Russes et Mongols. — Les Rurikovitchs et Jean du Plan de Carpin
Lorsqu’on arrive en Russie par le sud de l’empire, il est impossible qu’on ne soit pas frappé de la magnifique position de Kiev. Quand j’ai vu cette ville pour la première fois, j’avais encore l’imagination toute remplie ; des merveilles que renferment les plus belles cités des pays romano-germaniques. Cependant, lorsque j’aperçus la vieille capitale des « grands-princes, » bâtie en amphithéâtre au bord du Dnieper, avec ses antiques monastères et ses riches églises, avec ses innombrables coupoles dorées et argentées, je dus avouer que l’Occident n’avait pas seul le privilège des « cités triomphantes, » nom que Commines donnait à la Venise des doges. La douceur du climat, la, fertilité du sol, la vigueur de la végétation, tout fait contraste avec l’image qu’on se fait depuis Hérodote de la Scythie stérile et glacée, et l’on comprend sans peine que les souverains normands, fondateurs de l’empire des tsars, se soient hâtés de quitter les sombres rivages du golfe de Finlande pour s’établir dans cette contrée, où Oskold et Dir avaient déjà fait reconnaître la suprématie des belliqueux Scandinaves.
Les états occidentaux, absorbés au moyen âge par des guerres continuelles, n’attachèrent aucune importance à la fondation de la « grande-principauté » de Kiev. Les sujets des grands-princes, occupés aussi par des luttes acharnées contre leurs voisins, ne songèrent point à transmettre à la postérité le souvenir de ces luttes jusqu’au jour où un moine de Kiev eut l’heureuse idée d’écrire cette chronique, qui, continuée après sa mort, est aussi précieuse pour l’histoire des Rurikovitchs[1] que l’est la chronique de Grégoire de Tours pour l’époque des Mérovingiens de France. Toutefois saint Nestor n’embrasse qu’une période des longues annales de cette première dynastie. Les fils de Rurik en effet ont, au milieu des plus redoutables épreuves, traversé le moyen âge entier, et, quand depuis longtemps les Capétiens avaient succédé aux Mérovingiens et aux Carlovingiens, les religieux envoyés par Innocent IV et par Louis IX trouvèrent les Russes obéissant toujours aux fils du premier de leurs souverains. Encore au XVIIe siècle, alors que partout s’organisaient de nouveaux états, la Russie, sauvée de la domination étrangère par le prince Poyarsky, issu d’une branche de la maison de Rurik, voulut placer sur sa tête la couronne des tsars ; seul son refus obstiné la fit passer dans la famille des Romanov.
Les Rurikovitchs, les Capétiens et les Wasa, qui ont tous perdu la position occupée par leurs ancêtres, avaient ceci de commun, que leur puissance eut pour origine non pas la conquête, mais le vœu même du pays. A l’époque où Rurik fut appelé dans la contrée qui depuis lors porte le nom de « pays des Russes, » les Scandinaves fixaient sur eux l’attention de l’Europe entière. Les terribles « rois de la mer » s’étaient établis en Irlande, en Angleterre, en Islande, en Italie ; ils avaient rançonné la France, même l’Espagne ; des navigateurs normands s’étaient avancés jusqu’au Groenland et en Amérique. La Russie ne pouvait échapper à cette irrésistible expansion de la famille Scandinave. Dans la partie de la vieille Scythie où ils vivaient, les Slovènes et les Tchoudes avaient fini par se fatiguer des querelles de race et de l’anarchie des clans. « Il n’y avait entre eux, dit Nestor, aucune apparence de justice, une famille s’élevait contre une autre, et ce manque d’accord faisait naître de fréquentes rixes. Ils se déchiraient tellement qu’à la fin ils se dirent : Cherchons un prince qui nous régisse et nous parle selon la justice. Les Slaves passèrent la mer pour le trouver, et se rendirent chez les Varègues, qu’on nommait Varègues-Russes, comme d’autres se nomment Varègues-Suédois, Urmaniens (Normands), etc. » Les Finnois (Tchoudes) s’unirent aux Slaves pour engager Rurik et ses frères, Sinéous et Trouvor, à venir prendre possession d’un pays où tout « était en abondance, mais où manquait la principale cause de la prospérité des peuples, — la justice et l’ordre. » Quoique le récit de Nestor ait la couleur idéale des vieilles traditions nationales, il approche peut-être plus de la vérité que certaines fantaisies historiques qui se sont propagées en Occident. L’essentiel est de constater qu’à ce moment commença la lutte formidable que la race aryenne soutint dans ces régions contre les diverses fractions de l’innombrable race finno-mongole.
Comme la Russie n’a guère occupé l’attention de l’Occident qu’après l’avènement des Romanov, on s’est d’autant plus aisément imaginé qu’elle sortait alors de « l’état sauvage » qu’on était porté à regarder le moyen âge comme une époque de barbarie absolue. Dans son Histoire de Russie sous Pierre le Grand, Voltaire affirme que, sous les princes de la « grande dynastie de Rurik, » qui pourtant élevaient des palais et des églises aux coupoles dorées, les Russes n’avaient ni villes ni maisons dignes de ce nom, se contentant de simples huttes en bois enduites de mousse ! De nos jours, on peut lire dans des ouvrages français que la civilisation de la Russie commence en 1613, quand, après la période d’anarchie qui sépare les Rurikovitchs des Romanov, une famille issue d’un « Prussien venu en Russie vers 1350 » remplace « la dynastie d’origine barbare et féodale, de droit de conquête, héritière des mœurs et de la violence tartare. » Supprimer d’un seul trait de l’histoire de la civilisation Rurik, le fondateur de l’empire, sainte Olga, la Clotilde des Russes, saint Vladimir, qu’on a pu comparer à Charlemagne, saint Alexandre Nevsky, saint Michel de Tchefnigov, qui a pris place parmi les martyrs de la société chrétienne luttant contre la barbarie, c’est comme si l’on effaçait de l’histoire de France les noms des Clovis, des Charles Martel, des Pépin, des Charlemagne. Sans doute, à l’époque des Plan de Carpin et des Rubruk, ces voyageurs peuvent croire que Rurik et ses successeurs ont en vain essayé de faire sortir un état régulier de l’anarchie dans laquelle la Scythie a vécu tant de siècles. Les Mongols ont comme un torrent noyé le pays entier dans des flots de sang ; mais au temps de ces soldats d’Attila que Priscus a visités sous leurs tentes, la civilisation gréco-romaine n’avait-elle pas également disparu dans une partie de l’Europe ? Quand plus tard les Magyars bouleversèrent l’Europe orientale, la ruine de ces malheureuses contrées, ne semblait-elle pas aussi irréparable ?
L’invasion mongole n’est donc qu’un des épisodes de lai lutte de l’Irân et du Tourân, qui, dure depuis l’époque historique. Si les Rurikovitchs avaient continué d’occuper leurs premières possessions, ils auraient dû combattre surtout la fraction boréale de la race, finno-mongole ; mais Oleg, qui exerçait les fonctions de régent après la mort de Rurik, ayant enlevé Kiev aux Normands qui s’étaient établis au sud, d’autres difficultés se présentèrent sur ce terrain. Les Russes se trouvaient avoir pour voisins au midi l’empire des Khazars (les Agathyrses d’Hérodote). Ce peuple guerrier avait fondé un vaste état qui a duré en Europe jusqu’au XIIe siècle, et dont un débris subsistait encore en Asie vers 1140, sur les bords de la mer Caspienne. Croisés de Turcs et d’Ougriens comme les Bulgares, les Khazars, qui avaient fourni aux Magyars leurs principaux clans, étaient d’autant moins disposés à faire bon accueil aux Varègues que les Polaniens, les Sévériens, les Krivitches, leur payaient tribut, un écureuil par maison[2], avant l’arrivée de ces étrangers. L’an 6392 (884), Oleg bat les Sévériens, leur impose un tribut très léger, mais leur interdit de rien payer aux Khazars, dont il se déclare le « persécuteur ; » il en agit de même vis-à-vis des Radimitches. À l’Orient, les Mordvines, peuple finno-ougrien, qui jusqu’au commencement du XVe siècle demeurèrent une nation puissante, les Bulgares de la Grande-Bulgarie, dans lesquels Nestor, séduit par les souvenirs bibliques, retrouve des enfans d’Ammon, ne pouvaient pas avoir grande sympathie pour les Scandinaves. Les populations aryennes n’étaient pas moins défiantes que les nations de la race finno-mongole. Les Grecs, qui virent plusieurs fois Constantinople menacée, s’effrayaient du voisinage de ces redoutables païens. Les clans slaves du rameau polanien avaient aussi tout à craindre de la présence de ces conquérans du nord. Les Slaves de la plaine montraient bien quelque docilité ; mais les habitans des forêts avaient des mœurs excessivement farouches. Les Radimitches, Viatitches, Sévériens, vivaient, selon Nestor, dans les bois comme de véritables bêtes fauves, ils se nourrissaient de saletés, ils n’admettaient point le mariage, ils se livraient chez eux à la danse et au jeu en chantant des « chansons diaboliques ; » ils enlevaient les femmes, et en prenaient quelquefois deux ou trois. De nouvelles invasions ne devaient pas tarder à amener aux premiers rangs des adversaires du jeune état d’autres représentans de la race finno-mongole plus redoutables encore que les Khazars et les Bulgares, et contre lesquels une lutte sans merci devint inévitable.
On voit que, si la situation des Rurikovitchs était sous quelques rapports meilleure que celle des Mérovingiens, sous d’autres elle était beaucoup plus périlleuse. On ne pouvait pas leur reprocher, comme aux chefs franks, d’être venus sans appel[3] porter le dernier coup à une civilisation déjà florissante ; ils devaient avoir sur les Scandinaves qui les accompagnaient autant d’autorité que les princes saliens, car nul n’aurait songé à les invoquer comme arbitres, s’ils n’avaient pas occupé dans leur pays une position digne de fixer l’attention des Slovènes et des Tchoudes qui vivaient de l’autre côté de la « mer des Varègues. » Clovis avait sur eux d’autres avantages. En recevant le baptême, le Sicambre obtint la protection toute-puissante de la hiérarchie romaine ; la monarchie des Franks fut, dit Gibbon, bâtie par les évêques comme les abeilles construisent leur ruche, et les conquérans purent sous cette protection s’emparer paisiblement de la Gaule. Les Germains, hommes de leur sang, qui passaient le Rhin, ajoutaient plutôt à leurs forces qu’ils ne compromettaient leur autorité. Sans doute, les Rurikovitchs trouvèrent aussi plus d’une fois un point d’appui dans les Varègues qui à diverses reprises vinrent sur le territoire russe : à Novgorod, cet appui aurait pu même devenir un moyen d’action considérable et permanent ; mais à Kiev on ne pouvait le considérer que comme temporaire.
Les dangers n’étaient pas diminués par le caractère des grands-princes. On sait, grâce à la tradition et aux chants populaires des Scandinaves, quelle était l’impétuosité fougueuse des « rois de la mer. » Braver d’innombrables ennemis, la nature et même le ciel, était un jeu pour eux. Aussi, sans se préoccuper des immenses dangers qu’ils trouvaient à Kiev, n’ont-ils rien de plus pressé que de rêver la conquête de Constantinople, comme si déjà l’empire des plaines scythes ne suffisait pas à ces insatiables conquérans. Oleg, régent après la mort de Rurik, attaque les autocrates de Byzance ; Igor, fils de Rurik et mari de sainte Olga, renouvelle ces tentatives, et son successeur Sviatoslav fait aussi la guerre à l’empire. Ces entreprises contre un état qui n’était pas épuisé, comme à l’époque où les Turcs arrivèrent dans la Péninsule orientale, diminuaient des forces déjà si insuffisantes pour tenir tête aux invasions asiatiques.
