Rue Principale/Tome I/Texte entier

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. -239).


ÉDOUARD BAUDRY
Rue Principale
i
LES LORTIE
roman
Éditions Bernard Valiquette
1564, rue Saint-Denis
MONTRÉAL



LES LORTIE














Du même auteur, en préparation :
Rue Principale
II
Jeunesse



ÉDOUARD BAUDRY
Rue Principale
I
LES LORTIE
roman
Éditions Bernard Valiquette
1564, rue Saint-Denis
MONTRÉAL


Il a été tiré de cet ouvrage :

dix exemplaires sur papier Byronic Text

numérotés de I à X

et quarante exemplaires sur papier

Old Vale Antique

numérotés de 11 à 50,

constituant l’édition originale.


Aux commanditaires, aux interprètes
et aux auditeurs du roman radiophonique
RUE PRINCIPALE, je dédie
respectueusement ce livre.
et aux auditeurs du roman radiE. B.











LE PREMIER CHAPITRE DU ROMAN

RADIOPHONIQUE « RUE PRINCIPALE », COMMANDITÉ PAR LA COMPAGNIE PROCTER AND GAMBLE, A ÉTÉ DIFFUSÉ, LE 6 SEPTEMBRE 1937, PAR LE POSTE CKAC À MONTRÉAL.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.


OÙ, EN GUISE DE PRÉFACE,
L’AUTEUR PLANTE UN DÉCOR.


SAINT-ALBERT : 22 000 habitants ; chef-lieu du comté du même nom, sur la rive droite du Saint-Laurent ; 21 milles en aval de Montréal. Industries principales : chaussures, tissages, conserves de légumes. Quatre paroisses : Saint-Albert, Notre-Dame-de-la-Pitié, Saint-Nicolas et Saint-Pierre-et-Paul. Vieux manoir du XVIIIème (en ruines), moulin de la même époque.

Que le lecteur, après avoir lu ces lignes, n’aille pas ouvrir son atlas ou l’une de ces cartes routières que les compagnies distributrices d’essence pour auto offrent à leur clientèle : il ne trouverait nulle part mention d’une ville de vingt-deux mille âmes, à quelque vingt milles en aval de Montréal, et dont les habitants puissent s′appeler des Saint-Albertains, voire des Saint-Albertois.

C’est que Saint-Albert n’existe pas.

Il fallait bien, n’est-ce pas, que l’auteur plantât son décor quelque part ? Il lui fallait bien donner à cette ville, qu’il voulait sœur — et sœur très ressemblante — de nos cités québécoises, un nom qui fut plausible et pas trop laid. Il a choisi Saint-Albert de préférence à Saint-Patrice-des-Engelures ou Sainte-Léontine-du-Pain-Bénit, parce qu’il ne voulait pas donner au lecteur l’illusion d’être au seuil d’un monument humoristique, pas plus qu’il ne désirait coller sur ses personnages, une étiquette de ridicule qui leur serait restée jusqu’au dernier chapitre.

Mais ne vous y trompez pas ! Si Saint-Albert ne se trouve sur aucune carte, dans aucun guide, il aurait fort bien pu y être, car il ne diffère en rien des autres centres québécois de quelque importance.

Il y a d’abord, comme partout, une artère principale, qui n’est en somme que le tronçon municipal d’une grand route provinciale, et qui se distingue surtout des deux rubans de ciment qui vont, l’un au nord-est et l’autre au sud-ouest, se perdre dans la campagne, par une qualité de pavement fortement inférieure. À Saint-Albert, ce tronçon de route s’appelle rue Principale, comme il s’appelle ailleurs rue de l’Église, avenue Wilfrid Laurier ou, personne ne sait pourquoi, place du Marché, sans qu’il y ait pour ça de notable élargissement de la chaussée.

Saint-Albert se distingue encore, ou plutôt ne se distingue pas, par la franche laideur de deux de ses églises, la timide beauté de la troisième et l’étrange cocasserie de la dernière. Quoiqu’il y ait quatre paroisses — et quatre échevins — la ville se divise nettement en trois. Il y a d’abord, pour le voyageur venant de Montréal, le quartier coquet des résidences riveraines du grand fleuve. Maisons d’inégale importance, construites et peintes avec plus ou moins de goût, entourées de pelouses où, deci-delà, se découpe le rectangle noirâtre d’un tennis, et où, l’été, viennent respirer des montréalais que les relents d’asphalte surchauffé et les parfums d’échappement ont chassés de chez eux.

Vient ensuite, entre l’avenue de la Gare et la rue Saint-Nicolas, le quartier des affaires et des petits bourgeois besogneux, le cœur de la cité, comme disent, avec une pointe d’orgueil, ceux qui croient en l’avenir magnifique de leur ville. Puis, vers Sorel, le troisième tiers, plus sombre et il faut bien le dire, moins propre, qui abrite la population industrielle : les ouvriers de l’usine de chaussures et de la manufacture de conserves.

De ces trois tiers, c’est le second surtout qui retiendra notre attention. C’est dans ce quartier des affaires, dans cette rue Principale, où déjà pointent les devantures art-moderne, où le mauvais goût prétentieux et tapageur d’aujourd’hui cherche à prendre le pas sur la sobriété du siècle dernier, qu’évolueront les personnages que, sans plus de préambule, l’auteur va vous présenter.

I

où il est déjà question d’amour et de politique

On était à la mi-octobre.

Déjà le jour reculait devant la nuit ; lui cédait, minute par minute, les heures qu’il avait conquises sur elle au printemps. Ce recul, on avait commencé à le sentir au début du mois ; le retour à l’heure normale avait fait le reste et, ce soir là, lorsque la sirène de la fabrique de chaussures avertit la population de Saint-Albert qu’il était six heures, il y avait longtemps déjà que le soleil s’était noyé dans les eaux du Saint-Laurent.

Six heures, c’est pour Saint-Albert et ses deux dizaines de milliers d’habitants, l’heure de l’animation. Tout un monde d’artisans et de petits bourgeois se croise, se coudoie sur l’asphalte des trottoirs de la rue Principale : travailleurs se hâtant vers le souper familial, ménagères ayant une dernière emplette à faire, flâneurs semblant aller et venir sans but.

Cette foule bigarrée et bruyante avait toujours été, et était encore, un sujet d’amusement pour ce brave Joseph Mathieu, boucher de son état, dont l’établissement faisait face, un peu à l’ouest du parvis de l’église Saint-Albert, à la façade criarde du cinéma Agora. Cette foule était pour Mathieu le symbole même de la vie, de sa vie à lui, né, élevé dans cette rue Principale qu’il disait — et il était convaincu ! — le plus bel endroit du monde.

Ce soir là donc, six heures venaient de sonner et Mathieu, après trois quarts d’heure particulièrement bien remplis, était venu, sur le pas de sa porte, humer l’air frais du soir et sentir, comme il disait volontiers, le temps qu’il allait faire…

— Voyons, se dit-il, c’est pourtant pas possible que le sergent soye pas encore là !

Et en pensant ainsi, il contemplait, étonné, la place qu’aurait dû occuper, à côté de la boîte aux lettres, la silhouette élégante et athlétique du sergent de police Robert Gendron. C’est que Bob ne manquait jamais, les jours impairs de la semaine, de venir s’adosser au réceptacle destiné à recevoir le courrier confié à la poste de Sa Majesté, dès que sonnait la sixième heure.

Il se postait là, comme une sentinelle, et ne quittait pas des yeux la marquise illuminée du cinéma Agora, sous laquelle, quelques minutes plus tard, apparaissait celle qu’il venait ainsi attendre tous les lundis, mercredis et vendredis : la blonde, la jolie Ninette, première caissière du théâtre.

Mais l’étonnement de Mathieu fut de courte durée. La silhouette familière approcha, Bob porta la main au bord de son feutre mou et esquissa, à l’adresse du boucher, un sourire amical avant de prendre son poste d’observation.

— Bonsoir sergent, dit Mathieu. On prend l’air ?

— Bonsoir Mathieu. Ça va ?

— Ben, ça va pas mal. Les affaires sont tranquilles un peu, mais la santé est bonne.

— C’est le principal.

— On sait ben, on sait ben… Mais dis-moi donc, Bob, pendant que j’y pense là, toujours pas de traces du gars du hold up ?[1]

Le hold up ! Depuis quelques jours personne, à Saint-Albert, ne semblait trouver d’autre sujet de conversation. Un soir de la semaine précédente, un peu avant minuit, Léon Sénécal, le marchand de tabac, allait fermer boutique et comptait les recettes de la journée, quand un escarpe, la figure masquée d’un mouchoir de soie noire, avait fait irruption dans le magasin et, revolver au poing, avait raflé le contenu du tiroir-caisse.

一 Non, répondit Bob, toujours pas de nouvelles. D’ailleurs, je ne m’en occupe pas, moi, de cette affaire-là : c’est Couture qui en est chargé.

一 Eh, viande de bœuf ! s’écria Mathieu en donnant libre cours à son indignation, il faut tout de même avoir du front tout le tour de la tête, pour oser entrer dans une boutique quand il y a encore tant de monde dans la rue, et mettre un revolver sous le nez d’un marchand !… Il doit avoir eu peur une minute et quart, ce pauvre Léon !

— Tu peux le dire qu’il ne faut pas avoir froid aux yeux ! Et puis tu sais, on aura bien du mal à le retrouver celui qui a fait ce coup-là !… D’abord vois-tu…

Mais Mathieu ne sut pas tout de suite pourquoi Bob doutait de l’arrestation du coupable : une dame plantureuse venait de franchir son seuil et il se précipita à sa suite.

Bob, resté seul, alluma une cigarette et, sans cesser de surveiller le hall du théâtre, sembla se passionner pour le spectacle d’un bambin de cinq ou six ans qui faisait, sur une vieille paire de patins à roulettes, un apprentissage chancelant.

Bientôt Mathieu reparut : mais au rouge déjà prononcé de ses joues semblait s’être ajouté une dose supplémentaire de carmin. Le brave homme fulminait.

— A-t-on idée de ça ? Oser venir me dire à mon nez que mes côtelettes sont trop grasses !

— Qui ça ?

— La bonne-femme Blanchard. Tu ne l’as pas vue ? Parce que son mari est échevin, elle s’imagine que tout lui est permis ! Mes côtelettes trop grasses ! Comme si c’était de ma faute que ce cochon-là a été bien nourri.

