Russie — Guerre d’Orient

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RUSSIE.

GUERRE D’ORIENT.

campagne de 1828.

Une guerre sanglante et opiniâtre ébranle depuis un an les confins de l’Europe : deux grands empires s’y trouvent aux prises ; quelle sera l’issue de la lutte ?

La Russie combat pour la gloire, pour l’ambition, pour un système dont elle ne s’est jamais départie ; c’est les yeux tournés vers Byzance qu’elle s’occupe de la liberté de la Grèce. Pour les Turcs, il s’agit aussi d’indépendance ; car il s’agit de l’existence même de leur patrie. Être ou n’être pas, voilà pour eux toute la question.

On espérait que l’hiver aurait mis un terme aux hostilités, et que, dans un traité de paix honteux, Sultan Mahmoud aurait joué le rôle de Fèth-Ali-Chah[1]. Mais les négociations des cours européennes se sont perdues en vains efforts ; le génie de la diplomatie a été moins puissant que celui des armes. De la Baltique aux sources de l’Euphrate et du Tigre, le cri de la guerre retentit de nouveau ; on s’est donné rendez-vous, pour la seconde fois, dans les plaines de la Bulgarie.

Qu’on se reporte aux commencemens de l’année dernière ; le dénouement ne paraissait pas douteux. Depuis six ans, la Russie se préparait au combat ; trois cent mille hommes, l’arme au bras, n’attendaient qu’avec impatience l’ordre de franchir le Pruth. D’immenses approvisionnemens, une artillerie formidable et la mieux servie de l’Europe, une cavalerie nombreuse, une flotte sur la mer Noire soutenue par une escadre dans l’Archipel, une armée où les vainqueurs de la Perse marchaient avec les débris des vétérans de 1812, et par derrière, en réserve, les cent mille prétoriens de la garde, les colonies militaires, etc., tel est l’imposant aspect que la Russie semblait présenter au monde. Alors, si quelque esprit sage demandait comment l’Europe pouvait assister froidement au démembrement d’un vaste empire, on lui montrait, vers le Nord, un million de soldats.

Que se passait-il, à la même époque, dans les rangs opposés ? Sur quelles ressources paraissait pouvoir compter le Sultan ? Au dedans, la guerre civile et religieuse, de belles provinces dévastées, l’Archipel soulevé, une armée irrégulière et sans discipline, quelques bataillons formés à l’européenne, mais à la hâte, une nation mécontente et inquiète, le vieil esprit des janissaires irrité des nouvelles réformes, une capitale remplie de populations étrangères et plus ou moins dévouées à la Russie ; en un mot, des inimitiés certaines et des fidélités douteuses, voilà quels périls entouraient le Sultan, quelles difficultés il avait à vaincre.

Examinons maintenant les opérations militaires. On avait parlé de trois cent mille Russes tout prêts à marcher ; à la fin de la campagne, on prétendit que quatre-vingt-cinq mille hommes seulement avaient passé le Pruth ; mais cent mille autres suivirent plus tard, et dans ce nombre il faut compter la garde. Les principautés, abandonnées à l’avance, furent occupées sans résistance, et le passage du Danube fut à peine défendu. Grâce même à la trahison des Cosaques zaporogues, qui payèrent par un lâche abandon l’hospitalité généreuse que la Porte leur accordait depuis un siècle, ce passage eut quelque chose de triomphal. La flotille, ornée de banderolles, sillonnait le fleuve ; des rameurs zaporogues conduisaient la barque de l’empereur, et quelques coups de fusil tirés de loin suffirent pour donner à l’armée le simulacre d’un combat. Le plan du sultan était habile : une bataille dans les plaines ouvertes de la Valachie aurait pu compromettre le sort de l’empire, tandis que les forteresses du Danube, lui offrant la plus belle ligne de défense qui soit en Europe, montraient encore autour d’elles les marais fangeux de la Bulgarie et la chaîne profonde du Balkan. En effet, l’armée russe avait à peine abordé la rive droite du fleuve, qu’elle dut s’arrêter. On s’aperçut qu’il fallait s’emparer au moins d’une place forte pour protéger le passage des troupes, ou assurer la retraite en cas de revers ; le siége d’Ibraïl fut résolu. Ibraïl n’est qu’une place de troisième ordre. Elle n’était occupée que par une faible garnison ; mais les Turcs se multiplient derrière des murailles, et les Russes purent connaître, dès ce moment, quels ennemis ils auraient à combattre. Déjà les assiégeans avaient éprouvé de grandes pertes. Le grand-duc Michel, qui commandait le siége, renfermé seul dans sa tente, s’abandonnait à une profonde douleur. La fin de juin approchait, et la division principale, où se trouvait l’empereur, n’avait pas dépassé le camp de Trajan ; on ne pouvait rien entreprendre sans la prise d’Ibraïl. Ce fut alors qu’on transporta des magasins d’Ismaïl la plus grande partie des munitions destinées pour les besoins de toute la campagne. Six mille fusées à la Congrève lancées nuit et jour portèrent l’incendie sur tous les points. Le commandant turc demanda enfin à capituler. Les conditions furent honorables pour les vaincus ; les restes de la garnison se retirèrent avec le dernier des habitans[2]. Quand les Russes entrèrent dans Ibraïl, cette ville ne leur offrit plus qu’un monceau de cendres et quelques canons encloués, tandis que, depuis le commencement du siége, le vieux chef musulman avait vu tomber sous ses coups trois lieutenans-généraux, cent vingt officiers supérieurs et huit mille soldats[3].

