement ; relations avec Samory, qu’on cherchait à attirer sur Kita. Le colonel ajouta :


Je ne veux plus de vous à Mourgoula. Vous allez me suivre à Kita. Ce n’est pas que je veuille vous prendre par trahison. Rentrez à Mourgoula, et, si vous le voulez, défendez-vous. Mais songez que, dans quelques instans, Mourgoula n’existera plus; que le Manding, le Bagnakadougou, le Gadougou, le Bélédougou, le pays de Kita, savent que je suis ici, et que, de quelque côté que vous cherchiez à fuir, vous trouverez un ennemi implacable : on volera vos femmes, vos enfans, vos captifs et toutes vos richesses.


Il laissait libres les autres notables de rester dans Mourgoula ; mais ils devaient être soumis au commandant de Kita, ne plus percevoir d’impôt sur les caravanes, ne plus exercer d’autorité sur les pays voisins. On ne nous obligea pas à faire un siège dont l’issue n’était douteuse pour personne. Quelques instans après, Suleyman revint avec l’almamy. Celui-ci salua le colonel et lui dit, montrant un arc et des flèches, qui étaient toute sa fortune au temps où il était un captif d’El-Hadji : « C’est avec cela que je suis venu ici, c’est avec cela que je pars. » On permit aux bannis de rentrer chez eux pour prendre leurs femmes, leurs enfans, leurs serviteurs, leurs richesses : le colonel s’était engagé à les faire escorter jusqu’à Nioro, dans la partie ouest des états d’Ahmadou. Il était temps que l’almamy rentrât chez lui : sa domination était si détestée que les habitans mettaient déjà sa maison au pillage. L’escorte promise ne lui était pas inutile. Il avoua même qu’il était heureux de quitter les « impies qui habitaient Mourgoula. » Ces impies, c’étaient les notables. Eux-mêmes ne se trouvèrent pas trop en sûreté dans la ville. Ils avaient d’abord accepté de rester ; puis, devant les manifestations hostiles de la plèbe, ils se décidèrent à émigrer en masse et se dispersèrent dans les pays soumis à Ahmadou. Ainsi, sans avoir tiré un coup de fusil, une redoutable forteresse était entre nos mains, un foyer d’intrigues étouffé, le Birgo tout entier soumis à notre domination. La chute de Mourgoula, c’était la fin de l’islamisme dans la vallée du Bakhoï, le démantèlement du fameux quadrilatère et la ruine des prétentions d’Ahmadou sur ces régions.

On marcha ensuite dans la direction du Niger, en suivant la route même qu’avait suivie trois ans auparavant la mission Gallieni. Ceux qui avaient insulté, attaqué, pillé cette mission étaient dans le tremblement. Le village le plus coupable, ce n’était pas Dio, bien que le guet-apens se fût produit non loin de là. Beaucoup de villages avaient fourni des guerriers pour l’attaque; mais celui qui s’était montré le plus ardent, c’était Daba. Se sentant compromis sans rémission, les chefs du tata firent préparer le couscous chez eux et dans tous les villages de leur obéissance, appelèrent à eux tous les hommes valides et se proposèrent même de se porter sur le Baoulé au-devant de la colonne. On ne leur en donna pas le temps. Le 16 janvier, au matin, on arriva en vue de Daba. Le capitaine Piétri essaya de faire entendre raison aux insurgés et s’avança tout près des remparts : il fut salué d’une fusillade, et son interprète, un brave noir, caporal de tirailleurs, fut tué à ses côtés. Une heure après, l’artillerie ouvrait le feu, bombardait le tata et ouvrait, dans l’épaisse muraille d’argile, une brèche de 10 à 11 mètres. A dix heures et demie, soldats de marine et tirailleurs se lancèrent à l’assaut. Le capitaine Combes sauta le premier dans le village ; les défenseurs, un moment dispersés par le feu de l’artillerie, revinrent en nombre, et une lutte terrible s’engagea. Elle dura une heure. Le vieux chef Naba fut tué avec 23 membres de sa famille et la plupart de ses guerriers. On reprit les deux pierriers et les deux espingoles, volés à la mission Gallieni, et dont la présence à leurs remparts avait inspiré tant d’audace aux assiégés. La prise de Daba nous avait coûté 3 morts et 47 blessés. On évacua les blessés sur Koundou, on acheva la destruction des bandes et la pacification du pays. Ouoloni, Guinina, Dio, tous les villages qui s’étaient compromis dans l’attaque sur la mission Gallieni, implorèrent leur pardon ; ils rendirent des pelles, des pioches, des scies, des fusils, des lames de sabre, des boîtes à musique ; ils payèrent de lourdes amendes en riz, couscous, arachides, bœufs, chèvres, et reconnurent le protectorat français.

On reprit la marche sur le Niger. Le 1er février 1883, on arrivait à Bammako. On fut accueilli avec enthousiasme par le parti bambara ou idolâtre, qui avait pour chef un certain Titi, avec réserve par le parti maure ou musulman, qui avait à sa tête Tiékoro, Sidikoro et Karamacobilé. Le colonel essaya de se concilier ceux-ci ; il leur rappela que toute puissance vient de Dieu, que le musulman doit accepter le fait accompli, et leur fit jurer, sur le Koran, fidélité aux Français. Le 7 février, commença la construction du fort de Bammako.

La rapidité de nos opérations avait déconcerté Samory, qui lui-même comptait mettre la main sur la ville. Bientôt on apprit la marche de son armée, sous les ordres de son frère Fabou. On eut la certitude qu’il était appelé par les chefs maures de Bammako : un fils de Tiékoro conduisait les envahisseurs. Le colonel n’hésita plus : Tiékoro et Sidikoro furent arrêtés; Karamacobilé, moins compromis, fut laissé en liberté. C’était à lui, s’il voulait sauver la vie de ses deux amis, de mettre tout en œuvre pour arrêter la marche de Fabou. Il n’y réussit pas, et les deux conspirateurs furent passés par les armes.

Nous étions comme prisonniers dans Bammako. Notre ligne de ravitaillement était au pouvoir de l’ennemi, les fils télégraphiques qui nous reliaient à Kita et à Saint-Louis étaient coupés ; des bandes de cavaliers rançonnaient les villages qui avaient accepté notre protectorat et nous enlevaient un troupeau de bœufs. La colonne avait été réduite par les maladies, les pertes faites à Daba. Elle était épuisée par les fatigues, les travaux du fort. Il fallait chercher à se dégager. Le capitaine Piétri, avec une quarantaine d’hommes, fut chargé de relever la ligne télégraphique et de parcourir le Bélédougou, où des symptômes de défection, sous la terreur qu’inspirait l’approche de Samory, s’étaient manifestés.