Déjà au temps d’Oleg, l’arrivée des Magyars sous les murs de Kiev montrait assez aux héritiers de Rurik jusqu’à quel point leur empire était précaire ; mais, comme les Rollon et les Guillaume de Normandie, les grands-princes joignaient la souplesse à l’ardeur guerrière. Ils parvinrent à détourner sur le Danube l’orage qui menaçait de les engloutir ; les Slaves moraves, dont la puissance semblait bien plus solide que la leur, furent avec les Roumains de Transylvanie l’appât qu’ils jetèrent aux chefs des clans magyars. « Les Ougres, dit philosophiquement Nestor, battirent les Slaves et les Valaques, et s’établirent dans la même contrée, événement qui fit donner à une partie du pays le nom de pays des Ougres. »
Cependant Igor ne réussit pas à se débarrasser des Petchenègues, qui causèrent tant de tribulations à ses successeurs. Depuis l’apparition des Magyars jusqu’à l’invasion mongole, le nuage chargé de tempêtes qui pesait sur les Slaves prend des couleurs de plus en plus sombres. La lutte contre les Petchenègues semble d’abord fermer aux Russes le cours même du Dnieper qui baignait la ville des grands-princes, intercepter les rapports commerciaux avec Constantinople, et empêcher ainsi des relations si nécessaires pour la civilisation de la Russie. En effet, quand ils eurent été chassés des déserts de Saratov par les Ghouzes leurs voisins, nation nomade originaire du Turkestan, les Petchenègues se ruèrent sur l’Occident, et partagèrent leurs conquêtes en huit provinces. La chronique de Nestor nous les montre tantôt ardens à se jeter sur la Russie, tantôt soudoyés par les princes pour combattre leurs ennemis. Au commencement du XIIe siècle, les Petchenègues furent obligés de disparaître devant les Koumans (nommés par les Russes Polovtzi, et par Rubruk Kaptchat), qui les écrasèrent si complètement qu’ils se réfugièrent chez les Russes et se fondirent avec eux.
Il est essentiel d’insister sur ces deux faits, parce qu’ils sont également caractéristiques. Les nomades finno-mongols, souvent si redoutables aux Aryens, quittaient la scène comme un éclair qui s’éteint dans les profondes ténèbres de la nuit. Après Attila, son immense empire s’écroule avec fracas. Baïan, fondateur du second empire hunnique, le royaume des Avares, a eu dans les kha-khans un certain nombre de successeurs, dont le dernier a été vaincu par les Franks de Charlemagne ; cependant cet empire, détesté des Slaves, qu’il opprimait cruellement, avait dès le temps de Nestor laissé si peu de souvenirs que le moine de Kiev pouvait dire : « Les Obres étaient d’une grande taille et d’un orgueil sans limites ; mais Dieu les frappa ; ils moururent tous, et il n’en resta pas un seul. De là le proverbe encore usité de nos jours en Russie : Ils périrent comme les Obres, dont il n’est pas resté de trace. » On croit pourtant que les Kounzatchis, qui habitaient au sud-ouest de la Russie, au-delà de l’embouchure du Volga, sont un débris de ce peuple qui fit trembler l’Occident et l’empire d’Orient. Cette disparition en quelque sorte fantastique des peuples dans ces vastes contrées s’explique et par la faible organisation de la société et par la nature du pays. En Grèce et en Italie, le sol hérissé de montagnes est une forteresse naturelle contre laquelle viennent se briser les invasions. Même dans la vallée du Danube, combien de fois les Daces latinisés ont laissé passer dans les retraites des Karpathes le torrent des invasions, pour redescendre dans la plaine quand la tempête avait cessé de sévir ! Si les Magyars ont pu dans la puszta effacer les traces des nations qui les ont précédés, dans les monts de Transylvanie « le Roumain ne périt pas, » ainsi que le dit un proverbe que les descendans des colons de Trajan aiment à répéter.
L’autre fait digne d’attention est la facilité avec laquelle les Slaves laissent les Petchenègues se fondre dans la nation russe. Ce fait, qui semblera si simple à tous les Latins, sera aussi difficilement compris des Germains que des Aryens de l’Inde. Les Anglo-Saxons établis en Amérique, — fidèles au principe aristocratique qui a remplacé la foi aux races divines, — ont soigneusement évité les mélanges avec les populations qu’ils ont trouvées sur le sol où ils vivent. De là l’origine, souvent si mal comprise, des castes hindoues, de là l’extermination des Indiens aux États-Unis et l’invincible répugnance qu’y inspirent et les nègres et ces Chinois qui commencent à pénétrer en Californie. Aussi, tandis que les Latins de l’Amérique méridionale, en se mêlant aux peuples vaincus, ont formé une race de métis (cholos, mamalucos, gauchos), qui a conservé fort peu de traits du type aryen, les Yankees[4] n’ont subi que les modifications physiques et morales causées par le milieu. Il n’est pas nécessaire d’insister sur les conséquences dangereuses du système slavo-latin ; les optimistes peuvent répondre, comme Hertzen, que le mélange avec des populations pesantes était nécessaire pour guérir les Russes de la mobilité si souvent reprochée aux Slaves.
On peut s’imaginer quelle était la vie des premiers grands-princes au milieu de ces luttes acharnées. Si quelques clans slaves étaient satisfaits d’être délivrés de la suzeraineté des Khazars, d’autres n’entendaient point subir un maître. Igor (912-945) fut tué par les Drevliens en combattant leur chef Mâl, que la vindicative Olga attira dans un piège. L’intrépide Sviatoslav (945-972) périt en bataillant contre les Petchenègues, et le crâne du veltki kniaz (grand-prince) servit de coupe à leur prince Kouria. Le curieux portrait de Sviatoslav, esquissé par Nestor, mérite d’être cité. Il était aussi léger que la panthère, et il n’aimait que le bruit des camps ; méprisant le danger et dédaignant le bien-être, il allait désarmé dans ses marches et ne faisait porter aucun bagage. Quand l’heure des repas arrivait, il dépeçait lui-même en minces lanières la chair des buffles et des chevaux, la mettait un instant sur le feu et la mangeait à peine grillée. Le soir, il ne faisait point dresser de tente, la selle de son cheval lui servait d’oreiller et la housse de lit. Les soldats ne pouvaient se montrer plus délicats que le grand-prince.
Avec saint Vladimir, la lutte des Russes contre leurs voisins prend un caractère plus significatif. Il ne s’agit plus uniquement d’assurer la prédominance d’un peuple sur un autre, il faut conquérir au christianisme l’antique Scythie, qui avait si obstinément résisté à la civilisation aryenne, représentée par la Perse et par la Grèce. La veuve d’Igor, la régente Olga, baptisée sous le nom d’Hélène, s’était déjà prononcée pour l’église grecque, sans avoir pu transformer le belliqueux Sviatoslav en nouveau Constantin, sans avoir pu faire un disciple du « prince de la paix » de l’adorateur du terrible Peroun, armé de la foudre vengeresse et avide, du sang des victimes humaines ; mais, dit le dévot chroniqueur, sainte Olga « fut en Russie comme le présage du christianisme, comme l’étoile du matin, comme l’aurore qui annonce la lumière. Elle répandit le même éclat que l’astre des nuits, et brilla au milieu de ses compatriotes incrédules, comme une perle brillerait dans un monceau d’ordures. » Vladimir le Grand fut à la fois le Clovis et le Charlemagne de la Russie : comme le roi frank, il brûla ce qu’il avait adoré ; comme le restaurateur de l’empire d’Occident, il se préoccupa fort peu du choix des moyens pour propager la religion qui avait eu l’approbation de son aïeule Olga, « la plus sage des mortelles, » disaient ses boyards.
Le XIe siècle, qu’on a nommé en Occident un siècle de fer, a été au contraire pour la Russie une ère de progrès, puisque le stérile paganisme des Slaves fut remplacé par une religion supérieure, et que la suprématie de la race aryenne semble assurée par la défaite des Petchenègues, la soumission des Tchoudes (Finnois) et la fondation d’Iouriev (Dorpat) sur leur territoire, sous le règne d’Iaroslav. De même qu’on voit les héros de la Gerusalemme liberata redouter surtout les enchantemens des Sarrasins, les Russes craignaient moins la valeur des populations finnoises que leur habileté consommée dans les arts magiques et leur talent à deviner l’avenir, qu’ils devaient à leurs relations avec de « noirs esprits ailés. » L’art des nécromanciens, qu’on allait surtout consulter en Esthonie, et qui ressemblaient assez aux chamans des Mongols, ne résistait pas à l’argument dont se servit à Novgorod, dans une occasion solennelle, le prince Gleb contre un de ces sorciers, qui, insultant le christianisme, prétendait passer le Volkov à pied sec. — « Tu mens, » s’écria le kniaz, et il lui fendit la tête d’un coup de hache. Pendant longtemps encore, nous verrons pourtant le peuple russe subir l’influence du milieu ; le christianisme n’était qu’un germe que le temps seul pouvait développer.
Le XIe siècle ne s’était point écoulé qu’une nouvelle invasion de nomades, plus terrible que toutes les autres, devait remettre en question l’existence même de l’empire que saint Vladimir venait de faire entrer dans la société chrétienne. Un vocabulaire persan-latin-kouman, qui existe à la Marciana de Venise, prouve que les Koumans parlaient un dialecte turc ; mais on est porté à croire que chez eux le sang turc était mélangé de sang ougrien. La chronique de Nestor n’est guère que l’histoire de leurs entreprises contre les grands-princes. Il ne parle qu’avec horreur des mœurs koumanes. Quelle que fût la saison, ces nomades n’avaient d’autre abri que leurs tentes, où ils ne rêvaient que meurtre et carnage. Au lait de leurs jumens, cette boisson favorite des nomades finno-mongols, ils ajoutaient la viande crue, le sang et la chair des bêtes mortes, ou de celles que les Russes nommaient impures, comme la civette, le hamster ; ils épousaient leurs belles-mères et leurs belles-filles. Aussi le ciel lui-même témoignait-il son courroux par des prodiges quand ils menaçaient les chrétiens. Sous le règne de Vsévolod Iaroslavitch, il y eut des signes dans le soleil ; cet astre et la lune s’obscurcirent, on entendit des bruits effrayans dans l’intérieur de la terre, un énorme dragon tomba du ciel, le sol desséché devint si brûlant que beaucoup de forêts et de marais prirent feu. A Polotsk, jour et nuit, des esprits de ténèbres parcouraient la ville, blessant ou tuant les habitans. Comme les Huns, les Koumans semblaient d’intelligence avec l’enfer. En effet si, au dire de Nestor, les Bulgares étaient nés de l’inceste de Loth avec ses filles, les Polovtzi descendent d’Ismaël, ancêtre de tant de races impies, dont quatre fils ont donné naissance aux « Polovtzi, aux Petchenègues, aux Torkes et aux Torkméniens. » Lorsque Jean du Plan de Carpin arriva en Russie, les Koumans venaient d’être emportés par un torrent auquel rien n’avait résisté ; mais avant le jour marqué pour leur ruine, ils avaient soutenu contre les grands-princes des luttes si terribles, que les Russes, ne comptant plus seulement sur la force pour les réduire, travaillaient à se les incorporer, en les prenant pour auxiliaires, en s’alliant avec eux par des mariages, en leur accordant les mêmes droits qu’aux chrétiens, en s’efforçant en un mot de les absorber, comme les Petchenègues, dans la masse des Slaves. Il va sans dire qu’on cherchait surtout à les convertir. Un fait cité par Rubruk prouve que le baptême n’avait pas une grande influence sur leurs idées. Le moine parle de l’habitude qu’ont les Koumans d’élever un tertre avec une statue sur les tombeaux, et des édifices, — pyramides, maisons, tours, — sur la sépulture des grands, la tombe étant aux yeux des peuples primitifs une seconde demeure qu’il convient d’embellir et de pourvoir des objets nécessaires. Il ajoute qu’il a vu une sépulture où les Koumans avaient suspendu seize peaux de cheval sur de grandes perches, sans oublier de laisser de la chair pour manger, et du cosmos (koumiss, boisson produite par la fermentation du lait des cavales). « Cependant, ajoute mélancoliquement Rubruk, ils disaient que ce mort avait été baptisé. » On voit que le résultat des tentatives d’assimilation était bien loin d’être complet lorsque les Mongols arrivèrent.