Après la prise d’Ibraïl, l’armée se porta en avant. Quatre bicoques, que les journaux ont transformées en villes de guerre, Hirsova, Matchin, Toultcha et Kustendi, furent occupées sans difficulté. On se dirigea ensuite sur Chumla, principale entrée du Balkan ; c’était un point de la plus haute importance.

Le Balkan, ou l’ancien Hémus, prolongation orientale de la chaîne des Alpes, s’étend depuis le golfe de Venise jusqu’à la mer Noire, dans un espace de cent soixante-dix lieues. Cette longue chaîne de hautes montagnes, entrecoupées de gorges, de défilés et de forêts impénétrables, présente la plus formidable barrière que l’on puisse imaginer. Le terrain, qui, du côté du Danube, forme la plaine inégale de la Bulgarie, s’élève bientôt comme un mur inaccessible, dont le sommet se perd au milieu des nuages. C’est au pied de ce vaste rempart qu’est bâti Chumla.

Point de route proprement dite à travers le Balkan. On ne compte que cinq passages praticables, l’un, de Sophia à Bazardjik, deux de Tirnowa à Kyzanlyk et Selymnie, et deux de Chumla par Karnâbat et Aïdos. Ces passages, où le cavalier turc ose seul se hasarder, suffisent pour arrêter une armée européenne.

L’occupation de Chumla importait surtout aux généraux russes, parce que cette ville leur offrait la communication la plus directe entre la Valachie, la Moldavie et Constantinople. De plus, elle est le centre où viennent se réunir toutes les routes des forteresses du Danube. Mais on ne saurait trop faire observer que la prise même de cette place n’aurait pas, pour les Turcs, les conséquences fatales qu’on a voulu lui attribuer, puisqu’il faudrait toujours franchir ensuite l’immense citadelle que la nature a élevée derrière elle, le Balkan.

Ainsi, comme position, Chumla paraît bien plus formidable encore que comme place forte. Cette ville se trouve située à l’entrée d’une vallée ; tout auprès les montagnes forment un amphithéâtre vertical en quelques endroits, qui la domine et la protège tout à la fois. Un double mur, entouré de larges fossés et flanqué de redoutes, ferme, du côté de la plaine, l’ouverture de cet informe croissant ; de nombreuses batteries défendent les endroits accessibles.

C’est là que depuis 1772 jusqu’en 1810 les Russes ont constamment vu échouer tous leurs efforts ; c’était là qu’en 1828 ils devaient éprouver de nouveaux revers. Et d’abord, quoi qu’on ait pu dire à ce sujet, le siége régulier de la place ne fut jamais entrepris, et ne pouvait pas l’être. On se contenta de chercher à empêcher les fréquentes excursions des Turcs dans la plaine, en élevant devant eux une ligne opposée de redoutes. Tout le monde sait qu’on y parvint fort imparfaitement : les bulletins parlent eux-mêmes des continuelles sorties d’Hussein-Pacha, qui, toujours battu par les relations officielles, trouva pourtant le moyen d’enlever une fois six pièces de canon dans un retranchement, massacra tout un régiment, et tua le général de Wrede.