Le 2 avril, l’avant-garde de Fabou eut d’abord une escarmouche avec une quinzaine de spahis que le colonel avait envoyés en reconnaissance ; elle fut ramenée vivement sur le marigot de Oueyako, où les spahis se trouvèrent en présence d’un corps de 3,000 hommes d’élite, établis dans des positions excellentes. Le colonel s’y porta aussitôt : il n’avait alors que 242 combattans. Nos tirailleurs et les ouvriers d’artillerie, lancés en avant, repoussèrent l’ennemi jusqu’au-delà du marigot; mais bientôt les Français furent débordés sur la gauche, puis sur la droite, et forcés de reprendre une position défensive. Le feu de l’ennemi était très nourri, la chaleur accablante ; les soldats européens n’avaient plus la force de mettre en joue et les chevaux des spahis se tenaient à peine debout. Vers midi, les cartouches commencèrent à manquer.

Une dernière charge des spahis avait réussi à dégager notre droite; au centre, on forma le carré; les blessés eux-mêmes, descendus de leurs cacolets, durent reprendre le fusil. L’ennemi cependant avait fait des pertes cruelles ; il laissa la colonne opérer sa retraite en bon ordre et rentrer à Bammako. On avait tiré 8,368 coups de fusil et 25 coups de canon. On avait 2 disparus, 1 tué et 20 blessés. Cela paraît peu ; mais c’était le dixième de l’effectif.

Le 9 avril, le capitaine Piétri rentra avec ses hommes, ayant partout battu les Samoristes, pacifié le pays, brûlé un village insurgé et même repris le troupeau de bœufs. Avec le renfort qu’amenait M. Piétri, le colonel reforma une colonne de 371 combattans, y compris les hommes légèrement blessés ; il leur adjoignit 200 fantassins et 20 cavaliers bambaras. Le 12, il alla présenter la bataille à Fabou, encore au marigot d’Oueyako.

On vit alors que l’affaire du 2 n’avait point été pour nous une défaite : les troupes de Fabou y avaient fait de telles pertes et en étaient restées si démoralisés qu’elles essayèrent à peine une résistance; quand on eut tiré environ 3,000 coups de fusil, elles se dispersèrent sans qu’il fût possible à leur chef de les rallier. Celui-ci courut sans s’arrêter jusqu’à Bankoumana. Son camp fut pris et brûlé, et, dès lors, les travaux de Bammako ne furent plus inquiétés. Le capitaine Piétri et le commandant Boilève furent expédiés aux trousses de Fabou : Nafadié, Dialiba, Krina, Kroussalé, Bankoumana, où il avait essayé de se reformer, se soumirent ou furent brûlés. Pendant ce temps, de Kita, le capitaine Monségur dirigeait des colonnes volantes, d’un très faible effectif, sur les régions environnantes. A Koumakhana, les habitans s’enfuirent rien qu’en entendant sonner nos clairons. Le gros village de Naréna, qui par peur avait reconnu l’autorité de Samory, se soumit sans résistance.

Telles furent les trois campagnes sur le Niger. Elles ont ajouté de glorieux épisodes à nos fastes militaires et, si lointain qu’en soit le théâtre, la mère patrie ne doit pas les oublier. Dans la première campagne, assaut de Goubanko, fondation de Kita. Dans la seconde, combat de Kéniéra, prise de possession du Niger. Dans la troisième, chute de Mourgoula, assaut de Daba, combats d’Oueyako, fondation de Bammako. Une colonie supérieure en étendue à l’ancienne Sénégambie était fondée sur le Haut-Sénégal et le Haut-Niger. La fermeté et la prudente audace du colonel Borgnis-Desbordes, la brillante valeur des Combes, des Marchi, des Piétri, des Gasquet, des Boilève, la solidité et l’endurance de nos soldats d’infanterie de marine et d’artillerie, sont l’honneur de notre armée européenne; le courage et la fidélité dont firent preuve nos auxiliaires noirs, spahis, tirailleurs, laptots, montrent la solidité de l’œuvre accomplie là-bas.

Depuis lors, l’étroitesse des crédits accordés par les chambres n’a pas permis de donner plus de développemens aux opérations militaires. On a dû se borner à des expéditions de ravitaillement qui n’ont donné lieu à aucun incident notable, car aucun de nos forts n’a été attaqué. En 1883, le colonel Boilève a encore conduit une colonne à Bammako : entre ce port et celui de Kita il a fait élever une forteresse à Koundou. Plus récemment on en a construit une à Niagassola. En mai 1884, une canonnière à vapeur, construite par ordre de M. Dislère, alors directeur des colonies, a été lancée sur la grande artère soudanienne ; elle porte un nom plein d’espérance : le Niger. Actuellement elle est en route pour Ségou et pour Tombouctou. Le bruit des exploits de notre petite armée s’est répandu dans cette dernière ville, et Paris a eu récemment le spectacle nouveau d’un ambassadeur de Tombouctou venant solliciter l’amitié de la France. Notre influence s’étend aussi vers les sources du Niger, et, en avril de cette année, le capitaine Combes a conclu un traité de protectorat avec le Bouré, une des régions aurifères du Soudan.

III.

Malheureusement la chambre des députés, pendant cette période, n’a pas montré le même esprit de suite et la même décision que nos officiers de l’armée sénégalaise.

Le 25 septembre 1879, l’amiral Jauréguiberry déposait un projet de loi : il avait demandé d’abord un crédit de 9 millions ; puis il avait borné sa demande à 1,300,000 francs. La commission nommée par la chambre des députés, et qui avait pour rapporteur M. Blandin, avait réduit le chiffre à 833,000 francs. Sur les instances du ministre de la marine, le crédit de 1,300,000 francs fut rétabli et voté le 13 juillet 1880 par la chambre et deux jours après par le sénat. Ce crédit se décomposait en 300,000 francs pour la création de nouveaux postes, 350,000 francs pour la formation de quatre compagnies nouvelles de tirailleurs; il devait faire face, en outre, à l’achèvement de certaines lignes télégraphiques, à l’organisation des brigades topographiques, à l’amélioration de la navigation sur le Sénégal, et même au solde des excédens sur les exercices antérieurs. Il restait fort peu, comme on le voit, pour les études relatives aux chemins de fer. Ce qui était cependant de bon augure, c’est que la chambre des députés avait voté le crédit à la majorité de 405 voix contre 7 opposans.

