Ruskin et la vie/03
L’éducation, la morale ont façonné l’homme : que doit être la société ? Là-dessus les théories professées par Ruskin traduisent les mêmes tendances et besoins profonds de son âme qu’ont attestés son esthétique et sa morale, nous répétant ce qu’on peut appeler son idée générale du bien. Le bien d’une société, c’est sa vie manifestée par une forme. Plus elle possède de forme, c’est-à-dire plus elle est organiquement et fortement liée, plus son ordre est profond et durable, et plus elle est parfaite. Or, et ceci pose le premier axiome de la théorie, dans une société, l’ordre est une hiérarchie, un échelonnement de commandemens et d’obéissances.
Par là Ruskin, si dur aux riches, et dans sa critique de la propriété, révolutionnaire de la même façon que Karl Marx, s’affirme aristocrate. Des trois principes qu’énonce la devise de la France nouvelle, il repousse passionnément les deux premiers. « Point de liberté, mais obéissance instantanée à une loi et à des chefs ; point d’égalité, mais reconnaissance de tout ce qui est supérieur et réprobation de tout ce qui est inférieur[2]. » Au principe d’égalité il oppose celui d’autorité. Il affirme « des différences invincibles dans la qualité de l’argile humaine. » Lui-même s’appelle un Tory de l’ancienne école, un autoritaire, un illibéral. S’il admire Napoléon III[3], c’est pour avoir substitué l’ordre à des tumultes. Il déteste les républiques, la française, celle de 1848, pour son incohérence, ses guerres de classes, ses barricades et ses déclamations, — l’américaine, pour ses mœurs politiques, pour la bousculade et la fièvre de ses foules, — la française et l’américaine « parce qu’elles enseignent aux hommes à ne rien vénérer[4]. »
Voilà le mal des sociétés modernes, et les classes gouvernantes en sont responsables. « A force de mal gouverner, nous avons créé en Europe et en Amérique une vaste populace qui a perdu la faculté et la notion du respect, qui ne vénère plus rien que soi-même, qui ne perçoit ni beauté autour d’elle, ni supériorité au-dessus d’elle, qui devant ce qui est bien ou ce qui est grand ne connaît de sentimens que ceux des créatures les plus viles : crainte, haine, convoitise, — une populace dont l’âme est descendue au-dessous de ce que peut toucher votre appel, dont les nombres sont montés au-dessus de ce que peut atteindre votre puissance, que vous ne pouvez pas plus charmer que la vipère, ni plus discipliner que les moucherons d’été[5]. » Populace, tel est le mot qui lui monte aux lèvres à la vue de nos turbulentes démocraties. Il signifie anarchie, dissolution de ce qui s’assemblait autrefois en une vie et une forme collectives. C’est le sentiment et l’idée qui dressaient Burke à la fin du XVIIIe siècle contre les Jacobins français. « Vous avez, leur criait-il, touché à ces organes d’une constitution qui changent en sociétés et nations les séries et collections d’individus. Vous avez séparé l’espèce vulgaire des hommes pour l’opposer à ses chefs naturels, et je ne reconnais plus le corps vénérable que vous appelez peuple, dans ce troupeau débandé de déserteurs et de vagabonds. » L’horreur anglaise du désordre, l’instinct anglais de la vie qui s’affirmaient ainsi par la bouche d’un Burke, nous expliquent la moitié des idées sociales de Ruskin. Selon lui, comme selon Burke, la structure sociale d’un peuple est un ordre naturel où vient naître chaque individu ; il s’est produit au cours des siècles, en même temps qu’apparaissaient et se fixaient dans chaque classe de citoyens les modes spéciaux de sentiment et de pensée qui lui correspondent et le conservent. Impossible de la construire a priori et de toutes pièces, cette forme vivante. Faute d’habitudes et de traditions ancestrales pour maintenir chacun à sa place, dans son rang, on n’aboutirait qu’à de l’instable : frénésies de concurrence comme en Amérique, générations alternées de démagogies et de Césars, comme en France.
Mais au XIXe siècle, un ordre naturel, produit d’un très long développement historique, existe encore en Angleterre. Celle-ci possède toujours un roi, des lords spirituels et temporels, des clergymen, des gentlemen, des fermiers, des ouvriers agricoles et des artisans, — en deux mots, on peut dire une classe vraiment gouvernante et un peuple d’ouvriers manuels[6]. C’est une armée depuis très longtemps conduite par ces chefs de naissance, traditionnellement élevés au métier de chef, que sont les gentlemen. Pour Ruskin, comme pour Carlyle, le problème est bien moins d’inventer un ordre nouveau, que d’adapter à celui-là, à ses anciennes disciplines morales, le jeune peuple industriel qui croît si vite et fiévreusement dans les grandes villes, et semble en train de devenir toute l’Angleterre[7]. Comment y réussir ? En prêchant à la nouvelle société, à ce qui subsiste de l’ancienne, l’idée féodale de dévouement et de fidélité ; d’abord en enseignant aux chefs qui ne savent pas encore ou ne savent plus leurs devoirs, — grands industriels et négocians des villes, squires indolens des comtés, — les consignes d’honneur du gentleman, et ce que c’est qu’un gentleman.
Ce mot a deux sens. Proprement et profondément, il signifie un homme bien né « dont on peut affirmer, comme de tel chien ou cheval, qu’il est de belle race... Les classes dites supérieures sont de race plus belle que les autres[8]. » Mais l’état d’oisiveté étant devenu leur caractéristique la plus évidente, le mot gentleman a pris un second sens. Vulgairement, il signifie aujourd’hui un homme qui vit sans travailler, et, par conséquent, du travail d’autrui... Au fond, le peuple, qui respecte le travail, sent bien la fausseté de cette définition, mais il l’accepte « parce qu’elle ne tient pas compte du degré de valeur du sang et suppose les hérédités sans importance. Or la race a la même importance chez l’homme que chez les animaux... » Les hautes classes, qui savent encore le sens vrai du mot et conservent le système d’idées et de sentimens qui s’y associe, se plaisent à l’équivoque, ayant intérêt à laisser croire que la fainéantise fait naturellement partie de l’état de gentleman[9]. Cet état conserve aux yeux des Anglais son ancien prestige, les gens du peuple rêvant de devenir des gentlemen pour avoir le droit de ne pas travailler, et les gentlemen rêvant de continuer à ne rien faire.
Retenons donc ceci. La véritable gentry est une caste supérieure, produit de longues sélections sociales, ou descendance de conquérans, et dont les caractères ataviques s’accentuent et se précisent par une éducation spéciale. Physiquement et moralement, elle se distingue du peuple. Elle s’est formée à la campagne, et sans participer aux plus durs travaux des champs, qui usent et qui déforment, elle s’est rompue à tous ces rudes jeux qui fortifient et disciplinent le corps : chasse au renard, courses d’obstacles, parties de cricket et de football, où le jeune squire, au milieu de fils de fermiers, est naturellement capitaine. Plusieurs siècles de grand air, de calme vie traditionnelle et de belle nourriture ont fait dans cette classe les corps plus sains et vigoureux que dans les autres. Aujourd’hui encore regardez un gentleman-né, voyez-le dans ses champs, à côté de ses laboureurs, ou bien à la ville, parmi la plèbe des ouvriers, petits commerçans, employés de bureau : c’est un fait reconnu qu’en général, il s’en distingue par sa stature plus haute, sa plus large poitrine, ses attitudes, gestes, et physionomie de décision et de force latente. En cela il diffère autant de notre moderne bourgeoisie citadine que de l’ancien gentilhomme français, celui que les jeux, les conversations, les pirouettes, galanteries, coquetteries de cour et de salon, la jolie vie spirituelle, aux lumières, dans l’atmosphère tiède du bal et du théâtre, avaient assoupli, urbanisé jusqu’à la nerveuse délicatesse. C’est ce qui frappe d’abord si l’on compare dans les tableaux et les estampes les anciens types de l’aristocratie française et ceux de la haute caste d’Angleterre. De celle-ci le progrès en conscience, pensée, savoir, vitesse et délicatesse de perception, ne semble pas s’être fait aux dépens de la puissance et de la quantité de vie. Détachées, non sur un décor de lustres et de meubles précieux, mais sur de nobles feuillages et de vaporeux lointains de grands parcs naturels, ces figures, leurs fronts lisses, leurs joues rosées, leurs limpides ou profonds regards, leurs reliefs ou leurs modelés de vigueur et de précision, expriment une énergie qui se commande, combien digne et grave à côté des pétulantes mobilités, des agiles et malicieuses nuances, des vives lumières, des yeux rieurs, des traits parlans, — bouche sardonique ou nez polisson, — d’un masque de La Tour ! Dans les plus belles de ces physionomies anglaises, chez ces squires et grandes dames de Gainsborough, de Reynolds, de Russell et de Hoppner, si l’esprit ne pétille pas, souvent la spiritualité rayonne. Elles ne disent pas tant la culture de l’intelligence que l’éducation de lame, sa force entraînée et volontairement réticente, sa hauteur de tenue aussi bien que son équilibre assuré, son repos habituel, une dignité profonde et inconsciente, comme celle qui nous étonne dans les belles et sereines attitudes des plus nobles animaux.
Origines et circonstances de vie, les mêmes causes qui font la supériorité physique du type, nous expliquent sa valeur morale. C’est un type de caste ; il est donc soutenu par de longs atavismes, latent dès la naissance, en sorte que l’éducation ne fera que le dégager. Dans les biographies des grands individus de cette classe et dans les romans, voyez cette éducation. L’enfant grandit sans secousses, dans le paysage héréditaire, au milieu de ces hêtres et de ces chênes historiques dont l’image sera le fond grave de ses souvenirs et de sa vie, comme elle entoure les portraits de ses parens. Calme enfance au sein des calmes choses végétales : le profond parc et la claire nursery, royaume des petits qui vivent peu avec leurs parens ; de sages repas où les mains se joignent d’abord pour les actions de grâces, des contes de fées, des légendes locales, l’amitié de bonne heure apprise pour les bêtes et les choses de la campagne, le premier poney avant le premier livre, le jeune esprit restant tard en friche, accumulant en silence des réserves d’énergie nerveuse.