Le moyen âge a dû aux grands voyageurs italiens du XIIIe siècle la connaissance du peuple étrange qui sembla prédestiné à faire disparaître dans l’Europe orientale la race aryenne et la civilisation chrétienne. Normands et Magyars s’étaient rangés sans beaucoup de peine dans la grande famille que gouvernait le pape. On pouvait entrevoir le jour où les Mores, accablés dans la mémorable journée de Tolosa (1212), quitteraient le sol de l’Espagne, où ils ne conservaient plus que les royaumes de Cordoue et de Grenade. L’épée des Français du nord avait exterminé les albigeois insurgés contre la papauté. Les successeurs de Grégoire VII travaillaient à transformer en simple vassal le chef du saint-empire. Les dominicains et les franciscains, nouvelle milice monastique, semblaient prêts à conquérir les contrées qui avaient conservé quelque indépendance religieuse. Quant au « schisme grec, » il avait cessé d’inspirer de l’inquiétude depuis qu’un empire latin s’était établi à Constantinople. Telle était la situation lorsqu’on apprit à Rome qu’une nation inconnue, aussi nombreuse que les hordes d’Attila, aussi féroce que les sujets des kha-khans avars, aussi impétueuse que les Magyars marchant avec Arpad à la conquête de la Pannonie, et qui semblait, ainsi que le dit énergiquement Rubruk, appartenir à « un autre monde, » se dirigeait vers l’Occident, promenant Le fer et le feu dans les pays qu’elle parcourait, comme si elle eût voulu faire du monde « une steppe surmontée d’une tour. » Innocent IV et Louis IX n’étaient point d’un caractère à s’effrayer des plus grands périls. Innocent était de cette fière famille des Fieschi, dont le souvenir vit toujours à Lavagna. Les habitans de la Rivieradi Genova, parmi lesquels Sinibaldo de’ Fieschi avait vu le jour, étaient familiarisés avec les prodigieuses péripéties du monde oriental ; leurs hardis marins avaient depuis longtemps porté l’étendard de Gênes dans ces lointaines contrées. Innocent s’imagina qu’il pouvait transformer les Mongols, ces loups ravissans, en brebis dociles du saint-siège ; il voulut en même temps profiter du triste état dans lequel la conquête avait fait tomber l’église grecque en Russie pour achever le « schisme, » déjà vaincu en Grèce.
Les cardinaux, diplomates ordinaires de la papauté, ne semblaient point faits pour une mission qui exigeait encore plus de résolution que de dextérité. Traverser la Russie ravagée par les hordes de Bâtou, aller jusqu’au fond de l’Asie chercher le terrible kha-khan, arbitre de populations inconnues et sauvages, n’était point une tâche de nature à tenter les prélats habitués à voir même les souverains trembler devant des légats du patriarche de Rome. En revanche, les nouveaux ordres religieux, les franciscains et les dominicains, renfermaient des hommes qui, animés de la ferveur des congrégations naissantes, devaient se trouver heureux de tenter une grande entreprise pour l’unité catholique, et qui ne le cédaient ni pour l’instruction ni pour les talens diplomatiques aux membres les plus habiles de l’épiscopat. Tel était le franciscain Giovanni, né en Ombrie, à Pian di Carpine ou Plano Carpino (aujourd’hui Piano della Magione), et qui est devenu célèbre sous le nom de Jean du Plan de Carpin[5]. Jean, compatriote et un des principaux disciples du fondateur de son ordre, avait été successivement « custode » de Saxe, provincial d’Allemagne, peut-être de « Barbarie, » et enfin de Cologne. Le pape, dont il était le « pénitencier, » avait pu constater sa rare dextérité dans les affaires. Son embonpoint, qui n’avait rien de « séraphique » (on sait que l’ordre de Saint-François affectionne cette épithète), l’obligeait en Allemagne de se servir d’un âne. Etienne de Bohême et Benoît de Pologne[6], qui savaient les langues slaves, furent choisis pour l’accompagner[7]. Un autre franciscain, Laurent de Portugal, fut nommé « légat en Arménie, Icone (Konieh), Turquie, Grèce et Babylonie. » Les dominicains furent chargés d’aller trouver en Perse le nougân Batchou, qui commandait les troupes mongoles. Leur chef était Ascelin ou Anselme, dont le voyage a été raconté par le frère Simon de Saint-Quentin[8]. Malheureusement cette relation, qui doit prendre place après celle de Carpin, ne nous est point parvenue en entier ; il ne nous reste que les extraits donnés par un contemporain, religieux du même ordre, Vincent de Beauvais. Guillaume de Rubruk, cordelier (franciscain) envoyé de Louis IX chez les Mongols, vient ensuite[9]. Les écrits de Simon de Saint-Quentin et de Rubruk forment le commentaire naturel du précieux écrit de Carpin. Enfin Marco Polo[10], qui a vécu à la cour du kha-khan Khoubilaï, doit toujours être consulté quand il s’agit de l’Asie du XIIIe siècle.
Jean du Plan de Carpin et ses compagnons partirent non d’Italie, comme le dit un célèbre historien russe, d’origine tartare (Karamsine), mais de Lyon, le 16 avril 1245. Jean portait ces lettres de créance qui devaient exciter tant d’étonnement à la cour du kha-khan ; le souverain redouté qui faisait trembler le monde asiatique et l’Europe orientale ne comprenait pas comment le chef d’un imperceptible état perdu dans l’Occident pouvait parler un langage aussi impérieux à celui qui se considérait comme le « plus grand des hommes. » L’ambassadeur pontifical, après avoir traversé l’Allemagne, entra dans les pays slaves par la Bohême. Les Slaves de l’ouest n’avaient pas été épargnés par le fléau dont l’approche inquiétait les souverains occidentaux ; Lekhes (Polonais) et Tchèques avaient eu également à souffrir de la première invasion mongole. Le royaume de Bohême, gouverné par des rois héréditaires, semblait alors avoir une existence solide. L’opposition à la papauté, personnifiée plus tard avec tant d’éclat par Jean Huss et Jérôme de Prague, n’ayant pas encore manifesté sa puissance dans ces contrées, le légat du pape y fut fort bien reçu. Le roi Venceslas Ier dont le général Iàroslav de Sternberg avait écrasé les Mongols à Olmutz en Moravie, lui conseilla de prendre la route de Pologne et de Russie, et il le défraya jusque dans les états de Boleslas, duc de Lignitz. Jean du Plan de Carpin, qui fut reçu par Boleslas avec vénération, put déjà en Silésie se faire une idée du fléau que les papes prétendaient enchaîner. Il trouvait à Breslau Jean de Pologne, qui devait lui servir d’interprète. Boleslas fit conduire les moines à ses frais jusqu’en Pologne, à Cracovie, chez Conrad, duc de Lenczy. Dans cette ville, le légat rencontra un Rurikovitch, Vassilko, prince de Vladimir en Volhynie, par lequel il apprit la situation de la Russie.
Cette situation n’avait jamais été aussi déplorable depuis l’établissement de la dynastie normande dans ce vaste pays. Les longues luttes contre les populations finno-mongoles avaient abouti à un épouvantable désastre, et l’invasion d’Attila elle-même n’avait pas causé à la civilisation chrétienne des maux qui parussent aussi difficiles à réparer. Tout le terrain conquis depuis sainte Olga et saint Vladimir avait été menacé le jour où les Mongols, ne trouvant plus en Asie d’états capables d’arrêter leur impétuosité, avaient pris le parti de soumettre l’Europe entière. Les Koumans, qui depuis si longtemps étaient la plaie des Slaves, avaient été absolument incapables de résister à la violence du choc. Les Mongols les poursuivirent jusqu’à la mer d’Azof. Une foule de Koumans, oubliant les guerres acharnées soutenues par leur nation contre la Russie, s’étaient réfugiés à Kiev. Les Rurikovitchs ne semblaient nullement effrayés de la pensée de tenir tête à cette masse d’Asiatiques. Malheureusement il y eut de leur part un oubli du droit des gens : dix ambassadeurs mongols, qui étaient venus déclarer qu’ils n’en voulaient qu’aux Koumans, furent massacrés. Après un trait pareil, il fallait s’attendre à une guerre d’extermination. L’alliance des Koumans ne fut pas d’une grande ressource dans une affaire décisive, et la bataille de la Kalka fut gagnée par les lieutenans de Djinghis khan. Le prince de Kiev, Mstislav Romanovitch, paya de la vie son héroïque résistance ; mais Kiev n’avait déjà plus la même importance qu’autrefois. Dès le milieu du XIIe siècle, Kiev ne se soutient que par le prestige des souvenirs, et le titre de grand-prince n’indique nullement que là est le chef véritable de la fédération russe. Une espèce de schisme politique s’accomplit au profit de la Russie septentrionale, et la principauté de Vladimir (qu’il ne faut pas confondre avec Vladimir de Volhynie) groupe autour d’elle les influences dont disposait Kiev déchue. Ce déplacement du centre était consommé à l’époque où le Juif espagnol Benjamin de Tudèle fit son célèbre voyage (1160-1173). Benjamin parle de la Russie comme d’un « grand royaume où le froid est si rude en hiver que personne ne sort de sa propre maison, et où l’on trouve les bêtes appelées vairages[11]. »
Au moment où les Mongols semblaient devoir profiter de la désastreuse journée de la Kalka, dans laquelle l’armée russe avait été littéralement anéantie, l’orage prit une autre direction. Djinghis khan rappela ses troupes en Asie. La mort ne tarda pas à empêcher l’exécution des plans gigantesques de l’Alexandre mongol. Il laissait à ses héritiers l’empire le plus colossal qui ait existé, baigné à l’orient par la mer du Japon, à l’occident par la Mer-Noire, empire qui devait former bientôt un état fédéral, avec le Khithaï pour suzerain. « Tout l’empire des Mongols, dit Schebal-el-dyn-el-Marakeschy, est partagé entre quatre puissans princes, dont chacun possède une vaste étendue de pays. Celui de ces princes qu’on appelle le grand-khan, et qui est le véritable successeur de Djinghis, règne sur les contrées les plus orientales de l’Asie ; le second a sous sa domination tout l’Iran (Perse) ; le troisième est maître du Kaptchak (primitivement pays des Koumans, agrandi aux dépens des Russes), et le quatrième du Mâwara-alnahar (nom arabe de la Transoxiane, située entre l’Oxus et l’Iaxartes). » Touchy, l’aîné des fils de Djinghis, étant mort, son fils Bâtou, le conquérant de la Russie, eut en partage le Kaptchak[12] avec les régions du Volga et du Don ; Tchaghataï, le second, eut la Transoxiane, le pays des Ouzbeks et le Turkestan, contrée à laquelle les Mongols donnèrent son nom ; le troisième, Oktaï[13], désigné par Djinghis pour son successeur, devint après lui kha-khan (seigneur des seigneurs) ; Touli, le quatrième, mort en 1231, laissa quatre fils, parmi lesquels Mangou, dont Rubruk visita la cour, et le kha-khan Koubilaï, qui fonda en Chine la dynastie des Yen, et dont Marco Polo fut le « conseiller. » Inutile de dire que nos voyageurs font subir à tous ces noms orientaux de si bizarres transformations qu’on ne parvient à les reconnaître qu’à l’aide d’un véritable travail. Le caractère, les idées et les habitudes de ces peuples ne sont pas heureusement défigurés comme leurs noms.