Et comme un large sourire témoignait de l’intérêt du policier, il poursuivit, mais cette fois sur un ton où l’on relevait du mépris et même ― mais oui — un peu de cruauté :

— Mais elle sera peut-être un petit peu moins fraîche que ça avant longtemps, avec les élections qui s’en viennent. Prends ma parole, Héliodore Blanchard est pas encore réélu !

Changeant de ton une fois encore, sa colère subitement chassée par une pensée nouvelle, il poursuivit :

— À propros, Bob, as-tu entendu dire que le maire se représentera pas ?

一 Non, Mathieu, non. Et puis moi, tu sais, la politique ça ne m’intéresse pas le diable. Bonsoir. Voilà Ninette !…

Les derniers mots se perdirent dans le brouhaha de la rue. Bob traversait la chaussée à grands pas et Mathieu, sortant sa pipe de sa poche, dit pour lui tout seul :

— Ouais, je comprends ça mon garçon, je comprends ça que la politique t’intéresse pas !

Tout le monde aurait compris d’ailleurs.

C’est qu’il faut bien le dire, Ninette, qui souriante attendait Bob de l’autre côté de la chaussée, était l’une de ces créatures de rêve sur qui les hommes se retournent dans la rue sans qu’elles fassent rien pour ça.

Cinq pieds deux pouces de grâce et cent-dix livres de charme. De quoi clouer sur place trois générations de peintres et de sculpteurs ! Un petit air volontaire que soulignait encore la malice du nez ; un sourire à provoquer une déroute dans les rangs des fabricants de pâtes dentifrices ; une jambe à faire souhaiter le bannissement perpétuel de la mode des robes longues ; un regard à vous faire oublier l’heure de votre train ! Et avec ça, rien de provocant, rien de calculé. Évidemment, elle devait savoir qu’elle plaisait, elle devait savoir qu’elle était jolie — on avait dû le lui dire plus d’une fois — ; mais elle n’avait pas l’air de vouloir en profiter, elle ne semblait pas en tirer la moindre vanité. Dans toute son allure, si sûrement, si naturellement élégante et racée, il n’y avait pas pour deux sous de pose, pas pour un quart de sou de prétention.

Ah ! oui, Mathieu avait raison. Si Bob avait conquis cette femme-là, si tant de beauté lui était acquise, il n’aurait eu aucune excuse de s’intéresser à la politique !

Ils se joignirent. Dans leurs yeux monta le désir du baiser qu’ils n’osèrent échanger. Il lui prit le bras, rythma son pas sur le sien et, dans la cohue, le bonheur s’enfonça.

Cinq minutes plus tard, Ninette et Bob entraient chez Gaston.

Gaston, c’était et c’est encore l’unique restaurateur de Saint-Albert. Il y a évidemment, dans une ville de vingt-deux milles habitants, plus d’un restaurant : mais il peut très bien n’y avoir qu’un restaurateur. Car on ne peut guère considérer comme dignes de cette noble profession, le gargottier chinois et le confiseur grec qui apportent à nourrir les célibataires de Saint-Albert, un soin comparable à celui qu’apporte le commun des mortels à nourrir les souris qui peuplent son grenier.

Gaston était donc le restaurateur de Saint-Albert. C’était en outre l’un de ses habitants les plus pittoresques et les plus avenants. La bonne humeur dont il emplissait son établissement, la sonorité de son accueil, l’inattendu de ses plaisanteries entraient, dans le succès de ses affaires, pour une part au moins égale à celle de la qualité de sa cuisine. On pouvait dire de Gaston, qui tenait de l’auteur de ses jours le nom de Lecrevier, (assez paradoxal pour un homme qui fait profession de nourrir ses semblables) qu’il était le plus méridional des Canadiens et le plus canadien des méridionaux. Il était né sur la Cannebière, « à quinze pas des bouches du Rhône » comme il disait volontiers, et était venu à l’art culinaire par le chemin assez ardu de l’art dramatique. Autrement dit, à seize ans il s’était fait acteur, petit acteur de tournées de province, interprète consciencieux et médiocre de vieux mélodrames, dans lesquels il tenait tour à tour l’emploi de traître, de grand premier comique et de père noble. Un matin de septembre 1910 il avait cru voir luire enfin le soleil de la réussite et de la fortune. Gaston Lecrevier, ayant dans la poche intérieure gauche de son veston, un contrat en bonne et due forme, s’était embarqué, en troisième classe il est vrai, sur un paquebot italien qui emmenait, de Marseille à New York, la troupe de comédiens dont il faisait partie, et qui devait, assurait l’imprésario, faire au Canada ample moisson de dollars. Mais hélas, s’il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a tout aussi loin des rêves d’un comédien, fut-il marseillais, à la réalité des grands succès canadiens. Trois semaines après l’arrivée de la troupe à Montréal, l’imprésario avait filé avec le peu qui restait des recettes et Gaston, sans billet de retour et sans argent, n’avait pu que contempler la rue Sainte-Catherine et supputer les chances qui lui restaient de s’assurer trois repas par jour. Aucun théâtre ne lui ouvrit ses coulisses, mais un compatriote cuisinier lui prêta un tablier et un bonnet, le prit comme marmiton, et lui enseigna les rudiments d’un art où l’on ne récolte guère d’applaudissements mais où l’on mange à sa faim.

Voilà comment Gaston était devenu cuisinier. Comment il était allé s’établir à Saint-Albert, ferait le sujet d’une histoire sans grand intérêt. Qu’il nous suffise de savoir qu’après vingt-cinq ans de résidence et vingt ans de naturalisation, il en était devenu l’un des citoyens les plus influents et, comme nous le disions tout-à-l’heure, l’un des plus affables.

Quand Bob et Ninette poussèrent la porte, ils entendirent Gaston qui claironnait à la troisième table de droite :

— Oh ! mais vous savez, entre nous mon cher, il n’est pas né d’hier le maire Lefrançois ! C’est un malin qui sent bien que la soupe est chaude et que s’il se représente il va se faire battre comme du blé ! Alors peuchère ! sans blague ! il préfère se retirer avec les honneurs de la guerre et… et l’argent de ses contribuables ! Ça ne peut pas durer, cette situation ! Les gensses ont beau être bons, ils ne sont tout de même pas idiots et ils commencent à s’apercevoir qu’on les vole ! Parce qu’on les vole, hé ! ça j’en ai les preuves !!!

— Tiens, tiens ! se dit Bob, on dirait que Mathieu avait raison : le maire ne se représentera peut-être pas.


II

monsieur bernard, les souliers de jean et les soucis de ninette

Dans une ville de vingt-deux mille habitants il y a naturellement un grand magasin qui se flatte de vendre de tout et s’affuble avec barbarie de l’adjectif départemental. Celui de Saint-Albert occupe, rue Principale, un immeuble d’une centaine de pieds de façade sur laquelle flamboient, en lettres d’or, les mots Galeries Crèvecœur. Une douzaine de vendeuses, presque toutes anémiées par des heures de travail trop longues et des salaires trop minces, y attendent la clientèle avec un minimum d’enthousiasme commercial.

Ce matin là, un peu avant dix heures, deux personnages assez mal assortis firent chez Crèvecœur une entrée fort remarquée. Le premier, d’un âge plutôt difficile à définir, tant il y avait de contraste entre la blancheur des cheveux et la jeunesse de la démarche, entre les rides du visage et la vivacité du regard, était habillé avec une recherche et une correction qui dénotaient l’aisance. Le second, un petit bonhomme haut comme trois pommes, sale comme un ramoneur, ébouriffé comme un hérisson, marchait pieds nus et montrait un visage où un mélange de larmes et de poussière avait laissé de bien curieux tatouages.

Lorsqu’ils eurent franchi le seuil du magasin et que, surmontés de sourcils en accents circonflexes, les yeux de Mlle Léontine, la première vendeuse, se furent posés sur eux, le monsieur bien mis chercha du regard quelque chose qu’il sembla ne pas trouver, puisqu’il adressa à Mlle Léontine un sourire plein de bonhomie et une question fort précise :

— Le rayon des chaussures, Mademoiselle, s’il vous plaît ?

— À votre gauche, monsieur, répondit la première vendeuse à moitié revenue de sa surprise.

— Merci mademoiselle. Viens Jean.

Et l’homme, tenant l’enfant par la main, se dirigea vers le rayon cherché et qu’il venait d’ailleurs d’apercevoir.

— Mademoiselle, dit-il à une vendeuse jeune, blonde et pas jolie qui faisait la toilette de ses mains en attendant d’avoir des pieds à chausser, mademoiselle, j’aimerais trouver une paire de chaussures pour ce petit bonhomme-là.

— Dans quel genre, monsieur ?

— Euh…dans quel genre ? Mon Dieu, ma foi… dans quel genre, mon petit Jean ?

— Sais pas, m’sieur.

— Bon marché, monsieur ?

— Solide surtout, mademoiselle.

La vendeuse blonde et pas jolie laissa tomber un regard sur les pieds nus de Jean.

— Vous ne pensez pas, dit-elle, que pour lui essayer des chaussures, il vaudrait mieux qu’il ait des bas ?

— Mais bien sûr, voyons, bien sûr ! Où avais-je la tête ? Voyez-vous, mademoiselle, j’ai trouvé le petit Jean tout en pleurs, tout-à-l’heure, au bord de l’étang du parc. Il avait pris un bain de pieds et, pendant qu’il barbotait, quelqu’un lui avait volé ses chaussures. Alors, ma foi, j’ai pensé que le meilleur moyen de le consoler était de lui en acheter d’autres ; d’autant plus qu’il m’a dit que c’était les seules qu’il possédait. N’est-ce pas, Jean ?

— Ben oui, m’sieur. J’en avais pas d’autres.

— Et je ne pense pas, dit la vendeuse, que sa maman aurait pu lui en acheter.

Et comme le monsieur âgé regardait l’enfant avec pitié, elle se lança dans un long récit d’où il ressortait qu’elle connaissait le bambin, sa mère et sa nombreuse famille depuis toujours : que Jean s’appelait Messier, qu’il était le neuvième d’une imposante collection de quatorze enfants dont un seul travaillait pour le moment, que le père avait été tué l’année précédente dans un accident et que la mère, courageuse au possible, gagnait péniblement la pitance de tant de rejetons en s’usant les reins, les mains et le courage à lessiver le linge des autres.