A treize ans, la public school, laquelle n’est pas simplement, comme on le pourrait croire, une école publique, ouverte à tous, mais spécialement une école de la gentry. L’enfant y retrouve son milieu naturel, c’est-à-dire, d’abord un home spacieux, celui d’un professeur qui le reçoit dans sa famille, la présence d’une dame, souvent de jeunes filles, les mœurs et les manières de son monde, puis des arbres, des pelouses, une rivière, la campagne, où dans un rayon de plusieurs milles il peut s’en aller courir, ou bien étudier à l’ombre des arbres, aux heures qui ne sont point celles des classes ou des jeux obligatoires, car s’il est débiteur d’une certaine somme de travail scolaire, il est libre de choisir dans la semaine ou la journée son moment pour s’en acquitter. Presque tous les jours les disciplines du cricket et du foot-ball pour apprendre l’obéissance et le commandement, la ténacité patiente, l’endurance à la fatigue et aux coups, surtout la volontaire subordination à l’action commune. Discipline, initiative et responsabilité, voilà ce qu’il apprend d’abord. L’idée maîtresse du système, c’est que l’éducation prime l’enseignement ; il s’agit moins de meubler l’intelligence que de dresser l’âme adolescente, d’en faire « une âme de chrétien, d’Anglais et de gentleman[10], » saine, heureuse, honorable, véridique, maîtresse et respectueuse d’elle-même, forte contre l’émotion, dure à sa propre souffrance et tendre à la souffrance d’autrui[11]. Qu’il est un gentleman, un Anglais, un chrétien, tout le lui enseigne : les jeux physiques, réputés nobles, qui lui font un corps entraîné, différent de celui d’un rustre et d’un bourgeois, une société de camarades qui tous appartiennent à sa caste, des maîtres qui, de parti pris, se fient à son honneur et sa parole, la prière chaque jour, et trois fois le dimanche, les longs offices anglicans qu’il sert en blanc surplis, à sa place, tout son être peu à peu et profondément plié à l’attitude religieuse, subissant sans raisonner les influences d’une liturgie qui respire l’ordre, la paix, la force héroïque et grave, une haute, énergique et calme dignité, — se pénétrant jusque dans son fond inconscient des rythmes de cette langue archaïque, de cette Bible anglaise du XVIe siècle où réside une portion de l’essence nationale, apprenant ainsi la sensation du solennel, du sacré, et s’en éprenant pour toujours, entrevoyant alors dans l’émotion de la prière et de la musique, par delà les réalités visibles, un monde sublime et calme d’où sortent les impératifs de ce devoir qu’un gentleman, plus qu’un autre, doit tenir pour contraignant, et dont ses maîtres, dix fois par jour, lui répètent le nom sacré, — duty, — ces dix commandemens que le prêtre, retiré tout au fond du chœur, debout, immobile, face au peuple, la main levée, articule dans le silence de toute l’église et fait sonner, verset à verset, avec l’accent absolu, la force autoritaire, la simplicité véhémente et nue du vieux texte hébraïque. Ainsi, comme disait Ruskin de lui-même et de ses premières leçons de Bible, ainsi s’établissent pour la vie les profondes assises de la jeune âme. Hors d’elle-même, aussi bien que du milieu social, c’est-à-dire hors du point d’honneur et de l’approbation d’autrui, réside le principe de son devoir, — dans la volonté de son Dieu dont elle relève directement, car à lui seul elle doit des comptes, de lui seul elle reçoit la force pour le sacrifice silencieux et solitaire, lui seul, aux heures de détresse et de maladie, est « son roc et son refuge[12]. » Tel est l’axe permanent autour duquel l’être moral se développe et prend sa forme, celle que composent, en s’assemblant peu à peu, des systèmes cohérens et simples de tendances, de sentimens et d’idées, — forme précise, forte pour réprimer l’impulsif désordre du caprice, les brusques saccades des passions intérieures, pour résister aux chocs, suggestions et tentations du dehors, pour durer et ne pas se détendre en découragement, ne pas s’alanguir en rêve, ne pas s’émietter en poussière de volonté. Une telle forme, c’est ce que les Anglais appellent, d’un mot qui, dans leur bouche est très fort, et qu’ils prononcent avec une conviction presque solennelle : character[13]. C’est pour eux la qualité morale par excellence, celle qui fait la valeur et la beauté de l’étoffe humaine, celle qu’ils révèrent bien avant l’intelligence chez leurs grands hommes ; c’est la fin suprême de l’éducation. Cette forme, qui s’appuie aux idées de Dieu et du devoir, est anglaise, construite de toutes les certitudes anglaises, belle et régulière empreinte que l’enfant, jusque-là vague, reçoit à l’école, et qui, le marquant d’un trait spécifique, le détermine gentleman anglais. Suivant des contours exacts, — croyances, préjugés, idées traditionnelles, habitudes et discipline, — elle façonne à nouveau son être individuel, ou bien s’y superpose[14], effaçant et couvrant tout ce qui en lui est à part, impulsif, émotif, excentrique, hors du type régulier, — se manifestant au dehors par ce masque énergique, ces traits bien coupés, ces gestes sobres et tranquilles, ces airs d’impassibilité, de certitude et de hauteur, qui, hors d’Angleterre, font le style et l’originalité d’un vrai gentleman anglais, mais en Angleterre annoncent sa ressemblance avec tous les autres gentlemen anglais.
C’est à l’université qu’il commence à se spécialiser dans son rôle social, à s’intégrer à son rang, pour sa fonction, dans l’être collectif et historique de l’Angleterre. Ruskin, dans sa vieillesse, cherchant comment sa personne s’est formée, nous a dit ce qu’il doit à Oxford. Là seulement l’ordre ancien, hiérarchique de la nation, la profonde perspective de ses durées antérieures lui sont devenus visibles. Noble et calme retraite où le passé se survit, où son âme émanée des vieilles architectures, des jardins illustres, des parcs scolastiques, flotte et se mêle à l’âme du jeune homme qui vient là, moins pour prendre un grade universitaire, que pour se faire sacrer gentleman, chef à la façon des anciens chevaliers, prendre rang parmi ceux qui dirigent les multitudes anglaises. Chacun de ces collèges lui parle d’un siècle différent : voici les tours carrées, les cintres du moyen âge normand, les ogives des Plantagenets, les hautes cheminées crénelées, les fenêtres à meneaux, la sombre brique ou bien les floraisons de pierre des Tudors, les ciselures, les bas-reliefs de la Renaissance, les frontons classiques des dynasties d’Orange et de Hanovre. Voici les cloîtres, les quadrangles, où méditèrent un Newman, un Shelley, un Newton, un Addison, tel martyr de la Réforme, tel moine studieux d’un vieux siècle catholique. En ce grand vaisseau vénérable où les étudians s’assemblent pour leurs repas, sur les hauts lambris gothiques, règnent les portraits des grands hommes d’hier et d’autrefois, qui s’assirent étudians sous ces mêmes lambris, — un Gladstone à côté d’un Wolsey, un Macaulay auprès d’un Newton. Et rien n’est mort ; pas une ruine abandonnée : partout la vie qui se continue en toute lenteur et dignité. Tout s’harmonise et se relie, comme dans leur vétusté grise et leurs tentures de lierre ces architectures sérieuses où vivent ensemble les siècles successifs.
Et c’est la verte paix des pelouses, des nobles parcs où le temps semble suspendu. On erre sous de profonds chênes, au bord d’un ruisseau, dans une allée qui fut la promenade favorite d’Addison. L’heure tinte à notes espacées ; elle tombe du beffroi gothique de Magdalen. C’est la tour dont les professeurs font l’ascension le 1er mai, en robes et bonnets carrés, pour chanter, comme aux temps catholiques, au soleil levant, un hymne latin à la Sainte-Vierge. Des chevreuils errent en liberté dans un parc tout engourdi de brume ; leur sécurité semble faire partie de tout l’ordre ancien de l’Angleterre. Plus loin, devant un éclatant parterre de grands pavots, sous des ogives dont la pierre noircie s’écaille, des étudians en claire flanelle lisent, enfoncés en de profondes chaises d’osier. C’est le dimanche ; des fellows[15] qui sont des membres du Parlement, des écrivains, des barristers, sont venus de Londres pour se reposer ce jour-là dans la paix et la beauté de leur vieux collège. Dans le chœur ils assistent au solennel service de Christ-Church. Au-dessous d’eux, en rang dans leurs stalles, de beaux jeunes gens, nobles et commoners, qui seront les chefs de leur génération, hier en tricot de football, aujourd’hui vêtus de fin blanc, entonnent les répons du culte national. Alentour, des tombes d’évêques, d’hommes d’Etat, de chevaliers et princes féodaux qui furent les chefs des générations antérieures. Tiède, noyée d’ombre, transpercée de rayons qu’empourprent les verrières, toute la nef résonne de la mélopée monotone, constante et cadencée du Credo national. De ses tombes jusqu’à ses voûtes, tout entière elle frémit du grondement orageux de ses orgues. Tout s’assemble, les morts et les vivans, le présent et le passé. Quelque chose de profond et de mystique apparaît qui dure par delà les individus éphémères et les unit en leur communiquant la qualité originale d’Anglais, et que Ruskin a senti, lorsque, parlant de ce culte de Christ-Church, il a dit : « Le centre de vie des âmes chrétiennes en Angleterre était là. Pour tout ce que ces images ont éveillé en moi de pensées, ma reconnaissance est toujours vivante[16]. » C’est là qu’il a perçu d’une intuition directe que son être ne se limite pas au présent ni ne se borne à lui-même, mais émergeant du passé profond, se continue dans tout le groupe historique et distinct qui le porte, le soutient, le nourrit de sa substance et l’astreint à sa forme.
