Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Li diz des Cordeliers

Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 180-185).


Li Diz des Cordeliers[1].


Ms. 7615.
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Seigneur, or escoutez ; que Diex vos soit amis !
S’orroiz des Cordeliers commant chascuns a mis
Son cors à grant martire contre les anemis,
Qui sont plus de .c. foiz le jor à nos tramis.

Or escotez avant dont ces gens sont venu :
Fil à roi et à conte sont menor devenu[2],
C’au siègle estoient gros, or sont isi venu
Qu’il sont saint de la corde et sont tuit lor pié nu.

Il pert bien que leur ordre nostre Sires ama,
Quant saint François[3] transsi Jéshu-Crist réclama,
En .v. leuz, ce m’est vis, le sien cors entama :
A ce doit-on savoir que Jhésu-Criz s’âme a.

Au jor dou jugement devant la grant assise,
Que Jhésu-Criz penra de péchéors justice,
Saint François aura ceuz qui seront à sa guise :
Por ce sont Cordelier la gent que je miex prise.

En la corde s’encordent cordée à .iij. cordons[4],
A la corde s’acordent dont nos descorderons.
La descordance acordent des maux que recordons,
En lor lit se descordent por ce que nos tortons.

Chacuns de nos se tort de bien fère sanz faille,
Chacuns d’aux s’an détort et est en grant bataille ;
Nos nos faisons grant tort ..........
Quant chacuns de nos dort chacuns d’aus se travaille.

La corde sénefie, là où li neu sont fet,
Que le mauffé desfient et lui et tot son fet.
Cil qui en aux se fie, si mal et si mesfet
Seront, n’en doutez mie, dépecié et desfet.

Menor sont apellé li Frère de la corde ;
Menor vient au premier, chacuns d’aux s’i acorde,
Que l’âme viaut sauver ainz que la mors l’amorde,
Et l’âme de chacun qu’à lor acort s’acorde.

Se sinifie plaint, par Eve se doit-on plaindre[5].
Par Eve fu âme en plaint, Eve fit âme plaindre.

Quant vint filz dame à point, ne soffri point le poindre,
M. a âme desjoint dont ève la fit joindre.

Eve en esté va, et en yver par glace[6],
Nus piez por sa viande qu’elle quiert et porchace.
Isi font li Menor, Diex gart que vent ne glace,
Qui ne chiée empéchié qui ne faille à sa grâce.

Cest roons en O a emmi une espasse[7],
Et roons est li cors ; dedenz a une place ;
Trésor y a : c’est l’âme, que li maufez menace.
O gart le cors et l’âme, maufez mal ne li face !

Devant l’espicerie vendent de lor espices[8],
Ce sont saintes paroles en coi il n’a nul vices :
Tote lor a fet tort, et teles au pélices
Les ont ci pesciez qu’entrer n’osent ès lices.

La béasse qui cloche la cloiche dou clochier[9]

Fist devant li venir, qui la véist clochier.
Ainz qu’elle venist là la covint mout lochier,
La porte en fist porter celle qui n’ot Dieu chier.

La béasse qu’est torte lor a fet mult grant tort :
Encore est correciée se fromages estort.
A l’apostole alèrent li droit contre le tort,
Li droiz n’ot point de droit ne la torte n’ot tort.

L’apostolles lor vost sor ce doner sentence,
Car il set bien que fame de po volontiers tance ;
Ainz manda s’il pooit estre sans mésestance,
L’évesque lor féist là avoir demorance.

L’évesques ot consoil par .iij. jors ou par .iiij. ;
Mais fames sont noiseuses ; ne pot lor noise abatre
Et vit que chacun jor les convenoit combatre :
Si juga qu’il alassent en autre leu esbatre.

Dortor et refretor avoient, belle yglise,
Vergiés, praiaux et troilles[10], trop biau leu à devise.
Or dit la laie gent que c’est par convoitise
Qu’il ont se leu lessié et autre place prise.

Se cil leuz fust plus biaus de celi qu’il avoient,
Si le poïst-on dire, mais la fole gent voient
Que lor leus laissent cil qui desvoiez avoient
Por oster le péchié qui en tel leus avoient.

En ce leu faisoit-on péchié et grant ordure ;
A l’osteil ont éu mainte parole dure,
Mais Jhésu-Criz li rois qui toz jors régne et dure
Si conduise celui qui les i fit conduire.

La coe dou cheval desfant la beste tote,
Et c’est li plus vilz membres et la mouche la doute
Nos avons euz ès testes, et si ne véons gote.
...................

Se partout avoit ève, tiex buvroit qu’a soi,
Vos véez, li navrez viaut le mire[11] lez soi,
Et nous qui sons navré chacun jor endroit soi,
N’avons cure dou mire, ainz nous morons de soi.

Là déust estre mire là où sont li plaié,
Car par les mires sont li navré apaié.
Menor sont mire et nous sons par eus apaié,
Por ce sont li Menor en la vile avoié.