Le projet d’ensemble sur les lignes sénégalaises fut ensuite fragmenté en deux projets. L’un portait sur un chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, indispensable puisque la barre du Sénégal rend le port de cette dernière ville presque inutile et que le vrai port de la région, c’est Dakar. Cette ligne avait été concédée à la compagnie des Batignolles : la part des dépenses afférentes à l’état fut votée sans trop de difficulté. Comme elle traverse, le Cayor, elle doit mettre fin pour toujours aux troubles de ce pays et décupler la production de la région. Elle a été inaugurée en juillet de cette année : elle est livrée en entier à l’exploitation sur une longueur de 260 kilomètres. De l’ancien projet d’une voie ferrée de Saint-Louis à Bammako, il ne restait qu’un tronçon : la ligne de Cayes à Bafoulabé. C’est sur ce projet qu’ont porté toutes les discussions.

Sur le rapport de M. Leroy, un crédit de 7,458,785 francs fut voté le 13 mars 1882, par la chambre, le 1er avril par le sénat. La chambre montrait encore une certaine décision, car le crédit avait été accordé par 363 voix contre 17. Cette somme ne devait pas être attribuée uniquement aux travaux du chemin de fer, mais aussi aux constructions des forts nécessaires à sa protection. Ainsi que l’amiral Jauréguiberry en avait prévenu la chambre dès juillet 1880, on ne pouvait s’attendre à ce que le devis de pareils travaux, en des régions à peine connues, à une distance énorme de Saint-Louis, présentât une exactitude que n’offrent même pas les devis des travaux exécutés en France. Environ 17 kilomètres seulement de rails purent être posés.

Quand le gouvernement reparut devant la chambre, avec une nouvelle demande de 4,677,000 francs, une violente opposition se produisit. M. La Vieille, sans apporter d’ailleurs des faits bien précis à l’appui de ses dires, déclara que l’entreprise était insensée, ruineuse et détestable, digne du héros de Cervantes ; il mit dans le même sac le chemin de fer de Dakar, aujourd’hui en pleine exploitation, et celui de Bafoulabé, et annonça que tous les hommes compétens étaient unanimes à les condamner. MM. Germain Casse et Blancsubé, celui-ci député de la Cochinchine, tout en se déclarant partisans de la politique coloniale et des chemins de fer coloniaux en général, s’insurgèrent contre cette politique et ce chemin de fer-là. M. Blancsubé affirma que le fort de Kita était inhabitable, que celui de Bammako, à peine construit, ne tenait pas debout ; que la ligne serait envahie par la forêt vierge, que les rails seraient rongés par la rouille, que les indigènes les volaient déjà pour en faire des marmites. M. Clemenceau assura qu’un chemin de fer était bien inutile pour défendre nos soldats engagés dans le Soudan et que, « s’ils sont en péril, MM. les ministres de la marine et de la guerre sauront prendre les mesures nécessaires pour venir à leur secours. » Quelques députés, songeant à leurs intérêts locaux, protestèrent qu’il valait bien mieux construire des chemins de fer en France. Les crédits furent défendus par M. Jules Ferry, président du conseil, par M. Leroy, rapporteur, par MM. Charles Ferry, Rouvier et Gasconi. Ils firent, pièces en main, justice des exagérations, des fables. Ils prouvèrent que le matériel n’était pas dans l’état imaginé par M. Blancsubé. Ils montrèrent que la voie ferrée n’avait pas coûté sur l’ensemble des crédits plus de 9,605,000 francs, et que les 6,400,000 restans avaient été employés à la création de lignes télégraphiques, à des établissemens industriels dans Saint-Louis même, aux missions et expéditions militaires, et enfin aux constructions de forts. Grâce à l’intervention personnelle du président du conseil, le crédit fut encore voté, le 3 juillet 1883, par 273 voix contre 101. Au sénat, le crédit fut attaqué par MM. Lambert de Sainte-Croix et de Saint-Vallier, défendu par MM. Barne, rapporteur, Dislère, commissaire du gouvernement et l’amiral Jauréguiberry. Il fut voté, le 1er  août, par 150 voix contre 39.

Les choses ne tournèrent pas aussi bien lorsque fut présentée une nouvelle demande de 3,300,000 francs. M. Leroy, encore une fois délégué par la commission de la chambre, avait déposé un rapport longuement étudié, plein de faits, plein de chiffres, et qui est un des documens les plus curieux qu’on puisse consulter sur l’histoire contemporaine du Sénégal. Il figure aux annexes du Journal officiel, dans le numéro en date du 1er juillet 1883.

La discussion eut lieu à la chambre, le 17 décembre 1883. Cette fois, on se trouvait en présence de résultats acquis, de résultats importans. 34 kilomètres de rails pouvaient être considérés comme posés; sur 46 autres kilomètres, les travaux de terrassement étaient presque terminés. L’œuvre se poursuivait paisiblement ; ni la voie ferrée, ni les lignes télégraphiques n’avaient subi aucune des attaques que semblait naguère redouter l’opposition. Si peu étendu que fût ce chemin de fer, il avait rendu déjà d’immenses services. Le colonel Borgnis-Desbordes, en 1880, avait traîné à grand’peine quatre canons sur le Niger; trois ans après, le colonel Boilève avait pu en amener aisément dix ; nos moyens militaires dans le Soudan se trouvaient donc plus que doublés. Enfin, il était insensé de marchander 3,300,000 francs, au risque de compromettre une œuvre qui, les forts compris, avait déjà coûté 16 millions, quand le matériel roulant était acheté et qu’on avait dû amener au Sénégal. près de deux mille travailleurs européens, marocains et chinois. Ces raisons ne désarmèrent pas l’opposition. M. La Vieille dit qu’il aurait peut-être voté pour le chemin de fer si on l’avait fait partir de Saint-Louis; il apprit à la chambre que les trois expéditions du Soudan nous avaient déjà coûté 2,000 hommes; que le colonel Borgnis-Desbordes avait failli éprouver un échec devant Daba; que chaque travailleur revenait à 25 francs par jour ; que jamais on ne ferait aucun commerce sur une pareille ligne. Il cita de nouveau Cervantes et conclut en déclarant et qu’il croyait faire acte de patriotisme en refusant les crédits. M. Le Provost de Launay affirma que la ligne coûterait plusieurs centaines de millions et qu’il faudrait 20,000 hommes pour <Ia protéger. La droite ne cessa de répéter en chœur : «Quel gaspillage ! » Vainement M. Faure, sous-secrétaire d’état aux colonies, et M. Leroy, rapporteur, se succédèrent à la tribune; vainement ils prouvèrent que la colonne Borgnis-Desbordes, n’ayant jamais compté plus de 700 hommes, n’avait pu en perdre 2,000. Tout fut inutile. Ceux qui, en fait des colonies, ne s’intéressaient qu’à la Guyane ou à la Cochinchine et ceux qui ne s’intéressaient à aucune colonie ; ceux qui reprochaient au chemin de fer de n’être qu’un tronçon et ceux qui lui en voulaient d’être déjà trop long ; ceux qui ne voulaient de voies ferrées que dans leur arrondissement et ceux qui n’en voulaient plus nulle part ; ceux qui pleuraient sur nos pauvres soldats obligés de tirer à la corde les chalands sur le Sénégal et ceux qui leur refusaient tout moyen de voyager autrement ; ceux qui trouvaient l’entreprise hasardée, parce que sûrement nous serions attaqués tout le long de la ligne, et ceux qui estimaient les forts inutiles, attendu qu’on ne nous attaquait nulle part, tous s’unirent pour repousser la demande du gouvernement : elle fut rejetée par 234 voix contre 197. Le sénat essaya de rétablir le crédit ; la chambre se montra intraitable et le rejeta une seconde fois. Telle est jusqu’à présent l’histoire des chemins de fer du Sénégal devant le parlement français. L’opposition n’avait apporté en somme que des argumens assez faibles, souvent de pure fantaisie, et il aurait mieux valu invoquer tout simplement la raison d’économie. En tout cas, pas un de ses orateurs n’a même fait allusion à une autre solution qu’on met aujourd’hui en avant et qui mérite au moins d’être discutée : elle comporterait à la fois une importante modification du tracé et l’exécution des travaux, non plus par l’état, mais par l’industrie privée.