À ces impressions confuses mais décisives, ajoutez l’éducation spéciale par laquelle le jeune homme s’adapte à son rôle de gentleman, de personnage commandant, de gérant, pour sa part, de la chose publique. Economie politique, libre-échange et protection, industrie, agriculture, gouvernement des colonies, problèmes spéciaux de l’Irlande, de l’Inde ou de l’Australie, politique étrangère, statistiques, bills en discussion à la Chambre des communes, législation ouvrière, tels sont, à Oxford et à Cambridge, chez l’élite qui ne se laisse pas prendre tout entière par les jeux athlétiques, les thèmes ordinaires des pensées et des conversations, très différens de ceux qui passionnent vers dix-huit ans nos plus brillans lycéens : philosophie spéculative, littérature ou politique abstraite. C’est que du futur gentleman anglais la fonction propre sera les affaires publiques : celles de l’État, celles des colonies, d’une province ou district de l’Inde, celles d’une commune ou d’une paroisse anglaise s’il se contente de résider, comme son père, au manoir. À ces affaires publiques qui seront leurs affaires, ces jeunes gens se destinent d’instinct ; leurs clubs ressemblent aux grands clubs politiques de Londres : même luxe grave, même sérieux massif des grandes bibliothèques, même abondance de textes parlementaires, — enquêtes, rapports, livres bleus, — de revues pleines de documens et dissertations économiques, sociales ou politiques. Eux-mêmes se préparent pratiquement aux débats des Lords et des Communes, se réunissant une fois par semaine pour discuter à fond et en forme, de leur place, sans éloquence de tribune, d’un ton uni, d’un geste mesuré[17], les questions du jour, lesquelles sont toujours précises, positives, questions d’affaires et non de principe ou de sentiment.
Telle est la formation du type et tel est son idéal, prêché par les romanciers, les poètes, les prêtres, les éducateurs, et quand on regarde l’histoire de l’Angleterre au cours du XIXe siècle, les biographies de ses grands hommes politiques, on est surpris de voir combien la réalité s’est approchée de l’idéal : un Gladstone, par exemple, en est l’expression presque parfaite. Primitivement le type se limite à une caste — noblesse, vieilles familles de comtés — dont le caractère principal est la vie à la campagne, dans un château ou manoir héréditaire, avec prestige moral et autorité politique. Mais, après 1830, à mesure que la bourgeoisie marchande s’enrichit, s’affranchit par les réformes et prend part aux affaires et gouvernement du pays, le modèle aristocratique devient le sien. Ses fils passent par Eton, Rugby, Harrow, obéissant comme fags ou commandant comme monitors aux fils des lords et des squires, s’entraînant aux mêmes disciplines physiques et morales, quittant la chapelle dissidente pour l’Église établie, officielle, historique d’Angleterre, subissant l’action de ces nouveaux et fervens éducateurs, Thomas Arnold et ses disciples, qui réformèrent profondément les public schools pour en faire avant tout des écoles d’honneur, de devoir, de générosité, de religion, et, suivant la formule même du maître, des écoles de gentlemen chrétiens. Eux aussi entrent à l’université ou bien aux grandes écoles spéciales pour y achever leur initiation et de là commencer leurs progrès dans les carrières réputées nobles : magistrature, barreau, civil service aux colonies, métier militaire, ou simplement revenir, s’ils sont des aînés, au récent domaine paternel, car les nouveaux riches imitent volontairement la loi des héritages aristocratiques : aux premiers-nés de leurs fils la possession de la terre qui les fera squires, justices of the peace, représentans naturels, au Parlement, du comté, c’est-à-dire jusqu’à la fin de leur vie, chaque fois que leur parti reviendra au pouvoir, chefs politiques de l’Angleterre. En même temps que la classe marchande conçoit ainsi l’idéal noble et tâche à s’y hausser, le modèle descend vers elle et se met à sa portée, car les cadets des vieilles familles, formés aux traditions de leur caste et qui retournent à la grande masse de la nation, l’apportent avec eux dans la bourgeoisie. Ainsi c’est d’en haut que vient le type de la civilisation. D’où ce trait singulier de l’Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle : elle peut donner à l’Europe les premiers exemples de législation sociale, reconnaître toutes les libertés d’association, de réunion et de grève, laisser s’établir et croître la puissance des grands syndicats ouvriers, arriver de fait au suffrage universel, retirer un à un à la gentry des campagnes ses privilèges légaux, tenter la première l’expérience du socialisme municipal, bref suivre et parfois devancer le mouvement des autres nations de l’Europe occidentale et peu à peu substituer au gouvernement d’une oligarchie un régime démocratique et populaire, et son niveau de culture et d’éducation ne baisse pas. Elle ne veut pas qu’il baisse : aux universités où les villes envoient aujourd’hui des boursiers, fils du peuple, on s’arrange pour que dans chaque collège ils soient moins nombreux que les fils de la gentry, et cela afin que les influences que suggère l’imitation aillent des seconds vers les premiers, afin que, de cœur et de manières, ceux-ci deviennent des gentlemen[18]. Le personnage populaire en qui s’incarne l’idéal, celui qu’admire la foule, que tâche à copier la middle class, reste encore l’homme bien né, de corps et d’esprit disciplinés, de caractère trempé, de cœur généreux, de tenue vigoureuse et nette, de gestes calmes et précis, celui que Ruskin appelle de bonne race, well bred, celui dont l’étoffe humaine passe pour être de qualité supérieure, que tous les romans exaltent, et qui, de fait, a si longtemps gouverné l’Angleterre.
Ruskin entend qu’il la gouverne toujours. Pour construire son torysme socialiste, c’est de cette aristocratique définition du gentleman qu’il part comme d’une évidence. Puisque, selon lui, la distinction du gentleman et du non-gentleman n’est pas, comme le pourrait croire un disciple de Rousseau, conventionnelle, mais naturelle, puisqu’elle correspond à des faits que l’on peut dire ethniques et physiologiques, nulle réforme sociale ne peut la méconnaître. Et tout groupement humain trouvant dans « l’obéissance du peuple et l’autorité des gouvernans[19], dans un ordre hiérarchique, cette véritable forme qui pour l’artiste Ruskin est à la fois signe de vie et condition de beauté, la cité future respectera l’autorité de ceux qui, de naissance, sont vraiment, si l’on considère les ensembles et les moyennes, les plus énergiques et les plus intelligens, les plus capables et les plus libres par leur éducation, leurs loisirs, et la sécurité de leur vie de se donner à la chose publique. Non contre eux mais avec eux, mais par eux, lorsqu’ils auront réappris les devoirs qu’ils ont oubliés, s’accomplira la réforme. C’est dans leurs âmes qu’elle doit commencer. Voilà pourquoi la prédication de Ruskin fait d’abord appel à leur vouloir.
Pressant appel qui ne procède pas, comme on le pourrait croire ailleurs, de la pure chimère d’un généreux esprit, mais que justifient certaines réalités morales et sociales proprement anglaises, survivances d’un passé féodal que rien n’a brusquement et totalement détruit. Quand un Kingsley ou un Ruskin parlent aux gentlemen d’Angleterre de leurs devoirs, et responsabilités, ceux-ci peuvent les comprendre. A leurs incitations quelque chose répond encore qui n’existe pas chez les bourgeois citadins, nomades et déracinés de la France moderne, qui n’existait plus chez les nobles de la France monarchique depuis que le Roi les avait enlevés à leurs terres pour les faire servir au décor de sa cour. A la campagne, où ses pouvoirs administratifs et judiciaires assurent son prestige, dans ses manoirs, cette gentry n’a pas perdu tout sentiment du lien qui jadis attachait un chevalier à ses hommes. Là, vraiment, une relation vivante et directe subsiste entre le squire héréditaire et les fermiers, les ouvriers agricoles, les artisans ruraux. Son rang seul ne suffit pas à créer son influence : pour la paroisse il n’est un personnage que s’il est né dans la paroisse. On s’y rappelle son baptême, ses premiers pas, ses premiers mots, la fête populaire, suivant les rites anciens[20], de ses vingt et un ans. Avec ceux qui sont aujourd’hui ses fermiers, et dont les pères étaient les fermiers de son père, il a lancé ses premières balles de cricket, échangé ses premiers coups de poing. Plus tard, au temps des vacances, quand il revenait de l’école ou de l’université, il aimait à retrouver avec les arbres, avec la rivière et tout le paysage accoutumé, leurs figures familières. Mêmes sentimens pendant toute sa vie, qu’il soit fonctionnaire aux colonies, marin ou militaire, quand un congé le ramène à la petite patrie où vivent ses profonds souvenirs d’enfance.