Le monsieur l’écouta sans l’interrompre et, lorsqu’il fut évident qu’elle avait dit tout ce qu’elle savait, il reprit la main du petit Jean, sourit à la vendeuse, toussota une petite fois et dit :

— Eh bien ! mademoiselle, il s’agit de trouver des bas d’abord, des chaussures ensuite et, pendant qu’on y est, je crois bien qu’une bonne paire de culottes ne serait pas de trop !

En suivant son nouvel ami dans le labyrinthe de comptoirs, Jean se mit à rire sans bruit. Il songeait à la joie étonnée de sa mère, quand elle le verrait arriver, fier comme le tambour-major de la garde paroissiale, chaussé et culotté de neuf.

***

Il y a, à Saint-Albert, un parc municipal dont on a très vite fait le tour, mais qui ne manque pas de charme. Les pelouses y sont bien entretenues, les arbres y sont beaux et les bancs assez nombreux, surtout autour de l’étang où s’ébattent, fort à l’étroit, trois douzaines de canards.

Ninette, ce matin-là comme presque tous les jours, était arrivée porteuse d’un gros sac de croûtes de pain, dont les palmipèdes affamés avaient rapidement avalé le contenu. Puis elle avait choisi un banc, à l’ombre d’un érable, s’y était assise et tout en paraissant s’intéresser aux jeux des oiseaux aquatiques, s’était mise à réfléchir à ses ennuis. Car Ninette avait des ennuis, qui tous lui venaient de son frère.

Tout en Marcel l’inquiétait : l’instabilité de son caractère, le peu de goût qu’il montrait pour le travail, le choix discutable de ses relations, la hantise qui le tenait de faire fortune rapidement, le mépris profond qu’il avait de toutes les besognes qui astreignent à des heures fixes.

Et Ninette, qui sans doute s’était levée ce jour-là avec un peu de vague à l’âme, se laissa aller à pleurer devant ses amis les canards, en pensant à toutes les joies que Marcel aurait pu lui donner et qu’il ne lui donnait pas, à tous les soucis qu’il aurait pu lui éviter et qu’il lui causait.

Depuis combien de temps elle pleurait, elle n’aurait certes pu le dire, quand elle entendit une voix par-dessus les coincoins des canards. Et la voix disait :

— Décidément, c’est le jour où on trouve des enfants en pleurs au bord de l’eau.

Ninette sursauta et leva vers la voix des yeux furieux de s’être laissés prendre en si maussade occupation.

— Mais monsieur, dit-elle…

Elle n’acheva pas. Le monsieur âgé et bien mis qui se trouvait devant elle 一 celui que, tout-à-l’heure, nous avons vu regarnir la garde-robe du petit Jean — souriait si gentiment, la regardait avec tant de bonté, qu’elle n’eut plus l’idée de prononcer le « de quoi vous mêlez-vous ? » qu’elle s’apprêtait à lui lancer…

Et comme s’il avait compris, le vieux monsieur lui dit :

— Excusez-moi, mademoiselle. Vous devez certainement penser que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Et vous avez raison. Mais que voulez-vous ? c’est l’un des rares privilèges de la vieillesse que celui de pouvoir aborder une femme inconnue sans être soupçonné tout de suite d’intentions, disons équivoques. Je ne vous fais pas peur, j’espère ?

Ninette ravala les quelques larmes qui lui restaient dans la gorge.

— Mais non, monsieur, répondit-elle.

— Et puis, reprit le vieux monsieur, vous n’êtes pas tout-à-fait une inconnue pour moi, comme je ne dois plus être tout-à-fait un inconnu pour vous. Ne mangeons-nous pas, presque tous les jours, dans le même restaurant et presqu’à la même table ?

— C’est vrai.

— Naturellement, il serait plus correct que quelqu’un nous présente l’un à l’autre, mais enfin, puisque nous ne sommes que vous et moi…

Le monsieur s’inclina :

— Julien Bernard.

— Ninette Lortie.

Monsieur Bernard s’assit, croisa les mains sur le pommeau de sa canne, étendit une jambe, puis l’autre, repoussa légèrement son chapeau vers l’arrière, regarda franchement Ninette en face et demanda :

— Et ce gros chagrin, ça va mieux ?

Oh ! oui.

— Tant mieux, tant mieux. J’espère que ce n’est pas le beau jeune homme de tous les soirs qui fait pleurer de si jolis yeux ?

— Oh ! non, monsieur.

— Bon ! Ça m’aurait surpris d’ailleurs. Je suis sûr que vous détestez l’odeur de la pipe ?

— Mais non, pas du tout.

— On dit que les femmes sont curieuses, mademoiselle Ninette ; pensez-vous que ce soit vrai ?

— Oui, mais peut-être pas plus que les hommes.

Monsieur Bernard hésita un instant à poursuivre. Devait-il prendre la réponse de Ninette pour lui ? Il sortit sa blague de sa poche, bourra sa pipe. l’alluma posément et :

— Mais vous, l’êtes-vous, curieuse ?

— Un peu, oui, je pense, répliqua Ninette qui commençait à se demander où son interlocuteur voulait en venir.

— Alors, poursuivit monsieur Bernard, je suis persuadé que vous avez déjà dû vous demander pourquoi un vieux bonhomme comme moi était venu s’installer dans votre jolie ville.

Vous venez de donner la raison ; parce qu’elle est jolie, probablement.

— Oui évidemment, mais aussi parce que j’ai cru que je vivrais ici plus tranquille, moins vite peut-être, et par conséquent plus longtemps que dans une grande ville bruyante, que dans le mouvement perpétuel de la métropole. En somme, à un homme, à un vieil homme à qui il ne reste que ses livres et sa pipe, que faut-il ? De la tranquillité et, autour de lui, autant de visages souriants que possible.

— Et vous croyez trouver tout ça à Saint-Albert ?

— Et pourquoi pas ? Vous y êtes née vous, je suppose ?

— Oui.

— Si je ne me trompe, le patron du restaurant m’a dit l’autre jour que vous étiez orpheline. Vous voyez, je me suis déjà un tout petit peu renseigné. J’espère que vous ne m’en voulez pas.

— Mais pas du tout, je vous assure…

— Et dites-moi, vous êtes seule au monde ?

La réponse prit du temps à venir. La vilaine ombre qui avait quitté le regard de Ninette y reparut soudain, et ce fut d’une voix plus grave, plus mince aussi, qu’elle répondit :

— Non, j’ai un frère.

Monsieur Bernard perçut le changement de ton, la tristesse dont était empreinte la réponse.

— Je ne m’étonnerais pas, dit-il, que ce soit lui qui vous ait fait pleurer tout-à-l’heure.

— Lui… et autre chose.

— Plus âgé, plus jeune que vous ?

— Plus jeune ; de deux ans.

— Et… et que fait-il dans la vie ?

Décidément le vieux monsieur posait facilement des questions. La conversation prenait un petit air d’interrogatoire que Ninette trouvait embarrassant. Mais pas un instant pourtant elle ne songea à se dérober. Si elle hésita à répondre, c’est qu’il était bien difficile de donner un état à Marcel, qui n’en avait aucun. Monsieur Bernard attendait patiemment en dessinant du bout de sa canne, sur le sable de l’allée, des canards qui n’avaient qu’une ressemblance très vague avec ceux de l’étang. Ninette finit par dire :

— Il ne travaille pas actuellement. Il n’y a pas très longtemps qu’il a fini ses études et il n’a pas encore réussi à se trouver une situation qui en soit vraiment une. Mais il espère trouver bien vite et… et moi aussi.

— A-t-il des préférences, une vocation ? demanda monsieur Bernard qui, s’étant aperçu qu’un de ses canards était bossu, essayait, du bout de son pied gauche, de remédier à cette triste infirmité.

— Si je vous demande ça, poursuivit-il, c’est que j’ai quelques relations influentes, quelques amis hauts placés et que, peut-être, je pourrais l’aider, ce jeune garnement de frère qui fait pleurer sa jolie sœur.

— Non, il est assez indécis. Je crois qu’il aurait aimé pouvoir faire son droit : mais ça, nous n’en avions pas les moyens.

Un sourire de satisfaction éclaira le visage de monsieur Bernard. Ce n’était certes pas la réponse de Ninette qui l’avait fait naître ; mais il venait de réussir à effacer la bosse de son canard et à lui donner une allure de volatile normalement constitué. Il n’avait pas, pour si peu, perdu le fil de la conversation.

— Quel âge a-t-il, me disiez-vous ?

— Vingt ans.

Il y eut un silence. Monsieur Bernard répéta deux ou trois fois « vingt ans, oui… vingt ans », puis, ayant décapité son canard d’un coup de talon, il se tourna vers Ninette et dit :

— J’en ai une, moi, de situation à lui offrir. Oh ! rien de définitif, rien de merveilleux ! Mais en attendant que… qu’il se trouve ou que je lui trouve quelque chose de mieux, je pourrais lui offrir, disons une quinzaine de dollars par semaine pour m’aider à cataloguer ma bibliothèque.

— Mais… mais ce serait magnifique !

— Dites à votre frère de venir me voir cet après-midi, ou demain s’il ne peut pas aujourd’hui. Vous savez où j’habite ?

— Oui, l’ancienne maison des Dubreuil.

— Tout juste. J’ai quelque chose comme dix mille volumes qu’il s’agit de sortir de leurs caisses, de placer sur les rayons que j’ai justement commandés ce matin au menuisier, et de cataloguer par auteur, par genre etc… C’est un travail qui, pour être bien fait, prendra certainement six mois. Pensez-vous que ça plaira à votre frère ?

— Mais… mais naturellement ! Je suis sûre qu’il sera ravi !

***

Marcel s’apprêtait à sortir lorsque la porte s’ouvrit. Ninette entra en tourbillon.

— Marcel !… Marcel ! Tu es là ?

— Tu le vois bien.

— Figure-toi que je t’ai trouvé une place !

— Une place, répondit-il froidement, laquelle ?

— C’est tout une histoire. J’étais allée donner à manger aux canards du parc et… mon Dieu que je suis essoufflée ! Et… j’ai rencontré Monsieur Bernard.

