Sébastopol/3/Chapitre14

< Sébastopol‎ | 3
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 162-165).
◄  XIII.
XV.  ►


XIV

Kozeltzov aîné, ayant rencontré dans la rue un soldat de son régiment, se dirigea avec lui tout droit vers le cinquième bastion.

— Tenez, plus près du mur, Votre Noblesse, — dit le soldat.

— Pourquoi ?

— C’est dangereux, Votre Noblesse, voilà…, il porte déjà dessus, — dit le soldat en écoutant le sifflement du boulet qui frappait sur la route sèche, de l’autre côté de la rue.

Kozeltzov, sans suivre les conseils du soldat, marchait bravement au milieu de la rue.

Les rues étaient toujours les mêmes : les mêmes feux plus fréquents brillaient, les mêmes sons, les mêmes gémissements, les mêmes rencontres avec les blessés, les mêmes batteries, les mêmes parapets et tranchées qu’au printemps, quand il était à Sébastopol. Mais tout cela, on ne sait pourquoi, était plus triste et en même temps plus guerrier. Il y avait maintenant plus de trous dans les maisons, nul feu aux fenêtres sauf à la maison de Koustchine (où se trouvait l’hôpital). On ne rencontrait pas une seule femme, et ce cachet de l’habitude et du sans-souci avait disparu de tout pour faire place à une attente anxieuse et à la fatigue.

Mais voilà déjà la dernière tranchée. On entend la voix du soldat du régiment de P… qui a reconnu son ancien chef de compagnie.

Voilà le troisième bataillon qui, dans l’obscurité, se tient près de la muraille qu’éclairent de temps en temps les décharges, et l’on entend la conversation retenue et le cliquetis des fusils.

— Où est le commandant du régiment ? demande Kozeltzov.

— Dans le blindage, chez les marins, Votre Noblesse ! — répond le pioupiou serviable, — si vous voulez, je vous conduirai.

Passant d’une tranchée à l’autre, le soldat amenait Kozeltzov vers le petit fossé du blindage. Là un matelot fumait la pipe. Derrière lui, s’apercevait une porte à travers laquelle brillait une lumière.

— Peut-on entrer ?

— Tout de suite, j’annoncerai. — Et le matelot franchit la porte.

— Si la Prusse continue de garder la neutralité, disait une voix. — Alors l’Autriche aussi…

— Quoi, l’Autriche aussi ! — disait une autre. — Quand le pays slave… Eh bien ! Fais entrer.

Kozeltzov n’avait jamais été dans ce blindage. Il fut frappé de son confortable. Le parquet était de chêne, un paravent masquait la porte. Deux lits étaient le long du mur, dans un coin une grande icône de la mère de Dieu, encadrée d’or ; devant brûlait une veilleuse rose. Sur un des lits dormait un marin tout habillé, sur l’autre, devant la table où se trouvaient deux bouteilles de vin entamées, étaient assis les interlocuteurs, — le nouveau commandant du régiment et un aide de camp. Bien que Kozeltzov ne fût pas du tout poltron et ne se sentît en rien coupable, soit envers le gouvernement soit envers le commandant du régiment, il s’intimida à la vue du colonel, qui récemment encore était son camarade, et qui maintenant se levait et l’écoutait fièrement. « C’est étrange, pensa Kozeltzov en regardant son commandant, il n’y a que sept semaines qu’il a reçu le régiment et déjà dans tout ce qui l’entoure, dans son costume, dans son attitude, dans son regard on voit le pouvoir du commandant de régiment. Il n’y a pourtant pas longtemps que ce même Batristchev faisait la noce avec nous, portait des semaines entières la même chemise de coton et mangeait les éternelles côtelettes de viande hâchée et les vareniki[1] et n’invitait personne chez lui ! Et maintenant !… Dans ses yeux une expression de fierté froide qui vous dit : « Bien que j’aie été ton camarade, et que je sois un commandant de la nouvelle école, je n’ignore pas, crois-le bien, que tu donnerais la moitié de ta vie pour être à ma place ! »

— Vous vous êtes traité assez longtemps, — dit froidement le colonel en s’adressant à Kozeltzov.

— J’étais malade, mon colonel ! Même maintenant ma blessure n’est pas très bien cicatrisée.

— Alors, vous êtes venu en vain, — dit le colonel en jetant un regard méfiant sur la corpulence de l’officier. — Toutefois vous pouvez faire votre service ?

— Parfaitement.

— Eh bien ! Je suis très content. Alors l’enseigne Zaïtzev vous remettra la neuvième compagnie, votre ancienne. Vous recevrez immédiatement l’ordre.

— J’obéis.

— Quand vous sortirez, veuillez m’envoyer l’aide de camp du régiment, — conclut le commandant, en faisant voir, par un léger salut, que l’audience était terminée.

En quittant le blindage, Kozeltzov marmonna plusieurs fois quelque chose et secoua les épaules comme s’il se sentait mal, ou très irrité, ou dépité, et dépité non contre le colonel (il n’y avait pas de quoi), mais comme s’il eût été mécontent de lui-même et de tout ce qui l’entourait.

  1. Vareniki, galette fromagée de forme triangulaire.