Rutebeuf - Oeuvres complètes, 1839/La Bataille des Vices contre les Vertus

Rutebeuf - Œuvres complètes, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier2 (p. 56-65).


La Bataille des Vices contre les Vertus,


ou ci encoumence


LI DIZ DE LA MENSONGE[1].


Mss. 7218, 7633.


Séparateur



Puisqu’auteurs et auctoritez
S’acordent que c’est véritez
Qui est oiseus[2], de légier pèche,
Et cil s’âme trahist et trèche
Qui sanz ouvrer sa vie fine,
Quar tel vie n’est mie fine,
Por ce me vueil à oevre metre

Si com je m’en sai entremette :
C’est à rimer[3] une matire
Au leu d’ouvrer, à ce m’atire,
Quar autre ouvraingne ne sai fère[4] ;
Or entendez à mon afère :
Si orrez de .ij. ordres saintes
Que Diex a esléus en maintes
Qu’aus vices se sont combatu,
Si que vice sont abatu
Et les vertuz sont essaucies ;
S’orrez comment els sont haucies
Et comment visce sont vaincu.
Humilité par son escu
A Orgueil à la terre mis,
Qui tant estoit ses anemis.
Larguece i a mis Avarisce,
Et Deboneretez .i. visce
C’on apele Ire la vilaine ;
Et Envie, qui partout raine,
R’est vaincue par Charité.
De ce dirai la vérité :
C’est or ce que poi de gent cuide.
Proesce r’a vaincue Accide,
Et Abstinence Gloutonie
Qui mainte gent avoit honie
Et mainte richece gastée.
S’orrez comment dame Chastée,
Qui tant est fine et nete et pure,
A vaincue dame Luxure.

N’a pas bien .lx. et .x. anz,
Se Rustebués est voir disanz[5],
Que ces .ij. saintes ordres vinrent
Qui les fez aus apostres tindrent,
Par préeschier, par laborer,
Par Dieu servir et aorer.
Menor et Frère Prêchéeur,
Qui des âmes sont peschéeur,
Vindrent par volonté devine.
Je di por voir, non pas devine,
S’il ne fussent encor venu
Maint grant mal fussent avenu
Qui sont remez et qui remaingnent
Par les granz biens que il enseignent.
Por preschier humilité
Qui est voie de vérité,
Por l’essaucier et por l’ensivre,
Si comme il truevent en lor livre,
Vindrent ces saintes genz en terre :
Diex les envoia por nous querre.
Quant il vindrent premièrement
Si vindrent assez humblement :
Du pain quistrent, tel fu la riègle,
Por oster les péchiez du siècle.
S’il vindrent chiés povre provoire,
Tel bien comme il ot, c’est la voire,
Pristrent en bone paciance
El non de sainte Pénitance[6] :
Humilitez estoit petite

Qu’il avoient por aus eslite :
Or est Humilitez greignor
Que li frère sont or seignor
Des rois, des prélas et des contes.
Par foi, si seroit or granz hontes
S’il n’avoient autre viande
Que l’Escripture ne demande[7],
Et ele n’i met riens ne oste
Que ce c’on trueve en chiés son oste[8].
Humilitez est tant créue
C’Orguex corne la recréue ;
Orguex s’en va, Diex le cravant,
Et Humilitez vient avant ;
Et or est bien droiz et resons
Que si granz dame ait granz mesons
Et biaus palais et beles sales.
Maugré toutes les langues males,
Et la Rustebuef tout premiers,
Qui d’aus blasmer fu coustumiers,
Ne vaut-il miex c’Umilité
Et la sainte Divinité[9]
Soit léue en roial palais,
C’on fist d’aumosnes et de lais,
Et de l’avoir au meillor roi
C’onques encor haïst desroi,
Que ce c’on secorust la terre
Où li fol vont folie querre,