— Connais pas.

— Mais oui, le vieux monsieur qui habite l’ancienne maison des Dubreuil.

— Ah ! oui, j’en ai entendu parler. Un vieux fou qui vit tout seul, comme un ermite.

— Ne dis pas ça, Marcel ! Il est si gentil.

— Peut-être bien. Et alors ?

— Nous nous sommes mis à causer. Il m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai dit que j’avais un frère et…

— Oui, je vois ça d’ici, interrompit-il brusquement. Tu t’es plainte que ton frère ne travaillait pas et qu’il n’avait pas l’air de vouloir travailler !

— Comment peux-tu dire, Marcel ?

— Tiens ! si tu ne lui avais pas dit que je ne travaillais pas, il n’aurait pas pu le sucer de son pouce, ce vieux-là !

— Naturellement que je le lui ai dit ! Mais je ne me suis pas plainte. Je lui ai dit que tu cherchais une position et que tu espérais bien en trouver une bientôt. Il m’a répondu qu’il avait beaucoup de relations à Montréal, qu’il pourrait peut-être te donner un coup d’épaule, mais qu’en attendant, si tu voulais travailler avec lui, il te donnerait quinze dollars par semaine.

Ça n’est pas riche !

— C’est un dollar de plus que je ne gagne, Marcel.

— Peut-être. Mais comment se fait-il qu’il ait besoin de quelqu’un pour travailler avec lui, puisqu’il est rentier et que les rentiers ça n’a généralement rien à faire ?

— Il a une bibliothèque de dix mille volumes et il veut la cataloguer. Il prétend qu’à deux il y en a au moins pour six mois.

— Ainsi, ce que tu viens m’offrir, c’est d’aller m’enterrer toute la journée dans une vieille maison, avec un vieux bonhomme et au milieu d’un tas de vieux bouquins !

— Tu ne vas pas refuser ça ?

— Certainement que je refuse !

Ninette n’en croyait pas ses oreilles.

— Marcel ! s’écria-t-elle, indignée.

— Oh ! non. Quand j’aurai l’âge du vieux bonhomme, peut-être bien. Mais à vingt ans, il n’y a pas grand danger ! D’ailleurs, je n’ai pas le temps.

Et il décrocha son chapeau.

— Pas le temps ? dit Ninette.

— Non. J’ai une idée en tête. Une affaire qui me rapportera quinze dollars par jour au bas mot. C’est loin des quinze dollars par semaine de ton vieux rat de bibliothèque, ça ! Hein ? Qu’en penses-tu ?

— Si elle réussit aussi bien que les autres !

— Naturellement, il y a un risque à courir ! Mais ça vaut la peine ! Tu peux dire à ton vieil idiot que je n’en veux pas de sa position ! Et maintenant, laisse-moi filer, je suis en retard.

III

où ninette cherche et trouve les raisons de sa lassitude

Ninette venait de rentrer. Elle se sentait lasse, beaucoup plus lasse que de coutume. Et pourtant il n’était guère plus d’onze heures. Elle se défit de son manteau qu’elle pendit sans soin, ce qui ne lui arrivait jamais, à une patère du vestibule ; posa son chapeau sur un meuble et se laissa choir dans le grand fauteuil du salon.

Pourquoi tant de lassitude ? Elle avait bien dormi la nuit précédente malgré la querelle avec Marcel ; elle s’était même éveillée près d’une demi-heure plus tard que les autres matins. Sa journée de travail au cinéma, dans sa cage vitrée, derrière ce guichet minuscule où elle voyait passer tant d’ongles sales, tant de doigts boursouflés, tant de paumes caleuses, s’était écoulée sans incident. La soirée avait été douce, sagement tranquille, et Bob l’avait ramenée de bien bonne heure. Alors pourquoi cette sensation de lourdeur qui lui faisait paraître comme un effort démesuré le geste d’aller éteindre la lumière qui brillait encore dans le vestibule, geste que pourtant sa nature de petite bourgeoise économe lui commandait impérieusement ?

— Mais qu’est-ce que j’ai ? se dit-elle. Il n’y a pas de raison. Je n’ai rien fait pour être fatiguée à ce point-là.

Elle ferma les yeux, parce qu’elle avait les paupières lourdes et aussi pour ne plus voir cette lampe du vestibule qui lui reprochait sa paresse.

Elle ferma les yeux et, soudain, elle vit se dérouler, comme sur un écran, les misérables petits événements de la journée.

Elle se revit derrière son guichet, attendant les premiers spectateurs, dix minutes avant l’ouverture des portes. Un monsieur s’était approché et, distraitement, elle avançait déjà la main vers son rouleau de billets, lorsqu’elle avait reconnu Monsieur Bernard.

— Mademoiselle, lui avait-il dit, je viens m’enquérir de la façon dont votre frère a accueilli ma proposition et vous demander quand je peux compter sur lui.

Et il avait fallu lui dire que Marcel refusait, qu’il préférait tenter la réalisation chimérique d’un projet qu’il croyait génial mais en lequel elle, Ninette, n’avait aucune confiance. Monsieur Bernard avait souri, hoché la tête avec indulgence et était parti en exprimant le désir de faire bientôt la connaissance de ce frère quelque peu rebelle, et en disant que toutes les natures un peu spéciales offraient pour lui beaucoup d’intérêt.

Puis, vers la fin de l’après-midi, il lui avait fallu supporter, une fois de plus, les fades galanteries de monsieur Lamarre, l’entreprenant directeur du cinéma.

— Faites-vous quelque chose tout-à-l’heure, mademoiselle Lortie ?

— Si je fais quelque chose, monsieur Lamarre ?

— Mais oui, après six heures, serez-vous… libre ?

— Non, monsieur Lamarre, je regrette mais…

— C’est fâcheux ; je voulais vous demander si vous me feriez l’honneur de dîner avec moi.

— J’en suis désolée, mais ça m’est tout-à-fait impossible

Au fait, pourquoi avait-elle dit qu’elle était désolée ? Ce n’était pas vrai, pas vrai du tout ! Lamarre, qui n’était certainement pas dupe, avait pris un petit air pincé.

— Oui je sais, le sergent de police !

— Comme vous dites, monsieur Lamarre, le sergent de police.

Il s’était retourné et était rentré dans l’établissement, en prenant bien soin de donner à sa démarche une petite allure dégagée et suffisante qu’il pensait sans doute de la dernière élégance. Pauvre monsieur Lamarre ! En y songeant, Ninette se prit à sourire. Elle ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Décidément, cette fichue lampe du vestibule, il valait beaucoup mieux ne pas la voir, ne pas subir son aveuglant reproche !

Bob était venu la prendre à six heures. Ensemble ils étaient allés chez Gaston, où elle avait trouvé le potage un peu gras, les radis creux et la viande pas très tendre. Là, elle avait commis une maladresse : elle avait répété à Bob les propos de Lamarre. Son regard s’était durci.

— Celui-là, avait-il dit, il va bien falloir qu’un de ces quatre matins j’aille lui dire deux mots dans le tuyau de l’oreille !

— Voyons Bob, il ne faut pas oublier qu’il ne connaît pas grand monde à Saint-Albert ; il vient d’arriver et il s’ennuie un peu, ça se comprend.

— Oui ? Eh ! bien moi, je trouve qu’il tourne beaucoup trop autour de toi !

— Serais-tu jaloux, par hasard ?

— Non, mais tout de même, il ne faudrait pas que…

— Écoute Bob, sois gentil, veux-tu ? Parlons d’autre chose. Je n’y suis pas allée puisque je suis ici avec toi. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Il n’avait pas insisté. Mais au fond d’elle-même, bien au fond, ça lui avait fait plaisir qu’il se soit montré jaloux. Ça ne fait-il pas toujours un peu plaisir à toutes les femmes ?

Que c’était donc agaçant cette lampe du vestibule qui s’obstinait à brûler sans utilité !

Le film se poursuivit.

Après dîner ils étaient partis en auto, à petite allure, au hasard de la route. Comme cette soirée d’octobre était exceptionnellement douce, ils avaient arrêté la voiture sur le bas-côté du chemin, face au fleuve. Bob avait ouvert la radio ; la musique était douce, les mélodies jolies. Et ils étaient restés là longtemps, sans rien dire, les doigts entrelacés, à écouter la musique et à regarder l’eau que faisait frissonner la brise.

Bob, enfin, avait parlé :

— Ninette.

— Oui Bob ?

— Tu n’as pas peur de prendre froid ? Le vent du soir, c’est frais.

— Non, Bob, non. Je suis bien… si bien.

Et le silence était retombé entre eux. Les violons, si lointains et si proches, chantaient la plainte d’un tzigane. Ninette se croyait transportée loin, bien loin, dans un pays merveilleux, peuplé de seuls amoureux et de tziganes qui faisaient pleurer les cordes sous la caresse voluptueuse de l’archet.

— Ninette.

— Bob ?

— Je me suis demandé… enfin, crois-tu Ninette que…

Les violons s’étaient faits plus plaintifs.

— Que quoi, Bob ?

— Que tu pourrais être heureuse, toujours, avec moi ?

— Mais oui, Bob, mais oui, mon chéri, bien sûr.

— Comme ça, tu consentirais à devenir madame Robert Gendron ?

Elle n’avait pas répondu tout de suite. C’était vrai pourtant que les jeunes filles devaient s’attendre à changer de nom un jour. Elle n’y avait jamais songé.

— Madame Robert Gendron, avait-elle dit. Ça sonne bien.

— Alors, c’est oui ?

Derrière eux, sur la route, une automobile était passée en trombe et, dans le haut-parleur, la plainte du tzigane s’était achevée dans un sanglot.

— Pas tout de suite, Bob. Veux-tu ?

— Pourquoi, Ninette ?

— Parce que… parce que ça ne serait pas juste pour toi que je te dise oui tout de suite.

— Pas juste ?

— Non. À cause de Marcel.

— De Marcel ?

— Oui Bob, de Marcel. Il a vingt ans, il ne travaille pas deux mois par an et je ne voudrais, pour rien au monde, que mon mari soit obligé de le nourrir.

Brusquement, il avait coupé la musique.

— Franchement, je suis assez content que tu aies amené la conversation sur ton frère. Ça fait un petit bout de temps que je voulais te parler de lui.

— Me parler de Marcel ?