Cinq années se passèrent avant que le nouveau kha-khan parût avoir l’intention de recommencer les expéditions en Russie. Les Rurikovitchs, qui évidemment n’avaient aucun l’enseignement sur l’état de l’Asie, se rassurèrent si bien qu’au lieu de se préparer à repousser les invasions mongoles ils se livrèrent à des discordes intestines. La guerre civile, qui au XIe siècle et au XIIe avait causé tant de maux au pays, exerçait encore ses ravages. En outre les Russes n’avaient pas à craindre seulement les hordes mongoles ; les Slaves de l’ouest et les Finnois leur donnaient les plus graves soucis. A la fin du XIIe siècle, les terribles Lithuaniens, qui avaient accepté pendant plus d’un siècle la domination des Rurikovitchs, profitèrent de leurs dissensions pour se soulever. Après la bataille de la Kalka, ils ravagèrent les provinces du nord. Au son de leurs longues trompettes et montés sur des chevaux sauvages plus rapides que le vent, ces païens se précipitaient sur leur proie comme des loups affamés. Ils brûlaient les villages et réduisaient les habitans en captivité. Lorsqu’ils avaient affaire à des troupes réglées, ils se dispersaient en lançant des flèches et des javelots pour reparaître à la première occasion favorable. Les Russes ne se contentèrent pas de les repousser, ils les attaquèrent, pénétrèrent jusque dans les parties les plus septentrionales de la Finlande et ravagèrent le pays. Au sud, la situation n’était guère meilleure, Galitch étant menacé par les Magyars. Si Galitch devait échapper à la Hongrie, Vladimir, qui était le véritable centre politique de la fédération russe, allait tomber aux mains de Bâtou.
Dans une assemblée générale des chefs mongols, le « seigneur des seigneurs » avait ordonné une expédition contre l’Occident. Bâtou, neveu du kha-khan, en fut chargé. Il avait sous ses ordres plusieurs princes de la maison régnante, et pour lieutenant-général le héros de la Kalka, Souboutaï. Bâtou n’avait pas moins de 600,000 hommes, et Jean du Plan de Carpin nous donne une idée de la discipline qui régnait dans cette armée en la comparant à l’obéissance des religieux envers leur supérieur. Il ne s’agissait pas de ces molles populations asiatiques de l’Asie méridionale que les Français et les Anglais ont si aisément soumises, mais d’hommes habitués à des privations de toute espèce, passionnés pour la guerre, endurcis par leurs luttes contre un climat des plus rudes.
Les Bulgares orientaux furent les premières victimes des Mongols. Rubruk ne se montre guère attristé de leurs malheurs. « Les Bulgares, dit-il sèchement, sont de très méchans mahométans, et sont plus opiniâtres en leur loi que tous les autres. » En réalité, les Bulgares étaient un peuple de marchands et d’agriculteurs, qui avait étendu ses relations commerciales en Asie jusque dans l’Inde, et à l’ouest jusqu’en Italie. Plus d’une fois, dans les temps de famine, les Bulgares avaient fourni du blé aux provinces orientales de la Russie. Cependant, comme en s’étendant de plus en plus ils avaient fini par atteindre les frontières des principautés de Vladimir et de Rostov, le prince de Vladimir, André le Pieux, inquiet de leur puissance, les attaqua et brûla leurs trois principales villes. Briakimov, qui était la capitale, subsiste encore comme village sous le nom de Bolgary dans le gouvernement de Kazan, et conserve des antiquités remarquables. Ce pays, jadis si riche, fut définitivement ruiné par Bâtou. Après avoir livré aux flammes la « grande ville » des Bulgares, il s’enfonça dans d’épaisses forêts et menaça la principauté de Riazan. La célèbre ville de ce nom, une des plus anciennes de la Russie, dont il ne subsiste plus que quelques ruines au village de Staraïa Riazan, paraissant disposée à bien se défendre, les Mongols se contentèrent de demander le dixième des biens qu’elle contenait. Les princes répondirent : « Lorsque nous serons tous morts, vous pourrez les prendre en entier. » Mais que pouvait la bravoure personnelle contre l’Asie se précipitant sur l’Europe comme une avalanche irrésistible ? Ainsi qu’au temps des Attila et des Baïan, les cités comme les hommes étaient devenues impuissantes contre « le fléau de Dieu. »
Ces moines chrétiens qui avaient une si grande influence sur l’Occident, les Mongols, à la grande surprise du dominicain Ascelin, s’en moquaient, « les regardant comme de chétifs valets, indignes de toute réponse, les tenant comme des chiens. » Les puissances temporelles n’étaient pas mieux traitées que les membres du clergé. Aussi Jean du Plan de Carpin appelle-t-il les Mongols « les plus superbes et orgueilleuses gens du monde, qui estiment tous les autres moins que rien, quelque grands et nobles qu’ils puissent être. » Souvent les chrétiens durent se rappeler tristement l’accent vainqueur du célèbre testament de Vladimir Monomaque, qui, tout en faisant songer au temps où rien en Russie ne semblait devoir arrêter la marche triomphale des fils de Rurik, donne l’idée la plus curieuse de la vie que les Rurikovitchs menaient au XIIe siècle. Vladimir y dit qu’à la chasse, à la guerre, le jour, la nuit, pendant les chaleurs comme au temps du froid, il était dans une activité continuelle. Il ajoute qu’il a fait vingt-trois campagnes, sans compter les expéditions secondaires ; qu’il a fait prisonniers cent des plus célèbres princes des Polovtzi, qu’il en a fait tuer deux cents. La chasse était son délassement, et quel délassement ! Il attrapait dans les forêts les chevaux sauvages, qu’il attachait ensemble ; il luttait contre les ours et les buffles. « Combien de fois, dit-il, j’ai été renversé par les buffles, frappé du bois des cerfs, foulé aux pieds des élans ! » Un jour sa fille fut déchirée par un ours qui se jeta, sur son coursier.
Les paroles des Mongols étaient en harmonie avec leurs actes. Les curieux discours rapportés par les envoyés d’Innocent IV, par Carpin, par Ascelin, ainsi que par Rubruk, attestent que les Mongols étaient bien convaincus que la domination du monde leur était réservée, et cette conviction ajoutait sans doute à leur puissance déjà si redoutable. Pour eux « l’empereur du globe, » rêvé par le fouriérisme, n’était nullement une chimère. Aussi n’hésitèrent-ils point à combattre les Russes dans le centre même de leur domination. La ruine de Riazan, dont les habitans furent égorgés, l’extermination de la population de Souzdal, une des plus anciennes et des plus illustres cités de la vieille Russie, faisaient prévoir aux Vladimiriens leur sort funeste. Vladimir fut emportée d’assaut, ainsi que quatorze villes de la principauté de ce nom, et ceux qui tombèrent dans les mains des vainqueurs furent massacrés ou réduits en esclavage. Le prince de Vladimir, George Vsélodovitch, succomba lui-même sur les bords de la Site. Son frère Iaroslav profita d’un mouvement rétrograde de Bâtou pour aller de Kiev à Vladimir, afin de prendre possession du trône des grands-princes.
L’écroulement de la puissance russe était un fait trop grave pour que les historiens n’aient pas cherché avec soin les faits qui l’avaient produit. On regarde généralement le système des apanages pratiqué par saint Vladimir comme la principale de ces causes. Un examen attentif fait naître plus d’un doute sur une théorie acceptée si légèrement qu’on ne semble pas s’être aperçu que l’organisation des vainqueurs était fédérale comme celle des Russes. Le Charlemagne de la Russie, en partageant ses états entre ses nombreux enfans et en admettant même son neveu Sviatopolk à ce partage, loin d’ébranler son empire, ne fit que multiplier les centres de résistance.
Déjà Sviatoslav (945-972) avait dû de son vivant recourir au système fédéral. Il avait donné son second fils Oleg pour prince aux farouches Drevliens, qui, dit Nestor, « vivaient d’une manière bestiale, comme des animaux sauvages, s’égorgeaient entre eux, se nourrissaient de choses impures, ne voulaient point de mariage, ravissaient les filles. » Il dut envoyer à Novgorod Vladimir, qu’il avait eu de Maloucha, femme de la suite de sainte Olga, les Novgorodiens lui ayant déclaré que, s’il refusait de leur accorder un Rurikovitch, ils éliraient un prince d’une autre famille. Dans le partage fait par Vladimir de son vivant, les mêmes nécessités politiques subsistaient peut-être, car nous voyons Novgorod donné à son fils Iaroslav et le pays des Drevliens confié à Sviatoslav, mais l’état restait si bien fédéral que Iaroslav devait payer un tribut de 3,000 griva. Le sage Iaroslav Ier (1019-1054), qui allia le sang des Rurikovitchs au sang des Capétiens français[14], et dont le code (Rouskaia pravada ou Vérité russe) atteste les lumières et la prudence, « partage de même les villes entre ses fils » avant de mourir. Les princes parurent comprendre plus d’une fois la nécessité de maintenir les liens d’une étroite fédération : de là ces congrès dans lesquels on s’efforçait de s’entendre sur les affaires communes, et qui étaient de véritables diètes fédérales. Nestor fait mention du congrès de Lubetch tenu en 1097 sous le règne de Sviatopolk II, au bord du Dnieper. Les princes assis sur le même tapis se promirent d’oublier les dissensions et les haines pour résister aux Koumans qui ravageaient la Russie. Ils baisèrent la « sainte croix » et dirent : « Si l’un de nous n’observe pas la convention, et qu’il attaque un des princes ses frères, que cette sainte croix, nous tous, la Russie entière, s’élèvent contre lui ! » La longue lutte contre les Mongols contribua sans doute à subordonner l’individualisme le plus légitime au désir de centraliser toutes les forces dans la même main. Toutefois les Rurikovitchs de Moscou ont été, comme les Capétiens de Paris, les premières victimes du succès de leur œuvre. Autant il eût été difficile de se substituer à un empire fédéral, autant il a été aisé, en s’emparant d’une capitale, d’abattre d’un seul coup une dynastie séculaire. Les révolutions de 1598[15] et de 1789, qui ont également abouti à une anarchie temporaire, se sont chargées de dissiper les illusions des successeurs d’Ivan le Terrible et de Louis le Grand, en brisant avec une facilité singulière les pieds d’argile d’un colosse qu’on jugeait inébranlable.
Dès le début des triomphes de la nation mongole, la force des choses prépare l’avènement de la centralisation. Avec Iaroslav II Vsélovodovitch (1238-1247), le schisme politique devait cesser complètement par la prise de Kiev, qui ne pouvait plus échapper aux Mongols. Kiev n’était plus sans doute le vrai centre de la Russie ; mais le prestige de la vieille capitale des Rurikovitchs lui conservait encore une importance capable de porter ombrage aux princes de Vladimir. Il était réservé à Moscou d’hériter au siècle suivant (1328) et de Kiev et de Vladimir, quand Ivan Danilovitch transféra le trône du veliki kniaz (grand-prince) dans cette ville ; enfin les Romanov devaient placer la capitale dans les états de Rurik et de ses deux frères, qui comprenaient les gouvernemens actuels de Pétersbourg, d’Esthonie, de Novgorod (où s’était établi Rurik) et de Pskof.