Mais il réside. Personnage principal, protecteur et représentant né du monde villageois qui se groupe autour de lui et reconnaît son autorité morale, il préside et contribue de sa bourse à toutes les œuvres locales de bienfaisance et d’utilité publique[21]. Magistrat, justice of the peace, il juge, administre, accorde ou refuse le droit de vendre du gin et de la bière. Patron héréditaire d’un bénéfice ecclésiastique, c’est lui qui nomme le recteur de la paroisse ; propriétaire des cottages qu’habitent les « labourers, » c’est son affaire que les plus humbles soient décemment logés. Sa femme ou sa fille visitent les malades, enseignent la Bible aux enfans de l’école. Une partie de son parc est ouverte aux jeux du populaire. Le soir de Noël, ses fermiers viennent danser sous le gui de son hall, et lui-même, pour ouvrir le bal, prend le bras de la doyenne des fermières[22]. Mais voyez-le surtout le dimanche, à son banc d’honneur, avec le petit peuple rural derrière lui, chacun à sa place, à son rang, — mieux encore, quand il se lève pour aller dans le chœur faire face à l’assemblée dont il connaît tous les membres, et la grande Bible anglaise ouverte devant lui sur l’aigle d’or, lire tout haut, l’un après l’autre, les deux leçons du propre : d’abord d’âpres versets des prophètes hébreux, puis les chrétiennes paroles de l’Evangile ou de l’épître. Seul dans ce chœur avec le prêtre, son pair dans la hiérarchie sociale anglaise, et comme lui représentant, au village, de l’Angleterre officielle et de la classe dirigeante, c’est alors qu’avec ce prêtre, il fait figure de chef actif et responsable.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’époque où parle Ruskin, cet état social existe encore dans les campagnes anglaises. Les idées et sentimens qui lui correspondent et le rendent possible sont encore vivans : toute la littérature du temps les suppose : les romans des misses Brontë, de Mrs Gaskell, de Thackeray, de George Eliot, de Meredith, comme autrefois ceux de miss Burney, et de miss Austen, les poèmes de Tennyson comme jadis ceux de Gray, de Goldsmith et de Wordsworth, les Contes de Noël de Dickens, comme il y a deux siècles les Essais d’Addison. En tout esprit anglais, il s’évoque encore au mot de gentleman. Mais, dans la grandissante Angleterre du XIXe siècle, le monde agricole n’est de plus en plus qu’une petite chose que l’on aime à côté des noires cités manufacturières, un touchant souvenir que l’on conserve au milieu de la fiévreuse Angleterre moderne comme une survivance du calme passé. Le problème que se posent, entre 1830 et 1860, la plupart des moralistes et des réformateurs est donc le suivant : adapter, étendre, multiplier, de chaque lord ou gentleman anglais aux multitudes ouvrières, aux foules souffrantes et citadines qui sont à présent le véritable peuple d’Angleterre, les vieilles relations féodales et morales du squire à son petit groupe campagnard[23]. Que chaque lord et gentleman anglais se sache et se sente gouverneur responsable de ce nouveau peuple qui s’agite, — professeur de discipline, défenseur des énergies humaines contre la misère et le vice, contre tout ce qui dégrade la valeur physique et morale de la créature ! Quels accens trouve Ruskin pour les appeler, ces chefs, au poste qu’ils désertent !
J’ai lu récemment dans un journal conservateur, mais[24] qui n’aime ni les grèves, ni les mouvemens populaires, j’ai lu, il n’y a pas trois semaines, un article intitulé : Que va devenir la Chambre des lords ? Ainsi posée comme sujet de libre et publique discussion, une telle question m’a saisi... Car l’heure approche où, dans un sens ou dans un autre, il y faudra bien répondre. Oui, que vont devenir nos lords ? La réponse dépend de la façon dont eux-mêmes répondront à cette autre question : Quelle est leur raison d’être ? Aujourd’hui, la théorie générale, c’est qu’ils servent à retarder la marche des affaires publiques, obligeant la nation à ne rien faire sans mûre réflexion. Mais la nation devient impatiente des retards qu’on apporte à ses affaires, et bientôt se lassera d’entretenir à grands frais ceux qui ne servent que d’obstacles à ses caprices. Et personne, soit dans le peuple, soit chez les lords eux-mêmes, ne semble capable d’une idée claire au sujet de leur raison d’être. En sorte qu’il devient nécessaire de leur répéter à tous ce que le seul de nos maîtres qu’on puisse appeler clairvoyant, Carlyle, nous dit depuis bien des années : la raison d’être des lords dans un pays, c’est qu’ils gouvernent ce pays. S’ils le gouvernent, le pays se réjouira de les conserver. S’ils ne le gouvernent pas, leur sort sera celui des choses qui ne sont plus d’aucun usage.
Dans cette crise qui nous menace, voici donc la seule question qui se pose et pour eux et pour nous. Seront-ils des lords pour nous donner des lois, des ducs en vérité pour nous conduire, des princes incontestables pour être les premiers de dynasties nouvelles, sans appétit de lucre, et sans iniquité ? Sont-ils tombés si bas qu’ils ne puissent concevoir ces espérances ? N’ont-ils plus assez de cœur pour se lever et dire, chacun avec un clair regard anglais : Oui, de toute ma volonté, je gouvernerai, non pour Dieu et mon droit, mais suivant la devise originelle et véritable dont celle-ci n’est qu’une corruption : pour Dieu et pour le droit ! Je sais qu’il en est parmi eux, parmi vous, soldats d’Angleterre[25], je sais qu’il en est beaucoup qui sont capables de cette parole, et c’est en eux que nous mettons notre foi. Moi, l’un des humbles de votre pays[26], je vous le demande au nom de ces humbles, à vous, que je n’appellerai plus soldats, mais d’un nom plus vrai, chevaliers, équités d’Angleterre : combien êtes-vous, chevaliers errans par delà les anciens champs du danger, chevaliers patiens par delà les peines et les tâches de jadis, combien êtes-vous qui sachiez encore les devoirs antiques, éternels des chevaleries : vaincre le méchant et défendre le faible ? A ceux-là, rares ou nombreux, nous, le peuple anglais, nous faisons appel, pour qu’ils marchent à la rescousse de la misère, pour qu’ils gouvernent l’indignité de ces multitudes abandonnées ou trompées dont les hommes se crient l’un à l’autre cet évangile nouveau de leur nouvelle religion : que le faible agisse suivant son pouvoir et le méchant suivant son plaisir[27] !
Car « le devoir des hautes classes, c’est de maintenir l’ordre dans le peuple inférieur et de l’élever à un niveau de vie aussi proche du leur qu’il est capable d’atteindre. Toujours, s’ils s’acquittent de ces fonctions, les dirigeans gagneront le respect et l’amour des dirigés, en même temps qu’eux-mêmes parviendront au plus haut degré de force et de beauté humaine[28], » à cette perfection et cette dignité du corps qui distinguent les vrais ἀριστοι. « Tels étant le rôle et l’état naturel d’une aristocratie, sa corruption, comme de toute belle chose qu’a touchée la main du diable, est singulièrement redoutable. Elle se produit lorsque ceux qui devraient être gouvernans et conducteurs du peuple abandonnent leurs tâches de peine et d’honneur pour ne plus que jouir et dominer, lorsqu’ils appliquent tout leur pouvoir, — intelligence cultivée, influence, prestige ancestral, ressources matérielles, forces militaires, — à faire travailler à leur place les gens du peuple, à se faire par eux gratuitement vêtir et nourrir, à se les soumettre, à les posséder comme des choses ou du bétail, jusqu’à perdre tout sentiment de la souffrance qu’inflige une si insolente domination et du crime qu’ils commettent en l’imposant[29]. »
De là les anarchies modernes, car le crime des maîtres fait l’indiscipline de la multitude ; « devant leur égoïsme et leur négligence elle a perdu l’habitude et jusqu’à la faculté du respect[30], » la plus respectable de l’homme, la plus nécessaire à son bonheur et à sa dignité. C’est alors que désorganisé, avili, le peuple s’est changé en populace, celle qui devant toute grandeur et toute beauté ne sait rien que haine, faim et convoitise. « Il a trop bien compris que les chefs en lui imposant toutes les tâches se réservaient tous les profits, que ce qu’ils entendent par gouverner, c’est porter de beaux habits et bien vivre du produit de son labeur. A mesure que son lumineux esprit découvrait ces vérités, il se révélait moins disposé à supporter un régime dont on ne trouvera pas le substitut sans quelque agitation, la principale idée de l’intelligente populace étant que, si dans le sombre passé la moitié de la nation a vécu dans la paresse, la beauté de l’heureux avenir sera que toute la nation pourra vivre sans rien faire[31]. »
C’est le vice profond de l’Angleterre. Ses capitaines ne sont plus que des capitalistes. L’idée dont les philosophes de la richesse et du laisser faire sont les théoriciens, celle qui mène les âmes depuis que la brique et la houille ont commencé de détruire la verte campagne anglaise, l’idée mercenaire du profit les possède à leur tour. Entre eux et ceux dont ils avaient charge et qui peinent à leur service, les liens du devoir et du sentiment ont fait place aux seules et strictes relations économiques. Le peuple ne s’y trompe pas : aujourd’hui un gentleman n’est qu’un oisif armé de la puissance contraignante de l’argent, puissance qu’il emploie à faire peiner les pauvres, à les assujettir à des tâches épuisantes et dégradantes, pour en tirer soit plus d’argent, et par conséquent de puissance pour lui-même, soit l’inutile objet de luxe qu’il détruira sans scrupule, en un jour, en une heure, pour son plaisir. Rien d’étonnant si, les nobles dégénérant jusqu’à n’être plus que des riches, la lutte naturelle du peuple contre les riches devient la révolte du peuple contre ses chefs naturels.
Ces deux querelles sont constamment confondues et s’assemblent en un même combat. Les intérêts qui paraissent communs aux nobles et aux millionnaires les assemblent en une même résistance à des foules qui réclament à grands cris, les unes du pain, les autres la liberté. Et pourtant deux querelles ne sauraient être plus distinctes. Richesse et noblesse, loin de dépendre l’une de l’autre, se contrarient, si bien que la première caractéristique de toutes les aristocraties qui donnèrent de grandes dynasties au monde, fut d’être pauvres, pauvres par serment, pauvres toujours par générosité. Et de tout chevalier véritable aux époques chevaleresques, la première chose que dit l’histoire, c’est que jamais il ne s’accumula de trésors[32].