— Oui Ninette. Je n’aime pas beaucoup les gens qu’il fréquente depuis quelque temps. Quand il n’est pas chez Tony, à la salle de pool[2], il tourne autour de Suzanne Legault.

— Il faut bien qu’il passe ses soirées quelque part, Bob ! Et… Suzanne, mon Dieu, tu es déjà sorti avec elle, toi !

— C’est pour ça que je la connais si bien ! Vois-tu, Ninette, on ne joue pas seulement au pool chez Tony, on y joue aussi aux dés et aux cartes.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que ton frère passe son temps à jouer au poker, et que l’autre soir il a perdu soixante piastres.

— Soixante piastres ! Mais comment veux-tu qu’il perde soixante dollars aux cartes ? Je lui ai donné trois dollars samedi ; c’est tout ce qu’il avait pour sa semaine !

— Je n’en sais rien, ma chérie ; il pouvait avoir gagné la veille. Si je te dis tout ça, c’est parce que tu es sa seule famille. Vous n’êtes que vous deux et, au fond, je sais que tu te considères comme étant un peu responsable de ses actes.

— Il a vingt ans. Je ne peux ni l’enfermer ni le suivre partout.

— Non, Ninette, je sais ; mais il y a autre chose encore. Ton frère fait un métier dangereux.

— Un métier dangereux ! Lequel ?

— Il vend des billets de loterie. Oh ! rassure-toi, ça n’est pas grave, mais enfin c’est illégal. Il pourrait se faire prendre un de ces jours et ça lui causerait de gros ennuis.

Ici le film s’arrêta brusquement comme quand, au cinéma, la pellicule se casse dans la machine. Ninette ouvrit les yeux. Dans le vestibule, la lampe brûlait toujours.

Ninette savait, maintenant, pourquoi elle était lasse.

***

Stridente, autoritaire, la sonnerie du téléphone retentit.

— Allo, Ninette ?

— Oui, Bob, Que se passe-t-il ?

— Es-tu déshabillée ?

— Non. Pourquoi ?

— Écoute ! ne t’énerve pas surtout. Il y a eu une bagarre ce soir chez Tony. Marcel était là, la police y est allée et il a été arrêté avec une dizaine d’autres gars.

— Marcel arrêté !

— N’aies pas peur, ça va s’arranger. Mais je pense qu’il vaudrait mieux que tu descendes au bureau tout de suite.

— Je serai là dans cinq minutes !


IV

où l’on voit les choses aller de mal en pis

Le chef Langelier, maître suprême de la police de Saint-Albert, arpentait son bureau de long en large. C’était un homme de plus de soixante ans, haut de taille et dur d’aspect. Trente-cinq ans passés au service de la loi n’avaient pu réussir à lui endurcir le cœur. Bob, debout près de la fenêtre, mâchait nerveusement le bout d’une allumette. Ninette pleurait doucement, appuyée sur le large pupitre de chêne.

— Voyons, monsieur Langelier, répétait-elle pour la vingtième fois, vous allez le relâcher ? Il n’est pas possible qu’il ait fait quelque chose de mal !

— Ah ! ça me fait ben de la peine, mam’zelle Lortie, ben de la peine de vous voir tant de chagrin, mais sur les quinze cimequières de gars qu’on m’a amenés, je pense que je vais être obligé d’en garder rien qu’un, puis ça va être votre frère !

— Mais qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il y a un homme à l’hôpital, le crâne fendu, bouteille cassée sur la tête. Il en reviendra peut-être bien pas.

— Mais ça ne peut pas être Marcel qui…

— Ça a bien l’air à ça, cimequière ! Il y a deux types qui disent qu’ils l’ont vu et il faut bien vous dire que s’il fallait que le blessé vienne à mourir, votre frère serait dans une fichue position, c’est moi qui vous le dis !

— Est-ce qu’il est si mal que ça ? demanda Bob.

— Je sais pas encore, Gendron. À l’heure qu’il est le docteur Langlois est occupé à l’examiner : mais ça regarde mal, ça regarde ben mal. Il paraît que ça a toutes les allures d’une fracture du crâne. Il y a cinq minutes il n’avait pas repris connaissance !

Ninette ferma les yeux pour ne pas voir danser les choses autour d’elle. Pendant quelques minutes on n’entendit que le bruit des doigts de Bob tambourinant nerveusement la fenêtre, et celui des pas de Langelier qui activait l’allure d’instant en instant. En Ninette il se fit un travail étrange. Derrière ses paupières fermées apparut un point jaune qui s’élargit rapidement en un cercle aux bords couleur de flamme. Peu à peu le cercle se ternit, devint d’un blanc sale, presque gris. L’auréole flamboyante s’éteignit rapidement et la vision, effarante, se précisa. Une cour démesurément longue, étrangement étroite lui apparut. Tout au fond, une potence était dressée. Du ciel, l’eau tombait en cascades. Jamais elle n’avait vu pleuvoir ainsi ! Et soudain, un homme sortit de terre, leva les bras et, sans se retourner, marcha vers le gibet. Cette silhouette, c’était celle de Marcel : la pluie, c’était le bruit que faisait Bob en tambourinant la vitre : le pas du condamné, c’était celui de Langelier tournant dans son bureau comme un fauve encagé !

Langelier parla :

— Je vais voir où ils en sont !

La porte s’ouvrit, se ferma : Ninette n’entendit plus le pas de l’homme et, comme Bob avait quitté la fenêtre, elle n’entendit plus la pluie tomber. La vision disparut. Elle trouva la force d’ouvrir les yeux et celle de ne pas s’évanouir.

Deux minutes plus tard, Langelier revint.

— Et alors, chef ? demanda Bob.

— Mauvais !

Ninette pensa au blessé.

— L’homme, à l’hôpital ?

— Non, pas de nouvelles de ce côté-là. Mais ça, c’est pire !

En disant ces mots il lança sur la table un revolver nickelé.

— On a trouvé ça dans les poches de votre frère.

— Tonnerre ! Il ne manquait plus que ça ! rugit Bob.

Mais déjà Ninette protestait :

— Non, dit-elle, non, ça n’est pas possible ! Marcel n’a jamais eu de revolver de sa vie ! Jamais ! Jamais !

— C’est ce qu’il prétend, lui aussi, répliqua Langelier. D’ailleurs, vous allez bien voir, je vais le faire venir.

Un ordre bref au téléphone et, bientôt, Marcel apparut dans le cadre de la porte.

— Ninette !

— Mon pauvre Marcel !

— Ça n’est pas à moi ce revolver là, Ninette ! Je ne l’ai jamais vu ! Je te le jure !

Langelier intervint, bourru, presque violent :

— Voyons donc, cimequière ! C’est pas à toi ! C’est pas à toi ! Il n’est pas venu dans ta poche tout seul ! Non ?

— Est-ce que je sais, moi, comment il est venu dans ma poche ? Je vous dis que je ne l’ai jamais vu !

Bob intervint :

— Écoute-moi bien, Marcel. Pendant la bagarre, là-bas, tu n’aurais pas senti quelqu’un qui te glissait quelque chose de lourd dans la poche ?

— Non, Bob, je n’ai rien senti du tout.

À ce moment là seulement, Ninette s’aperçut qu’il avait un œil horriblement tuméfié.

— Mon pauvre petit, dit-elle. Ton œil !…

— Oh ! ça ne fait rien ça, répondit Marcel. Un œil noirci, ça s’arrange tout seul.

Puis, se tournant vers Langelier :

— Et vous savez, ce n’est pas moi qui ai frappé le gars sur la tête, non plus. D’abord, je n’ai pas eu de bouteille en main pendant tout le temps que ça a duré ; et puis, je ne l’ai même pas vu quand il a été assommé. Je n’étais pas près de lui.

— On verra ça plus tard, répliqua le chef de police. Pour le moment, je t’avoue que l’histoire du revolver m’embête saprement plus que l’histoire du coup de bouteille.

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, Monsieur Langelier ? Je n’ai jamais eu de revolver de ma vie.

Bob avait pris l’arme et s’était approché de la croisée pour l’examiner en pleine lumière.

— En tout cas, chef, dit-il, je peux vous assurer une chose : ce revolver là n’a pas servi ce soir.

— Je le sais bien ! J’ai vérifié.

— Vous allez le laisser rentrer à la maison avec moi ? demanda Ninette.

— Oui, monsieur Langelier, laissez-moi partir ! Je ne me sauverai pas. Ça, je vous le promets !

— Je voudrais bien, Marcel, je voudrais bien ! Mais ça ne m’est pas possible. Je ne peux pas faire ça.

Résigné, Marcel baissa la tête. Bob intervint :

— Je me porterais volontiers garant pour lui, chef, si vous vouliez le laisser sortir sous caution.

Le chef parut surpris de l’intervention.

— Voyons, Gendron, dit-il, vous savez mieux que personne qu’avec les deux accusations qui pèsent sur lui, je manquerais à mon devoir si je le remettais en liberté, ne fut-ce qu’une demi-heure.

Marcel aperçut les larmes qui, sur les joues de sa sœur, roulaient maintenant sans qu’elle songeât à les retenir. Il s’approcha d’elle, lui prit le front, lui releva lentement la tête, plongea son regard dans ses yeux et, souriant, lui dit :

— Mais non, Ninette, mais non, faut pas pleurer. On ne doit pas être si mal que ça dans la prison de Saint-Albert ; on ne me laissera pas mourir de faim, tu peux être tranquille. Et puis, tu viendras me voir…

— Tant qu’elle voudra, dit Langelier. Ça, je vous le promets.

Il y eut un silence. Le frère et la sœur s’étreignirent, leurs larmes se confondirent…

La pendule sonna le quart d’une heure.

V

où l’on voit quelques personnages se préoccuper à la fois du sort de marcel et des élections prochaines

Il y avait neuf jours que Marcel était en prison. Ses amis, qui avaient d’abord affiché un optimisme plein de désinvolture, commençaient, sans oser se l’avouer, à trouver que son innocence était bien difficile à établir. Bob, dès le lendemain de l’arrestation, avait obtenu du chef Langelier la permission de concentrer tous ses efforts à résoudre la question du revolver, qui était d’ailleurs la seule qui restait à résoudre, puisque le malheureux assommé à coups de bouteille, et qui heureusement avait fort bien vu son agresseur, avait innocenté Marcel dès qu’il avait repris connaissance.