Constantinoble, Rommenie[10] ?
Se sainte Yglise escommenie,

Li Frère puéent bien assaudre,
S’escommeniez a que saudre.
Por miex Humilité desfendre,
S’Orguex se voloit à li prendre,
Ont fondé .ij. palais li Frère,
Que foi que doi l’âme mon père,
S’ele avoit léenz à mengier
Ne sire Orgueil ne son dangier
Ne priseroit vaillant .i. oes[11]
Deçà .viij. mois, non deçà .ix.,
Ainz atendroit bien dès le liége
C’on li venist lever le siége.
Or parlent[12] aucun mesdisant
Qui par le païs vont disant
Que se Diex avoit le roi pris
Par qui il ont honor et pris,
Mult seroit la chose changie[13]
Et lor seignorie estrangie ;
Et tels lor fet or bèle chière
Qui pou auroit lor amor chière,
Et tels lor fet samblant d’amor
Qui ne le fet fors por cremor.
Et je respont à lor paroles,
Et di qu’els sont vaines et voles :
Se li Rois fet en aus s’aumosne
Et il de ses[14] biens lor aumosne
Et il en prennent, il font bien ;

Quar il ne sevent pas combien
Ne com longues ce puet durer.
Li sages hom se doit murer
Et garnir por crieme d’assaut :
Por ce vous di, se Diex me saut,
Qu’il n’en font de riens à blasmer.
Se l’en lor fet samblant d’amer
Il en sevent aucune chose :
Por ce ont-il si bien lor cort close,
Et por ce font-il ce qu’il font.
L’en dit mauvès fondement font ;
Por ce font-il lor fondement
En terre si parfondément,
Quar s’il estoit demain chéus[15]
Et li rois Loys fust féus[16]
Il se penssent bien tout l’afère
Que il auroient mult à fère
Ainz qu’il éussent porchacié
Tel joiel comme il ont brassié :
Le bien praingne l’en quant l’en puet,
C’on ne le prent pas quant l’en vuet.
Humilitez est si grant dame
Qu’ele ne crient home ne fame,
Et li frère qui la maintienent
Tout le roiaume en lor main tienent ;
Les secrez encerchent et quièrent[17],

Partout s’embatent et se fièrent :
S’on les lest entrer ès mesons
Il i a .iij. bones resons :
L’une est qu’il portent bone bouche,
Et chascuns doit douter reprouche ;
L’autre c’on ne se doit amordre
A vilener nule gent d’ordre ;
La tierce si est por l’abit,
Où l’en cuide que Diex abit,
Et si fet-il, je n’en dout mie
Ou ma penssée est m’anemie.
Par ces resons et par mainte autre
Font-il aler lance sor fautre
Larguece desor Avarisce ;
Quar trestoute la char hérice
Au mauvès qui les voit venir :
Tart li est qu’il puisse tenir
Chose qui lor soit bone et bele ;
Quar il sevent mainte novele.
Si lor fet cil joie et feste
Por ce qu’il se doute d’enqueste,
Et font tel tenir à preudomme
Qui ne croit pas la loi de Romme.
Ainsi font large de l’aver,
De tel qu’il devroient laver
Le don qu’il reçoivent de lui.
Li frère ne doutent nului,
Ce puet l’en bien jurer et dire.
De Débonereté et Ire
Orrez le poingneis mortel ;
Mès en l’estor i ot mort tel,
Dont domages fu de sa mort.

La mort, qui à mordre s’amort,
Qui n’espargne ne blanc ne noir,
Mena celui à son manoir.
Si n’estoit pas mult anciens,
Et ot non mestre Crestiens[18],
Mestre estoit de divinité[19] ;
Pou verrez mes devin ité.