On répondra qu’il y a toujours eu des riches et des pauvres, qu’une société ne peut se passer du travail manuel, et que l’homme ne s’y résigne que sous l’aiguillon du besoin :
C’est entendu. Oui, le travail est à jamais inévitable, et pour qu’il s’accomplisse il faut des capitaines de travail. Justement parce que j’ai toujours demandé que les gouvernans gouvernent, toujours affirmé mon mépris pour l’idée de liberté, on accuse mon enseignement de ne pas convenir à notre époque. Mais c’est une chose, d’être les capitaines ou les gouverneurs du travail, et une autre chose, d’en accaparer tous les profits. Un général n’a pas le droit de prendre pour lui tout le trésor ou tout le territoire dont son armée fait la conquête (puisque, hélas ! c’est toujours pour de l’or ou de la terre que l’on se bat), ni le roi d’une nation d’accaparer tout le fruit du travail national. C’est le contraire que font les rois véritables : pour eux-mêmes la plus petite part possible de ce que produit le labeur de la nation. Il n’y a pas de plus infaillible critère d’une vraie royauté. L’homme couronné vit-il simplement, bravement, sans ostentation ? sans doute il est manifestement roi. Couvre-t-il son corps de joyaux, sa table de viandes rares ? sans doute il n’est pas vraiment roi. Peut-être Salomon a-t-il pavé son palais d’or ; mais alors son peuple partageait sa splendeur : il avait pavé d’or toute sa Jérusalem... Aussi bien peut-on dire que ces splendides royautés-là finissent dans la ruine ; seules subsistent les vraies royautés, royautés de loyaux travailleurs gouvernant des travailleurs loyaux, ceux-ci comme ceux-là, par leurs vies de peine et d’effort, fondant les dynasties véritables. Et si, de ce que vous êtes roi d’un peuple, il ne suit pas que vous ayez le droit d’accaparer le bien de ce peuple, de ce que vous êtes roi d’une parcelle de ce peuple, ou seigneur de ses moyens de subsistance,— champ, mine, ou moulin, — il ne suit pas non plus que vous ayez le droit de capter à votre profit toutes ces sources-là de la vie nationale[33].
Vous dites : Nous sommes la fleur de la nation, l’aboutissant de sa culture et de tout son effort ; nous servons d’exemples et de modèles ; en nous s’incarne un idéal de civilisation : que vient-on nous demander d’autre ? Oui, vous jugez que cela suffit, qu’être en toute perfection d’esprit et de corps, c’est toute votre fonction.
Aux autres les durs et vils travaux et leur salaire ; à vous le non-travail et son salaire. Mais de curieuses questions religieuses et morales se posent à ce sujet. Jusqu’à quel point est-il permis de sucer leur âme à un très grand nombre de créatures humaines, pour fabriquer avec les quantités psychiques ainsi extraites une seule âme très belle ou idéale ? S’il s’agissait de sang, et non point de substance immatérielle, s’il était possible de tirer des bras d’un certain nombre d’hommes du peuple un certain volume de sang pour l’infuser aux veines d’un gentleman anglais et lui faire ainsi un sang plus précieusement aristocratique et plus bleu, sans doute on se serait arrangé déjà pour le faire, — clandestinement, j’imagine. Mais comme c’est de l’énergie cérébrale, de l’âme, que nous soutirons, et non pas du sang visible, on y procède sans se cacher. Nous occupons à défricher et remuer la terre un certain nombre de rustauds, généralement maintenus dans un état de stupeur convenable, afin que, nourris sans que nos bras aient peiné, nous seuls ayons le droit de sentir et de penser. Remarquez bien d’ailleurs que ce système-là peut se défendre. Un gentilhomme de haute race et de profonde culture, c’est une grande production pour un pays, et de plus haut prix que les plus belles statues, car la couleur en est parfaite autant que le modelé, sans compter que la tête contient beaucoup de cerveau, — une glorieuse chose à contempler, une merveilleuse chose à entendre, mais qui exige, comme une pyramide ou une cathédrale, le sacrifice et la collaboration de beaucoup de vies. Et peut-être vaut-il mieux construire une belle créature humaine qu’un beau dôme et qu’un beau clocher ; peut-être y a-t-il plus de joie à lever les yeux avec respect sur une créature qui nous dépasse de beaucoup qu’à regarder un mur. Seulement ladite admirable créature humaine aura quelques devoirs à remplir en échange, devoirs de beffroi vivant et de rempart[34]…
Et de même, chaque catégorie sociale, chaque profession se définit par un devoir, lequel étant de l’absolu se subordonne tout. « Devoir du soldat, enseigne solennellement le maître, de mourir plutôt que de quitter son poste en temps de guerre[35] ; du médecin, de mourir plutôt que de quitter son poste en temps d’épidémie ; du pasteur, de mourir plutôt que d’enseigner un mensonge ; du magistrat, de mourir plutôt que de se prêter à l’injustice. » Et le marchand, dont les mœurs font exemple, et mènent la morale dans une nation marchande ? — le devoir se réduit-il pour lui à acheter au meilleur marché pour vendre le plus cher possible ? Ne se connaît-il point d’occasion de sacrifice ? Le devoir du marchand, c’est d’approvisionner le pays, comme celui du soldat, de le défendre. Certainement, le soldat reçoit une solde, mais ce n’est pas pour sa solde qu’il se dévoue. Et, de même, un profit raisonnable récompensera le travail du marchand et le rendra possible ; mais là ne sera pas l’objet de son travail. — Tels étant son devoir propre et sa fonction sociale, que son sacrifice soit de se laisser ruiner par ses concurrens plutôt que de voler, tromper ou abuser[36] !
C’est par là que Ruskin s’oppose aux idées et tendances maîtresses de son époque, aux dogmes individualistes d’une Angleterre alors tout industrielle et commerciale. Tandis que la philosophie régnante, celle qu’énoncent les théoriciens et qui détermine la plupart des vies anglaises, ne voit dans la société qu’une association volontaire et libre d’individus égaux, semblables, dont chacun, maître et responsable de lui-même, trouve en lui-même toute sa fin, Ruskin, en qui l’instinct social est une passion, conçoit la société comme une personne totale où les individus s’intègrent et dont ils reçoivent et leur être et leur l’orme. D’où il suit que l’essentiel de l’homme est dans le lien qui l’attache à son groupe, en sorte que son effort doit être centrifuge et non pas centripète, c’est-à-dire, simplement, et dans la plupart des cas, puisque dans les sociétés modernes le groupe est trop vaste pour que la moyenne des esprits puisse l’imaginer, tendre au service d’autrui. A l’encontre de la doctrine individualiste, libérale et commerciale que professe et pratique son Angleterre, Ruskin prêche les obligations mutuelles des individus. Chaque vie particulière se nourrissant de la vie collective, nulle n’a le droit de recevoir de toutes les autres sa part de substance, si elle n’apporte sa part de travail à l’entretien de cette vie collective, à son progrès vers plus d’ordre, de conscience, de force et de bonheur.
Or, de fait, ce qu’on appelle en Angleterre business, ces sacro-saintes affaires, ce passionnant commerce où se dépense le meilleur de l’intelligence ou de l’énergie nationales, ce n’est point du travail, mais du jeu, le jeu étant défini tout effort de l’esprit ou du corps que ne commande pas une loi morale, et qui n’aboutit à rien qu’à du plaisir...
« Faire » de l’argent, voilà de tous nos jeux anglais le premier, et l’on y donne et reçoit plus de coups qu’au football. Demandez à un grand faiseur d’argent comment il compte employer son argent : il n’en sait jamais rien. Il ne le gagne que pour le gagner. De même au cricket où il s’agit de multiplier les runs : les runs ne servent à rien, mais le jeu, c’est d’en compter le plus possible. Et, de même, le jeu de l’argent, c’est d’accumuler plus d’argent que les autres. Si bien que cette grande et sordide Londres, bruissante, grondante, fumante, puante, affreux amas de briques en fermentation, et dont tous les pores suent du poison, vous croyez que c’est une cité de travail ? C’est une cité de jeu, jeu où l’on s’épuise, jeu où l’on meurt, mais du jeu cependant. C’est un terrain de cricket sans son herbe verte, une immense table de billard sans son tapis vert, avec des poches profondes comme l’abîme du diable, mais au bout du compte, rien qu’une table de billard[37].
À ce jeu-là s’absorbent toutes les pensées et toutes les énergies d’un peuple. Plus de motifs aujourd’hui qui ne soient mercenaires. On prononce des phrases, on parle de générosité, d’esprit public ; par exemple à propos de l’empressement des capitalistes à souscrire aux actions de nouveaux chemins de fer. « La générosité qui se manifeste par des constructions de chemins de fer se réduit exactement à ceci. Si le public anglais apprenait qu’après leurs expériences sur le Mont-Cenis et le Gothard, les ingénieurs se déclarent capables de construire un railway jusqu’à l’enfer, le public anglais souscrirait immédiatement à toutes les émissions de titres que l’on ferait en vue de cette entreprise-là, et, de plus, s’opposerait à la construction des églises dans le pays, de peur de voir baisser les dividendes[38]. » Pour un profit d’argent, non seulement les âmes mais les vies se sacrifient. La vertu dans la triste et fumeuse Angleterre d’aujourd’hui, c’est de se détourner de la famille, de la nature, de la beauté, des éternelles joies humaines pour s’appliquer aux tâches stupides par quoi s’édifie la richesse, — richesse de coffre-fort que l’on paie des richesses de la vie.