Voilà ce que les journaux ont avoué, parce qu’il était impossible de cacher un malheureux échec. Mais ce qu’ils n’ont pas avoué, ce sont les pertes partielles de tous les jours et de tous les instans qu’éprouva l’armée devant Chumla par le fer, la soif ou la faim.

L’empereur ne comptait sous ses ordres que quarante mille hommes, en dix détachemens séparés, occupant quarante redoutes, et dispersés dans un espace de six lieues. Hussein-Pacha pouvait disposer d’une force numérativement supérieure, et les profondeurs de l’Hémus, d’où descendaient des nuées de spahis, lui fournissaient une cavalerie indomptable qu’il lançait comme l’éclair sur les points dégarnis.

Le siége ou plutôt la station de Chumla dura depuis juillet jusqu’à la fin de septembre. Pendant ces trois mois d’été, la Bulgarie n’offre plus qu’une plaine aride et dévorée par les rayons du soleil. Les sources tarissent, les herbes se dessèchent, les prairies disparaissent, et le pasteur bulgare se retire avec ses troupeaux vers les montagnes. Imaginez maintenant une armée qui reste immobile, pendant trois mois, sur cette terre désolée par tous les maux que l’homme et la nature peuvent réunir[4], ne pouvant se préserver de la chaleur suffoquante du jour que par la froide humidité des nuits, ne trouvant autour d’elle qu’un pays dévasté et des cabanes abandonnées, obligée de s’approvisionner à plus de cent lieues de distance, et ne recevant que par intervalle le peu de convois que l’ennemi n’avait pas interceptés, et l’on n’aura qu’une idée bien faible des souffrances du soldat russe pendant cette funeste campagne.

Voici des faits malheureusement incontestables. Quand l’armée pénétra en Bulgarie, la population, à l’exception des Zaporogues, se retira à son approche, emportant avec elle ce qui aurait pu laisser quelque ressource à l’ennemi. Les chrétiens mêmes, de gré ou de force, suivirent les musulmans ; ils avaient sous les yeux l’exemple des exactions inouies imposées aux Moldaves et aux Valaques depuis le jour de leur délivrance[5]. On fut donc obligé de traîner derrière soi tout ce qui était nécessaire à l’entretien des troupes, le blé, les fourrages, et jusqu’au charbon pour ferrer les chevaux. Deux ou trois mille chariots, attelés de bœufs, étaient destinés à ce service ; mais on n’eut pas atteint Chumla, qu’un grand nombre avait déjà été enlevé par les bandes musulmanes, ou avaient péri de faim, de soif et de maladies.

À Chumla, l’ocque de pain blanc (deux livres et demie) se vendit jusqu’à six francs dans les premiers jours d’août. La disette régnait presque sous la tente impériale. Peu à peu les sources diminuèrent ; les chevaux périssaient par centaines. Pendant long-temps, on s’était servi d’une petite rivière qui descend de la ville même ; Hussein-Pacha s’en aperçut, et n’envoya plus à son ennemi que des eaux corrompues et bourbeuses.

La position devenait intolérable. S’emparer de Chumla ou la bloquer était impossible ; battre si tôt en retraite était chose honteuse. On continua donc d’observer la place, en cherchant ailleurs une conquête plus aisée, qui pût faciliter en même temps les approvisionnemens de l’armée. Voilà ce qui détermina les Russes à presser l’attaque de Varna, bien plus que l’importance militaire qu’on a paru attacher à la situation de cette ville.

