G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 349-364).

IV


On s’était battu, la veille, aux environs de Marchenoir, petit village du Loir-et-Cher. La journée était restée indécise, et les troupes, le soir, campaient sur leurs positions. Le lendemain, au matin, dans la grande plaine désolée et sombre, deux fermes incendiées par le canon brûlaient encore. Il était cinq heures lorsque sonna le réveil. La nuit avait été rude : les hommes n’avaient pu dormir à moitié gelés de froid sous leurs tentes sans paille, à moitié morts de faim, aussi, car ils étaient sans vivres, l’intendance, en prévision d’une défaite plus rapide, ayant reçu l’ordre de battre en retraite, au moment précis de la distribution. On empaqueta les tentes ; on boucla les sacs ; quelques feux brillèrent, autour desquels de noires silhouettes humaines s’entassèrent, accroupies et tremblantes. Çà et là, les baïonnettes des fusils en faisceaux jetaient des lueurs farouches, et les sonneries de clairon, se répondant, rompaient, seules, le silence morne du camp.

Sébastien avait passé une partie de la nuit, en faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue, grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s’il les eût trempées dans de l’acide. La veille, pour la première fois, il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s’était tenu parole et n’avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur qui ou sur quoi eût-il tiré ? Il n’avait vu que de la fumée, et il avait marché, tête baissée, se courbant sous les balles qui sifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par une grande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de les ressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien, rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, qui n’était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il ne raisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné par il ne savait quelle force aveugle qui s’était substituée à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et les privations journalières, vite gagné à la folie ambiante de démoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d’obscurité morale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître de lui-même, sans savoir qu’il avait derrière lui, là-bas, une famille, des amis, un passé…

Vainement, il essaya de s’approcher du feu, qu’entouraient dix rangées d’hommes, dont les figures, maigres et lasses, s’éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes. On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, de courir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie et sonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deux fermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans les ténèbres ; et, sur les coteaux, très loin, par delà la plaine toute noire, de petits points lumineux, pareils à de scintillantes étoiles, indiquaient le camp ennemi. Les clairons sonnaient toujours, et chaque coup de clairon le faisait tressaillir, s’arrêter un instant, et puis, il reprenait sa course, la peau mordue et gercée par le froid, sous sa vareuse de laine mince et déchirée. De temps à autre, il entendait, avec un indicible frémissement de tout son être, des troupes s’ébranler, passer près de lui, dans le noir, s’éloigner dans la plaine ; et il pensait que ce serait bientôt son tour. Un compagnon vint le rejoindre qui se mit à courir avec lui.

— Je crois que ça va chauffer, aujourd’hui ! dit le compagnon, qui s’ébroua en courant.

Sébastien ne répondit pas. Après un silence, le compagnon reprit :

— Tu sais que Gautier n’a pas répondu à l’appel ?

— Il est tué ? demanda indifféremment Sébastien.

— Ouat !… Il a fichu le camp, le malin !… Il y a longtemps qu’il me l’avait dit qu’il ficherait le camp !… Ça ne finira donc jamais, cette sacrée guerre-là !…

Tous les deux poussèrent un soupir et se turent.

Le jour fut lent à paraître. La plaine d’abord se dévoila, brune, rase, unie et piétinée, ainsi qu’un champ de manœuvres. Des cavaliers y galopaient, blanchâtres, égaillés, carabine au poing, leurs manteaux flottants ; des masses noires, des masses profondes d’infanterie, évoluaient, s’avançaient ; une batterie s’acheminait, à droite, vers un monticule boisé, et sur le sol gelé faisait un bruit retentissant de métal, un fracas de plaques de tôle entrechoquées. Les coteaux restaient encore dans une ombre inquiétante pleine du mystère de cette invisible armée, qui, tout à l’heure, allait descendre dans la plaine, avec la mort ; et le ciel, au-dessus, était tout gris, d’un gris uniforme et vert-de-grisé annonçant la neige. Quelques flocons volaient dans l’air. De minute en minute des coups de fusil, disséminés dans l’immense étendue, claquaient, secs, très loin, comme des coups de fouet.

— Je crois que ça va chauffer aujourd’hui ! répéta le compagnon, très pâle.