Au commencement du règne de Iaroslav II (1238), la Russie jouissait d’un moment de répit. Bâtou, après sa première campagne, s’était replié sur le Don dans le pays des Koumans, dont il s’occupait d’assurer la soumission au kha-khan. Le résultat a été si complet que ce peuple a disparu de l’histoire. J’ai cependant retrouvé en Hongrie la trace des Koumans, que l’on croit à tort n’avoir plus de représentans. Des débris du peuple petchenègue et de la nation koumane vinrent se fondre dans les rangs des Magyars. Les Koumans ont donné leur nom à la grande et à la petite Roumanie, et deux rois de Hongrie portent encore dans l’histoire l’épithète de Kouman. La sympathie qui existait dès le principe entre les Magyars et les Koumans, sortis les uns et les autres de la souche finno-mongole, s’étant manifestée énergiquement plus d’une fois, on leur donna des terres dans les comitats de Csongrâd, Pest, Bacs et Solt, contrée qui a pris le nom de Petite-Koumanie. Ceux qui vivaient aux bords du Volga, fuyant les farouches Mongols, dont les ravages sont racontés dans le Miserabile carmen[16], vinrent s’établir dans le voisinage des comitats de Szabolcs, Bihar, Békes, pays qui a été depuis connu sous le nom de Grande-Koumanie.
N’ayant plus rien à redouter du côté des Koumans, Bâtou attaque les Mordvines, qu’on retrouve encore dans différentes contrées au nord du Volga, et chez lesquels subsistent des traces de l’idolâtrie de leurs ancêtres. Le chef mongol s’empare ensuite, d’une ville célèbre dès la plus haute antiquité, Mourom, patrie d’Ilia Mourometz, un des paladins de saint Vladimir. Le peuple, plus marchand que guerrier, avait fertilisé le pays que les Mongols ravagèrent. Après la prise de Gorokhovetz, Bâtou se dirigea sur la Russie méridionale. Il ruina d’abord Péréjaslavle ; Tchernigov, ancienne ville des Sévériens, conquise par Oleg, et qui est si souvent citée dans les annales de la vieille Russie, succomba également. La riche Kiev excitait avant tout les convoitises des avides Asiatiques. Michel de Tchernigov, qui s’en était rendu maître, était parti pour la Hongrie afin de décider les Magyars à intervenir en faveur des Russes, et Daniel, qui l’avait remplacé, avait aussi pris la route de ce pays, afin d’engager le roi de Hongrie, Bêla IV, à se préoccuper de la gravité des dangers que courait la société chrétienne.
Mangou, petit-fils de Djinghis, fut chargé par Bâtou de faire une pointe sur Kiev. L’aspect de la cité frappa le barbare d’admiration. Il essaya de parlementer avec les Kiéviens, mais ceux-ci massacrèrent ses envoyés. La vengeance des Mongols fut terrible. Les églises, les monumens, même les tombeaux, furent détruits et la population traitée sans miséricorde. Rien n’arrêta plus les Mongols, et les Slaves de l’ouest ne furent pas d’abord plus heureux que les Russes. Lublin, Sancomir, Cracovie, Ratibor, succombèrent successivement, et les chrétiens subirent une déroute complète dans la plaine de Volstad, près de Lignitz (9 avril 1241), Les Magyars ne furent pas épargnés, et la Hongrie fut transformée en désert. L’Occident tout entier tremblait, et Grégoire IX faisait déjà prêcher la croisade, lorsque la mort d’Octaï obligea Bâtou à prendre la route de l’Asie afin de participer à l’élection de son successeur. Comme il ne se pressa pas d’arriver à la Syra Ordou, la veuve d’Octaï, la régente Tourâkinah, fit élire Kuyûk, l’aîné de ses fils, qui reçut des mains de Jean du Plan de Carpin les lettres d’Innocent IV.
Les succès du Rurikovitch qui régnait à Novgorod, l’héroïque et impitoyable Alexandre Iaroslavitch (saint Alexandre Nevsky), remportés sur les Finnois, les Allemands, les Suédois et les Lithuaniens, n’empêchèrent pas son père le grand-prince et ses autres parens de subir la suzeraineté des Mongols. Non-seulement la chrétienté semblait incapable de les défendre, mais les Germains et les Scandinaves, dont les Mongols avaient respecté le territoire, profitaient de leurs désordres pour les accabler. Le fils du grand-prince, Constantin, fut obligé de partir pour la Horde, et Iaroslav lui-même dut se décider à ce long et périlleux voyage, afin de recevoir l’investiture des mains du kha-khan. Plan Carpin suppose que Tourâkinah le fit empoisonner. Quant à Michel, qui était revenu à Tchernigov, il reçut l’ordre d’aller trouver Bâtou. « Les Tartares adorent le côté du midi, dit Plan Carpin, comme si c’était une divinité, et contraignent tous les grands qui se rendent chez eux d’en faire de même. Il n’y a pas longtemps qu’un duc de Russie, nommé Michel, s’étant venu rendre en l’obéissance de Bati, ils le firent premièrement passer entre deux feux, puis ils lui commandèrent de faire l’adoration vers le midi, à Djinghis khan ; il répondit qu’il s’inclinerait volontiers devant Bati et les siens, mais jamais devant l’image d’un homme mort, cela n’étant permis aux chrétiens. » Le refus de Michel fit naître une contestation qui arriva jusqu’aux oreilles de Bâtou ; il donna l’ordre de tuer le prince dans le cas où il s’obstinerait dans sa résistance. Un des siens l’encouragea jusqu’au dernier moment à rester fidèle à sa foi, et le Rurikovitch, ainsi que le boyard, moururent plutôt que de se résigner à un acte qu’ils regardaient comme une véritable apostasie. Michel, qui se rendait bien compte des dangers de ce voyage, avait emporté avec lui le pain consacré, afin de trouver dans l’Eucharistie la force nécessaire pour braver les ennemis de l’Évangile. Quand l’officier de Bâtou vient signifier au prince qu’il doit se soumettre ou mourir, son fils Boris essaie de le décider par ses larmes à obéir. Les boyards de Rostov qui l’avaient accompagné proposent, si Michel consent à imiter les autres princes, de s’obliger par vœu à une pénitence solennelle. Le boyard Féodor seul n’entend point qu’on trouve des accommodemens avec le ciel, et il déclare qu’on ne peut payer trop cher la couronne de gloire que le Christ réserve à ses témoins. Ce parti héroïque était fait pour plaire au descendant des « rois de la mer. » De même qu’ils entonnaient leur chant de mort au milieu des supplices, Michel, après avoir partagé l’Eucharistie avec l’intrépide boyard, se mit à chanter les psaumes de David. On le foula aux pieds avec une fureur sauvage, puis on lui coupa la tête. Le corps de saint Michel, ainsi que celui de saint Féodor, qu’on avait jetés aux chiens, furent conservés par les chrétiens, comme on gardait les reliques des anciens martyrs.
Le prince de Galitch, Daniel, qui avait quitté Kiev avant la prise de cette ville pour implorer le secours de Bêla IV contre les Mongols, s’était retiré en Mazovie, puis il s’était établi à Kholm, qui avait échappé à la dévastation générale. Obligé d’y lutter contre l’esprit anarchique des princes qui se disputaient les villes saccagées, il se décida à partir pour la cour de Bâtou, afin d’obtenir ce titre de vassal qui avait pris tout à coup tant d’importance, et qui était respecté même des Magyars, d’abord si disposés à faire peu de cas de la puissance mongole. Jean du Plan de Carpin ne pouvait donc avoir recours à Daniel, quand il voulut pénétrer en Russie. Il dut s’adresser à son frère Vassilko, qui emmena le franciscain dans son pays, à Vladimir en Volhynie, où les envoyés d’Innocent IV s’occupèrent immédiatement de décider les Russes à reconnaître le pape comme chef de l’église.
Cette tentative n’était pas la première faite par la papauté. Grégoire VII avait eu sous le règne d’Isiaslav Ier (1054-77) la plus favorable occasion d’imposer son autorité à la Russie. Les innovations n’effrayaient point le prince, qui remplaça la peine de mort par des amendes. Accablé par les Koumans et par les factions, il était en outre disposé aux concessions pour trouver des alliés. Il eut d’abord recours aux princes catholiques, au roi de Pologne et à l’empereur d’Allemagne. Enfin réduit à l’extrémité, il s’adressa à Grégoire VII en lui promettant de faire reconnaître en Russie son pouvoir spirituel et temporel ; mais Isiaslav ayant repris l’avantage n’eut plus de motif de devenir vassal des papes. Innocent III s’inquiéta des conquêtes que le prince de Volhynie Roman faisait aux dépens des Polonais. Sous le règne du grand-prince Vsélovod III, son légat fut chargé de proposer au terrible Rurikovitch le titre de roi et l’appui de l’épée de saint Pierre. Le prince tira son épée et la fît resplendir aux yeux de l’envoyé du pontife. « Le pape, dit-il avec ironie, en a-t-il une semblable ? » Le règne de Vsélovod n’était pas terminé, que l’évêque de Rome avait répondu à cette question. Innocent, dont l’autorité venait d’être reconnue à Constantinople, fonda (1201) l’ordre des chevaliers porte-glaive, qui devaient continuer au nord l’œuvre commencée au midi par « l’épée de saint Pierre. » L’invasion mongole fit croire à Innocent IV que l’adversité rendrait les Russes plus dociles.
Vassilko, qui avait reçu le légat avec courtoisie, consentit sans peine à convoquer des évêques, et Jean leur lut les lettres du pape, qui les exhortaient à se soumettre. Il ajouta toutes les raisons qui lui parurent propres à convaincre le prince et les prélats. Ils se contentèrent de répondre qu’il fallait attendre le retour de Daniel. En effet la position du prince de Galitch pouvait devenir assez considérable dans la Russie méridionale, si les Mongols consentaient à le reconnaître comme vassal, pour qu’il ne fût pas aisé de prendre sans lui un parti sur une affaire d’une aussi grande importance. Ces hésitations firent comprendre à l’habile diplomate de Rome que l’essentiel était de convertir le kha-khan, qui semblait être dans l’Europe orientale, comme dans la plus grande partie de l’Asie, l’arbitre suprême de la question religieuse. Vassilko le fit donc conduire à Kiev, voyage qui n’était pas sans péril, à cause des razzias que faisaient les farouches Lithuaniens. Quant aux « Ruthènes ou Russiens » (habitans de la Petite-Russie, qu’on distingue de la population de la Grande-Russie et de la Russie-Blanche), l’envoyé de Vassilko suffisait pour faire respecter les moines catholiques.
Préoccupé avant tout de la conversion des Mongols, Jean ne nous fournit point de détails sur son séjour à Kiev et sur les « Ruthènes. » On doit d’autant plus le regretter qu’il peint les Mongols en observateur à la fois impartial et sagace. S’il est, comme tous les hommes de son temps, porté à croire aux récits merveilleux sur les cynocéphales et aux autres « monstres en forme humaine, » il donne des idées fort claires sur les gens qu’il a pu étudier lui-même. Rubruk est plus disposé à parler des « Russes. » Malheureusement il n’a point l’esprit politique du franciscain italien. Quoique fort incomplets, les récits de ces vieux voyageurs n’en sont pas moins précieux, parce qu’ils contiennent les premières impressions des Occidentaux sur la Russie, et parce qu’ils suppléent au peu de renseignemens que les sources nationales fournissent sur cette époque.