Après une résistance héroïque, Varna fut pris, et comment ? les Russes eux-mêmes n’ont pas essayé de le dissimuler. Grand bruit aussitôt dans les gazettes et dans les bulletins officiels. Qui n’aurait cru qu’il s’agissait d’une forteresse imprenable comme Gibraltar, ou, tout au moins, d’une place de premier ordre ? Les témoins oculaires en ont dû juger autrement : c’est tout au plus si on peut appeler Varna une ville de guerre. Elle n’a pas un seul ouvrage avancé, pas même de chemin couvert. Il n’existe qu’une muraille pour fermer la place, avec un petit fossé, d’environ quinze pieds de large et dix pieds de profondeur, et son port, que les publicistes destinaient aux grandes escadres moscovites, peut recevoir à peine des bâtimens au-delà de cent tonneaux. Telle est la ville qui, pendant trois mois, repoussa tous les efforts des Russes, et dont les portes ne furent ouvertes que par la trahison.

On ne dirigea d’abord contre Varna qu’un faible corps, qui fut battu ; quelques renforts éprouvèrent le même sort. Mais pourquoi si peu de monde ? C’est qu’à vrai dire, on ne pouvait pas en envoyer davantage. Des ordres venaient d’être expédiés pour hâter la marche de cent mille hommes destinés à remplir les cadres vides, et à donner plus d’énergie aux opérations. Le corps de Scherbatoff et la garde elle-même s’étaient mis en mouvement ; mais, en les attendant, le siége ne pouvait être conduit qu’avec lenteur, et le prince Menzikoff, à la tête de la flotte et d’une brigade qu’il amenait d’Anapa, ne put que s’emparer des bastions les plus rapprochés de la mer. C’est à cette époque que l’empereur, déjà revenu de Chumla devant Varna dans les premiers jours d’août, abandonna précipitamment son camp, pour venir à Odessa remercier Dieu du succès brillant de ses armes, et y recevoir les félicitations équivoques de la diplomatie européenne.

Enfin la garde impériale arrive au commencement de septembre. Il fallait évidemment des circonstances bien graves pour autoriser l’emploi de ce corps d’élite. Napoleon ne faisait donner sa garde que pour les coups décisifs, et quand on vit les vainqueurs du monde courir sans relâche et presque seuls, des champs de Brienne à ceux de Montmirail et de Montereau, on put juger que la cause de leur souverain se trouvait désespérée. L’empereur Nicolas revint bientôt d’Odessa, et le siége de Varna fut poussé avec plus de vigueur ; mais le courage des assiégés s’accrut avec le danger. Ils avaient à leur tête un homme intrépide qui avait juré de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Cet homme était le grand amiral Kutchuk Mehemmed-Pacha. Toujours présent où le devoir l’appelait, sur la terre comme sur les flots, le pacha dirigeait toutes les sorties, repoussait tous les assauts, réparait toutes les brèches. Tandis que des privations de tout genre accablaient le soldat russe, de hardis marins, bravant la flotte de Greigh, apportaient au grand amiral les vivres et les munitions qui lui manquaient. Il sut, pendant trois mois, pourvoir aux besoins d’une population de plus de 30 mille ames, exalter à la fois l’enthousiasme religieux de ses troupes, et maintenir la sécurité parmi les nombreux chrétiens de Varna.

Ainsi, devant Varna comme devant Chumla, la même fatalité poursuivit les armes russes. Hussein-Pacha, plus tranquille de son côté, avait pu détacher quelques troupes au secours de la ville assiégée, et le pacha de Salonique, Omer-Vrione, traversant le Balkan, venait de paraître sur les bords du Khamtchi. Un combat général s’engagea sur toute la ligne. Les Russes pénétrèrent jusque dans les rues de Varna ; mais ils en furent bientôt repoussés. Vers un autre point, un régiment de la garde envoyé en reconnaissance périt tout entier. Freitag et plusieurs officiers supérieurs tombèrent morts au premier rang, et d’une masse de trois mille hommes, il n’en resta que cent cinquante pour attester ce nouveau désastre.

