Sébastopol/3/Chapitre7

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 128-131).
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VII

Nikolaïev, qui s’était fortifié à Douvanka de deux verres d’eau-de-vie achetée au soldat qui la débitait sur le pont, secouait les guides, la charrette cahotait sur la route pierreuse, ombragée par endroits, qui conduisait le long du Belbek à Sébastopol ; et les frères, côte à côte, bien que tout le temps ils pensassent l’un à l’autre, se taisaient obstinément.

« Pourquoi m’a-t-il offensé ? » pensait le cadet. « Ne pouvait-il se dispenser de me parler ainsi ? On aurait dit qu’il me prenait pour un voleur ; et même maintenant il a l’air fâché, de sorte que nous sommes fâchés pour toujours. Et comme ce serait bien d’être tous les deux à Sébastopol ! Deux frères amis, tous deux combattant l’ennemi : l’aîné, un soldat courageux bien que pas très instruit, l’autre jeune… mais aussi très brave… Dans une semaine, je leur montrerai à tous que je ne suis pas déjà si jeune ! Je ne rougirai plus. Mon visage respirera le courage, et d’assez longues moustaches pousseront. » Et il tirait le petit duvet qui entourait sa bouche. « Peut-être arriverons-nous aujourd’hui, et tomberons-nous en pleine affaire. Il doit être tenace et très courageux, mon frère, un de ceux qui ne parlent pas beaucoup mais agissent mieux que les autres. Je désirerais savoir si c’est exprès ou non qu’il me pousse au bord de la charrette ? Il sent probablement que je suis gêné et il feint de ne pas le remarquer. Voilà, nous arriverons aujourd’hui, » continuait-il à ressasser en se serrant au bord de la charrette et craignant de remuer pour ne pas laisser voir à son frère qu’il était gêné, « et tout droit au bastion. Moi avec les armes, mon frère avec la compagnie, et nous irons ensemble. Si seulement, tout d’un coup, les Français se jettent sur nous, je tirerai, je tirerai. J’en tuerai beaucoup. Mais quand même ils courront tout droit sur moi. On ne peut déjà plus tirer, et sans doute n’en réchapperai-je pas. Seulement, tout à coup, mon frère part en avant avec son sabre, moi, je prends un fusil et nous courons ensemble avec les soldats. Les soldats se jettent sur mon frère. J’accourrai, je tuerai un Français, un autre et je sauverai mon frère. On me blesse au bras, je prends le fusil de l’autre main et quand même je cours. Mais près de moi, mon frère est tué d’une balle. Je m’arrête pour un moment, je le regarde tristement et je crie : « Suivez-moi ! Vengeons-nous ! J’aimais mon frère plus que tout au monde, dirai-je, et je l’ai perdu. Vengeons-le, tuons l’ennemi ou mourons tous ici ! » Tous accourront et se jetteront derrière moi. Ici paraîtra toute l’armée française, Pélissier lui-même. Nous les écraserons tous. Mais à la fin, on me blesse une seconde fois, une troisième, et je tombe blessé à mort. Alors tous accourront vers moi. Gortchakov viendra et me demandera ce que je veux. Je dirai que je ne veux rien, sauf qu’on me mette à côté de mon frère, que je veux mourir avec lui. On m’emmènera, on me placera près du cadavre ensanglanté de mon frère. Je me soulèverai et dirai seulement : « Oui, vous ne pouviez apprécier deux hommes qui aimaient vraiment leur patrie. Maintenant ils sont tombés tous deux, que Dieu vous pardonne ! Et je mourrai. »

Qui sait jusqu’à quel point se réaliseront ces rêves ?

— Quoi, as-tu jamais été dans une mêlée ? — demanda-t-il tout à coup à son frère, en oubliant son projet de ne pas lui parler.

— Non, pas une seule fois, — répondit l’aîné : notre régiment a perdu deux mille hommes et tous aux travaux. Moi aussi, j’ai été blessé pendant le travail. La guerre ne se fait pas du tout comme tu penses, Volodia !

Le mot « Volodia » toucha le frère cadet. Il voulait s’expliquer avec son frère qui, lui, n’avait pas du tout pensé qu’il l’offensait :

— Tu n’es pas fâché contre moi, Micha ? — dit-il après un silence d’une minute.

— Pourquoi ?

— Mais à cause de ce qu’il y a eu, comme ça, rien.

— Nullement, répondit l’aîné en se tournant vers lui, et lui tapant sur la cuisse.

— Alors, tu me pardonnes, Micha, si je t’ai attristé ?

Et le frère cadet se détourna pour cacher des larmes qui, tout à coup, se montraient dans ses yeux.