Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Renart le Bestourné

Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 196-202).

Renart le Bestourné[1],


ou ci encoumence


LI DIZ DE RENART LE BESTORNEI.
,


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur


Renars est mors, Renars est vis,
Renars est ors, Renars est vils,
Et Renars règne ;
Renars a mult régné el règne ;
Bien i chevauche à lasche regne,
Col estendu.
L’en le devoit avoir pendu
Si com je l’avoie entendu,
Mès non a[2] voir :
Par tens le porrez bien savoir[3].
Il est sires de tout l’avoir
Monseignor Noble,
Et de la Brie et du vingnoble.
Renars fist en Constantinoble
Bien ses aviaus,
Et en cases[4] et en caviaus.
N’i laissa vaillant .ij. naviaus

L’emperéor,
Ainz en fist povre péchéor ;
Par pou ne le fist peschéor
Dedenz la mer.
Ne doit l’en bien Renars amer
Qu’en Renars n’a fors que l’amer,
C’est sa droiture[5].
Renars a mult grant norreture ;
Mult[6] en avons de sa nature
En ceste terre.
Renars porra movoir tel guerre
Dont mult bien[7] se porroit soufferre
La régions.
Mesires Nobles li lyons
Cuide que sa sauvacions
De Renart viegne.
Non fet voir ; de Dieu li soviegne !
Ainçois dout qu’il ne l’en aviegne
Domage et honte.
Se Nobles savoit que ce monte
Et les paroles que l’en conte
Parmi la vile,
Dame Raimborc, dame Poufile[8]
Qui de lui tienent lor concile,
Çà .x. çà vint,
Et dient c’onques mès n’avint
N’onques à franc cuer ne sovint
De tel geu faire,

Bien li déust membrer de Daire[9]
Que li sien firent à mort traire
Par s’avarisce.
Quant j’oi parler de si lait[10] visce,
Par foi toz li cuers m’en hérice[11]
De duel et d’ire
Si fort que je ne sai[12] que dire ;
Quar je voi roiaume et empire
Trestout ensamble.
Que dites-vous ? que il vous samble[13]
Quant mesires Nobles dessamble
Toutes ses bestes,
Qu’il ne puéent metre lor testes
Aus bons jors ne aus bones festes
En sa meson ;
Et se n’i set nule reson
Fors qu’il doute[14] de la seson,
Que n’enchiérisse ;
Mès jà de ceste anée n’isse,
Ne mès coustume n’establisse
Qui ce brassa !
Quar trop vilain fet embraça :
Roneaus[15] li chiens le porchaça
Avoec Renart.
Nobles ne set engin ne art
Ne c’uns des asnes de Sénart

Qui busche porte ;
Il ne set pas de qu’est[16] sa porte.
Por ce fet mal qui li enorte
Se tout bien non.
Des bestes orrez ci le non
Qui de mal fère ont le renon
Tosjours éu.
Mult ont grevé, mult ont néu ;
Aus seignors en est meschéu
Et il s’en passent.
Assez emblent, assez amassent ;
C’est merveille qu’il ne se lassent.
Or entendez
Com Nobles a les iex bendez,
Et se son ost[17] estoit mandez
Par bois[18], par terre,
Où porroit-il trover ne querre[19]
En qui il se fiast de guerre
Se mestier ière ?
Renars porteroit la banière,
Roneaus, qu’à toz fet laide chière,
Feroit la bataille première,
O soi nului.
Bien[20] vous puis dire de celui

Jà nus n’aura honor de lui
De par servise.
Quant la chose seroit emprise,
Ysengrins, que chascuns desprise,
L’ost conduiroit ;
Où se devient, il s’enfuiroit.
Bernart l’asne les déduiroit[21],
O sa grant croiz[22].
Cil .iiij. sont fontaine et doiz,
Cil .iiij. ont l’otroi et la voiz
De tout l’osté.
La chose gist sor tel costé[23]
C’onques rois de bestes n’ot té[24]
Le bel aroi.
Cist sont bien mesnie de roi ;
Il n’aiment noise ne desroi
Ne grant murmure.
Quant mesires Nobles pasture
Chascuns s’en ist de sa pasture[25] ;
Nus n’i remaint ;
Par tens ne saurons où il maint,
Jà autrement ne se demaint
Por querre[26] avoir,
Qu’il en porra[27] assez avoir,
Et cil ont[28] assez de savoir

