Sébastopol/3/Chapitre26

< Sébastopol‎ | 3
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 214-219).


XXVI

Vlang trouva sa batterie sur la deuxième ligne de défense. Des vingt soldats détachés à la batterie, huit seulement étaient sauvés.

À neuf heures du soir, Vlang, avec la batterie sur le bateau rempli de soldats, de canons, de chevaux, de blessés, se dirigeait à la Severnaïa. Le tir cessait partout. Les étoiles, comme la nuit passée, brillaient clairement dans le ciel, mais un vent fort soulevait la mer. Sur les premier et deuxième bastions des feux s’allumaient à ras de terre ; les coups faisaient trembler l’air et éclairaient alentour des objets noirs, étranges, des pierres projetées en l’air. Quelque chose brûlait près des docks et la flamme rouge se reflétait dans l’eau. Le pont, rempli de monde, s’éclairait du feu de la batterie Nicolas. Une grande flamme semblait paraître sur l’eau, à l’extrémité lointaine de la batterie Alexandre, et éclairait le bas des nuages de fumée qui se répandaient au-dessus, et de même que la veille les feux tranquilles, hardis, lointains brillaient dans la mer sur la flotte ennemie. Un vent frais agitait la baie. À la lumière des incendies on apercevait les mâts de nos navires coulés qui, lentement, s’enfoncaient de plus en plus profondément dans l’eau. On n’entendait point de conversations sur le pont, mais seulement, à travers le son régulier des ondes coupées et de la vapeur, on entendait l’ébrouement des chevaux et leur piaffement sur les bacs. On entendait les paroles de commandement du capitaine et les gémissements des blessés. Vlang qui n’avait rien pris de toute la journée, tira un morceau de pain qu’il se mit à mordre. Mais tout à coup, se rappelant Volodia, il pleura si haut que les soldats qui étaient près de lui l’entendirent.

— Voilà ! Il mange du pain et pleure, notre Vlanga, — dit Vassine.

— C’est drôle ! — dit un autre.

— Regarde, ils ont brûlé nos casernes, — continua-t-il en soupirant. — Combien des nôtres ont péri ! Et quand même, les Français sont les maîtres.

— Du moins, nous, grâce à Dieu, nous en sommes sortis vivants, dit Vassine.

— Quand même, c’est enrageant !

— Eh bien, qu’y a-t-il d’enrageant ? Peut-il s’amuser ici ? Comment donc ! tu verras que les nôtres le reprendront. Combien des nôtres périront ! Mais aussi vrai que Dieu est saint, si l’Empereur l’ordonne on le reprendra. Est-ce que les nôtres l’abandonneront comme ça ! Allons donc ! Il a pris les murs nus, tous les retranchements ont sauté… C’est vrai qu’il a planté son drapeau sur le mamelon, mais dans la ville, il n’osera pas.

— Attends un peu ! Nous réglerons encore nos comptes avec toi ! Laisse faire, — conclut-il en s’adressant aux Français.

— C’est sûr, — fit l’autre avec conviction.

Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol où, pendant tant de mois, bouillonnait une vie extraordinaire, qui pendant tant de mois voyait les héros se succéder dans la mort et tomber l’un après l’autre, ces héros, qui pendant tant de mois excitaient la peur, la haine, l’admiration des ennemis, sur les bastions de Sébastopol on ne voyait déjà personne. Tout était mort, farouche, terrible, mais non silencieux : tout croulait encore. Sur la terre creusée par les récentes canonnades partout gisent les affûts démolis qui pressent les cadavres des Russes et des ennemis. Les lourds canons muets pour toujours et qu’une force terrible jeta dans les fossés, sont à moitié remplis de terre ; des boulets et des bombes, encore des cadavres, encore des fossés, des éclats de fonte, de cuivre de blindage et encore des cadavres silencieux en leurs capotes grises et bleues. Tout cela tremblait encore parfois et s’éclairait de la flamme pourpre des explosions qui continuaient à ébranler l’air.

Les ennemis voyaient que quelque chose d’incompréhensible se passait dans le terrible Sébastopol. Ces explosions et le silence mortel sur les bastions les faisaient trembler mais ils n’osaient croire encore, sous l’influence de la résistance forte et calme de la journée, que leur inexorable adversaire avait disparu, et en silence, sans remuer, avec un tremblement, ils attendaient la fin de la nuit lugubre.

L’armée de Sébastopol, comme la mer houleuse dans une nuit sombre, en se répandant, se réunissant et tressaillant, de toute sa masse se mouvait près de la baie, et dans l’obscurité compacte, s’avancait lentement par le pont et la Severnaïa, loin du lieu où elle laissait tant de braves, de ce lieu tout rempli de son sang, défendu pendant onze mois contre l’ennemi deux fois plus fort et qu’on lui ordonnait maintenant de quitter sans combat.

La première impression de cet ordre fut pour chaque Russe, terrible et incompréhensible. Le deuxième sentiment fut la crainte de la poursuite. Les soldats se sentirent inoffensifs dès qu’ils quittèrent l’endroit où ils étaient habitués à se battre, et ils se serraient inquiets dans l’obscurité, près de l’entrée du pont qu’un vent fort balançait.

Avec ses baïonnettes empêtrées, ses régiments, ses voitures et ses milices emmêlés, l’infanterie se bousculait ; les officiers à cheval se hâtaient avec des ordres ; les habitants ainsi que les brosseurs porteurs de bagages, pleuraient et suppliaient, qu’on voulût bien les laisser passer. Avec un bruit de roues, se frayant un chemin dans la baie, l’artillerie s’éloignait à la hâte. Malgré l’entraînement des occupations diverses, un sentiment de sauvegarde et de désir de sortir le plus vite possible de cet endroit terrible de mort, était dans l’âme de chacun. Il était chez les soldats mortellement atteints qui se trouvaient parmi cinq cents autres blessés sur le sol pavé du quai Paul et qui suppliaient Dieu de leur donner la mort ; chez les miliciens qui, faisant un dernier effort, se serraient dans la foule pour laisser le passage au général à cheval ; chez le général qui refrénait la hâte des soldats ; chez le matelot qui se tenait sur le bateau vacillant et qui était poussé par la foule grouillante jusqu’à perdre haleine ; chez l’officier blessé que quatre soldats emportaient sur un brancard et qui, arrêtés par la foule compacte, le posaient sur le sol près de la batterie Nicolas ; chez un artilleur resté seize ans près de son canon, et qui, par un ordre des chefs, incompréhensible pour lui, avec l’aide de ses camarades, poussait le canon de la pente abrupte dans la baie ; chez les marins qui venaient de couler leurs bâtiments et ramaient bravement sur les chaloupes qui s’en éloignaient.

En traversant le pont, une fois de l’autre oôté, chaque soldat enlevait son bonnet et se signait. Mais derrière ce sentiment s’en cachait un autre, pénible, plus profond, tenant du repentir, de la honte et de la colère. Presque chaque soldat, en regardant au nord Sébastopol abandonné, avec une amertume indicible dans le cœur, soupirait et menaçait les ennemis.