IV.

Dans les discussions des chambres, comme dans la presse, se sont manifestées quelques appréhensions sur l’avenir politique que nos succès mêmes nous ont préparé sur le Haut-Sénégal et le Haut-Niger. Les Français allaient, disait-on, se trouver aux prises avec une situation pleine d’inconnues. Quelque jour, un marabout provoquerait contre nous un soulèvement général des populations noires. La France aurait aussi sa question soudanienne : le Haut-Niger serait pour elle ce qu’est pour les Anglais le Haut-Nil. Elle aurait son mahdi, peut-être son Khartoum.

Il est inutile de discuter ici la façon, assez différente de la nôtre, dont les Anglais ont procédé en Égypte et au Soudan oriental, leur système d’administration et leur manière de faire la guerre, les antipathies qu’ils ont soulevées partout, les surprises qu’ils se sont en quelque sorte ménagées à eux-mêmes, la brutalité de leurs procédés quand les questions pouvaient se résoudre pacifiquement, leurs lenteurs infinies quand le moment d’agir avec quelque énergie était venu. Il n’est nullement prouvé que les choses se seraient passées de la même manière dans la vallée du Nil si les Français avaient été à la place des Anglais. Mais je veux chercher ailleurs nos motifs de sécurité et montrer que la situation ethnographique, religieuse, politique, du Soudan français n’autorise pas cette prévision d’un mahdi s’élevant tout à coup contre nous.

Sur le Haut-Sénégal et le Haut-Niger sont établies des races nombreuses : mais elles peuvent se ramener à deux grandes divisions. D’abord, les plus anciens indigènes du pays : Bambaras dans le Kaarta, le Bélédougou, le Bakhounou ; Malinkés ou Mandingues, dans le Manding, le Bambouk, le Bouré ; Soninkés ou Saracolets, cantonnés surtout autour et en avant de Bakel. Ces races, tour à tour, ont été prédominantes dans la région et y ont fondé, à leur moment historique, de grands empires. Aujourd’hui elles ne présentent nulle part une organisation un peu étendue. Les Soninkés ne connaissent que la vie par villages : la vie municipale, pourrait-on dire. Les Bambaras et les Malinkés ont vu périr presque tous les états qu’ils avaient fondés : leur royaume de Ségou a été détruit par El-Hadji. Depuis lors, ils forment seulement de petites confédérations, d’une très faible étendue, comprenant quelques villages, dont l’un, fortifié et transformé en tata, devient le village-chef. Ces confédérations, dont on peut citer comme type celle de Kita, autour de Makandiambougou, ne dépassent pas l’étendue d’un de nos cantons. Il n’y a rien qui ressemble à une existence nationale, car les guerres et les pillages sont continuels entre confédérations d’une même race, même entre villages d’une même confédération. L’autre élément ethnographique, le plus récent, celui dont on peut fixer l’arrivée dans le pays à une date qui coïnciderait avec les premières invasions musulmanes dans l’Afrique orientale, ce sont les Peuhls ou Pouls. Ils sont arrivés de la région du Nil ou de l’ancienne Libye, car l’on trouve un type identique au leur sur les monumens égyptiens. C’étaient des peuples essentiellement pasteurs et nomades. Dans la région sénégalaise, ils sont devenus sédentaires. En outre, de leurs mélanges avec les anciens indigènes est née une race nouvelle, toute aussi intelligente qu’eux, mais bien plus énergique, bien plus belliqueuse, douée d’une certaine faculté d’organisation depuis qu’elle a adopté la loi de Mahgom, ayant d’ailleurs fait un islamisme à son image, transformé le Koran en évangile de pillage et les tolba (lettrés) en talibés. Ce sont les Toucouleurs. Ayant à leur tête le prophète El-Hadji, ils ont élevé ce vaste empire qui, un moment, s’est étendu sur toute la région comprise entre Médine et Tombouctou et habitée surtout par les races malinké et bambara. C’est grâce à la supériorité de leur armement, de leur cavalerie, grâce surtout à l’unité d’action que leur communiquait le fanatisme religieux, qu’ils ont pu ravager le Kaarta, le Bélédougou, le Manding, le pays de Bammako, en un mot, les pays qui sont actuellement ou qui seront prochainement soumis à notre influence. La conquête a été extrêmement violente : les habitans mâles étaient massacrés, les femmes et les enfans emmenés comme esclaves. Après la prise des tata, on terrifiait le pays par des exécutions en masse, des supplices raffinés : à Kéniéra, saccagé par Samory, on trouva deux cents captifs enchaînés et brûlés. La guerre sainte était surtout une guerre de négriers ; l’islamisme parcourait le pays avec le glaive pour moyen, le pillage et la traite pour but. Ce sont ces expéditions dévastatrices d’El-Hadji et de ses fils qui ont presque dépeuplé la région comprise entre Médine et Tombouctou, détruit les restes d’organisation qu’avaient conservés les Bambaras et les Mandingues, arraché du sol des populations autrefois sédentaires, et si bien opéré par la déportation en détail, c’est-à-dire la traite, ou par la déportation en masse, c’est-à-dire l’émigration, qu’ils ont changé le pays en désert.