Mais cette question du revolver semblait insoluble.

— Bah ! avait dit Bob, si ce revolver-là appartient à quelqu’un, je finirai bien par dénicher son propriétaire !

Mais depuis huit jours, il avait beau questionner tous ceux qu’il rencontrait, il avait beau chercher à amadouer les quelques mauvais sujets qui fréquentaient assidûment chez Tony, il ne trouvait rien. Cette arme, personne ne l’avait vue, tout le monde en ignorait jusqu’à l’existence ; et le sergent, malgré sa perspicacité, malgré l’habitude qu’il avait de déceler le mensonge chez ses interlocuteurs, n’avait encore rien trouvé de suspect dans les réponses qui lui avaient été faites.

Pendant ce temps, Marcel se morfondait dans sa cellule et Ninette, de plus en plus abattue, sentait l’espoir l’abandonner.

Bref, on était à dix jours de la date fixée pour le procès, et Bob n’était pas plus avancé qu’au premier soir. À Saint-Albert, on n’avait plus guère d’autre sujet de conversation. Dire si les convaincus de l’innocence de Marcel étaient plus nombreux que les convaincus de sa culpabilité serait assez difficile. On voyait des gens qui hochaient la tête avec des petits airs entendus et qui laissaient entendre qu’il n’y a jamais de fumée sans feu ; on en voyait d’autres, les vieux surtout, qui en profitaient pour attirer les foudres du Seigneur sur le lieu de perdition qu’était, à leurs yeux, une salle de pool, et qui ne se gênaient pas pour s’écrier avec des mines à la fois contrites et satisfaites :

— Vous voyez où ça conduit la jeunesse d’aujourd’hui. des endroits pareils ! De notre temps…

Et la litanie suivait.

C’était d’ailleurs les mêmes qui, quand ils rencontraient Ninette, lui faisaient des petits saluts hypocritement douloureux ou allaient même jusqu’à lui prendre les deux mains, à hocher tristement la tête, à faire semblant de ravaler une larme et à dire :

— Pauvre petite Ninette, va ! Que c’est donc triste une affaire de même ! Pensez-vous que le sergent Gendron a assez d’influence pour arranger ça ?

Assez d’influence ! On ne doutait pas de la culpabilité mais, à cause de la situation de Bob, on admettait fort bien que la justice put errer.

Heureusement, nous l’avons dit, nombreux étaient ceux qui restaient persuadés que Marcel était victime de quelque malandrin qui lui avait glissé son arme dans la poche au plus fort de la bagarre.

De ceux-là étaient évidemment Gaston Lecrevier et monsieur Bernard qui, dans le restaurant désert, s’étaient mis à jouer aux cartes, une fois le dernier client parti. En jouant, Gaston parlait beaucoup, ce qui ne l’empêchait pas de gagner tout ce qu’il voulait.

— À propos, mon cher monsieur Bernard, dit-il soudain en terminant une dissertation sur le prix des denrées alimentaires, à propos, rien de neuf dans l’affaire de Marcel ?

— Hélas non, rien du tout. Ce pauvre Gendron s’élance tous les matins dans une direction nouvelle, mais tous les soirs…

— Il se cogne le nez sur une muraille. Je vois ça d’ici. Et pourtant, bonne mère ! on ne m’ôtera pas de l’idée qu’un de ces quatre matins, Bob, qui est loin d’être un imbécile, croyez-en ce que je vous en dis, finira par mettre la main sur l’individu qu’il cherche !

À ce moment la porte s’ouvrit. Mathieu, le boucher, et Girard, le boulanger, entrèrent avec une impétuosité qui ne leur était pas coutumière. Il y avait entre Mathieu, que nous connaissons déjà, et son inséparable ami Girard, une différence d’aspect physique qui étonnait ceux qui, pour la première fois, les voyaient ensemble, et aurait fort probablement fait se gausser les habitants de Saint-Albert si, de mémoire d’homme, on n’avait eu l’habitude de voir Girard où l’on voyait Mathieu et Mathieu où l’on apercevait Girard. Autant Mathieu était grand et fort, autant Girard était petit et mince : autant le boucher semblait menacé d’apoplexie, autant le boulanger avait les joues de la couleur de la farine qu’il pétrissait. Il ne fallait pourtant pas s’y tromper ; dans les coups durs de leur jeunesse, Girard avait toujours fait largement sa part et il y avait, de par la ville, plus d’un individu qui aurait pu dire que les poings de Girard, si petits qu’ils fussent, étaient loin d’être tendres. Mais là ne s’arrêtait point la différence. Mathieu avait une voix de basse, Girard une voix de ténor ; Mathieu avait une chevelure noire, abondante et crépue, Girard avait été blond mais n’était plus que chauve. Dernier détail : dans toutes les discussions, c’était Mathieu qui criait le plus fort, mais c’était toujours Girard qui avait le dernier mot.

— Gaston, dit Mathieu une fois les politesses faites, je crois que je t’apporte des nouvelles toutes fraîches qui vont te faire écartiller les yeux pas pour rire.

— C’est ben sérieux, renchérit Girard, mais moi, je peux pas encore le croire.

— Hé ! Bagasse ! s’écria Gaston, qu’attendez-vous pour me le dire, si c’est à ce point extraordinaire ?

Mathieu, pour mieux ménager son effet, prit une chaise sans se presser, y déposa ses deux cents livres, leva le bras et dit :

— J’arrive de l’hôtel de ville ; le maire Lefrançois vient de démissionner, et le conseil a fixé les élections au deuxième lundi de novembre.

On aurait annoncé à Gaston qu’il avait gagné le gros lot à la loterie, qu’il n’aurait pas manifesté plus de satisfaction. Il y avait si longtemps qu’il prédisait, avec accompagnement de grands coups de poing sur la table, la chute du gouvernement municipal.

Ça alors, dit-il, ça alors, ça me fait plaisir, peuchère !

一 Mais dites donc, Gaston, dit Bernard ; si je ne me trompe vous m’aviez annoncé que ce serait pour janvier ou février ces élections-là ?

Gaston sembla ne pas entendre la question qui rappelait, avec trop de précision, l’erreur de ses pronostics.

— Raconte-nous ça, Mathieu, hé ? Raconte donc qu’on sache un peu comment ça s’est passé !

— C’est ben simple, dit Mathieu, j’ai pas le diable de détails, mais je sais que tout-à-l’heure, pendant la discussion sur l’entretien des rues et l’enlèvement de la neige l’hiver qui vient, le maire a donné sa démission, puis que ça s’est tellement envelimé que la majorité du conseil a décidé d’aller devant le peuple le deuxième lundi de novembre.

Ce fut le point de départ d’une jolie discussion. Un homme politique canadien-français s’est plaint un jour du peu d’intérêt de ses concitoyens pour la chose publique ; cet homme politique n’était certes jamais passé par Saint-Albert ! Pendant une heure, ces quatre hommes, dont l’un, monsieur Bernard, n’avait élu domicile dans la ville que depuis un mois à peine, tentèrent avec ardeur de démêler l’écheveau des intrigues municipales et de décréter, sur l’heure, la composition du prochain conseil. Il fallait une diversion pour mettre fin à la discussion. Ce fut Mathieu qui, se levant avec dignité et prenant un air solennel, la fournit. Il faut dire que depuis dix minutes, Girard lui faisait des signes mystérieux et désespérés.

Lorsque Mathieu fut debout et que Girard se fut placé à son côté, Gaston se rendit compte qu’ils avaient perdu leur air de tous les jours.

— Eh ! bien, quoi, bougres d’andouilles, qu’est-ce qui vous prend ? Vous avez l’air de deux sergents de ville qui ont avalé leur parapluie !

Mathieu et Girard se regardèrent sans mot dire, échangèrent des clins d’œil pleins de sous-entendus, sourirent avec condescendance et prirent un air avantageux. Monsieur Bernard contemplait la scène avec un malicieux plaisir.

— Non mais sans blagues ! renchérit Gaston, vous avez l’air de jouer aux tableaux vivants, pas moinsse !

— Dis-y donc, conseilla Girard.

— Penses-tu ? fit Mathieu.

— Il me semble, moi, farine d’avoine ! À quoi que ça sert d’attendre plus longtemps ?

— Dans ce cas-là, se décida Mathieu, je vas te dire toute l’affaire, mon vieux Gaston. Girard puis moi, on a eu une idée à soir. Enfin je veux dire que malgré que t’aies déjà eu l’air de refuser une fois quand on t’a demandé, à l’assemblée des commerçants de la rue Principale, de poser ta candidature contre Héliodore Blanchard, euh… on a pensé que… enfin viande de bœuf ! on s’est dit que peut-être bien qu’on pourrait te faire changer d’idée et que… et que…

Et comme toujours en l’occurrence, lorsque Girard vit l’éloquence de Mathieu en difficulté, il vint à la rescousse.

— C’est ben serieux, dit-il, mais faut que tu te présentes, sinon on n’aura pas de chance de débarquer Blanchard.

Gaston avait pris l’attitude de Napoléon à la veille de Waterloo. Bernard s’amusait de plus en plus.

— Il dit pas non, fit Mathieu.

— Il a pas dit oui encore, répliqua Girard.

— Mes chers amis et chers concitoyens, si je ne vous ai pas dit oui tout de suite, c’est parce que j’ai malheureusement l’intention de vous dire non. La proposition que vous me faites ce soir, qui m’honore au-delà de toute expression et qui, en somme, n’est que la confirmation de celle que m’ont faite l’autre jour mes collègues commerçants, gonflerait de fierté la poitrine de feu mon père s’il était encore de ce monde. Que le Seigneur ait son âme ! Mais, chers amis et collègues, j’ai réfléchi et je me suis dit que, quand le chasseur chasse deux lièvres à la fois, il en manque toujours une et que, par conséquent, malgré tout le plaisir que j’éprouverais à mettre mon nez dans les affaires de Saint-Albert, peuchère ! je ne pouvais pas courir le risque de ruiner mon commerce.

— Ben oui, Gaston, ben oui, répliqua Mathieu ; mais il y a des moments où il faut qu’un homme sacrifie ses intérêts personnels aux intérêts de la communauté.

— C’est ben sérieux ce qu’il a bien dit ça ! approuva Girard.