Quand Rubruk parle des Russes, il semble plus occupé de leur costume que de leurs opinions. Sans entrer dans tous les détails que devait donner plus tard à ses compatriotes le capitaine français Margeret, l’envoyé de Louis IX ne croit pas inutile de nous apprendre que « les femmes russes ornent leurs têtes ainsi que les nôtres et bordent leurs robes depuis le bas jusqu’aux genoux de bandes de noir et de grisets, » tandis que leurs époux portent des manteaux comme les Allemands et se coiffent de bonnets de feutre pointus et fort hauts. La forme de la coiffure était le seul rapport qui existât alors entre les chrétiennes de la Russie et les Françaises. Les Rurikovitchs avaient trouvé chez les Slaves des dispositions si peu favorables au sexe féminin, qu’ils avaient dû avec le temps renoncer à bien des traditions Scandinaves. La fière et dédaigneuse Rognéda, fille du Varègue Rogvold, qui régnait à Polotsk et à Tourov, doit consentir à « déchausser » son époux ; mais l’instinct de la race reparaît lorsque son père lui demande si elle veut de Vladimir (saint Vladimir, qui ne régnait pas encore). « Non, dit-elle, car je ne veux point déchausser le fils d’une esclave ; je ne veux que Iaropolk (le grand-prince). » Les Mongols, que l’on accuse d’avoir fait prédominer les préjugés asiatiques contre les femmes, ont sans doute exercé une influence assez funeste ; mais ils ne sont pas responsables de la triste condition du sexe féminin dans la Russie primitive. Un roman de la baronne de Düringsfeld, Niko Vèliki, prouve qu’il en est encore ainsi chez les Dalmates, et pourtant les Slaves du sud n’ont point subi le joug des kha- khans. Les coutumes de l’Asie qui choquaient le plus le bon sens étaient en vigueur parmi les Russes bien avant les conquêtes de Bâtou. L’apôtre des Allemands Winfrid (Boniface), qui au VIIIe siècle parle dans une de ses lettres des femmes slaves en termes bienveillans, ajoute que, ne voulant point survivre à leurs époux, elles se jettent dans le bûcher destiné à consumer le cadavre du défunt. Yakout, écrivain persan, en décrivant les funérailles d’un Russe de qualité, raconte comment deux personnes de sa maison, un garçon et une fille, se laissèrent brûler volontairement avec le cadavre ; l’auteur musulman a soin de faire remarquer que les Russes étaient chrétiens. Les Mongols fortifiaient par leurs tristes exemples le mépris pour la vie et la dignité de la femme. Nestor raconte que les Avars attelaient à leurs voitures les femmes des Slaves et qu’ils leur faisaient subir les plus sanglans outrages. Sans les traiter en bêtes de somme, les Russes les regardaient comme des esclaves qu’on pouvait maltraiter, vendre et tuer au besoin. Le servage n’existait pas sous les Rurikovitchs, leur condition était donc complètement exceptionnelle. On ne voit point qu’on ait jamais puni un mari assassin de sa femme ; en revanche, celle qui se vengeait d’un époux cruel subissait les plus atroces supplices : on l’enterrait vive jusqu’au cou, et elle attendait ainsi une mort trop lente à venir. Si quelques Occidentales regrettent « l’âge de la femme, » le moyen âge n’inspirera certainement pas de pareils sentimens à aucune femme russe.
L’invasion mongole donna peut-être aux Russes l’idée d’astreindre leurs femmes à une réclusion sévère. L’expérience prouva de même aux chrétiens de la Péninsule orientale que les passions des Turcs rendaient cette précaution nécessaire. En Russie, il est difficile d’y voir la pensée d’imiter les usages des vainqueurs, car Jean du Plan de Carpin, qui fait ressortir le rôle considérable joué par Tourâkinah, ne peint nullement les Mongoles comme des recluses. Sous les dynasties allemandes, la réaction contre les traditions slaves s’est faite avec tant de force que, ainsi que le dit un écrivain français, « la femme mariée jouit en Russie de quelques avantages, sous le rapport des intérêts, qui ne lui sont pas toujours assurés chez nous. » Il aurait pu ajouter que dans l’ordre politique on ne lui conteste ni le droit de régner, ni le droit de voter. Il est vrai que, les élections russes ayant un caractère purement administratif, ce privilège est le même qu’il s’agit de conférer aux Italiennes.
Les hommes avaient au contraire beaucoup plus de part aux affaires sous la dynastie normande. Sans parler de villes comme la puissante Novgorod, dont les institutions étaient plutôt républicaines que monarchiques, les Rurikovitchs gouvernaient moins comme des souverains absolus qu’à la façon des autres princes chrétiens du moyen âge. En tête des oukases figurait la célèbre formule qui n’a disparu que sous Pierre Ier, czar oukazall, i boiaré prigovorili (le tsar a ordonné et les boyards ont décidé). Les communes n’étaient pas plus exclues de toute part aux affaires qu’en Angleterre, royaume dont la grandeur date aussi d’une dynastie normande. La douma zemskaia délibérait en 1612 à Moscou à côté de la chambre des boyards (douma boiarska) lorsqu’il fut question de choisir entre les descendans de Rurik, représentés par le prince Poyarsky, candidat des communes et de l’armée, et les descendans de Guedimine, représentés par le prince Mtislavsky, porté par les boyards et par le prince Dmitri Troubetskoy, qui avait pour lui les Cosaques. Il s’est opéré en Russie la même révolution qui s’est accomplie en France sous les Bourbons, en Angleterre sous les Tudors. La monarchie centralisée et autocratique a succédé à un régime qui trouvait dans l’état et les traditions du pays de puissans contre-poids, créés non par des constitutions telles qu’on les comprend maintenant, mais par la nature même de l’organisation sociale. La domination mongole prépara les esprits à cette transformation, et quand les Rurikovitchs eurent réussi à délivrer leur patrie de la tyrannie étrangère, l’autorité du tsar, qui devait être remplacé par l’empereur sous les Roumanov, était aussi absolue que celle du grand-prince était limitée. Vainqueur des kha-khans, le Rurikovitch qui régnait à Moscou avait hérité de ces droits sans limites que revendiquaient les souverains asiatiques, et que les monarques chrétiens du XIIIe siècle ne songeaient même pas à imposer au clergé, aux universités, à l’aristocratie, aux communes, qui possédaient tant de moyens de défendre ; leur autonomie. Cela est si vrai, que les théologiens catholiques de ce temps, malgré les tendances centralisatrices de la papauté, enseignaient dans les écoles une politique absolument différente de celle que professèrent depuis, — en substituant les traditions sémitiques du royaume de Juda aux traditions de notre race, — l’école de Bossuet sous Louis XIV et la « haute église » sous les Stuarts.
La période agitée de l’histoire russe qui précède l’invasion mongole a donc, comme le moyen âge occidental, de bons côtés, que des écrivains superficiels ont trop laissés dans l’ombre ; il est vrai que les étrangers, qui n’ont commencé à connaître la Russie que par les relations des Plan de Carpin et des Rubruk, ne pouvaient les soupçonner. Un voyageur qui aurait visité la France envahie après la défaite du roi Jean n’y aurait guère reconnu le royaume de Philippe-Auguste, de Blanche de Castille et de Louis IX, « le plus beau, disait-on, après le royaume du ciel. » — « Étant retourné à Paris, dit Pétrarque, je n’ai plus rien reconnu de cet opulent royaume de France. Toutes les maisons qui ne sont pas protégées par des enceintes de murailles sont renversées. Maintenant où est Paris ? Il était à la vérité au-dessous de sa réputation ;… mais pourtant c’était une grande chose… Le voyageur, inquiet pour sa sûreté, chemine en silence. Les remparts frémissent, les forêts se taisent, à peine est-on en sûreté dans les villes… Les Bretons, que l’on nomme Angles ou Anglais,… ont tellement écrasé le royaume tout entier par le fer et par le feu, que moi, qui récemment le traversais pour affaires, je pouvais à peine me persuader que c’était là le royaume que j’avais vu autrefois ; tant régnaient partout une solitude malheureuse, la tristesse, la désolation, tant les campagnes étaient affreuses et incultes, les maisons désertes ou détruites[17] !… » Or les Anglais étaient des messagers de civilisation comparés aux hordes de Bâtou.
Les envoyés du pape et du roi de France parcourant la Russie, foulée aux pieds par les barbares, n’y voient naturellement que ruine, anarchie et confusion. Certains usages nationaux pouvaient les porter à croire qu’il en avait toujours été ainsi. En effet, Rubruk parle avec quelque étonnement de la monnaie qui a cours parmi les Russes, monnaie « faite de petites pièces de cuir, marquetées de couleur. » Il est vrai qu’à une époque où les métaux précieux étaient rares, on employait des fourrures et plus tard des morceaux de peaux de martre et d’écureuil, dont un certain nombre portait le nom de grivna ; mais il ne faut pas en conclure que les riches marchands de Novgorod manquèrent longtemps d’or et d’argent. La vieille monnaie continua d’être en usage, surtout à la campagne, même alors que les guerriers embellissaient leurs armes de pierreries, qu’on se servait de métaux précieux pour orner les vêtemens et les meubles, que les princes se coiffaient du « casque d’or, » qu’ils paraient leur cou du « collier d’or, » qu’ils s’asseyaient sur un « trône d’or, » qu’ils montraient aux ambassadeurs étrangers « une infinité de richesses et de trésors, » que les artistes grecs construisaient pour le culte des temples conformes aux habitudes somptueuses du rite oriental. Par l’incendie de Vladimir (1185) furent ruinées deux cent trente églises et la cathédrale de Notre-Dame à la coupole dorée. Les flammes anéantirent les lustres et les lampes d’argent, les vases sacrés d’or et d’argent, les habits sacerdotaux, resplendissans d’or et de perles, les images miraculeuses enrichies de pierreries et de grosses perles. Malgré la prospérité que ces faits supposent, dans un pays aussi septentrional les fourrures continuèrent à être un important objet d’échanges. Marco Polo, qui parle de la Russie après l’invasion mongole, c’est-à-dire à une époque où la « grandissime province vers le nord, dont les habitans sont simples et beaux, blancs et blonds, ont plusieurs rois et chaque peuplade son langage particulier, » n’avait plus guère de relations commerciales, Polo, tout en disant que ce n’est pas « un pays de commerce, » ajoute que les Russes « ont beaucoup de fourrures de grande valeur, comme zibelines, hermines, vairs, ercolins, renards, des plus beaux et des meilleurs du monde. » Dans le roman d’Alexandre, poème français de ce temps, l’auteur met aussi le « vair de Russie » parmi les objets les plus précieux.
Mais au temps des Carpin et des Rubruk, il n’était pas plus facile de supposer que le pays sortirait de ses ruines que d’avoir une idée des temps meilleurs qu’il avait traversés. Aussi la Russie nous apparaît-elle dans leurs narrations moins comme un pays soumis à la domination étrangère que comme une contrée dont l’ancienne population aurait presque disparu. Les états despotiques ont assez de fois pratiqué cette politique d’extermination pour qu’on en ait quelque idée. « Nous avons, dit Rubruk en racontant son retour, employé deux mois pour aller de Caracarum jusqu’à Baatu (l’Ordou) cour de Bâtou, était entre le Jaïk et le Volga), et durant tout ce temps-là nous n’avons trouvé ni ville, ni village, pas même aucun vestige de maisons, ni d’habitations, mais seulement des sépultures et tombeaux, excepté un seul village fort mauvais, où nous ne pûmes même trouver du pain. » Le sol russe, sans avoir autant souffert, n’avait pas été épargné. Dans cette dissolution d’une société entière, le brigandage, comme il arrive en pareil cas, avait pris le plus déplorable développement. La vie des sauvages Brodnikis dans les déserts du Don semblait presque la seule possible dans un état qui ne laissait entrevoir aucun rayon d’espoir. Le découragement était d’autant plus profond qu’on sortait d’une situation qui avait entretenu bien des illusions.