Deboneretez et dame Ire,
Qui sovent a mestier de mire,
Vindrent, lor genz toutes rengies,
L’une des autres estrangies,
Devant l’apostoile Alixandre[20],
Por droit oïr et por droit prendre.
Li frère Jacobin i furent
Por oïr droit si comme il durent,
Et Guillaume de Saint-Amor[21] ;
Quar il avoient fet clamor
De ses sermons, de ses paroles.
Si m’est avis que l’apostoles
Bani icel mestre Guillaume
D’autrui terre et d’autre roiaume.
S’il a partout tel avantage[22],

Baron i ont honte et domage,
Qu’ainsi n’ont-il rien en lor terre
Qui la vérité veut enquerre.
Or dient mult de bone gent,
Cui il ne fu ne bel ne gent
Qu’il fust baniz, c’on li fist tort ;
Mès ce sachent et droit et tort
C’on puet bien dire trop de voir ;
Bien le poez apercevoir
Par cestui qui en fu banis,
Et si ne fu mie fenis
Li plais, ainz dura par[23] grant pièce ;
Quar la cort, qui fet et depièce,
N’ut Guillaume de Saint-Amor,
Et par prière et par cremor.
Cil de cort ne sevent qu’il font,
Quar il font ce qu’autres desfont[24],
Et si desfont ce qu’autres fet ;
Ainsi n’auront-il jamès fet.


Explicit la Bataille des Vices contre les Vertuz.

  1. Legrand d’Aussy a donné un extrait de cette pièce dans le tome V des Notices des manuscrits, page 404. Parmi les réflexions qui précèdent son extrait, il en a dirigé contre saint Louis quelques-unes qui nous ont paru fort injustes, mais qui n’étaient peut-être que sévères à l’époque où Legrand d’Aussy écrivait (an vii de la République). Toutefois nous ne croyons pas qu’on puisse, à moins d’être aveuglé par l’esprit de parti, soutenir aujourd’hui que Louis IX fut l’un des souverains les plus médiocres et même l’un des plus funestes qu’ait eus la France. Peut-être le prince eut-il tort de soutenir aussi vivement qu’il le fit les ordres religieux, au détriment de corporations déjà établies, telles que l’Université, par exemple ; mais de cette faute (en admettant qu’il y en ait une à cela) aux assertions de Legrand d’Aussy il nous semble que la distance est grande. La piété extrême de saint Louis était relevée par d’éminentes qualités, et si nous voyons aisément en quoi son règne a été glorieux pour la France, nous n’apercevons point avec autant de facilité en quoi il lui a été funeste.

    La Bataille des Vices contre les Vertus est, comme beaucoup d’autres pièces de Rutebeuf, une satire contre les Jacobins et les Cordeliers.