Monsieur Bernard avait cessé de sourire.

— Oui, viande de bœuf ! poursuivit Mathieu, l’espoir de tous les commerçants de la rue Principale puis de tout le bon monde du quartier, ne repose plus que sur toi, mon cher Gaston, pour être enfin représentés à l’hôtel de ville par un honnête homme !

— Évidemment, mon bon, évidemment. Seulement…

Mais Mathieu ne voulut pas entendre l’objection :

— Il n’y a pas de seulement qui tienne, Gaston ! Il est grand temps, il est même plus que temps qu’on se débarrasse de Blanchard et de ses pareils une bonne fois ! Puis, d’après tout le monde, il n’y a qu’un homme, à l’heure actuelle, qui soit capable de recueillir assez de voix pour faire ce nettoyage-là ; c’est toi Gaston !

— Ça, c’est toi qui le dis ! Et puis d’ailleurs, ce n’est pas une raison pour que je fasse une bêtise pareille. Pendant que je serai à l’hôtel de ville, occupé à faire les affaires des autres, mon fricot collera au fond de mes casseroles et je perdrai ma clientèle !

Il n’y avait déjà plus, dans la voix de Gaston, ce ton d’inébranlable conviction avec lequel il avait débité sa première tirade. Le boucher et le boulanger s’en rendirent compte et, tandis que monsieur Bernard, toujours muet et souriant, bourrait tranquillement sa pipe, les deux compères, sentant que l’heure était venue, que l’instant était propice, redoublèrent d’ardeur.

Puisqu’il fallait prendre la forteresse d’assaut, ils la prendraient. Il fallait que Gaston cédât !

VI

où il est question de lettres anonymes et d’un défenseur pour marcel

Il était onze heures du matin. Dans la cage vitrée où elle allait trôner jusqu’à six heures du soir, mademoiselle Cunégonde Décarie, la deuxième caissière du cinéma Agora, comptait la menue monnaie qu’elle avait à sa disposition pour commencer sa journée. À quelques pas de là, le portier, Louis Beaupré, faisait mollement reluire une énorme barre de cuivre qui divisait le hall d’entrée en deux couloirs destinés à canaliser, les jours de grande affluence, l’entrée et la sortie des spectateurs.

Cette brave Cunégonde était plus près de quarante ans que de trente, mais elle avait conservé, de sa première jeunesse, une double fraîcheur : celle du cœur et celle du teint. Quand elle avait vingt ans, beaucoup de gens s’accordaient à la trouver laide ; depuis qu’elle avait dépassé la trentaine on la trouvait presque jolie. S’était-il opéré en elle une métamorphose ? Évidemment non, mais elle avait su ne pas vieillir, ne pas faner. Elle avait acquis cette beauté particulière aux femmes laides qui résistent, beaucoup mieux que les jolies, à l’assaut des ans. Un peu d’embonpoint, de graisse distribuée à bon escient, avait arrondi les angles, comblé les salières des épaules, mis de la chair là où, dix ans auparavant, il ne semblait y avoir que des os. Mais le charme de Cunégonde était bien plus moral que physique. Elle avait un tempérament comique. Gaston Lecrevier disait qu’elle avait une nature de fantaisiste de café-concert.

Tout en comptant sa monnaie, elle surveillait, du coin de l’œil, ce brave Louis qui frottait sa barre de cuivre. De Louis nous ne dirons qu’une chose, c’est que le courage et lui n’avaient jamais passé par la même porte.

— Je ne pense pas qu’il y ait grand danger que vous vous fassiez mal à frotter, hein Louis ?

— Ben, mam’zelle Cunégonde, je vois pas bien pourquoi ça serait nécessaire de se faire mal. Pourvu que ça reluise, c’est tout ce qu’il faut, pas vrai ?

— Je ne dis pas non, Louis, seulement il me semble que ça fait un bon bout de temps que vous frottez à la même place là, bout de peanut !

Bout de peanut ! Voilà bien un petit juron innocent, bilingue et rebelle à l’analyse ! D’où il venait ? Cunégonde elle-même, qui l’employait cent fois par jour pour traduire les impressions les plus diverses, n’aurait certes pu le dire. Peut-être l’avait-elle imaginé un jour que, mangeant des arachides, elle en avait avalé de travers un morceau.

C’était vrai que Louis frottait depuis longtemps la même surface. En entendant Cunégonde le lui reprocher, il haussa les épaules et, de sa voix traînarde, répliqua avec simplicité :

— Je suis pas pressé.

— Oh ! ça non ! Pour être pressé vous ne l’êtes pas, certain ! Le jour où vous le serez, le Saint-Laurent ne gèlera probablement plus en hiver !

— Tiens ! reprit philosophiquement Louis, je veux faire un beau vieux, moi ! Je veux pas m’user avant le temps !

À cet instant, la sonnerie du téléphone fit vibrer les vitres de la cage. C’était le téléphone intérieur, celui qui reliait la caisse à la direction. Cunégonde décrocha le récepteur en rougissant légèrement. Monsieur Lamarre lui inspirait à la fois tant de crainte et de respect !

— Allô ? dit-elle.

À l’autre bout du fil, la voix directoriale répondit :

— Mademoiselle Décarie, veuillez passer dans mon bureau, je vous prie.

— Cer… certainement, monsieur Lamarre, tout de suite !

Comme fauchées par un obus de gros calibre, les piles de monnaie si savamment construites par Cunégonde, s’effondrèrent dans le tiroir.

— Louis ! Louis ! cria la pauvre Cunégonde affolée, jetez donc un coup d’œil sur la caisse, voulez-vous ?

Mais Louis n’eut pas à répondre. Avant qu’il n’eût le temps d’ouvrir la bouche, la caissière avait disparu. Dix secondes plus tard, elle faisait chez monsieur Lamarre une tremblante entrée.

— Asseyez-vous, mademoiselle Décarie, je vous en prie, lui dit le directeur.

Elle s’assit où elle était, sans se préoccuper s’il y avait, derrière elle, une chaise pour la recevoir. Sa bonne étoile fit qu’il y en eut une.

Monsieur Lamarre avait un air grave, solennel même, qui ajoutait à la terreur de Cunégonde.

— J’ai reçu une lettre hier, dit-il, et une autre ce matin, qui m’ennuient énormément. Je sais que vous avez beaucoup d’amitié pour mademoiselle Lortie, et c’est pour ça que je vais vous mettre franchement au courant de la situation. Vous pourrez peut-être me dire d’où viennent ces deux chiffons de papier.

Il lui tendit un rectangle de papier fort commun où elle lut : Vous ne pouvez vous rendre compte du tort que vous faites à votre théâtre en gardant Ninette Lortie comme caissière. Pour ma part, je connais plusieurs personnes qui n’iront plus chez vous pour ne pas avoir affaire à elle.

Cunégonde sentit le rouge de l’indignation lui monter aux pommettes.

— Ça prend des pas grand’chose, dit-elle, pour écrire des affaires pareilles ! Puis, naturellement il n’y a pas de signature !

Mais déjà le directeur lui avait tendu la seconde missive.

Tant que vous garderez Ninette Lortie comme caissière, je défendrai à ma famille d’aller aux vues animées chez vous. À bon entendeur salut. Un ami.

Il était impossible que cette brave Cunégonde se contint plus longtemps.

— Ah ! malheur ! éclata-t-elle. Ainsi ils se sont mis dans la tête de faire perdre sa position à cette pauvre petite fille-là ! Si c’est pas malheureux tout de même ! Tenez, monsieur Lamarre, moi qui suis venue au monde à Saint-Albert, qui ai été à l’école à Saint-Albert, qui ai jamais resté ailleurs de ma vie, je suis honteuse ! Oui, pour la première fois, je suis honteuse de ma ville !

L’indignation de Cunégonde avait quelque chose de grandiose et de comique à la fois. René Lamarre eut toutes les peines du monde à réprimer un sourire.

— Calmez-vous, mademoiselle Décatie, calmez-vous, je vous en prie ! dit-il de son ton le plus conciliant. Ninette n’a rien à craindre pour sa position.

— Je l’espère bien ! Manquerait plus rien que ça, bout de peanut !

— Enfin, elle n’a rien à craindre… tant que ces lettres là ne seront adressées qu’à moi. Évidemment, si elles se multipliaient et si elles étaient adressées directement au grand patron de Montréal, ça pourrait devenir plus grave.

Tout en disant cela, le gérant avait déchiré les deux lettres anonymes en de multiples fragments qu’il avait négligemment jetés au panier.

— Faudrait tout de même pas, dit Cunégonde, que vous parliez de ça à Ninette. Elle a déjà bien assez de chagrin sans ça.

— Voyons, mademoiselle Décarie, vous savez bien que je ne suis pas homme à faire de la peine à une jeune fille, quand il y a moyen de faire autrement.

***

Quelques heures plus tard, à l’endroit où il avait fait asseoir Cunégonde, M. Lamarre faisait asseoir Ninette.

— Ma chère enfant, lui dit-il, j’ai pour principe — et je crois qu’il est excellent — de me mêler le moins possible des affaires d’autrui. Si j’y déroge, cet après-midi, croyez bien que c’est à cause de l’intérêt que je vous porte et qui est beaucoup plus grand que vous ne pourriez l’imaginer.

Sans trop bien savoir pourquoi, Ninette se sentit inquiète. C’était sans doute la solennité du préambule.

— Mademoiselle Lortie, poursuivit Lamarre, je sais que le sujet que je vais aborder vous est pénible, et je vous demande de me pardonner mon audace. Voyez-vous, ce qui me décide à m’immiscer ainsi dans votre vie privée, c’est la conviction que j’ai de pouvoir vous rendre service.

Que le gérant s’écoutât parler, rien n’était plus évident : il était même certain qu’il y prenait un plaisir extrême.

— Je n’en doute pas, monsieur Lamarre, dit Ninette pour dire quelque chose.

— Votre frère, si je ne me trompe, doit subir son procès dans quelques jours et, si mes renseignements sont exacts, vous ne lui avez pas encore choisi de défenseur.

— Non, monsieur Lamarre, non évidemment, puisque nous espérons bien, avant le jour du procès, avoir retrouvé le véritable propriétaire de l’arme.