Jusqu’à présent, ils ont plutôt exploité que converti les vaincus. El-Hadji, en particulier, semble avoir été un médiocre missionnaire : tout au plus offrait-il aux rois des villages de leur laisser la vie s’ils voulaient réciter le salam, c’est-à-dire se reconnaître musulmans. Pour la masse de la population, il ressentait le mépris du Toucouleur pour le noir pur, du croyant pour l’infidèle, et ne daignait même pas essayer de les prêcher : il trouvait plus commode de leur appliquer dans sa rigueur la loi du Koran, suivant laquelle l’idolâtre doit être soumis au tribut ou exterminé. Aussi les individus et les villages convertis sont-ils à l’état d’exception. La masse des Bambaras et des Mandingues est restée fétichiste. Elle témoigne pour l’islamisme une horreur profonde : les boissons alcooliques étant un mode de protestation, elle en abuse; maintes fois les indigènes se sont fait apporter du dolo pour montrer à nos envoyés qu’ils n’étaient pas musulmans, et ont exigé d’eux qu’ils en bussent, afin de s’assurer que les Français n’avaient rien de commun avec les Toucouleurs. Même les convertis sont, comme on disait chez nous au XVIIIe siècle, de mauvais convertis. Ils ont conservé sous un islamisme d’écorce toutes les pratiques du fétichisme, mêlant, dans leur parure de guerre, au chapelet arabe les gri-gris et les amulettes des ancêtres. Tandis que les Ouolofs du Bas-Sénégal et les Peuhls qui environnent nos plus anciens établissemens sont des musulmans convaincus, les Soninkés, les Bambaras et les Mandingues islamisés sont des croyans très tièdes et n’éprouvent aucun fanatisme contre l’Européen.

Parmi les peuplades fétichistes, la haine de l’islam s’unit à l’amour de l’indépendance pour rendre plus vive leur résistance à l’oppresseur. Les Bambaras racontent avec orgueil comment le roi de Fangala, sommé par El-Hadji de réciter le salam, préféra se laisser massacrer avec tous les siens. Beaucoup de leurs tribus ont réussi à repousser le prophète ; c’est leur résistance qui amena sa mort tragique ; et parmi celles qui, un moment, se sont soumises à lui et à son fils, il n’en est pas une qui, aussitôt l’orage passé, n’ait reconstruit ses tatas et gorgé de balles les longs fusils.

Donc la race conquérante et musulmane est en minorité parmi les races idolâtres ; elle ne les maintient sous le joug que par des dragonnades perpétuelles et elle n’occupe réellement que le pays traversé par ses escadrons. Sans doute cette situation, si elle pouvait se prolonger un siècle, amènerait à la fin la soumission des tribus et leur conversion à l’islamisme : le Soudan occidental ressemblerait alors au Soudan oriental. Mais maintenant nous sommes là : à la force des oppresseurs nous pouvons opposer la nôtre, à leur cavalerie dévastatrice nos colonnes volantes. Nous assistons dans ces régions à un phénomène vraiment nouveau : pour la première fois, l’islamisme recule. Le siège de Médine a marqué le terme de ses exploits sur le moyen Sénégal ; la chute du Mourgoula lui a fait évacuer le Bakhoï; dans le Bélédougou, à Bammako, partout il nous cède la place en frémissant. Après le général Faidherbe, le colonel Borgnis-Desbordes a été comme un Charles Martel du Soudan occidental, et nos petits combats du Haut-Niger ont été comme une bataille de Poitiers.

On ne peut pas dire que l’islamisme ne fera plus de progrès ; mais il n’en fera plus par la force, et, dès lors, ils seront infiniment plus lents. Nous pourrions même à sa propagande opposer une victorieuse concurrence. Pour cela, il faudrait nous dépouiller de certains préjugés, comprendre que les races africaines ont nécessairement certaines étapes à parcourir dans leur évolution intellectuelle, que celles du Soudan, suivant une loi historique inéluctable, passeront du fétichisme à une religion monothéiste, car nos ancêtres eux-mêmes ont suivi cette marche et les Bambaras ne sauraient être mieux doués que les vieux Gaulois. Or, monothéisme pour monothéisme, ne vaudrait-il pas mieux, dans l’intérêt de notre influence, de notre domination, de notre commerce même en ces régions, que des missionnaires chrétiens et français prissent la place de missionnaires musulmans et toucouleurs ?

En second lieu, l’organisation ébauchée par les Toucouleurs en ces régions n’a aucune solidité. L’empire créé par El-Hadji n’a jamais été un état : ce n’était qu’un patrimoine. A sa mort, il s’est morcelé entre ses fils, qui, étant nés de mères différentes, ont été les uns pour les autres leurs plus dangereux ennemis. Ahmadou, fils d’une femme esclave, a eu d’abord à se défendre contre ses frères Abibou et Moctar, fils d’une princesse du Haoussa. Il les a vaincus et faits prisonniers : ils sont morts dans les cachots de Ségou. L’unité de l’empire ne s’est pas rétablie pour cela : Ahmadou n’est réellement le maître que de Ségou ; il l’est nominalement de Nioro et de Timbo, où règnent ses frères Mountaga et Aguibou. L’empire toucouleur est en trois morceaux ; en effet, par Kita et Mourgoula, nous tenons la route de Ségou à Nioro ; par Bammako, celle de Ségou à Timbo; par Bafoulabé, celle de Timbo à Nioro. Dernièrement, quand Aguibou a voulu envoyer quelques centaines de cavaliers au secours de son frère, ceux-ci, obligés de passer sous le canon de Bafoulabé, ont reçu du commandant l’ordre de rebrousser chemin, et ils ont obéi immédiatement.

