Ruskin et la religion de la beauté/Partie 3/Introduction

TROISIÈME PARTIE

SA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET SOCIALE



La sagesse antique disait : « Nous ne descendons jamais deux fois dans le même fleuve ». En refermant ces volumes vert d’eau ou lie de vin, à filets d’or, où nous avons trouvé tant de pages puissantes d’analyse, d’image et de passion, nous avons pareillement envie de dire : « Nous ne lisons jamais deux fois le même Ruskin ». Ses contradictions ont fait la joie de ses adversaires et sillonné de rides les fronts de ses disciples. M. Augustin Filon écrivait un jour qu’il se chargeait d’extraire des œuvres de Ruskin les doctrines les plus contradictoires, et M. Whistler s’est diverti, en un gros volume, à en tirer des aphorismes qui peuvent rivaliser, pour leur clarté, avec les Arrangements en noir du célèbre artiste américain. Quand on lit une page du Maître, on croit saisir sa pensée ; quand on en lit dix, on hésite ; quand on en lit vingt, on renonce. Toutes les subtilités, tous les ondoiements, toutes les circonvolutions de ses divers systèmes esthétiques, religieux et sociaux, en font un enchanteur impondérable, insaisissable, qui, si on le veut enserrer dans une formule logique, se dérobe en fumée, comme ce génie des Mille et une Nuits, et il semble qu’on est devant un amas de petites choses diverses et précieuses, miroitantes et attirantes, mais changeantes et fuyantes comme des flammes, et comme des flots....

Et pourtant, le fleuve, qui coule sous nos yeux, ressemble bien au fleuve qui coulait au même endroit et que nous appelions du même nom quand un aïeul, nous tenant par la main, nous le fit voir pour la première fois ! Cette flamme qui sursaute et peuple de figures étranges le grand hall de la vieille maison familiale rappelle bien, dans son aspect général, la flamme qui réchauffa nos doigts d’enfant et nous fit faire tant de beaux rêves envolés aujourd’hui par la cheminée ! Aucun flot n’est exactement le flot d’hier, — mais c’est toujours le même fleuve. Aucune flamme ne reproduit photographiquement les arabesques d’antan, — mais c’est toujours le même foyer. Ruskin est comme un fleuve. Il est comme une flamme. Il ne se ressemble jamais, il se renouvelle sans cesse, et il est le même toujours. Ses pensées viennent toujours de la même source, — qui est très haute. Elles vont toujours grossir le même Océan, — qui est très lointain. Quelle est donc cette source ? Quel est cet Océan ?

Nous allons le rechercher. Si en le recherchant nous dérangeons quelques préjugés établis sur un texte isolé de Ruskin, on nous excusera en songeant que ce n’est point ici l’analyse de tel ou tel de ses ouvrages, mais une vue d’ensemble de sa pensée depuis 1843 jusqu’à 1888, — de sa pensée sur la Nature, de sa pensée sur l’Art, de sa pensée sur la Vie. Et s’il était arrivé que des disciples plus ardents que clairvoyants ou des adversaires plus ingénieux que loyaux avaient fourni, même en Angleterre, une idée très fausse de la doctrine ruskinienne, cela ne prouverait rien contre la fidélité de la synthèse qui va suivre, mais plaiderait simplement pour sa nécessité. Il sera certes très facile de trouver chez le Maître des textes qui nous contredisent, et comme ces textes ont toujours une forme absolue et aphoristique, on pourra s’imaginer qu’ils sont exclusifs de toute autre opinion. Il n’en est rien. Ce sont là comme les remous du fleuve, les tourbillons qui peuvent momentanément et localement aller contre le courant. Ils ne le changent point. Et leur violence même ne peut rien sur la direction que nous avons cru discerner dans cette pensée et que nous voulons déterminer.

Cette pensée, dirons-nous enfin, et pour qu’on ne s’y trompe pas, est celle de Ruskin et non la nôtre. Si nous l’exposons avec toute la force qui est en elle, c’est là une marque non de notre adhésion, mais de notre fidélité. Nous n’avons pas cru utile ni opportun d’en ralentir l’exposé et d’en compliquer la trame par des remarques et des réserves personnelles. Car avant de discuter une doctrine, il faut la connaître. Voici celle de Ruskin. Une fois qu’elle sera connue, chacun viendra, s’il veut, la discuter.