Sébastien s’étonna de n’avoir pas vu Bolorec qu’il avait quitté la veille avant l’engagement. Son bataillon campait près du sien, et depuis qu’ils étaient partis du Mans ensemble, ils avaient l’habitude, chaque soir, de se retrouver, sauf les jours de grand’garde et de corvées aux vivres. Bolorec était ce qui le raccrochait à la vie. Par lui, il avait encore conscience de son être réel, sensible et pensant. Que deviendrait-il sans Bolorec ?

Après trois jours de marche forcée, en arrivant au Mans, qui regorgeait de troupes débandées et errantes, la première figure qu’avait rencontrée Sébastien, ça avait été Bolorec. Bolorec en mobile ! Bolorec arrêté devant une boutique de libraire et regardant les dessins de journaux illustrés.

— Bolorec ! avait-il crié, défaillant de joie.

Bolorec s’était retourné, avait reconnu Sébastien qui, pour se faire voir, agitait en l’air son fusil. Alors il était venu se mettre à côté de lui, en serre-file. Trop ému, Sébastien n’avait pu que bégayer ces mots : « Comment, c’est toi, Bolorec ?… c’est toi ! » Et Bolorec, engoncé drôlement dans sa capote de mobile breton, souriait du même sourire, énigmatique et grimaçant, qu’il avait autrefois. À regarder son ami qui marchait près de lui, en rang, il n’avait pu s’empêcher de se souvenir des promenades du collège et d’en être très heureux.

— Tu te rappelles, Bolorec ?… disait-il… tu te rappelles, quand tu sculptais et que tu me chantais tes chansons bretonnes ?… Tu te rappelles ?

— Oui ! oui ! faisait Bolorec, qui essayait de se mettre au pas.

Il n’était point changé… À peine s’il avait grandi. Toujours boulot, les cheveux crépus, les joues molles et rondes, complètement imberbes, il roulait sur ses jambes courtes, les hanches désunies.

— Et comment es-tu ici ?

— Nous arrivons du camp de Conlie… Il y en a déjà beaucoup qui sont morts…

— Tu t’es battu ?

— Non !… la fièvre… la faim… Ils sont morts beaucoup, des gens de chez moi… des amis… Ce n’est pas juste !…

— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, Bolorec ?

— Parce que…

Ils étaient allés ainsi jusqu’à Pontlieue, un faubourg du Mans, où l’on avait établi un camp, sur la rive droite de la Sarthe.

— C’est là que je suis, moi aussi !… avait dit Bolorec.

Et quelle joie, le lendemain, lorsqu’ils avaient appris qu’ils faisaient partie de la même brigade ! À partir de ce moment, ils ne s’étaient guère quittés. Pendant leur séjour au Mans, ils sortaient ensemble et rôdaient par la ville. Durant les marches, ils se retrouvaient aux haltes, aux étapes. Le soir, Bolorec venait souvent se glisser sous la tente de Sébastien, et lui apportait des bouts de saucisson, de pain blanc, qu’il dérobait, le diable sait où ! Ils restaient le plus longtemps qu’ils pouvaient, l’un près de l’autre, se parlant rarement, mais se sentant unis par une tendresse forte, par des liens de souffrances et de mystère, infiniment puissants et imbrisables. Quelquefois, Sébastien interrogeant Bolorec :

— Enfin, qu’est-ce que tu fais à Paris !

— Je fais… je fais… tu verras, tu verras !…

Il demeurait impénétrable, mystérieux, ne répondant que par gestes prophétiques et que par allusions vagues et inachevées à des choses que Sébastien ne comprenait pas.

Il lui demandait encore :

— Et la guerre ?… Tu n’as pas peur ?

— Non !… je la déteste, parce que ce n’est pas juste… Mais je n’ai pas peur.

— Et si tu étais tué, Bolorec ?

— Eh bien, quoi ?… Je serais tué.

— Et si je l’étais, moi, Bolorec ?

— Eh bien !… tu serais tué.

— Dis-moi donc ce que c’est que la grande chose ?

Les yeux de Bolorec s’enflammaient, et il bégayait d’une voix pâteuse, avec d’extraordinaires grimaces, qui le rendaient terrible :

— C’est… c’est… c’est la justice !… Tu verras… tu verras !