Malgré les ravages des nomades, malgré les guerres civiles, malgré les luttes inhérentes à toute société qui laisse une grande action aux forces individuelles, les Rurikovitchs s’étaient rendu compte de l’importance du négoce et avaient fait respecter les lois du commerce qui enrichissait le pays. Les chroniques allemandes et Scandinaves montrent quelles étaient les relations de la florissante Novgorod avec le nord et le centre de l’Europe. Kiev attirait les peuples du midi, européens ou asiatiques, les Vénitiens, les Hellènes, les Arméniens, etc. Les affaires étaient si actives au XIe et au XIIe siècle, que des chroniqueurs contemporains ont pu parler de la Russie, — qu’on s’imagine avoir été tirée du chaos par Pierre Ier, — comme d’une contrée « abondante en toute espèce de biens. » Jusque dans la lointaine Islande, la Russie, appelée Gardarikie, Ostragardie ou Holmgardie, est nommée par les conteurs « pays oriental, pays riche. » Dès le temps du régent Oleg, on suppose que, lorsqu’il fut question d’enlever par ruse la ville de Kiev à Oskold et à Dir, un des députés d’Oleg a pu tenir ce langage : « Je suis un marchand de Pogudor, et je vais en Grèce pour obéir aux princes Oleg et Igor ; mais je me trouve en ce moment dans l’embarras, car j’ai avec moi de grandes richesses, des perles et mille choses précieuses. »
Rubruk, tout résolu qu’il est, avoue que, lorsqu’il se dirigeait vers le Volga pour pénétrer en Asie, il redoutait fort les bandes de Russes et d’Alains, qui, armés d’arcs, parcouraient le pays par troupes de vingt à trente, tuant tous ceux qu’ils rencontraient la nuit. Le jour, ils se cachaient le mieux possible. Ils profitaient des ténèbres pour voler d’autres chevaux quand leur monture était harassée, ou pour en prendre qu’ils dévoraient à belles dents. La faim était si redoutable dans cette contrée qu’elle épouvantait ! e moine et ses compagnons autant que « cette canaille-là. » Rubruk croit que, s’ils n’avaient pas emporté un peu de biscuit, ils seraient morts d’inanition avant d’avoir atteint le vaste fleuve, « quatre fois grand comme la Seine. » Les excès de la domination étrangère font comprendre les représailles de la population chrétienne. La Russie « pleine de bois » de Rubruk, c’est-à-dire le pays qui s’étend de la Pologne et la Hongrie jusqu’au Don, non-seulement avait été ravagée par les Tartares, mais ils continuaient de la ruiner et « déserter, » et, quand les pauvres habitans ne pouvaient plus donner ni or ni argent, on les emmenait avec leurs enfans pour garder le bétail des vainqueurs. Contre un tel fléau vomi par l’enfer, la superstition ne voyait guère d’autre ressource que l’emploi des moyens surnaturels. Rubruk s’indigne de voir un diacre russe, — « un homme rempli du Saint-Esprit, » — recourir aux sortilèges comme les chamans des Mongols, qui résistaient encore et à la propagande musulmane et à la prédication bouddhiste. Cependant l’intrépide moine participe lui-même à la terreur sans égale qui pèse sur le pays, tantôt craignant les démons qui ont la coutume « d’emporter souvent les passans, » tantôt redoutant les conjurations des chamans qui font venir le diable « dans l’obscurité de la nuit, » qui le nourrissent de chair bouillie et en obtiennent ainsi des oracles pour le kha-khan. S’il ne se sert pas de « chair bouillie » pour amadouer les « esprits » pervers du monde infernal, il sait les contenir à l’aide de l’eau bénite, « dont on use en l’église romaine, et qui a une grande vertu pour chasser les malins esprits. » Les Mongols, alors assez éclectiques, sont portés à s’adresser aux prêtres des divers cultes afin de juger par expérience quelle magie est supérieure à l’autre. Rubruk les a vus tous suivre la cour « comme les mouches à miel suivent les fleurs, car Mangou khan donne à tous, et chacun lui désire toute sorte de biens et de prospérités, ayant été de ses plus particuliers amis. » L’histoire des Mongols prouve qu’ils ne se sont prononcés pour le bouddhisme, après de longues hésitations, que parce que les miracles du talélama, qui même de nos jours ont émerveillé deux prêtres français, MM. Huc et Gabet, l’emportaient réellement sur les prodiges des autres religions. Rubruk avoue très naïvement que l’impuissance où il s’est vu d’opérer aucune merveille lui a fait le plus grand tort aux yeux du kha-khan. « Si Dieu, dit-il, m’eût fait la grâce de tels miracles que Moïse avait faits jadis, peut-être Mangou khan se fût-il converti. »
Les Rurikovitchs de cette époque semblent attacher moins d’importance aux miracles qu’au pouvoir politique de la papauté, qui pouvait armer pour leur défense des milliers de croisés. Les luttes de la Russie contre les Porte-glaive avaient fini par leur faire comprendre la pesanteur de « l’épée de saint Pierre. » Toutefois on a fort exagéré les concessions qu’ils ont faites à la papauté sous l’empire de circonstances très difficiles. On avoue bien que les tentatives d’Honorius III (encyclique adressée aux princes russes, 1227) n’ont rien produit, que le neveu d’Innocent III, Grégoire IX, n’a guère été plus heureux avec Daniel, prince de Galitch (1231) ; mais on veut que le persévérant Innocent IV (1246) ait mieux réussi, et on ne consent pas à croire qu’un diplomate de la force de Jean du Plan de Carpin n’ait pas triomphé des répugnances des Rurikovitchs. Cependant il est certain qu’il n’obtint que des résultats insignifians. Les Russes, habitués au régime fédéral dans l’ordre politique, n’avaient aucun penchant pour l’autocratie religieuse, préparée par la centralisation politique des Romains, et qui devait aboutir logiquement à l’infaillibilité d’un homme. Le prince de Galitch et son frère Vassilko, en contact perpétuel avec les Magyars et avec les Polonais, se montrèrent momentanément plus favorables aux vues de la papauté. Lorsque Jean du Plan de Carpin repassa par Kiev, après avoir essayé en vain de convertir le kha-khan Kuyûk, il fut très content des dispositions de Daniel, qui plus tard reçut d’Innocent IV le titre de roi, et qu’un légat envoyé par lui couronna à Drognitchin, en présence des boyards et du peuple. La Galicie porte encore dans les actes du gouvernement autrichien ce titre de royaume. Toutefois le Rurikovitch ne s’était soumis volontairement ni au kha-khan ni au pape ; il voulait se servir de celui-ci pour tenir tête à celui-là et pour rejeter les Mongols en Asie. En bons termes avec ses voisins catholiques, les rois de Pologne et de Hongrie, vainqueur des Lithuaniens, il fortifia ses villes et prit l’attitude d’un vassal décidé à recouvrer son indépendance. Il ne tarda pas à voir que, malgré les promesses des représentans du pape, il n’avait rien à attendre de Rome. Dès qu’il s’aperçut que la papauté était impuissante dans l’Europe orientale, il cessa de se croire obligé à persévérer dans son changement de religion. Aussi, dès 1257, le pape Alexandre IV lui écrivait : « Vous avez oublié les bienfaits spirituels et temporels de l’église, qui vous a couronné et sacré ; vous n’avez pas rempli vos promesses : un sincère repentir et un prompt retour vers le chemin de la vérité peuvent seuls arrêter votre perte ; l’interdiction de l’église et le bras séculier sont prêts à vous punir de votre ingratitude. » Daniel ne tint aucun compte de ces menaces, quoique « le bras séculier, » — les malheurs des albigeois l’avaient déjà prouvé, — ne fût pas une abstraction théologique. Innocent ne réussit pas mieux avec saint Alexandre Nevsky, que les Mongols avaient reconnu comme prince de Vladimir. Dans une lettre qui fut remise au héros de la Neva par deux cardinaux, Innocent soutenait que son père, le grand-prince Iaroslav, pendant qu’il était à la cour du kha-khan, avait, sur l’avis de ses boyards, affirmé à Jean du Plan de Carpin qu’après son retour en Russie il comptait se soumettre, lui et son peuple, à l’église romaine. Innocent sommait Alexandre d’accomplir la promesse dont la mort de son père avait empêché la réalisation. Le prince russe n’attacha aucune importance à une assertion absolument invraisemblable, car le légat, obligé d’avouer son peu de succès auprès de Kuyûk, n’aurait certainement pas passé sous silence la conversion du veliki kniaz. Cependant Alexandre, se conformant aux anciennes coutumes qui ne permettaient guère aux princes d’agir isolément, convoqua les hommes qu’il jugeait capable d’examiner l’affaire, et, après avoir pris leur avis, il répondit au pape : « Nous suivons la vraie doctrine de l’église, et nous ne voulons ni connaître la vôtre, ni l’adopter. »
Si, dans l’état de ruine où se trouvaient les chrétiens après la conquête, ils parlaient aux envoyés des papes un pareil langage, on peut se figurer quelle était la manière de voir de leurs farouches vainqueurs. Ainsi que les Huns et les Magyars, les Mongols considéraient leurs victoires comme le signe le plus incontestable d’une protection spéciale de la Divinité. Kuyûk khan, dans sa réponse au pape, reproche aux « habitans de l’Occident, » de mépriser les autres hommes, et de méconnaître par un aveuglement incompréhensible l’action providentielle qui a guidé les pas des soldats invincibles de l’Éternel et de son représentant Djinghis. On voit que, si les Mongols avaient eu leur Bossuet, il n’aurait pas été embarrassé pour ajuster une philosophie de l’histoire à quelque Discours sur l’histoire universelle. Les Rurikovitchs, qui semblaient plus exposés que les Occidentaux à s’incliner devant ces prétendus décrets du ciel, ont eu la gloire de ne pas désespérer de l’avenir, de la patrie et de la civilisation chrétienne. Leur soumission aux caprices des maîtres de l’Asie, leurs fautes, leurs guerres civiles, les luttes acharnées de deux branches fameuses, ne les ont pas empêchés de prendre avec le temps une revanche éclatante ; les noms de Dimitri Donskoï (1389-1425), d’Ivan III (1505-53), d’Ivan IV (1584-98), correspondent à des époques de plus en plus désastreuses pour les Mongols, et l’Asie était partout vaincue lorsque les fils de Rurik sont descendus du trône des tsars.
Déposant avec la puissance leur ancienne fierté, les conquérans de la Russie ont fini par courber la tête devant ce pouvoir spirituel qu’ils dédaignaient quand ils faisaient trembler le monde ; mais ce ne sont pas les évêques de Rome qui ont profité de ces dispositions. Il était réservé aux pontifes de L’Hassa de conquérir à la papauté bouddhiste ces terribles nomades qui bravaient les envoyés d’Innocent IV. M. Kœppen[18] a raconté avec quelle persévérance et quelle dextérité les chefs de la hiérarchie lamaïque ont poursuivi la conversion des Mongols au bouddhisme. Ils se vantent d’avoir réussi mieux que les représentans du pape à donner des preuves de leur mission divine, que les kha-khans demandèrent en vain aux religieux catholiques. Le pontife le plus éminent que le lamaïsme ait eu jusqu’à présent, Sod-Nams-Dschamtso, a sauvé l’église lamaïque en gagnant les hordes mongoles à la doctrine du Bouddha.
Au temps de leurs conquêtes, il est impossible que les farouches soldats des kha-khans n’aient pas fait une comparaison entre ces anachorètes bouddhistes « menant, — c’est Rubruk lui-même qui parle, — une vie merveilleusement étrange et austère, » et ces prêtres chrétiens, nestoriens, arméniens et autres, dont la « mauvaise vie et l’insatiable avarice » donnaient aux sujets de Kuyûk et de Mangou « plus d’horreur et d’aversion que de révérence pour la loi chrétienne. » En outre, ils trouvèrent les lamas plus habiles à faire des miracles que leurs chamans et les messagers du pape. Godan, petit-fils de Djinghis khan, fut guéri par Pandita, grand-lama de Sa-Kya (Thibet), d’une maladie attribuée à l’influence du dragon. Sa conversion trouva une foule d’imitateurs. Enfin les Mongols subirent en Chine l’influence du bouddhisme, que Djinghis n’aurait jamais accepté[19]. L’éclectisme monothéiste de Djinghis, de Mangou, de Khoubilaï, disparut avec la division de l’empire, quoiqu’on en retrouve plus tard des traces chez quelques grands-mogols de l’Inde, comme Akbar et son fils. Fidèle à cet éclectisme, Khoubilaï avait pourtant contribué à fortifier un pouvoir dont ses successeurs devaient éprouver la force. Après la conquête du Thibet, il confia (1260 ou 1261) à, Mati-Dhvâdscha (l’étendard de la sagesse), qu’il avait connu en Mongolie, la direction suprême des affaires thibétaines. Le grand-lama de Sa-Kya, le « roi de la grande et précieuse doctrine, » revêtu des pouvoirs temporels en qualité de « vice-roi, » peut être regardé comme le type du talé-lama[20]. L’infériorité du pouvoir temporel, comparé à la lune, finit par être proclamée au « pays de la neige » lorsque la fameuse métaphore des « deux luminaires » fut acceptée par les indignes successeurs de Khoubilaï.