  2. Ms. 7633. Var. Casseiz.
  3. Ms. 7633. Var. Ouvreir.
  4. Voyez, 1er volume, page 9, le passage où Rutebeuf dit qu’il n’est pas ouvriers des mains.
  5. Ms. 7633. Var. Se bone gent sunt voir dizans.
  6. Voyez, 1er volume, page 193, une critique semblable. — Voyez aussi la note 2 de la même page.
  7. Ms. 7633. Var. Commande.
  8. Illusion à ces paroles de Jésus-Christ : « Prenez ce que vous trouverez. »
  9. Voyez, page 179 du 1er volume, note 1, l’explication que je donne du mot divinité.
  10. Legrand d’Aussy a mis ici cette note : « Constantinople, prise par les Latins en 1204, avait été reprise en 1261 par Michel Paléologue. Ces mots au recouvrement de Constantinople* annoncent donc que c’est postérieurement à l’année 1261 que Rutebeuf composa sa satire. D’un autre côté, comme il écrivait sous saint Louis et que ce prince mourut en 1270, il s’ensuit qu’elle parut avant 1270, et que par conséquent il se trompe quand il dit qu’il y avait plus de soixante et dix ans que les deux ordres étaient institués. L’un est de l’an 1215 et l’autre de 1216. » Par le fait, le raisonnement de Legrand d’Aussy est juste, et le vers de Rutebeuf n’est pas exact ; mais Legrand d’Aussy avait, pour s’assurer de quelle époque datait la Bataille des Vices, un moyen bien plus simple que de chercher chicane à propos de quelques années à notre poëte ; car dire qu’il a composé sa pièce avant 1270 parce qu’il écrivait sous saint Louis et que ce prince mourut avant cette époque n’est pas un raisonnement fort concluant, attendu que notre poëte vécut et écrivit bien au-delà de l’époque précitée. Il fallait tout simplement, pour rendre cette preuve logique, parcourir la fin de la pièce, où il est dit que maître Chrétien était mort quand Rutebeuf écrivit sa Bataille. Or Chrétien mourut de 1269 à 1270, ce qui précise la date d’une façon inattaquable. Mais Legrand d’Aussy (et ce n’est pas un immense tort) ignorait ce que c’était que maître Chrétien. Nous avouons bien naïvement que nous ne le saurions peut-être pas davantage si notre projet de donner une édition de Rutebeuf ne nous avait fait étudier les querelles théologiques du 13e siècle. Mais ce que je pardonnerai moins volontiers au spirituel traducteur de nos fabliaux, c’est d’avoir mis à la fin de son analyse la note suivante : « À la suite de la satire de Rutebeuf le copiste du manuscrit en a par erreur inséré une autre, qu’il confond avec la première quoiqu’elle en soit distincte. Dans celle-ci les Jacobins, à la vérité, sont maltraités comme dans l’autre ; mais il s’agit de leur querelle avec l’Université et avec Guillaume de Saint-Amour, ce fameux champion qui combattit contre eux avec tant de courage et si peu de succès. Ce sujet, bien qu’analogue, n’a rien de commun avec la Bataille des Vices contre les Vertus. » Évidemment Legrand d’Aussy se trompe : tout le dernier alinéa de notre pièce en fait certainement partie intégrante et n’a point été ajouté là par le copiste. Il est même tout simple que Rutebeuf, qui vient à la fin de l’alinéa précédent de parler de Chrétien, parle au commencement de celui-ci de Guillaume de Saint-Amour, collègue du premier, et qui souffrit pour la même cause des persécutions encore plus grandes.

    * Legrand d’Aussy traduit ainsi ce vers :
    Que ce c’on secorust la terre.

  11. Ms. 7633. Var. Oef.
  12. Ms. 7633. Var. Dient.
  13. Ce passage et celui de la page suivante, où saint Louis est nommé comme étant encore vivant, prouvent clairement que cette pièce a été composée avant 1270.
  14. Ms. 7633. Var. Ces.
  15. Ms. 7633. Var. Chays.
  16. Ms. 7633. Var. Fenis.
  17. Ce passage, qu’on peut rapprocher de plusieurs autres de Rutebeuf qui contiennent les mêmes reproches, est très-important ; il confirme la vérité des paroles de Guillaume de Saint-Amour lorsqu’il appelle les Dominicains prædicatores otiosos, intrantes domos, etc. (Voyez, à la fin du 1er volume, la note sur Guillaume de Saint-Amour.)
  18. Crestiens ou Chrétien, chanoine de Beauvais, l’un des collègues de Guillaume de Saint-Amour, mort vers 1270. (Voyez, pour quelques détails sur Chrétien de Beauvais, la note J, à la fin du 1er volume, relative à Guillaume de Saint-Amour.)
  19. Ms. 7633. Var. Devinetei. — J’ai dit plus haut, page 179 du 1er volume, qu’on appelait ainsi la théologie.
  20. Alexandre IV, élu pape en 1254, mort en 1261.
  21. Voyez, pour ce personnage, pages 71 et suivantes du 1er volume.
  22. On retrouve d’une manière très-exacte les mêmes arguments, page 72 du 1er volume, dans la complainte de Guillaume de Saint-Amour.
  23. Ms. 7633. Var. Puis.
  24. Ms. 7633. Var.
    Cil de cort font bien ce qu’il font,
    Car il défont ce qu’autre font.