Sébastien, en courant, évoquait tous ces souvenirs, et d’autres plus lointains, et il s’inquiétait de n’avoir pas revu Bolorec, depuis la veille. Tout à coup, une sonnerie de clairon qu’il connaissait trop le fit tressaillir. Les hommes quittèrent leurs places à regret, et lui-même, mordu par l’angoisse, alla rejoindre sa compagnie qui, bientôt, se dirigea vers le monticule boisé à droite duquel les artilleurs mettaient les pièces en batterie. Des mobiles étaient là qui piochaient la terre, dure ainsi que du granit, et construisaient des épaulements pour protéger les canons. Sébastien fut heureux d’y rencontrer Bolorec qui, armé d’une pelle, s’escrimait vainement contre le sol gelé. On lui donna une pioche, et, les deux compagnies s’étant mêlées, il vint se mettre à côté de Bolorec, sous la gueule noire des canons, muette encore et sinistre. Le capitaine se promenait parmi les soldats, en fumant sa pipe d’un air préoccupé. Il ne paraissait pas gai, sachant que toute résistance était inutile. De temps en temps, il observait, avec sa lorgnette, les mouvements de l’armée ennemie et hochait la tête. C’était un petit homme, gros, court, ventru, à face débonnaire, et dont les moustaches grises étaient coupées en brosse. Il aimait son cheval blanc, court comme lui, et solidement râblé, qu’une ordonnance tenait en main, près d’un caisson, car il venait souvent le flatter sur le poitrail, comme pour lui donner de la résignation. Il était paternel avec ses hommes, causait avec eux, ému sans doute de toutes ces pauvres existences sacrifiées pour rien.

— Allons, mes enfants, dépêchons, disait-il.

Mais le travail n’avançait pas, à cause du sol trop dur, contre lequel les pointes des pioches s’émoussaient… C’était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leur enveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, une accumulation d’insectes innombrables et noirs, qui couvraient les pentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire de cet horizon une chose vivante et remuante, qui s’avançait. Dans la plaine, les régiments continuaient d’évoluer, semblables à de petites haies qui marchent, et de l’un à l’autre galopaient des cavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanions flottants dans l’air louche, sous le ciel bas, d’une lividité tragique.

Et tandis que les hommes travaillaient, courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par un ambulancier, s’arrêta près de Sébastien et de Bolorec. L’ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et de l’eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa la sienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaos de membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l’air entre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouillées de sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos, les yeux ouverts, vêtu de l’uniforme gris des zouaves pontificaux, brandissait un bras raidi et droit, comme une hampe de drapeau. Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Son visage était calme, à peine plus blanc, et il conservait, sous sa barbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolente et maladive grâce d’autrefois. On voyait que Guy avait été tué raide, d’une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elle un morceau de la cravate qui bouchait la plaie, dont les bords étaient roses. Sébastien fut pris d’une grande pitié. Il oublia ce que jadis il avait souffert par Guy de Kerdaniel, et il se découvrit pieusement, respectueusement, devant ce cadavre rigide qu’il aurait voulu embrasser. Bolorec regardait aussi le mort, d’un œil tranquille et froid.

— Tu ne le reconnais pas ? interrogea Sébastien.

— Si… si… fit Bolorec.

— Pauvre Guy !… soupira encore Sébastien qui sentait les larmes affluer à ses yeux… Pauvre Guy !

Alors Bolorec lui saisit le bras, vivement, lui montra tous les mobiles effarés qui travaillaient, fils de paysans et de misérables.

— Eh bien ! et ceux-là !… Est-ce juste ? Tantôt beaucoup seront morts… Lui…

Il se retourna vers la charrette qui s’éloignait cahotant sur les mottes.

— Lui !… un riche… un noble… un méchant… C’est juste, lui !… Allons, pioche.

Il se remit à piocher. Au loin, par intervalles, des coups de fusils claquaient.

Pendant ce temps, un officier d’ordonnance était arrivé, bride abattue, dans la batterie. Il descendit de cheval et s’entretint quelques minutes avec le capitaine, qui, peu à peu, s’animant et faisant des gestes colères, enfourcha soudain son cheval blanc et disparut au galop. C’était un très jeune homme, frêle et joli comme une femme, botté de jaune, ganté de peau de chien, la taille serrée dans un dolman chaudement bordé d’astrakan. Il s’approcha des canons et sembla s’intéresser beaucoup à la manœuvre. Le lieutenant l’accompagnait.

— Est-ce que je ne pourrais pas tirer un coup de canon ? demanda-t-il.

— Si ça vous fait plaisir, ne vous gênez pas…

— Merci ! Ce serait très drôle si j’envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas… Ne trouvez-vous pas que ce serait très drôle ?

Ils rirent tous les deux, discrètement. Le jeune homme pointa la pièce et commanda le feu. L’obus s’égara dans la plaine, où il éclata, à cinq cents mètres des Prussiens.