Mais le mal va plus loin : cette richesse qui se crée aux dépens de la vie va servir à détruire de la vie. « Car l’argent est bien plus qu’un moyen d’échange : c’est le signe d’un droit légal au labeur, c’est-à-dire à l’énergie vitale d’autrui[39]. » Quand le riche, sans donner aucun travail en retour, a prélevé sur le travail d’autrui de quoi vivre, il prend bien au-delà : il oblige autrui à peiner encore pour produire ce qui ne servira qu’à son plaisir. « Peu importe que le labeur que vous exigez soit dur, si finalement il aboutit à la fin naturelle de tout labeur, à la création de ce que j’appelle richesse véritable, richesse serviable, productive ou productrice de vie. Ce qui est cruel, c’est d’astreindre les abeilles à faire œuvre d’araignées, à produire, au lieu de rayons de miel, une soie sans consistance et qui s’envole à tous les souffles[40]. » Vous êtes-vous jamais demandé, vous, les riches, ce qui reste à vos travailleurs de leur travail, s’il leur fut bienfaisant ou mortel, s’ils n’y ont point diminué leur vie au lieu de l’y exalter ?
La fermière qui descend à sa laiterie le matin, et découvre que son petit enfant y est descendu avant elle, et qu’il a renversé toute la crème par terre pour la faire laper par le chat, elle gronde son enfant, elle se désole de la crème perdue. Mais si, au lieu d’un bol de bois plein de lait, il s’agit de vases d’or pleins de vies humaines, si, au lieu du chat, vous appelez le diable, et si c’est vous qui le faites jouer, si vous-même brisez en poussière le vase d’or, si vous en renversez par terre le contenu de vie humaine pour le faire laper par le démon, cela, est-ce que ce n’est pas du gaspillage ?... Vous croyez peut-être que gaspiller le travail des hommes, ce n’est pas leur ôter de la vie, que ce n’est pas les tuer ! Vraiment, je voudrais bien savoir comment vous pourriez plus parfaitement les tuer, d’une double, d’une décuple, d’une centuple mort ! Étouffer le souffle d’un homme n’est pas la pire façon de le tuer. La faim elle-même et le froid, nos balles sifflantes, messagères d’amour entre les nations, ont apporté à bien des âmes des messages désirés, commandemens, enfin, de bon repos. Au pis, l’existence en est abrégée, non pas corrompue. Mais si vous attelez une créature humaine à des tâches d’espèce vile, si vous lui enchaînez sa pensée et lui aveuglez ses prunelles, si vous lui déformez son corps et lui souillez son âme, pour finir par lui voler le fruit de sa dégradation et ne lui laisser qu’une tombe, une tombe que vous travaillez à sceller pour qu’elle n’en sorte pas, — cela vous pensez que ce n’est pas une destruction, que ce n’est pas du péché[41]?
Répétons-le toujours : il n’est qu’une richesse absolue : la vie. C’est pourquoi tous les théorèmes des économistes doivent pouvoir se transcrire en termes de vie. Aussitôt que Ruskin les soumet à cette vérification, la malfaisance et la fausseté des formules courantes se révèlent, en même temps qu’apparaît le défaut du système économique qui s’y appuie. Considérez les deux axiomes de l’économie ruskinienne : le coût d’un objet, c’est la quantité de vie qui se dépense à le créer ; sa valeur, c’est la quantité de vie que lui-même est capable de créer. Il en résulte, non seulement que l’éphémère objet de luxe exigé par les riches est sans valeur, mais, plus généralement, qu’avant de se réjouir avec tout le monde des progrès de la production moderne, il faut en estimer le coût, c’est-à-dire l’intensité d’effort qu’elle exige, la tristesse qui l’accompagne, chercher si les déprimans effets, sur des millions d’âmes et de corps, de ses conditions nécessaires sont compensés par ce qu’elle ajoute à la vie. C’est peut-être pour n’avoir pas fait ce calcul que l’homme moderne se découvre plus inquiet, plus mécontent et capable de souffrance, — moins vivant, — à mesure que se perfectionne son industrie, qu’augmente sa puissance sur les choses, et ce qu’une économie mercantile, et non politique, appelle sa richesse. Des marteaux-pilons qui façonnent le fer comme la main du potier la glaise, des métiers qui tissent du coton comme pour en couvrir le monde, des locomotives qui traversent l’Angleterre en quelques heures, des bateaux chargés du blé de l’Inde et de la viande d’Australie, mais plus de tristesse et de maladie qu’autrefois, une plèbe ouvrière parquée dans des corons, assujettie à des besognes de machines, des générations qui s’étiolent, le ciel pollué, la joie de l’herbe et des fleurs éteinte de la terre, et, au total, malgré tant de locomotives et de bateaux, de viande, de blé et de coton, des multitudes stagnantes, qui meurent à moitié de froid et de faim.
C’est ainsi que la fausse richesse des uns fait la misère véritable des autres. Ici encore, la transcription ruskinienne des formules économiques les éclaire d’une lumière nouvelle pour le public anglais. L’argent étant « signe d’un droit ou créance sur le travail d’autrui, » l’accumulation aux mains de certains individus de ces droits ou créances signifie la dette ou pauvreté de tous les autres individus, « autant de dette ou pauvreté d’un côté qu’il y a de créance ou de richesse de l’autre. » Ce qui veut dire simplement que, dans nos sociétés, les moins nombreux tiennent à leur merci les plus nombreux, et que pour ne pas mourir, les pauvres sont obligés de consumer les heures et l’énergie de leur vie à produire ce que les riches exigent, soit pour le détruire tout de suite en s’amusant, soit pour augmenter leur richesse, c’est-à-dire encore leur créance et par suite la pauvreté des pauvres. « Essentiellement et éternellement, être riche signifie être maître d’esclaves jusqu’aux confins de la terre, exercer une domination sur les pensées et les volontés des hommes. Chaque ouvrier qu’emploie le riche est un serviteur lointain ou prochain, soumis soit à ses ordres immédiats, soit à son caprice qui commande par des intermédiaires ; et tous subissent la puissance de son or. La couturière qui coud une robe est servante comme la femme de chambre qui la passe à sa maîtresse, — davantage, car son service lui prend plus de sa pensée[42]. » Et de même pour tous les métiers, métiers d’esclave si l’artisan n’y trouve que tristesse et s’y résigne par nécessité, métiers d’homme libre quand il trouve plaisir à son travail et que l’amour de l’œuvre est un mobile de son effort. Mais dans le régime économique moderne, celui qui de parti pris ne se fonde que sur la loi de l’offre et de la demande, le labeur servile est la règle, et le devient de plus en plus, le riche qui dispose du travail du pauvre n’appliquant celui-ci qu’à des besognes machinales et dégradantes, et cela pour s’enrichir lui-même, pour fortifier sa situation de pouvoir, comme le baron du moyen âge occupait ses serfs à exhausser et mieux créneler les tours qui les faisaient plus serfs.
Ainsi, qui regarderait du dehors, comme le naturaliste observe une cité d’insectes, l’une de nos sociétés humaines y découvrirait deux sortes de créatures, les unes qui obéissent, peinent et ne possèdent pas, les autres qui commandent, ne font rien et possèdent ce que produit le travail des premières. Tel est pour le sociologue le fait principal des fourmilières humaines. Est-il nécessaire ? Est-il avantageux ?
Réfléchissons, répond Ruskin, cela dépend des cas.
Puisque l’inégalité, condition de la richesse, peut avoir deux causes : accroissement de possession chez les uns, diminution de possession chez les autres, ce qu’il faut chercher, à propos de telle accumulation de richesse aux mains d’un seul homme, c’est, essentiellement, de quelle manière s’est produite chez les autres la pauvreté corrélative. Le riche n’a-t-il fait que dépasser les autres sans les refouler en arrière ? A force de travail et d’ingéniosité a-t-il créé sa richesse, ou simplement l’a-t-il conquise à leurs dépens ? Par exemple, une des plus communes formes de la richesse étant le pouvoir de commander à beaucoup de domestiques, demandons-nous de quel processus économique naissent en général la richesse des maîtres et la pauvreté des domestiques, sans oublier de chercher quels avantages maîtres et domestiques trouvent respectivement aux résultats[43].
Or, suivant Ruskin, l’inégalité est légitime et, de plus, profitable à deux conditions : qu’elle ait pour origine un travail efficace et supérieur, une production positive de richesse ; que cette richesse s’accumule, non d’elle-même, par un croît continu et spontané, mais par l’effort prolongé du producteur, et pour se dépenser plus tard en servant à la vie. Mais dans nos sociétés l’inégalité se produit et s’entretient par deux procédés bien différons, et dont l’économiste ordinaire est si loin de mettre en doute la justice et la nécessité qu’il les tient pour l’objet propre de sa science : d’abord l’échange commercial qui laisse aux mains du vendeur une portion de l’équivalent qu’il échange, son profit, d’autant plus grand que la nécessité d’acheter presse davantage l’acheteur ; en second lieu, le prêt à intérêt ou usure, par quoi chaque accumulation de richesse se perpétue. Or du commerce, principale activité de l’Angleterre et source de toute prospérité, suivant lesdits économistes, voici le principe tel qu’ils le comprennent, l’affirment, le recommandent et tel qu’on l’applique en Angleterre.
« Soient trois hommes isolés et formant une république obligés par les circonstances de se séparer pour cultiver différens morceaux de terre. » Supposons que le troisième entreprenne de porter de la ferme du premier à celle du second, et inversement, au moment utile pour les cultures, les récoltes et les bestiaux, ce que le premier et le second ont intérêt à échanger entre eux ; s’il garde pour prix de sa peine une petite portion des biens qu’il fait passer de l’une à l’autre ferme, c’est le juste salaire d’un service véritable.