On parlait de lever le siége ; les Russes allaient quitter la Bulgarie, sans avoir même un trophée à montrer sur la rive droite du Danube. Étonné de la résistance inattendue des Turcs, obligé même de veiller à sa défense personnelle au milieu de populations irritées[6], et peu assuré peut-être sur la fidélité des siens, l’empereur s’était retiré à bord de ses vaisseaux. Dans la nuit du 9 octobre, un chef musulman se présente au camp des Moscovites. Ennemi particulier d’Omer-Vrione, Youssouf-Pacha n’avait pu voir sans humeur que le grand-visir eût choisi son rival pour délivrer Varna. Youssouf trahit lâchement sa foi, son maître, sa patrie, et ternit dans un seul moment l’éclat d’une vie glorieuse[7]. Quand le soleil parut, les habitans de Varna se réveillèrent au milieu des bataillons étrangers. L’intrépide capitan-pacha, réfugié dans la citadelle avec deux cents braves, refusa de se rendre ; et telle était la terreur qu’il inspirait, qu’on le laissa sortir le 16 octobre, à la tête de ses fidèles compagnons, pour recevoir bientôt du Sultan, avec la charge de grand-visir, la plus haute récompense à laquelle un sujet puisse aspirer.

La reddition de Varna sauva ce qui restait de l’armée russe ; il était temps. Le mois d’octobre avait commencé ; l’automne de Bulgarie, plus funeste encore que l’été, faisait déjà sentir son influence pernicieuse, et c’est ici qu’on doit remarquer toute la profondeur du plan qu’avait tracé Sultan Mahmoud. Abandonner les principautés à son ennemi, l’attirer dans la solitude sous les rayons dévorans du soleil, l’arrêter devant Varna et au pied du Balkan, l’exposer à tous les tourmens de la faim et de la soif, calculer les ravages du typhus qui avait pénétré jusque dans Bucharest ; puis attendre les pluies d’automne, le débordement des rivières, les exhalaisons mortelles des marécages, les ouragans de la mer Noire, et alors lancer contre lui toutes les forces d’Hussein et de Vrione, faire avancer l’armée d’Andrinople, précipiter sur ses flancs toutes les garnisons du Danube, tel était le projet conçu par Sultan Mahmoud, et dont une cause qu’il ne pouvait soupçonner empêcha seule l’entier accomplissement.

Mais ce qu’il avait été donné au Sultan de prévoir se réalisa. Le ciel se couvrit de nuages, les torrens descendirent des montagnes, la contagion s’échappa des marais, et les tempêtes dispersèrent la flotte. La possession de Varna profita peu à l’armée russe. Plus tôt, elle aurait pu faciliter l’approvisionnement des troupes, l’arrivée des munitions et des renforts ; mais à cette époque, la campagne touchait à sa fin. On avait annoncé une campagne d’hiver ; ceux qui se trouvaient sur les lieux savaient à quoi s’en tenir. À défaut de soldats, les neiges seules défendraient le Balkan. Bientôt la retraite commença ; ce fut plutôt une débandade qu’un mouvement organisé. Infanterie, cavalerie, artillerie, tout se traînait pêle-mêle dans la boue. Les routes n’étaient couvertes que de morts et de cadavres d’animaux, de caissons et de canons abandonnés, de soldats malades ou blessés. Poursuivis par les spahis d’Hussein-Pacha, assaillis par les garnisons des forteresses, les débris de divisions russes rentrèrent avec peine dans les deux principautés ; et quand il fallut se rendre compte des résultats de la guerre, on trouva que le matériel était perdu, la cavalerie anéantie, et que près de cent mille hommes avaient disparu depuis le commencement des hostilités.

Pendant ce temps, l’empereur, suivi du corps diplomatique, avait quitté les côtes de la Bulgarie. Une tempête affreuse accueillit sa flotte. Les vaisseaux russes n’avaient plus leur seconde voilure ; on s’en était servi pour dresser des tentes aux blessés[8]. Peu s’en fallut que le czar ne fût contraint de chercher refuge dans le Bosphore ; et comme s’il ne devait rester aucun souvenir glorieux de cette malheureuse expédition, la mer engloutit le bâtiment qui portait à Sébastopol les trophées de Varna[9].