Ce fut le signal du combat.

Aussitôt l’horizon s’embrasa, se voila de fumée et, coup sur coup, cinq obus tombèrent et éclatèrent au milieu des mobiles qui travaillaient. L’officier d’ordonnance, déjà, détalait ventre à terre, courbé sur le cou de son cheval. Les hommes se couchèrent, et la batterie tonna sans relâche, ébranlant le sol de ses voix furieuses. Sébastien et Bolorec étaient l’un près de l’autre, étendus, le menton contre la terre ; ils ne voyaient plus rien, plus rien que d’immenses colonnes de vapeur qui grandissaient, envahissaient l’atmosphère, traversée du passage continu des obus et des boulets. Dans la plaine, les troupes ébranlées commençaient des feux de mousqueterie.

— Dis donc ? interrogea Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

Derrière eux, malgré les secousses et les détonations hurlantes, ils entendaient les clameurs des voix, des appels de clairon, des galops, des roulements de lourds véhicules.

— Dis donc ? répéta Bolorec.

Sébastien ne répondit pas.

Alors Bolorec se mit debout, se détourna un instant, et il aperçut la batterie dans une sorte de rêve affreux, de brouillard rouge, au milieu duquel le capitaine revenu, droit sur son cheval, commandait en brandissant son sabre, au milieu duquel des soldats s’agitaient tout noirs. Un homme tomba, puis un autre, un cheval s’écroula, puis un autre. Bolorec se recoucha près de Sébastien…

— Dis donc ?… Je vais te raconter quelque chose… Tu m’écoutes ?

— Oui, je t’écoute ! murmura Sébastien d’une voix faible et qui tremblait.

Et, très calme, Bolorec conta :

— Mon capitaine était de chez moi… Tu l’as vu, hein ?… un petit, noir, trapu, nerveux, insolent… Il était de chez moi… C’était un noble, très dur, et qu’on n’aimait pas, parce qu’il chassait les pauvres de son château et qu’il défendait qu’on allât se promener dans son bois, le dimanche… Moi, j’avais la permission, à cause de papa qui était du même parti… mais je n’y allais pas, parce que je le détestais… Il s’appelait le comte du Laric… M’écoutes-tu ?

Sébastien murmura encore très bas :

— Oui, je t’écoute…

Bolorec se souleva à demi sur ses coudes, et plaça sa tête sur ses deux mains réunies.

— Il y a trois semaines, poursuivit-il, nous faisions une marche… Le petit Leguen, le fils d’un ouvrier de chez moi, fatigué, malade, ne pouvait plus avancer… Alors, le capitaine lui dit : « Marche ! » Leguen répondit : « Je suis malade. » Le capitaine l’insulta : « Tu es une sale flemme ! » et lui donna de grands coups de poings dans le dos… Leguen tomba… Moi j’étais là ; je ne dis rien… Mais je me promis une chose… Et cette chose…

Un obus éclata, tout près d’eux, et les couvrit de terre. Bolorec reprit :

— Et cette chose… Tu ne m’écoutes pas ?…

Sébastien gémit :

— Si, si, je t’écoute.

— Et cette chose…

Il se rapprocha plus près encore de Sébastien et lui dit à l’oreille, très bas :

— Eh bien, c’est fait… Hier, j’ai tué le capitaine.

— Tu l’as tué ! répéta Sébastien.

— Pendant qu’on se battait, hier, il était devant moi… Je lui ai tiré un coup de fusil dans le dos… Et il est tombé les deux mains en avant et il n’a plus bougé.

— Tu l’as tué ! répéta machinalement Sébastien.

— Raide !… C’est juste !

Bolorec se tut et regarda la plaine.

Les feux de mousqueterie se rapprochaient et la canonnade s’acharnait. C’était un grondement sourd, continu, soutenu par d’épouvantables secousses qui semblaient fouiller et distendre les profondeurs souterraines, et par des déchirements aériens qui hachaient l’atmosphère comme de la toile. Autour de lui, les obus labouraient la terre, et leurs éclats, sifflant avec des ricanements sinistres, retombaient en rafale serrée de mitraille. La batterie ne répondait plus que faiblement à intervalles inégaux et plus longs. Déjà, trois pièces démontées, leurs affûts brisés, se taisaient. Et la fumée, s’épaississant, dérobait l’horizon, le ciel, noyait les champs d’un brouillard roux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard, passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dos affolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sans cesse, un à un, d’abord, puis par groupes, puis par colonnes débandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes cassés et fous, d’étranges profils, des flottements vagues et de noires bousculades ; et des chevaux sans cavaliers, leurs étriers battants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout à coup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops de cauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés, sans sacs, sans fusils, sans képis.