Mais si découvrant que les deux autres ne peuvent pas communiquer sans lui, puis étudiant leurs besoins et le cours de leurs travaux, il profile de sa position pour arrêter les échanges nécessaires ; si, pour les rétablir, il attend que l’un et l’autre producteurs, menacés de ruine, lui payent son intervention de tout ce qu’ils pourront lui céder, sans ruine absolue, de leurs instrumens ou produits, « il est clair qu’en guettant les momens favorables, il peut arriver à s’emparer de presque toutes les récoltes des deux fermiers, et, finalement, si quelque année de disette ou de maladie les réduit à sa merci, leur acheter leurs terres au prix qu’il voudra, en les prenant eux-mêmes à sa solde comme domestiques ou laboureurs. » Tel est le procédé général du commerce conduit suivant les principes de l’économie politique moderne ; et telle est l’origine de presque toutes les fortunes modernes. Or les conséquences sociales du système sont évidentes : « Les opérations des deux producteurs véritables ont été gênées jusqu’à cesser d’être possibles, et les producteurs véritables, à force de peiner, pour finalement ne rien gagner, ont perdu leur courage. Si bien que le produit total de leur travail en est diminué, et, au bout du compte, que la quantité de grains et de fourrage accumulée par l’intermédiaire n’équivaut pas à celle qui remplirait, s’il n’avait pas été si cupide, les greniers des deux fermiers et le sien[44]... Il y a deux grands sophismes que les coquins du monde prennent plaisir à répéter aux imbéciles et à leur faire répéter. Le premier pose que, par leurs échanges et leurs tricheries, deux personnes, à force de se vendre une bouilloire contre un pot, et un pot contre une bouilloire se feront deux fortunes. C’est l’axiome fondamental du commerce[45]. »
Et voici le second : « Le sac de Judas s’étant mué en sac de prestidigitateur, si Pierre y enferme son pot et sait attendre un peu, il en sortira deux pots qui seront à lui, tous deux pleins de bouillon ; et si Paul y enferme sa bouilloire et sait patienter, il en sortira pour lui deux bouilloires, chacune pleine de poisson. Ceci, c’est le grand principe de l’intérêt[46], » absurde, impossible, mais dont les propriétaires de bouilloires et de pots font une monstrueuse réalité en ne prêtant aux pauvres les bouilloires et les pots dont ceux-ci ne peuvent se passer, qu’à la condition qu’ils leur seront rendus multipliés par un dur et nouveau travail de chaudronnerie, et, de plus, remplis de bouillon et de poisson. Laissés à eux-mêmes, les pots n’engendrent point de pots, ni les billets de banque de billets de banque. Toute richesse dont s’accroît la richesse prêtée est œuvre de l’emprunteur, fruit de son travail ; par conséquent, elle n’appartient qu’à lui. Que le créancier, non content que son bien lui revienne intact, exige, sans avoir pris part à ce travail, une parcelle de ce fruit, il commet le péché d’usure.
Est de l’usure tout placement de capital qui rapporte des dividendes ou autres profits qui ne sont point salaires de travail. Un chauffeur de locomotive a droit à des gages pour sa peine, de même un inspecteur de rails pour ses inspections, mais les gens oisifs qui n’ont fait qu’avancer cent livres sterling pour la construction de la ligne ont droit à leurs cent livres et à rien de plus. Ils peuvent se faire rembourser cinquante livres par an pendant deux ans, vingt-cinq pendant quatre ans, ou bien une seule pendant cent ans de suite, mais aussitôt qu’ils s’emparent d’un centime en plus de leurs cent livres, c’est de l’usure. Car le vol d’un centime est du vol au même titre que celui d’un million. Et l’usure est pire, étant accompagnée de tromperie, et finissant par tromper l’usurier lui-même, qui en vient à prendre le produit de son usure pour le croît réel de son argent, tandis que toute addition de cette espèce à l’avoir du riche se balance mathématiquement par une diminution correspondante de l’avoir du pauvre. Les riches, jusqu’ici, n’ont rien fait que compter leurs gains, mais le jour approche où les pauvres se mettront à compter leurs pertes, avec des résultats politiques sans analogues jusqu’à présent.
En attendant, puisqu’il est encore en Angleterre tant de pieux capitalistes qui lisent tout haut la Bible, chaque matin, à leurs enfans et leurs serviteurs, que le matin où le courrier leur apporte un chèque de dividende, ils prennent pour sujet de méditation les versets suivans du Lévitique[47] : « Et si ton frère est pauvre, impuissant de ses mains auprès de toi, tu prendras son fardeau et tu l’aideras, et ton frère vivra avec toi. Tu ne seras pas usurier envers lui ; tu ne lui prendras rien en plus de ce que tu lui as donné, et tu craindras ton Dieu. Je suis le Seigneur, et ton frère vivra avec toi. Tu ne lui donneras pas de tes deniers pour qu’ils te fassent un profit d’usure. Ni de ta nourriture pour qu’elle te fasse un croît. »
« Comment vivrons-nous donc, usuriers que nous sommes ? C’est justement la vieille question du temple de Diane. Et de même un Robin Hood, un Cœur de Lion, en leurs temps de rapines et de massacres, c’eût été aussi une question pour eux de vivre sans flèches meurtrières et sans hache de combat. » Nous ne viendrons pas facilement à bout de notre énigme. Aucune législation, aucune révolution ne peut nous la résoudre : nous sommes de vieux peuples, et notre mal est aussi vieux que nous. Qu’on tente de l’extirper d’un seul coup, du dehors, tout de suite il renaîtra de lui-même. De nouveaux riches réduiront de nouveaux pauvres à leur merci, lèveront sur leur travail la taxe tyrannique de l’intérêt. Rien n’est possible que lentement, par l’éveil des consciences, par l’effort graduel de notre propre volonté profonde. Là d’abord s’opèrent les changemens qui réforment et rajeunissent les sociétés. L’esclavage antique est mort de la prédication chrétienne. C’est une prédication d’essence chrétienne qui, seule, tuera le moderne esclavage. Secouez l’insensible, le riche endormi dans sa victoire. Que chaque précepteur répète à chaque enfant de la gentry ce que Ruskin répète à tous les gentlemen d’Angleterre : « Vous êtes ainsi placé dans la société, c’est peut-être pour votre malheur, c’est sûrement pour votre épreuve, que, sans doute, pendant toute votre vie vous subsisterez du travail d’autrui. Vous ne serez cordonniers pour personne, mais pour vous certains hommes devront coudre beaucoup de souliers. Vous ne serez laboureurs pour personne, mais pour vous, pendant les brûlans étés, chaque jour, certains hommes devront retourner la terre. Pour personne vous ne bâtirez de maisons, ni ne fabriquerez de vêtemens, mais bien des doigts devront s’ankyloser à pétrir la glaise ou s’épuiser à tirer l’aiguille pour que votre corps garde sa chaleur et votre épiderme sa finesse. Rappelez-vous donc ceci : quoi que vous valiez, quel que soit votre travail, moins votre entretien coûtera, et moins vous ferez de mal. Votre entretien ne coûte pas seulement de l’argent, il coûte la dégradation d’autrui. Vous faites plus qu’employer ces gens-là : vous marchez sur eux. Oui, cela est inévitable : vous avez votre place et ils ont la leur ; mais, du moins, essayez de marcher le plus légèrement possible, et sur le plus petit nombre d’hommes possible. De nourriture, d’habits, de logemens, ce qui en conscience est indispensable à votre santé et à votre paix, vous pouvez le prendre avec justice. Mais tâchez de ne prendre que ce qui vous suffit ; ne gaspillez pas[48] ; » n’usez la vie de personne pour votre plaisir et votre caprice. Cessez un instant vos jeux de gentlemen et de marchands ; entendez la plainte autour de vous, celle de tous les pauvres qui vous servent et vous nourrissent, vos vassaux que vous devriez, en vrais seigneurs, servir et nourrir. Voyez les millions de misérables l’innombrable souffrance ; voyez le sang, — ce sang dont le rouge a tellement halluciné Ruskin que pour citer, dans son livre le plus fervent et le plus lyrique, un fait-divers atroce de faim et de mort, il en a matériellement teinté cinq terribles pages[49], — ce sang des multitudes qu’il entendait mystérieusement ruisseler autour de lui, lorsque seul dans les montagnes de Mornex, en 1863, il méditait sa mission sociale et qu’il en avait peur : « Je suis encore malade, tourmenté entre mon désir de paix et de beauté, et le sentiment de l’effrayant appel qui commande la résistance au crime humain et le combat pour la misère... Mais il me semble que c’est la voix d’une rivière de sang qui ne peut que m’emporter, impuissant, au milieu de ses noirs caillots[50]… »
Telle est la véhémente passion de charité dont s’anime ce socialisme ruskinien. Mais il reste autoritaire, autoritaire comme les commandemens du Décalogue. C’est qu’il a sa racine dans la conscience. Voilà son trait propre, anglais, protestant, puritain. Pour son principe, il pose une déclaration des devoirs de l’homme, et non pas de ses droits. Les droits, au nom desquels l’individu s’affirme, se reprend, se pose à part, n’intéressent pas un Ruskin : il a trop le sentiment du groupe, de sa vie d’ensemble, de ses liaisons organiques, des mutuelles et nécessaires dépendances qui font sa structure, sa force et sa beauté. Une seule chose l’émeut : l’idée de ces devoirs qui obligent et assemblent. Ainsi le sentiment de l’ordre social commande toute sa conception politique, comme celui de la forme vitale toutes ses théories d’art. Et qu’est-ce que l’ordre, sinon subordination, c’est-à-dire, encore une fois, hiérarchie de commandemens et d’obéissances ?
