Sébastopol/3/Chapitre10

< Sébastopol‎ | 3
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 145-148).
◄  IX.
XI.  ►


X

Comme ils entraient dans la première salle, garnie de lits de camp sur lesquels étaient couchés les blessés et qu’emplissait une odeur lourde, écœurante, horrible, d’hôpital, deux infirmières venaient à leur rencontre.

L’une était une femme d’une cinquantaine d’années, aux yeux noirs et au visage d’une expression sévère. Elle portait des bandelettes et de la charpie et donnait des ordres à un jeune infirmier qui la suivait. L’autre, une jeune fille très jolie, d’une vingtaine d’années, au visage pâle et doux, blonde, particulièrement charmante et craintive, les mains dans les poches de son tablier, regardait en-dessous de son bonnet blanc ; elle marchait près de l’aînée et semblait avoir peur de s’éloigner d’elle.

Kozeltzov s’adressa à elles pour leur demander si elles savaient où était Martzov à qui, la veille, un boulet avait emporté la jambe.

— Du régiment de P***, je crois ? demanda l’aînée. C’est votre parent ?

— Non, un camarade.

— Conduisez-les, dit-elle en français à la jeune infirmière.

— Voilà, c’est ici, et elle-même, avec l’infirmier, s’approchait du blessé.

— Allons donc… qu’est-ce que tu regardes ? dit Kozeltzov à Volodia, qui soulevait les sourcils avec une expression de souffrance, sans avoir la force de se détacher des blessés. — Allons donc.

Volodia suivait son frère tout en continuant à se retourner sans cesse — et en répétant inconsciemment :

— Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu !

— Il est sans doute ici depuis peu ? — demanda l’infirmière à Kozeltzov, en désignant Volodia qui le suivait dans le corridor en poussant des ah ! et des soupirs.

— Il vient d’arriver.

La jolie petite infirmière regarda Volodia et soudain se prit à pleurer.

« Mon Dieu, mon Dieu, quand tout cela finira-t-il ? » prononça-t-elle avec le désespoir dans la voix. Ils entrèrent dans la salle des officiers. Martzov était couché sur le dos, ses bras veineux étaient repliés sous sa tête. L’expression de son visage jauni était celle d’un homme qui serre les dents pour ne pas crier de douleur. La jambe intacte était en chaussette et dépassait le bout des couvertures, et l’on voyait comment s’agitaient nerveusement ses doigts.

— Eh bien ! comment allez-vous ? demanda l’infirmière en soulevant de ses doigts fins, délicats, à l’un desquels Volodia remarqua une bague d’or, la tête un peu chauve, et en arrangeant l’oreiller. Voici des camarades qui sont venus prendre de vos nouvelles.

— Très mal, naturellement, fit-il d’un ton bourru. Laissez ! Comme ça, c’est bien !

Dans la chaussette, les doigts s’agitaient encore plus rapidement.

— Bonjour ! Quel est votre nom ? Excusez, dit-il, en s’adressant à Kozeltzov. Ah, oui ! Pardon, ici on oublie tout, fit-il quand Kozeltzov lui eut rappelé son nom. — Nous avons habité ensemble, — ajouta-t-il sans aucune expression de plaisir en regardant Volodia d’un air interrogateur.

— C’est mon frère qui est arrivé aujourd’hui de Pétersbourg.

— Hum ! Et moi, voilà, j’ai gagné ma pension entière, — dit-il en fronçant les sourcils. — Ah ! comme je souffre !… Oui, ce serait mieux que la fin arrivât.

Il agita sa jambe, ses doigts remuèrent encore plus vite, et il cacha son visage dans ses mains.

— Il faut le laisser, — chuchota l’infirmière, les yeux pleins de larmes. — Il est déjà très mal.

Encore à Severnaïa, les frères décidèrent d’aller au cinquième bastion, mais en sortant de la batterie Nicolas, comme s’ils s’arrangeaient pour ne pas s’exposer inutilement au danger, sans rien dire, ils décidèrent de marcher chacun à part.

— Mais comment trouveras-tu ta batterie, Vololodia ? — dit l’aîné. — Au fait, Nikolaïev te conduira à Korabelnaïa, moi j’irai seul et demain je serai chez toi.

Rien de plus ne fut dit par les deux frères dans cette dernière entrevue.