Sébastien demeurait immobile, la face contre le sol. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ne pensait plus à rien. Au début, il avait voulu se raisonner, se montrer brave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables de le distraire de l’horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ou se transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avait beau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dans un effort suprême, ce qui lui restait d’énergies éparses et de forces mentales, la peur le gagnait, l’annihilait, l’incrustait davantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d’une voix tremblante, il appelait Bolorec, pour s’assurer que son ami était là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de se savoir protégé — le seul sentiment qui subsistât en la déroute de sa volonté — disparaissait également. Il était comme dans un abîme, comme dans un tombeau, mort, avec la sensation atroce et confuse d’être mort, et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue. Il ne s’aperçut même pas que, tout près de lui, un homme qui fuyait tourna tout à coup sur soi-même et s’abattit, les bras en croix, tandis qu’un filet de sang coulait sous le cadavre, s’agrandissait, s’étalait.

Le feu de la batterie se ralentissait, agonisait. Il s’éteignit tout à fait, dans un silence d’autant plus lugubre que le feu de l’ennemi redoublait… Il s’éteignit tout à fait, et la retraite sonna.

— Lève-toi ! dit Bolorec à Sébastien.

Sébastien ne bougea pas.

— Lève-toi donc !

Sébastien ne bougea pas.

Bolorec le secoua rudement, par l’épaule.

— Lève-toi donc ! nom de Dieu !

Alors Sébastien, les prunelles égarées, reconnaissant à peine Bolorec qui le soutenait comme un blessé, se dressa, lentement, machinalement, avec des airs de somnambule.

— On fiche le camp, viens !

À ce moment même, un jaillissement de fumée, une lueur fauve, une détonation aveuglèrent Bolorec et l’éclaboussèrent de poudre brûlante et de gravier. Cependant, il resta debout, étourdi seulement, suffoqué comme par un grand vent d’orage. Mais il avait senti brusquement que Sébastien avait glissé de ses mains et qu’il était tombé. Il regarda sur le sol. Sébastien gisait, inanimé, le crâne fracassé. La cervelle coulait par un trou horrible et rouge. Les mobiles avaient fui. Bolorec était seul… Des ombres couraient, s’enfonçaient, se perdaient dans la fumée… Il se pencha sur le corps de Sébastien, le palpa, s’agenouillant, livide, dans le sang, d’où s’élevait une vapeur courte et pourprée…

— Sébastien ! Sébastien !

Mais Sébastien ne l’entendait plus. Il était mort.

Bolorec enlaça le cadavre, essaya de le soulever. Il était faible et le cadavre était lourd. Des ombres passaient sans cesse… Bolorec cria :

— Aidez-moi ! aidez-moi !

Aucune ne s’arrêta.

Elles passaient, disparaissaient comme dans de la fièvre.

— Aidez-moi !… aidez-moi !

Il se débarrassa de son fusil, de son sac qui le gênaient, puis faisant un effort violent, il parvint à soulever Sébastien, à le tenir dans ses bras ; et il l’emporta, à petits pas, le visage ruisselant de sueur, la poitrine sifflante, les reins ployant sous le poids du mort, butant du pied contre la terre. Il put gagner ainsi la batterie, et déposa Sébastien sur l’affût brisé d’un canon. La batterie était abandonnée. Des débris de roues, de prolonges émiettées, de fers tordus, des cadavres d’hommes et de chevaux, couvraient le sol haché et sanglant. Tout près de lui, le capitaine gisait à côté de son cheval blanc, éventré.

— Ça n’est pas juste, murmura Bolorec d’une voix qui haletait.

Et se penchant sur le cadavre, il dit encore, comme si Sébastien pouvait l’entendre :

— Ça n’est pas juste… Mais tu verras… tu verras…

Puis, ayant respiré, il chargea sur ses épaules le corps de son ami et, lentement, lentement, péniblement, péniblement, tous les deux, le vivant et le mort, sous les balles et les obus, ils s’enfoncèrent dans la fumée.


Menton, novembre 1888.
Les Damps, novembre 1889.

FIN


Paris. — Typographie Gaston Née, rue Cassette, 1.