Qui font son conte.
Bernars gete, Renars mesconte :
Ne connoissent honor de honte ;
Roneaus abaie[29],
Et Ysengrins pas ne s’esmaie.
Le seau porte troupt qu’il paie[30],
Gart chascuns soi :
Ysengrins a .i. filz o soi
Qu’a[31] toz jors de mal fère soi ;
S’a non Primaut :
Renars .i. qui a non Grimaut.
Poi lor est comment ma rime aut[32],
Mès que mal facent,
Et que toz les bons us effacent[33].
Diex lor otroit ce qu’il porchacent !
S’auront la corde.
Lor ouvraingne bien s’i acorde,
Quar il sont sanz miséricorde
Et sanz pitié,
Sanz charité, sanz amistié.
Monseignor Noble ont tuit getié
De bons usages :
Ses ostex samble uns reclusages.
Assez font paier de musages
Et d’avaloingnes
A ces povres bestes lontaingnes

A cui il font de granz essoingnes.
Diex les confonde
Qui sires est de tout le monde !
Et je r’otroi que l’on me tonde
Se maus n’en vient ;
Quar d’un proverbe me sovient,
Que l’en dit : Tout pert qui tout tient :
C’est à bon droit.
La chose gist sor tel endroit
Que chascune beste voudroit
Que venist l’Once[34].
Se Nobles copoit à la ronce
De mil n’est pas .i. qui en gronce[35],
C’est voirs sanz faille :
L’en seusche[36] guerre et bataille,
Il ne me chaut, mès que bien n’aille.


Explicit Renart le Bestorné.

  1. Bestourné, doublement changé, métamorphosé. (Voyez, pour d’autres détails et pour l’explication de cette pièce, la note Z, à la fin du volume.)
  2. Ms. 7633. Var. Non at.
  3. Ms. 7633. Var. Véoir.
  4. Il faudrait probablement caves, ainsi qu’on lit au Ms. 7615.
  5. Ms. 7615. Var. Est-ce droiture ?
  6. Ce vers manque au Ms. 7615.
  7. Ms. 7615. Var. En convendra.
  8. Ces personnages figurent dans le Roman du Renart.
  9. Daire, Darius.
  10. Mss. 7633, 7615. Var. Grant.
  11. Ms. 7615. Var. Parfois tout le poil m’en hérice. — Le Ms. 7633 dit peuz.
  12. Ms. 7615. Var. Puis mot.
  13. Ms. 7633. Var. Que vos en semble.
  14. Ms. 7615. Var. Redoubte.
  15. Ms. 7633. Var. Roniaux. — Ms. 7615. Var. Rooniaux.
  16. Ms. 7615. Var. Quoy.
  17. Ms. 7633. Var. Et ce ces oz.
  18. Ms. 7615. Var. Par mer.
  19. Les six vers qui suivent sont tronqués dans le Ms. 7615. Ces altérations au texte primitif n’ont rien d’étonnant, car, bien que l’écriture de ce manuscrit soit du 13e siècle, la copie de Renart le Bestourné et celle de l’Evangile des femmes, petite pièce satirique fort spirituelle que j’ai donnée dans mon recueil intitulé Jongleurs et Trouvères, y sont d’une main postérieure qui décèle environ le 15e siècle.
  20. Ms. 7633. Var. Tant.
  21. Ms. 7615. Var. Conduiroit.
  22. Mss. 7633, 7615. Var. A tout sa crois.
  23. Mss. 7633, 7615. Var. En ceil costei.
  24. Ms. 7633. Var. Que rois de bestes ne l’ot teil.
  25. Ms. 7615. Var. Closture.
  26. Mss. 7633, 7615. Var. Faire,
  27. Mss. 7633, 7615. Var. Devra.
  28. Ms. 7633. Var. Seivent.
  29. Les trois vers qui suivent manquent au Ms. 7615.
  30. Ms. 7633. Var. Le séel porte tropt que il paie.
  31. Ms. 7633. Var. Que toz jors de mal faire a soi.
  32. Ms. 7615. Var. Pou si leur est coument mal ault.
  33. Ms. 7615. Var. Et que tous Lyons vous effacent. — Cette dernière leçon est évidemment une erreur du copiste.
  34. Voyez, pour l’explication de toutes ces personnifications allégoriques empruntées au Roman du Renart, la note Z, à la fin du volume.
  35. Ms. 7615. Var. Je ne croi pas que nul en gronce.
  36. Ms. 7633. Var. Hom seuege.