Ahmadou a bien des affaires en même temps : lutte contre les païens insoumis et lutte contre ses frères. Aux dernières nouvelles, qui datent de quelques semaines, il assiégeait Nioro, où Mountaga le bravait avec 400 captifs et 150 talibés ; cette marche sur Nioro, si elle aboutit à une défaite, pourrait avoir cette conséquence qu’Ahmadou trouverait à son retour les portes de Ségou fermées. Ce n’est pas que ses affaires aillent beaucoup plus mal qu’il y a vingt ans ; les récits de M. Gallieni reproduisent trait pour trait les récits de Mage. A vingt ans d’intervalle, on retrouve ce despotisme anarchique, instable, ombrageux ; cette hostilité des deux milices principales de l’empire, celle des sofas, qui sont des Bambaras, et celle des talibés, qui sont des Toucouleurs : la première, haïssant le maître comme étranger ; la seconde, le haïssant parce qu’il n’a pas rempli les promesses de son père et partagé à ses fidèles l’or qui remplit, assure-t-on, trois chambres de son palais. Le sultan ne se maintient qu’en opposant l’une à l’autre ces deux milices ; il a réussi à exciter entre elles une telle animosité que les talibés, dans une bataille, ne se décident à marcher qu’après avoir fait écraser leurs rivaux. A vingt ans d’intervalle, on retrouve ces palabres où le souverain reproche amèrement à ses guerriers de ne plus savoir se battre, à ses sujets de ne plus acquitter régulièrement le tribut, où il exige d’eux de nouvelles garanties, de nouveaux sermens qui ne sont pas mieux tenus que les premiers. On retrouve enfin cette police inquiète et cruelle qui a entouré Ségou d’un cordon sanitaire, qui punit de mort quiconque sort de la ville ou traverse le Niger sans permission et qui ne maintient qu’à force d’exécutions un semblant de sécurité.

Du reste imagine-t-on qu’Ahmadou, s’il n’avait pas toutes ces difficultés sur les bras, aurait supporté tout ce que nous avons fait sur son territoire, nous qu’il hait d’une haine mortelle? Car c’est sur son territoire que nous avons élevé nos forts de Bafoulabé, Badumbé, Kita, Koundou, Bammako et que nous avons pris Sabouciré, Goubanko, Daba ; c’est un de ses vizirs que nous avons chassé de Mourgoula ; ce sont ses sujets que nous châtions ou que nous lions à nous par des traités ; ce sont ses forêts que nous abattons pour tracer la ligne du chemin de fer, c’est sur ses eaux que navigue notre canonnière le Niger. On peut deviner avec quels sentimens il voit chaque jour se rapprocher de lui tous ces engins à vapeur, qui, ainsi que l’insinuait à M. Gallieni son plénipotentiaire, « ne lui disent rien de bon. » Il supporte tout cela cependant ; l’approche de nos colonnes lui fait rentrer ses protestations dans la gorge ; plus nous devenons menaçans, plus il se dit notre ami. Il sait que, s’il rompait avec nous, quinze jours après toutes ses tribus idolâtres seraient en insurrection et que son seul asile contre leurs représailles serait peut-être dans le camp français. Quant à Samory, dans lequel certains entrevoyaient naguère le mahdi annoncé, il a suffi de la résistance d’une poignée d’hommes dans les marais du Niger pour que son empire, à peine ébauché, s’évanouît. Le combat d’Oueyako a été pour lui ce qu’avait été pour El-Hadji la défense de Médine. Le succès du colonel Borgnis-Desbordes a même été si complet que, pendant quelque temps, Samory a disparu complètement de notre horizon. Aux dernières nouvelles, le 22 juin 1885, il a été battu à Sicatoca, non loin de Niagassola, par le commandant Combes.

Enfin, parmi les nombreuses causes de l’échec des Anglais dans la vallée du Nil, il faut remarquer que celle-ci est une vallée ouverte, que les commerçans britanniques y avaient fait pénétrer de toutes parts les fusils perfectionnés, et qu’eux-mêmes ont armé les barbares qui ont décimé les troupes de la reine. Au contraire, le bassin du haut et moyen Niger est un bassin fermé; les négocians de la Grande-Bretagne ne pouvant remonter au-delà de Boussa, c’est seulement, au moins pour l’instant, par le Haut-Sénégal qu’on peut pénétrer dans le Soudan occidental. C’est à nos autorités militaires à veiller à ce que l’on n’y importe que des fusils approuvés par nous. A la vérité, la récente conférence de Berlin a déclaré libre le commerce du Niger, comme celui du Congo ; mais pour le moment le vœu est purement platonique. D’ailleurs, quand même il serait matériellement possible aux Anglais de trafiquer sur le Niger, le traité de Berlin a réservé exclusivement à la France la police des eaux soumises à notre influence. Si les industriels de Manchester y font pénétrer des carabines Remington et des fusils à répétition, nous n’aurons à nous en prendre qu’à nous.

En résumé, dans la question du Soudan occidental, il n’y a aucune inconnue. Nul pays au monde n’a été plus exactement étudié; la cour d’Ahmadou a moins de mystères pour nous que celle de la reine Victoria. Après Mage, Soleillet; après Soleillet, Gallieni; après Gallieni, le colonel Borgnis-Desbordes, le colonel Boilève, le commandant Combes, la canonnière le Niger, ont exploré le pays. Nous savons où nous allons, et nous savons ce que nous trouverons là-bas. Les potentats du pays et les Français se sont tâtés. Nous ne sommes plus des inconnus les uns pour les autres; les forces respectives ont été mesurées aussi exactement qu’avec un dynamomètre. Il n’y aura de surprise pour personne.


V.

L’empire d’Ahmadou est un fantôme, un mirage : ce qui a une existence réelle, ce sont les indigènes. Or, après le malentendu de Dio, ils ont bien vite reconnu de quel côté était leur intérêt. Ils suivent avec une attention joyeuse nos progrès dans la région : M. Gallieni, presque prisonnier à Nango, au cœur même des états d’Ahmadou, constatait l’immense retentissement produit dans toute la vallée du Niger par nos premiers succès. « Ici même, écrit-il, les habitans du village ne peuvent s’empêcher de marquer leur satisfaction, et plusieurs ont demandé à nos tirailleurs s’ils croyaient que la colonne française viendrait jusqu’ici pour les délivrer d’Ahmadou et des impôts vexatoires qui pèsent sur eux. » Sur le chemin du retour, le voyageur a la même impression. Partout les chefs de village accourent à lui, déclarent se placer sous le protectorat de la France, qui seule peut les défendre contre les razzias des Toucouleurs. L’empressement qu’ils mettent à signer les traités contraste avec les hésitations, les marchandages, les arrière-pensées, les traductions infidèles du sultan de Ségou. Notre intérêt à nous est aussi très clair : nous devons prendre appui, non sur ceux qui, suivant l’aveu de l’almamy de Mourgoula, regrettent de ne pouvoir plus « manger comme poissons » les indigènes, non sur ceux qui ne connaissent de loi que la haine du chrétien et de commerce que la traite, non sur ceux qui ne savent que détruire, mais sur ceux qui veulent la paix, qui travaillent, qui produisent et qui alimentent nos factoreries. Nous n’avons pas besoin de faire la guerre au sultan de Ségou; l’état de paix incertaine que nous entretenons avec lui, la défensive peureuse où nous l’avons réduit, servent mieux nos intérêts. Parmi tant de causes de dissolution pour son empire, la plus active, c’est notre présence dans le pays, sur son territoire et sur son fleuve. Nous n’avons qu’à laisser faire. Placés au centre de ses états, au point de jonction de ses royaumes dispersés, nous assistons, l’arme au bras, à la lente et infaillible dissolution de son empire. Chaque kilomètre de voie ferrée qui se construit au Sénégal avance d’autant le dénoûment inévitable. De loin, comme de près, nous pesons sur lui.