Ou miex de la cité doivent tel gent venir,
Car ce qui est oscur, font-il cler devenir,
Et si font les navrez en senté revenir ;
Or la veut la béesse de la vile banir.

Et messires Ytiers, qui refu nez de Rains[12],
Ainz dit que mangeroit ainçois fuielles et rains,
Que fussent en s’esglises confessor par meriens,
Et que d’aler à Paie[13] auroit lassé les rains.

Bien le déust sofrir ; mès Ytiers li prestres,
Paranz a et parentez mariez à grant festes ;
Des biens de sainte Yglise lor a achetez bestes :
Li biens espéritiex est devenuz terrestres[14].


Explicit des Cordeliers.

  1. Voyez pour le même sujet la note Y, à la fin du volume.
  2. L’obscurité générale et le désordre qui régnent dans cette pièce ne me permettent pas de décider si Rutebeuf parle ici sérieusement : cependant je serais assez porté à croire qu’il fait allusion à quelques grands personnages devenus Frères-Mineurs, c’est-à-dire Cordeliers.
  3. Saint François d’Assise, né en Ombrie vers l’an 1182, est le fondateur de l’ordre des Frères-Mineurs ou Cordeliers. On sait que ce dernier nom leur vint de ce que pendant la guerre sainte Louis IX après un combat où ils avaient repoussé les infidèles, ayant demandé à qui la victoire était due, on lui répondit que c’était à des gens de cordes liés.
  4. La ceinture de corde des Cordeliers a en effet trois nœuds.
  5. Il est probable qu’à partir de cette strophe, qui ne fait pas avec la précédente un sens suivi, il y a dans cette pièce une confusion causée par les copistes. Le reste du Diz est en effet fort obscur et fort difficile à entendre.
  6. Il y a dans ces strophes plusieurs jeux de mots sur le mot ève pris dans ses diverses acceptions, savoir : Ève, notre première parente, ève, eau du baptême, et ève, eau courante.
  7. Comme cette strophe est assez bizarre et difficile à entendre, je crois devoir donner la traduction des trois premiers vers ; la voici : « Ce rond, qui est fait en O, a au milieu un espace ; le rond c’est le corps ; dedans il y a une place où est un trésor, et ce trésor c’est l’âme, que le démon menace. »
  8. Je ne sais si ce vers est pris au propre ou au figuré. J’ai cherché dans les histoires de Paris s’il n’y avait pas quelque couvent de Cordeliers situé devant l’espicerie, et s’il y avait une espicerie comme il y avait une draperie, mais je n’ai rien rencontré de satisfaisant.
  9. J’avoue franchement que je ne sais pas à quelle querelle des Cordeliers, à quelle circonstance de leur histoire les strophes qui suivent peuvent faire allusion. Ni l’Histoire des ordres monastiques, ni Sauval, ni Félibien, ni les autres écrivains que j’ai été à même de consulter ne m’ont là-dessus fourni de lumières. J’avais cru d’abord qu’il pouvait s’agir ici de quelque dissension entre les Cordeliers et l’abbaye de Saint-Germain, que Rutebeuf aurait désignée en faisant, par un jeu de mots, de la béasse (la domestique) une personnification de l’abbaye, qu’il aurait alors écrite l’abéasse. Les Cordeliers s’étaient en effet établis à Paris sur le territoire de cette maison, et dans des lettres de l’évêque de Paris datées du mois de mai 1230 il est dit que l’abbé et les religieux de Saint-Germain ne firent que prêter et non pas donner le lieu et les maisons qu’habitèrent les disciples de saint François, encore à condition que les Cordeliers n’auraient ni cloches (ce qui expliquerait peut-être ce vers de Rutebeuf : La béasse qui cloche, etc.), ni cimetière, ni autel consacré, etc. Il fut en outre stipulé que, si les Frères-Mineurs allaient s’établir en un autre lieu, la place qui leur avait été accordée, avec tous les bâtiments que l’on y avait élevés, demeurerait en propriété à l’abbaye, ce qui expliquerait également cette strophe : Dortor et refretor etc. ; mais, en y regardant de plus près, j’ai vu que bien des circonstances, la date surtout, contrariaient cette hypothèse. Je ne puis donc mieux faire que d’abandonner l’énigme obscure que présente cette pièce à l’intelligence et à la sagacité du lecteur.
  10. Troilles, treilles.
  11. Mire, médecin.
  12. J’ignore ce que c’est que ce messires Ytiers, né de Reims : c’était probablement un évêque qui avait interdit aux Cordeliers l’entrée de son diocèse, ou un prieur qui leur avait défendu celle de ses églises ; mais je n’ai pu trouver là-dessus aucun renseignement.
  13. A Paie : j’avoue que je ne comprends pas ce mot. Est-ce un nom de lieu ? doit-on au contraire prendre cette expression dans le sens de payement ? je l’ignore complètement.
  14. Voyez à la fin de notre recueil, dans les additions, la pièce d’un auteur anonyme intitulée Une Complainte des Jacobins et des Cordeliers.