Quand les Mongols eurent été chassés de la Chine, ils reprirent dans la « terre des herbes » leurs goûts indépendans, et se délivrèrent du bouddhisme et des moines. Mais au XVIe siècle, siècle des grandes révolutions religieuses, les prédicateurs bouddhistes regagnèrent le terrain perdu. L’église lamaïque était déjà constituée, et la mitre rouge du fier lama de Sa-Kya avait dû s’abaisser devant la mitre jaune, symbole de la réformation. Le pontife suprême du lamaïsme, Sod-Nams-Dschamtso, vint lui-même en Mongolie (1578), où il apparut, dit la légende, avec quatre bras, et d’où il chassa les esprits, vieilles divinités nationales, obligées de céder à la puissance surnaturelle d’une incarnation du glorieux bôdhisattva[21] Avalokitêçvara. Avec l’autorisation d’Altan khan, qui, averti par une vision, l’avait appelé afin qu’il le délivrât de la goutte, l’habile talé-lama institua en Mongolie un patriarche, incarnation du bôdhisattva Mândschouçri, qui s’établit à Koukou-Khotoun, où vivent encore, malgré la décadence de la « ville bleue, » environ 10,000 lamas (moines). Il s’était emparé d’autant plus aisément de l’esprit d’Altan qu’il lui révéla que le grand Khoubilaï revivait en sa personne, tandis qu’il avait été lui-même Mati-Dhvâscha. Ainsi les chefs du lamaïsme, après s’être servis des empereurs de la Chine pour conquérir le pouvoir temporel, trouvaient, pour se défendre contre eux, de puissans auxiliaires dans les chefs mongols. Sod-Nams-Dschamtso fut tellement satisfait de cette conquête que, pour la consolider, il déclara plus tard que sa prochaine incarnation aurait lieu dans le « pays des herbes, » événement qui s’accomplit lorsqu’on constata les signes de l’incarnation dans la personne d’un fils de la princesse Dara-Khatoun, femme d’un petit-fils d’Altan (1589). Lorsque le fils de Dara alla à L’hassa prendre possession du siège pontifical (1602), il laissa aux Mongols un vicaire, Sam-pa-Dschamtso (la mer des pensées). Celui-ci en fondant le patriarcat de Kouren fit descendre au second rang le patriarcat de Koukou-Khotoun. On va jusqu’à porter à 30,000 le nombre des moines de Kouren ; il y en a certainement au moins 10,000. Aujourd’hui la Mongolie est la fille aînée de l’église lamaïque, et « la terre des herbes » est devenue le paradis des lamas, qui forment le tiers de la population. Cependant leur position est encore fort brillante au Thibet ; on prétend que dans les trois provinces il y a environ 3,000 couvens. Les plus célèbres sont ceux de L’hassa (le pays de Dieu), la Rome thibétaine, où, dit un proverbe chinois, on ne voit que prêtres, chiens et femmes barbouillées de fard ; c’est ce fard noir qu’on a inventé pour aider les lamas à respecter leur vœu de chasteté. Le couvent de La-brang, le plus ancien du Thibet, où à la fin de février le talé-lama, placé sur une estrade, bénit la ville et l’univers, est le siège du gouvernement. Le couvent de Lhoun-po, dans la province de Tzang, est la résidence du patriarche du Thibet inférieur, le pan-tschen-lama (vénérable grand et précieux docteur), qui occupe maintenant dans l’église lamaïque la même position subordonnée que saint Paul dans la tradition romaine. Les femmes ne sont pas exclues de cette puissante hiérarchie. Dans une île du lac Yang-thso, habite la Dotsche-phagmo (truie diamant), incarnation d’une bôdhisativa femelle, qui ne sort de son île que pour aller recevoir à L’hassa les adorations réservées à cette papesse Jeanne. Son nom bizarre vient de ce qu’au XVIIe siècle, effrayée des troubles de L’hassa, elle s’enfuit dans son île sous la forme modeste d’une truie.
Malgré cet immense développement du monachisme parmi les deux sexes, le Thibet, déjà inférieur pour le nombre des couvens, ne passe pas pour être à la hauteur de la ferveur des Mongols. Aussi les héritiers des kha-khans, qui ont fait trembler le monde, n’inspirent plus que dédain, et les timides Chinois ont eux-mêmes cessé de les redouter. Ne pouvant plus compter sur leur bravoure, le talé-lama a dû se résigner à la dureté d’un siècle hétérodoxe. Dans son couvent de Mar-po-ri[22], bâti sur le mont Potala, au nord-ouest de L’hassa, le Vatican du lamaïsme, le chef suprême de l’église lamaïque n’est plus qu’un vassal du Céleste-Empire. Un moment la théocratie bouddhiste a pu croire qu’elle s’emparerait des Mandchoux, quand le fondateur de la dynastie montra tant de zèle pour le bouddhisme et pour le monachisme ; mais le mépris des hommes d’état de la Chine pour les moines a prévalu, et, sous prétexte de le protéger, le « maître sublime » se sert du talé-lama comme d’un instrument pour maintenir l’autorité de l’empire en Mongolie et pour rendre définitifs les résultats des victoires de Kang-hi sur les Mongols. Depuis 1792, le délégué chinois qui réside à L’hassa est l’arbitre des destinées du Thibet.
On se demande quelle aurait été la destinée de l’Asie, si Jean du Plan de Carpin, légat du saint-siège, avait été aussi heureux que Sod-Nam-Dschamtso. Ceux qui ne voient dans l’histoire des peuples qu’un concours de circonstances fortuites peuvent bâtir sur cette idée les hypothèses les plus ingénieuses ; mais, tout en faisant la part des conjonctures dans la vie des nations comme dans celle des individus, on peut affirmer que les tendances originaires finissent tôt ou tard par l’emporter. Le christianisme n’a jamais eu forte prise sur les populations de race jaune. Il n’en est pas de même du bouddhisme qui, né parmi les Aryens comme la religion chrétienne parmi les Sémites, n’a pu prospérer chez eux, et qui a été si bien accueilli parmi des peuples qui n’ont pas reçu le don des créations religieuses, mais qui peuvent seulement s’assimiler celles qui sont le plus conformes à leurs inclinations. La race blanche, douée d’un instinct supérieur, est dans ses deux grandes fractions toujours attachée à ses conceptions favorites. Les Sémites (Juifs et Arabes) sont restés fidèles à la religion de Moïse, au dogme du « Dieu jaloux » et solitaire, dont l’islamisme n’est qu’un développement. Quant aux Aryens, ils préfèrent, en Europe comme dans l’Inde, une religion dont la doctrine de l’incarnation est le principe essentiel. Ils tiennent à échapper également au gigantesque athéisme bouddhique et au monothéisme sémitique, lequel met le gouvernement du monde dans les mains d’un émir suprême qui n’a pas plus besoin de dévas associés à son œuvre que de saints capables d’exercer par leur intercession une influence réelle sur sa volonté infaillible et redoutable.
DORA D’ISTRIA.
- ↑ Descendais de Rurik.
- ↑ Les Russes durent eux-mêmes rester leurs tributaires jusqu’au règne du belliqueux Sviatoslav. La défaite des Khazars eut lieu en 915.
- ↑ Cet appel, dont la vraisemblance a été quelquefois mise en doute, a été, cette année même, contesté en Russie avec d’autres circonstances du récit de Nestor par quelques érudits ; il ne me semble pas que leurs objections aient la valeur qu’on a voulu leur attribuer.
- ↑ Ya-no-ki, les Taciturnes en indien, comme pour les Slaves les Allemands sont les « muets. »
- ↑ Voyez Daldelli, Storia del Milione, p. 24, n. 2, — Vermiglioni, Biog. degli scritt. Perugini, p. 225, — Ciatti, Perugia pontificia, p. 342. Ce dernier dit que frate Giovanni era de’ nobili del Pian de Carpine, famiglia estinta.
- ↑ Voyez l’Itinéraire de Benoît dans les Mémoires de la Société de géographie, t. IV.
- ↑ Relation des Mongols ou Tartares, par le frère Jean du Plan de Carpin, de l’ordre des frères mineurs, légat du saint-siège, nonce en Tartarie pendant les années 1245,1240 et 1247, archevêque d’Antivari (Albanie), dans les Mémoires de la Société de géographie, t. IV, p. 397-773.
- ↑ Voy. Bergeron, Relation des voyages en Tartarie, 439-466.
- ↑ Voyage en Orient du frère Guillaume de Rubruk, de l’ordre des frères mineurs, de l’an de grâce M.CC. LIII, dans les Mém. de la Société de géographie, t. IV, p. 205-396.
- ↑ Un compatriote de Polo, Ramusio, avait compris dès le XVIe sièle l’intérêt des documens qui se rapportent aux Mongols. Aussi le deuxième volume de ses Navigazioni e Viaggi, publié après sa mort par Giunti (1559), est-il intitulé Secondo volume delle Navigazioni e Viaggi, nelquale si contengono Vistoria delle cose de’ Tartari… — Les éditions de 1574 et de 1583 sont-fort augmentées.
- ↑ Probablement l’hermine, qui servait aux Slaves à payer le tribut aux Varègues.
- ↑ Les débris du Kaptchak ont formé les khanats de Kazan, d’Astrakhan et de Crimée.
- ↑ C’est son fils Kuyûk que Plan Carpin trouva chef de l’empire.
- ↑ Anne, sa fille, épousa Henri Ier, le troisième roi de la dynastie fondée par Hugues Capet.
- ↑ Pierre de Laville, sieur de Dombasle, Discours sommaire de ce qui est arrivé en Moscovie depuis le règne de Ivan Wassiliwkh, empereur, jusqu’à Vassili Ivanovitz Sousky (1601). Cet écrivain français parle du dernier tsar Rurikoritch comme les partisans de Louis XVI du roi capétien, « Féodor, dit-il, a régné quatorze ans en grande unité en son pays, augmenté son estat du royaume de Sibiria (la Sibérie). Quant à ses sujets, il a régné de sorte qu’ils ont en général confessé n’avoir été si heureux durant aucun règne d’empereur qui ait esté devant lui. Après il a été empoisonné de l’ordre de Boris Gaudenou. » Un autre Français, Margeret, raille sa dévotion.
- ↑ Ou Histoire de la destruction du royaume de Hongrie faite par les Tartares sous le roi Bêla IV. L’auteur était un chanoine nommé Rogerius.
- ↑ Lettre à Pierre de Poitiers, trad. par M. Mézières.
- ↑ Die Lamaische Hierarchie und Kirche.
- ↑ W. Schott, Ueber den Buddhaismus in Hochasien, p. 33.
- ↑ Talé ou dalaï, mot mongol, signifie océan ou mer, et lama, mot thibétain, prêtre ou religieux.
- ↑ Le bôdhisattva possède l’intelligence de la bôdhi, ou l’intelligence d’un Bouddha ; il doit devenir un Bouddha à son tour.
- ↑ Il ne renferme pas moins de 10,000 cellules et il est au centre de deux vastes monastères, construits sur deux autres éminences de la montagne.