Nous pouvons prendre sur le fait le mouvement de renaissance dans le pays occupé par nous. Quand M. Gallieni partit pour Ségou, il n’avait rencontré sur son chemin que des populations misérables, inquiètes du lendemain, affamées, nues, et pour lesquelles le passage d’une caravane n’était qu’une occasion de piller. Il repasse un an après dans les mêmes pays : il est étonné de ce qu’il voit : «Cette population, que nous avions laissée misérable et en haillons, nous la retrouvions proprement vêtue, habitant dans des cases presque confortables et pourvues de quelques meubles rudimentaires, achetés à nos traitans du haut fleuve. »

Dans les récentes discussions de la chambre, les adversaires, quelquefois aussi les défenseurs du chemin de fer des hauts fleuves, parlent couramment des « sables du Soudan, » des « déserts du Sénégal. » Assurément, il y a des déserts dans l’ouest africain ; nos postes de Podor et de Saldé, par exemple, sont resserrés entre les déserts sablonneux qu’habitent les Maures et les déserts du Ferlo. Mais la région des hauts fleuves, c’est tout autre chose ; les voyageurs la signalent au contraire, comme étant, dans sa plus grande partie, une région de terre profonde, bien arrosée, d’une fécondité exubérante : après la saison des pluies, on voit, dans l’intervalle du soir au matin, les herbes et les arbustes grandir. Toutes ces provinces produisent en abondance le riz, les arachides, l’arbre à beurre et vingt autres plantes, importantes ou pour l’alimentation locale ou pour l’exportation. Dans les forêts, les éléphans, avec leurs précieuses défenses, vivent en troupeaux. Les plateaux regorgent de fer, de cuivre. L’Ouassoulou, le Sankaran, le Bambouk, le Bouré, sont une petite Californie : les indigènes y recueillent l’or par le moyen le plus primitif, à la battée; le quartz aurifère, traité à l’américaine, y donnerait, d’après les observations du docteur Colin (Bulletin des Mines, mars 1885), des produits considérables.

On a raison de demander des colonies qui rapportent. Mais qu’on en cite une qui remplisse mieux le programme. De 1818 à 1823, notre colonie du Sénégal faisait en tout pour 2,300,000 francs d’affaires. De 1834 à 1835, le chiffre s’élève à 17 millions; en 1879 il dépasse 33 millions ; d’après la dernière statistique, il atteint 44,602,888 francs. Voilà, certes, une progression pleine de promesses.

J’ai déjà caractérisé l’œuvre de civilisation que nous avons accomplie sur le Bas-Sénégal. Elle se poursuit par les mêmes procédés sur le Haut-Sénégal et le Haut-Niger. Nous avons trouvé le pays en proie à ces guerres de races, à ces migrations de peuples, à cette destruction de la vie sédentaire, que présenta l’Europe au temps des invasions barbares. Nous avons arrêté le mouvement de dépopulation; chacun des forts que nous avons construits là-bas, Bafoulabé, Badumbé, Kita, Koundou, Niagassola, Bammako, fixe toute une province. Des villages se construisent à portée de nos canons, des peuplades s’y établissent ; on se dispute les terres qui sont dans le rayon de la forteresse ; les tribus exposées aux incursions des cavaliers toucouleurs, les prisonniers échappés aux caravanes des Maures, tout cela accourt autour de nous. Partout où peut s’exercer notre influence, nous empêchons la traite, nous arrêtons la guerre de village à village, qui, pour un bœuf ou pour une femme, dévastaient une contrée. En un mot, nous faisons régner autour de nous, comme disaient les anciens, la majesté de la paix romaine.

Je ne crois pas qu’on ait, en aucun temps, en aucun pays, assisté à un progrès plus rapide. C’est ainsi qu’aux États-Unis le chemin de fer du Pacifique a fait naître sur son parcours, en pleine solitude, villages, villes, cultures, industries. En 1878, le pays de Bafoulabé était absolument désert : depuis qu’un fort français s’y est élevé, on y fait pour 3,200,000 fr. d’affaires : et ce chiffre, celui de l’année 1884, est en augmentation de plus de 1,200,000 fr. sur celui de l’année précédente. A Kita, avant notre établissement, les gens de Makandiambougou ne vivaient que du pillage des caravanes et étaient pillés eux-mêmes par les gens de Goubanko : on y fait aujourd’hui pour près de 4 millions d’affaires, et ce chiffre est un progrès de 1,870,000 francs sur celui de l’année précédente. Bammako, qui était rançonné tour à tour par les cavaliers d’Ahmadou et par ceux de Samory, qui était un marché absolument ruiné et dont les caravanes avaient oublié le chemin, a fait, en 1884, pour 4,800,000 fr. d’affaires, chiffre en augmentation de 600,000 fr. sur celui de l’année précédente. Remarquons que nous n’avons encore que des forts dans ces pays, que nous n’y possédons même pas une route, que l’éloquence des orateurs de l’opposition a obtenu devant la chambre ce grand succès d’arrêter les travaux du chemin de fer : les wagons ne circulent aujourd’hui que sur un parcours de 54 kilomètres.