N. B. Nous n’avons point parlé des combats partiels livrés dans la Petite-Valachie et autour de Silistrie, ni la campagne d’Asie. Le général Paskewich, qui devait, en s’avançant par l’Anatolie sur Constantinople, appuyer les mouvemens de l’armée d’Europe, s’est arrêté aux portes de l’Arménie turque. On ignorait sans doute que l’Asie mineure, toute hérissée de montagnes, parsemée de grandes villes, et défendue par des races belliqueuses, présente encore plus de difficultés à vaincre que les plaines de la Bulgarie et les rochers du Balkan. On s’empara de Kars, de Bayezid, d’Akhyskha ; les autres lieux consignés dans les bulletins ne méritent pas le nom de place forte. À cet égard, l’opinion publique fut singulièrement abusée. Pendant qu’on annonçait la marche rapide du comte d’Érivan sur Erzeroum, on lui faisait prendre le chemin d’Akhyskha ou Akaltziké, à plus de cinquante lieues au N.-E. ; c’est-à-dire qu’il suffisait de jeter les yeux sur la carte, pour s’apercevoir que les Russes avaient rétrogradé jusqu’aux frontières de la Géorgie.

Au moment où nous terminons cet article, la campagne de 1829 est ouverte depuis six semaines ; elle a commencé également sous de funestes auspices. La peste désole de nouveau les principautés, le manque de fourrages se fait sentir, et le Danube débordé a causé de grands ravages. Cependant, après avoir éprouvé plusieurs échecs devant Silistrie, près de Paravadi et sur la mer Noire, les Russes paraissent reprendre leur revanche. Paravadi est débloqué, et le général Diebitsch, par une victoire sanglante, a forcé le grand-visir à rentrer dans Chumla ; mais nous ne saurions trop faire observer que le théâtre de la guerre n’a pas changé. Comme l’année dernière, on combat encore aux pieds de l’Hémus ; l’invasion moscovite s’est toujours brisée jusqu’ici contre cette immense muraille.

P…

  1. Voyez le traité de Turkmen-Tchai, du mois de février 1827, par lequel la Perse s’engage à payer aux Russes un tribut de 80,000,000 roubles, et leur cède les provinces d’Érivan, de Nakhtchivan, c’est-à-dire tout ce qu’elle possédait encore au-delà de l’Araxe.
  2. Ce brave militaire fut traduit devant une espèce de conseil de guerre, où il a été acquitté, et toutefois envoyé en exil à Mételin.
  3. Tués ou blessés. Les bulletins officiels ont avoué eux-mêmes une perte de près de deux mille hommes dans l’un des derniers assauts. C’est à ce nombre seul que monta la perte causée par le jeu intempestif des mines, dans l’intervalle du premier au second assaut.
  4. Les Turcs, en se retirant devant les troupes russes, se sont attachés avec un soin particulier à détruire toutes les fontaines, que la piété musulmane avait construites sur les routes pour le soulagement du voyageur.
  5. On ne peut imaginer qu’imparfaitement les calamités qui pèsent sur les deux belles provinces de Moldavie et de Valachie depuis l’occupation russe. Toutes les denrées y sont d’un prix excessif. Comme on a enlevé tout le bétail, les Cosaques se servent des paysans pour traîner les convois ; ils les attèlent comme des chevaux, et les traitent de même.
  6. En passant auprès d’un village turc, entre Chumla et Varna, l’empereur avait été assailli de coups de fusil. On donna aussitôt l’ordre de mettre le feu au village.
  7. Youssouf, ancien bey de Sérès, l’un des hommes les plus distingués de la Turquie. Il possédait des connaissances fort étendues, et était familiarisé avec toutes les inventions des arts européens. Sa nombreuse bibliothèque contenait, outre l’Encyclopédie, une collection précieuse d’ouvrages français. Toute la vie de Youssouf-Pacha, antérieure à sa défection de Varna, est digne d’estime. Il faisait beaucoup de bien, et dans tous les lieux où il avait exercé le pouvoir, à Alep, à Patras, etc., il s’était fait respecter et même chérir de tous ceux qui l’avaient connu.
  8. En effet, le nombre des malades et des blessés était si grand devant Varna, qu’il fallut employer jusqu’aux voiles des vaisseaux pour les abriter sous des tentes.
  9. Il est important d’observer que les drapeaux turcs pris à Varna et en d’autres lieux n’étaient, pour la plupart, que des guidons que les musulmans emploient de dix en dix hommes, et auxquels, par conséquent, ils n’attachent aucune valeur.