Or ce novateur, traditioniste, au fond, parce qu’Anglais, ne conçoit de hiérarchie sociale que celle qui s’est établie au cours des siècles anglais : obéissance du peuple et commandement des gentlemen. Toute réforme, à ses yeux, se réduit à ceci : ces chefs héréditaires dont mille ans de discipline et de commandement ont fait une caste moralement et physiquement supérieure, une race, au sens des éleveurs, ces anciens chefs doivent redevenir des maîtres efficaces. À cette fin, qu’ils se remémorent leurs vieillies tâches féodales, qu’ils apprennent ou découvrent leurs tâches nouvelles, féodales toujours, mais plus difficiles que celles d’autrefois, encore mal définies dans cette Angleterre industrielle, si différente de la calme Angleterre agricole de jadis, et qui poursuit laborieusement, à travers tant de problèmes et d’angoisses, sa croissance énorme et sa profonde transformation de peuple moderne. Elle n’y réussira qu’en revenant à l’éternelle loi sociale, laquelle est une loi morale : « La société actuelle souffre de deux vices. En premier lieu, les maîtres n’y savent plus leurs offices et leurs charges de maîtres ; en second lieu, le peuple en conclut qu’il ne faut plus de maîtres, arrangement délicieux pour tous les imbéciles et profitable à tous les coquins. »
De là les apparentes contradictions qui choquent un Français dans la thèse de Ruskin. Champion de la misère, il est le champion de toute autorité. Passionnément il dénonce l’injustice sociale, mais il bafoue les démocrates et leur rêve égalitaire, et, plus âprement encore, ce que les libéraux appellent liberté. Il attaque les riches, mais il interdit au peuple le pouvoir. Il déclare la société moderne fondée sur le vol et l’usure, mais il hait les révolutions. Au fond, il n’imagine de réforme qu’à l’intérieur de l’antique forme politique et sociale existante. L’idée mystique de Burke est en lui ; la dislocation de cette forme, l’état révolutionnaire, c’est la société même qui se désagrège, retourne au pur nombre de ses individus, — et quelles combinaisons de la raison raisonnante pourront assurer la renaissance en elle de la puissance plastique, du mystérieux et spontané principe de vie, qui, de simple multiplicité confuse et mobile, l’a peu à peu déterminée forme complexe, organique et qui dure ? Quand, d’elle-même, une société tend à faiblir et se défaire, c’est qu’elle est atteinte dans son élément spirituel profond : l’instinctive volonté qui coordonne et maintient les groupes, les classes, les corps, en incitant les individus au don mutuel d’eux-mêmes. Nul espoir de guérison que par les disciplines morales. Le socialiste anglais et puritain, qui croit à d’antiques et nécessaires distinctions de castes, qui blâme l’égoïsme et la tyrannie des uns, les révoltes des autres, répète à tous leurs devoirs : devoirs des inférieurs qui obéissent, « demeurent à leur place » et travaillent ; devoirs des maîtres qui gouvernent, protègent et travaillent.
ANDRE CHEVRILLON.
- ↑ Voyez la Revue du 15 février et du 15 avril.
- ↑ « I detest the one and deny the possibility of the other. » (Time and Tide, 141).
- ↑ « The firm and wise government of the third Napoléon. » (On the Old Road I, § 259).
- ↑ Time and Tide, § 75.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 137.
- ↑ « A nation yet, the rulers and the ruled ! » (Tennyson, The Princess.)
- ↑ C’est ce qui s’est passé au Japon. Le nouveau Japon, si différent par toute sa civilisation matérielle et sa constitution politique de l’ancien, a repris les disciplines morales de l’ancien. Le code d’honneur du Bushido, autrefois pratiqué par la seule caste noble des daïmios, est devenu celui de la multitude issue des castes serviles, — de toute la nation, quand la conscription l’eut assujettie tout entière au service militaire. Les mœurs se sont propagées de haut en bas.
- ↑ Modern Painters, V. pt. IX, ch. VII.
- ↑ Modern Painters, passim.
- ↑ Mot de Thomas Arnold qui a tant fait pour réformer dans le sens de cet idéal les Public Schools. Dans Peter Pan, la féerie anglaise, si populaire en Angleterre, que l’on joue en ce moment à Paris, notez ces mots que prononcent avec enthousiasme les enfans : to be an English gentleman ! To die like English gentlemen ! Il ne s’agit pas seulement d’être Anglais, mais d’être un gentleman.
- ↑ Sur tout cet idéal dont s’inspirent la plupart des romans, et qui, certainement, a exercé ses influences d’idéal, voir surtout les Idylles du Roi de Tennyson. Par leur forte discipline, par leur douceur, leur pureté, leur courage, son Arthur et ses chevaliers incarnent l’idée du parfait gentleman anglais dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sur cette éducation, voyez non seulement Tom Brown’s School days, écrit il y a cinquante ans, mais the Brushwood boy de Kipling, écrit il y a dix ans.
- ↑ C’est le thème de l’hymne favori de Gladstone : Rock of Ages. Gladstone, quoique d’origine marchande, est un exemple accompli du type que l’on décrit ici. Comme exemple de ce tête-à-tête de l’âme avec Dieu, voyez, dans l’admirable Beauchamp’s Career de Meredith, la crise de conscience de lady Romfret.
- ↑ Dans David Grieve de Mrs H. Ward, le peintre Regnant dit à un jeune Anglais en lui parlant de ses camarades parisiens d’atelier : « Voyez-les tous : que de talent ! des cœurs d’or ! de la générosité, de la tendresse ; — une chose manque : le caractère. »
- ↑ Voyez ce type dans presque tous les personnages masculins de Kipling. La principale différence entre ses personnages hindous et ses personnages anglais, c’est que les premiers manquent de character ; ils ont peur des responsabilités ; ils ne savent ni se commander ni commander.
- ↑ Agrégé des collèges.
- ↑ Praeterita.
- ↑ Il est d’étiquette parlementaire que le geste ne parte que du coude, — jamais de l’épaule. Ceci indique le ton.
- ↑ C’est ce que nous disait récemment, en approuvant ce système, un membre de l’Université de Cambridge, qui, pourtant, est un radical à tendances socialistes. Il faut toujours partir de ce fond d’idées pour comprendre ce qui se passe en Angleterre.
- ↑ « Any form of government will work, provided the governors are real and the people obedient ; and none will work if the governors are unreal and the people disobedient. » Fors, Letter 67.
- ↑ Voyez dans Adam Bede de George Eliot ce qu’était cette fête du village au XVIIIe siècle. Les traditions n’en sont point changées. Il y a deux ans, à Hawarden, le village voisin du manoir de M. Gladstone, à propos de la majorité du jeune héritier, elles furent scrupuleusement observées.
- ↑
- « No little handed Baronet he,
- A great broad-shouldered génial Englishman,
- A lord of fat prize oxen and of sheep,
- A raiser of huge melons and of pine,
- A patron of some thirty charities,
- A pamphleteer on guano and on grain,
- A quarter-sessions chairman, abler none ;
- Fair haired and redder than a windy morn. »
- (Tennyson, The Princess.)
- ↑ C’est ce que, jusqu’à la fin de sa vie, à chaque Noël, M. Gladstone faisait à Hawarden.
- ↑ Cf. la célèbre formule Captains of Industry par laquelle Carlyle pose le devoir féodal des grands chefs industriels.
- ↑ Ce mais signale un des traits singuliers de l’histoire politique anglaise. On sait qu’à l’époque de Ruskin, le parti libéral, issu du rationalisme du XVIIIe siècle, professait les doctrines économiques orthodoxes, par suite la réduction au minimum des pouvoirs de l’État, la libre concurrence, sans égard aux faibles, aux pauvres, aux vaincus. Cependant les Tories, les conservateurs, les autoritaires aristocrates, les traditionnistes étaient alliés aux ouvriers contre la classe des patrons, la bourgeoisie libérale, marchande et industrielle (the traders) qui depuis 1832 leur disputait le pouvoir politique. Les conservateurs inaugurèrent contre cette classe une législation que l’on peut à bon droit qualifier de socialiste.
- ↑ Ruskin s’adresse ici aux jeunes gens de l’école militaire de Woolwich, tous (en 1860) lords ou gentlemen.
- ↑ Parce que le père (très riche) de Ruskin était de classe marchande.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 138, 139.
- ↑ Time and Tide, § 138.
- ↑ Ibid., § 139.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 137.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 136.
- ↑ lbid., § 133.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 80.
- ↑ Sesame and Lilies, I, note.
- ↑ Les paroles suivantes de Ruskin valent aujourd’hui qu’on les médite : « Le métier du soldat, au sens essentiel et strict, ce n’est pas de tuer, mais d’être tué. » Car là est la portion spéciale et difficile du métier, celle que le monde honore d’instinct dans le métier. « Le métier d’un bravo n’est que de tuer, et le monde n’a jamais respecté les bravi. »
- ↑ Unto this Last, I.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 25.
- ↑ Fors Clavigera.
- ↑ Munera Pulveris, 21.
- ↑ Crown of Wild Olive, § 44.
- ↑ Ibid., § 44-45.
- ↑ Munera Pulveris, § 145.
- ↑ Ibid., § 28.
- ↑ Unto this Last, II.
- ↑ L’exemple des fermiers et de l’intermédiaire ne s’applique pas au commerce proprement dit, mais à la spéculation, aux accaparemens (trusts et corners. On peut poser que le commerce crée de la richesse par cela même qu’il permet à chacun de se procurer les choses dont il a besoin en échange de choses dont il n’a pas besoin. Par cet échange, la quantité des objets qui servent à la vie, définition vraie de la valeur, suivant Ruskin, se trouve accrue.
- ↑ Fors, lettre XIV. C’est ici le point le plus vulnérable de la thèse ruskinienne. L’intérêt diffère de l’usure justement en ce qu’il n’est pas le fruit d’un prêt aux pauvres. En général, et surtout aujourd’hui, l’intérêt est la récompense de celui qui, s’abstenant d’une jouissance immédiate, aide à la création de richesses nouvelles, — création dont l’une des conditions nécessaires est la présence de la richesse prêtée.
- ↑ Septante ch. XXV, vers. 35 et 37, dans Fors, lettre 68.
- ↑ Times ans Tide, § 129.
- ↑ Dans Sesame and Lilies, § 36 et suiv. ; ces pages sont imprimées à l’encre rouge.
- ↑ Lettre à M. Norton.