On peut donc bien dire, avec les Notices coloniales, que tout cela n’est a qu’un commencement. » Notre influence produit seulement ses premiers effets, et dans un rayon encore bien limité. Nous n’avons qu’à persévérer : le désert qu’ont fait les invasions toucouleures, nous le déferons ; nous créerons, ou plutôt nous recréerons le pays et la société noire ; avec des besoins nouveaux chez les barbares, nous ferons naître le commerce. Comme dit M. le général Faidherbe dans sa lettre du 23 décembre 1883 aux sénateurs : «L’indigène aujourd’hui n’a pas besoin de travailler plus d’un mois par an : cela suffit pour se nourrir de mil et d’arachides et pour avoir un pagne de coton, tissé et teint par lui, autour des reins; mais le jour où il trouvera à vendre ses produits, à acheter des armes, des chevaux, des vêtemens, du sel, il travaillera quatre fois plus. Nos indigènes du littoral sénégalais n’étaient pas plus laborieux il y a trente ans : ils le sont devenus quand ils ont vu ce que nous leur apportions en échange de leurs produits. » Il ne faut pas là une armée ; que l’on veuille bien songer que toute la colonie, avec ses nouvelles dépendances, c’est-à-dire un pays égal en superficie aux deux tiers de la France, nous le tenons avec une force militaire de moins d’un millier d’hommes, dont plus de la moitié sont indigènes. On admire les Romains, qui, cent ans après la conquête de la Gaule, maintenaient l’ordre dans cette vaste région avec 3,000 soldats. Il me semble que nous faisons aussi bien en Afrique. Ce faible effectif prouve encore que, pour la masse des populations, nous ne sommes pas des envahisseurs, mais des libérateurs.

Quand elles nous connaîtront mieux, les rapports seront encore plus faciles. Dans ces récits, on a pu admirer la brillante valeur de nos officiers : il y a autre chose à admirer chez eux. C’est par eux, au prix de mille dangers, que la topographie du pays a été levée, que les villes et les forts, depuis Dakar et Médine, créations de M. Faidherbe, jusqu’à Kita et Bammako, créations de M. Borgnis-Desbordes, ont été fondés. C’est surtout par eux que les questions compliquées d’ethnographie et de linguistique ont été débrouillées, que les religions, les lois, les usages, les productions et le commerce du pays ont été étudiés. Il s’est révélé là une race d’hommes de guerre qui peuvent soutenir la comparaison avec ce que les meilleures armées européennes ont de plus brave et de plus intelligent. Ils se sont faits géographes, philologues, légistes, économistes, ingénieurs, agriculteurs, et ils ont payé de leur sang chaque progrès accompli. En somme, comme le demandait Harpagon, ils ont fait beaucoup avec peu d’argent. Ce qui met le sceau à leur mérite, c’est l’esprit de justice et d’humanité qui inspire leur conduite à l’égard des indigènes. Jamais ils n’ont attaqué un tata sans avoir d’abord essayé de faire entendre raison aux insurgés. On ne peut leur reprocher ni un acte indélicat, vis à vis d’ennemis barbares, ni une exécution inutile. Ils aiment les noirs pour leurs bonnes qualités et sont indulgens pour leurs défauts, les excusant d’être voleurs, menteurs, ivrognes, assurant que la faute en est à la vieille barbarie et qu’on finira par changer tout cela. Ils les traitent en enfans, mais se regardent un peu comme leurs tuteurs. Faidherbe, Gallieni, Piétri, Borgnis-Desbordes, si énergiques en face du péril, d’un sang-froid stupéfiant dans des situations désespérées, sont des négrophiles en képi. Il y a au moins autant de vraie philanthropie chez eux que dans toutes les associations abolitionnistes des Trois-Royaumes. Gallieni, si maltraité à Dio, ne perd jamais une occasion de montrer tout ce qu’il y a de bon dans les nègres, de mettre en lumière la bravoure, le dévoûment de ses tirailleurs, de ses spahis, de son vieux laptot Samba-Ouri, et de tant d’autres qui moururent alors en défendant les blancs. Piétri propose surtout à son pays d’accomplir « une œuvre. d’humanité et de civilisation, en appelant à la vie laborieuse et à la liberté des peuples qui sont aujourd’hui à la merci de quelques aventuriers sauvages. » Jamais chef d’armée n’a tenu un langage plus élevé que Borgnis-Desbordes dans son discours de Bammako à l’occasion de la pose de la première pierre. « Ce que nous savons, c’est que le Malinké est doux, malléable, communicatif, qu’il accepte notre autorité sans arrière-pensée. Quant au Bambara, vous avez tous vu, comme moi, le courage dont il a fait preuve à Daba; les chefs se sont fait tuer à leur place de combat, et le courage militaire n’est-il pas la pierre de touche des nations ? Vous avez constaté leurs cultures soignées, leurs habitations mieux entendues, supérieures à celles du Fouta ou de Saint-Louis... Ne saurions-nous rien faire de ces populations que la religion du Prophète n’a pas figées dans une immobilité sans remède? » Une nation comme la nôtre peut être fière de trouver de tels hommes pour appliquer ses principes aux races barbares, et elle peut leur confier, non-seulement le soin de sa gloire militaire, mais aussi son honneur de nation civilisée.

Depuis le refus des crédits, les forteresses, le chemin de fer, l’armée du Sénégal, ont prouvé leur utilité en donnant des résultats. Ils ont constitué pour leurs défenseurs, dans les futures discussions parlementaires, le meilleur dossier. Quand la question reviendra devant les chambres, — et elle ne peut manquer de revenir prochainement, — les faits eux-mêmes se seront chargés de réfuter les objections, de calmer les appréhensions, de dissiper les fantômes, de justifier les espérances. M. Borgnis-Desbordes disait, quand les salves de ses obusiers saluaient la première pierre de la forteresse de Bammako : « Le bruit que font nos petites bouches à feu ne dépassera pas les montagnes qui sont à nos pieds, et cependant, soyez-en convaincus, on en entendra l’écho bien au-delà du Sénégal. » Cet écho finira bien par arriver à la chambre pour lui rappeler la grande œuvre qu’elle a laissée en souffrance là-bas. Il faut espérer qu’une victoire parlementaire viendra couronner et confirmer les victoires militaires et économiques obtenues en Afrique, et alors, ainsi que le disait encore le fondateur de la première ville française sur le Niger, « de nouveaux succès répondront à de nouveaux efforts. »


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voyage dans le Soudan occidental (1863-66), par M. E. Mage, lieutenant de vaisseau. Paris, Hachette, 1868.
  2. Une mission intéressante dans une tout autre région, le Fouta-Djalon, nous a été racontée par deux membres de la mission : M. le docteur Bayol, dans la Revue du 15 décembre 1882, et par M. Ernest Noirot, A travers le Fouta-Djalon et le Bambouc. Paris, Dreyfous.
  3. C. Cottu, le Sénégal, 15 janvier 1845; — Jules Duval, la Sénégambie, 1er et 15 octobre 1858; — Th. Aube, Trois Mois de campagne au Sénégal, 1er février 1863; — Alf. Jacobs. le Sénégal, 1er juillet 1864; — Paul Bourde, la France au Soudan; — le Chemin de fer du Sénégal au Niger, 1er décembre 1880 ; — Docteur Bayol, la France au Foula-Djalon, 15 décembre 1882.