— Je comprends, je comprends parfaitement et je souhaite de tout cœur que… que le sergent Gendron parvienne à retrouver l’individu qu’il cherche ; mais avez-vous songé, ma chère Ninette, à la possibilité d’un échec ? Avez-vous pensé que si le sort voulait que le propriétaire du revolver reste introuvable, le cas de votre frère serait plutôt mauvais et qu’il serait alors fort sage de pouvoir le faire défendre par un bon avocat ?

— Vous avez certainement raison, monsieur Lamarre, répondit Ninette, frappée par la justesse du raisonnement.

— Et je ne crois pas me tromper, reprit-il, en disant que ce n’est pas à Saint-Albert que vous trouverez un défenseur assez rompu aux ficelles du métier pour pouvoir mettre toutes les chances de son côté, c’est-à-dire du côté de votre frère.

— Peut-être, monsieur Lamarre, mais aller chercher un avocat à Montréal, et surtout un avocat comme vous dites, rompu à toutes les ficelles, cela va coûter épouvantablement cher !

— Voilà justement ce qui vous trompe et voilà justement aussi où je crois pouvoir vous rendre service. Mais je vous en prie, mettez-vous à l’aise ! Vous êtes là assise sur le bord de votre chaise comme si je vous intimidais !

Ninette eût pu répondre que ce qui la mettait mal à l’aise, c’était l’indiscrétion, la pesanteur de certains regards. Ah ! si elle avait pu allonger sa robe et en supprimer le pourtant bien modeste décolleté ! Elle essaya pourtant de prendre une pose moins guindée. Lamarre reprit :

— Je vais à Montréal cet après-midi et, si vous m’y autorisez, j’irai voir un de mes amis, un condisciple de collège qui est aujourd’hui l’un des avocats criminels les plus en vue de notre jeune barreau. Je suis sûr qu’il ne refusera pas à notre vieille amitié de prendre la défense de votre frère, et je peux vous garantir qu’il ne vous demandera pas plus d’argent que le plus pâle de nos petits avocats locaux. C’est dit ?

— Mon Dieu, monsieur Lamarre, je ne sais comment vous remercier et j’aurais certainement mauvaise grâce à refuser. D’un autre côté, je ne voudrais pas abuser de… de…

— Voyons, voyons, je vous en prie, vous n’abusez pas du tout ! D’ailleurs, vous rendre service, c’est un plaisir que je m’accorde à moi-même. Vous m’êtes tellement sympathique, mademoiselle Lortie, oui tellement sympathique.

Le discours n’en serait peut-être pas resté là si trois coups n’avaient été frappés à la porte. C’était Louis qui avait besoin de deux ampoules électriques. Ninette en profita pour aller remplacer Cunégonde, qui aurait dû être partie depuis plus d’un quart d’heure.

Et quand Louis, une ampoule neuve dans chaque main, sortit du bureau du patron, il murmura, tandis que sur l’écran Raimu-César disait à Fresnay-Marius, son fils, que l’abus de la lecture est dangereux pour la santé des jeunes gens :

— Qu’est-ce qu’il peut ben avoir donc lui, barre de cuivre ! à être de mauvaise humeur de même ? J’y ai pourtant demandé mes pochettes ben poliment.

Au quatrième rang, une spectatrice commit un éternuement sonore. Quelques rires fusèrent. Louis pensa à autre chose.

VII

de grands stratèges ébauchent un plan de campagne… électorale

Il était près de neuf heures du soir. Dans la boutique à façade blanche, à l’enseigne — Grande boulangerie moderne. Phil. Girard, prop., deux hommes jouaient aux dames : le boulanger lui-même et le boucher, son compère. Assis, l’un sur une chaise et l’autre sur une caisse, le damier tenu en équilibre sur leurs quatre genoux, Girard et Mathieu se faisaient une lutte bien inégale. Depuis que, d’un doigt négligent, il avait poussé un pion, Mathieu avait bourré sa pipe sans hâte, l’avait allumée et avait répandu autour de lui un formidable nuage bleuâtre. Girard, immobile comme le Sphynx, semblait hypnotisé par la position précaire de ses pions.

— Ben quoi, Phil, dit Mathieu, penses-tu que tu vas vivre assez vieux pour jouer ? C’est à toi, tu sais.

— Ben oui, ben oui, je le sais bien, farine d’avoine, que c’est à moi, mais… mais…

— Mais quoi ? Dis-moi pas que t’attends que les Japonais et les Chinois aient fini de se chicaner !

— C’est ben serieux de ce que t’es bavard, toi !

— Bavard, bavard, il y a toujours ben un bout ! Ça fait quasiment dix minutes que j’attends là !

— Est-ce que je te dis quelque chose quand tu prends ton temps ? C’est comme ça que tu gagnes, toi ! Tu me laisses pas tranquille une minute. T’as le tour de me mettre sur les nerfs, puis je sais plus ce que je fais !

— C’est bon, batêche ! je dirai plus rien. Mais essaie donc de te décider !

— Correct ! correct !

Mathieu haussa les épaules, tira son canif de sa poche, l’ouvrit posément et se mit en devoir de faire la toilette de ses ongles. Pendant ce temps. Girard rongeait les siens.

— C’est ben serieux, dit-il, mais si je joue là, tu m’en prends un, puis deux, puis trois, puis tu vas à dame. C’est bon à rien !

— Joue ailleurs, laissa tomber Mathieu avec un ton de méprisante supériorité.

— Puis si je joue là, c’est encore pire ! Tu m’en manges rien que deux, mais je suis obligé de t’en manger un, puis après tu m’en manges un, deux, trois, quatre et tu vas encore à dame !

— C’est ben simple, joue pas là.

Girard hésita quelques secondes. Soudain, les rides qui plissaient son front disparurent, un sourire fit place à la moue de désespoir qui lui déformait la bouche depuis un quart d’heure, et il s’écria :

— Ben oui, gâteau aux amendes ! Ben sûr ! Comment est-ce que j’ai pu faire pour pas voir ça plus tôt ?

D’un geste précis il avança un pion.

— Tu as joué ? demanda Mathieu. Tu es bien sûr que tu as joué ?

— Bien sûr que j’ai joué !

— Mon pauvre Phil, va ! Un, deux, trois.

Et l’énoncé de chaque chiffre s’accompagnait du claquement sonore du pion envahisseur rentrant en contact avec le damier, après avoir bondi par dessus l’ennemi conquis. Le pauvre Girard avait une mine de chien battu.

— Oh ! farine d’avoine de désespoir ! J’avais pas vu ça, moi !

— Mange à cette heure, dit le boucher.

Il fallut bien que Girard s’exécutât. Il avait un pion à prendre, il le prit. Et soudain, homérique, formidable, le rire de Mathieu emplit la boutique.

— Mon pauvre Phil ! Tu parles d’une affaire !

Un… puis deux… puis trois. Donne-moi une dame à cette heure !

Girard était écrasé.

— Ça te prend ben pas grand chose pour te faire rire, dit-il vexé.

— Donne-moi une dame, allons ! Donne-moi une dame !

— Hé ! farine d’avoine ! s’écria Girard. Quand je pense que c’est moi qui lui ai montré à jouer à cet enfant de nananne là ! C’est ben serieux tout de même !

La porte s’ouvrit pour livrer passage à monsieur Bernard.

— Voilà une partie qui a l’air mouvementée, dit le nouveau venu après les salutations d’usage : je vous en prie, messieurs, continuez, continuez !

— Ben non, monsieur Bernard, c’est fini cette affaire-là, répondit Mathieu. Ce pauvre Girard est battu, et comme il est mauvais perdant, ça le met pas mal en rogne.

— Mauvais perdant ? Mauvais perdant ? C’est ben serieux de mentir de même ! hurla Girard. Si j’étais mauvais perdant, ça fait des années que je jouerais plus avec ce gars-là !

— Comment ? rétorqua Mathieu. Et pourquoi donc ça ?

— Pourquoi, farine d’avoine ? Ben parce que ça fait depuis le jour où Lindbergh est arrivé à Paris que j’ai pas gagné une partie. Et on joue au moins une couple de fois par semaine !

— Puis pour moi, batêche ! pensez-vous que c’est plaisant, monsieur Bernard ? demanda Mathieu. Lui, il a toujours l’espoir de gagner un jour, tandis que moi, je sais d’avance que je n’aurai pas d’opposition.

Une fois encore, la porte, en s’ouvrant, vint couper court à la discussion. Cette fois, c’était Gaston qui arrivait. N’avait-il pas promis que ce soir-là, aussitôt après la fermeture du restaurant, il viendrait dire à ses amis si oui ou non il acceptait de poser sa candidature aux élections municipales ?

— Et alors, Gaston, tu as décidé quelque chose, j’espère bien ? questionna le boulanger.

— Monsieur Bernard ne vous a fait part de rien ?

— Ma foi non, Gaston, répondit Bernard. J’ai pensé que c’était un privilège qui vous appartenait.

— Oh ! fit le restaurateur, vous auriez pu le leur dire, vous savez ; je ne me serais pas formalisé pour ça.

Mathieu, à qui son impatience faisait trouver tous ces échanges de politesses bien longs, insista:

— Enfin, qu’est-ce que c’est ta décision ?

Gaston qui, ne l’oublions pas, avait joué la comédie au temps béni où il lui restait des illusions, ménagea son effet. Il toussa pour s’éclaircir la voix, regarda tour à tour chacun de ses trois spectateurs — nous voulons dire chacun de ses trois interlocuteurs — pour s’assurer qu’il avait bien toute leur attention et, posément, leur débita : — Messieurs et chers amis. Vous me pressez de vous dire à quelle décision m’ont poussé mes lentes, mes laborieuses réflexions de ces derniers jours. En quelques mots, pour être bref et précis, je vous dirai, mes chers collègues, ou plutôt, j’aurai le plaisir de vous apprendre, que j’ai décidé d’accepter votre offre et de poser ma candidature aux prochaines élections municipales, avec l’espoir juste et raisonnable de battre Héliodore Blanchard, ce paltoquet dont les manigances me dégoûtent depuis beaucoup trop longtemps.

Mathieu et Girard n’avaient pas attendu la fin de la tirade pour extérioriser leur satisfaction.

À peine Gaston avait-il dit « j’aurai le plaisir de vous apprendre que j’ai décidé d’accepter » que déjà les deux compères tombaient dans les bras l’un de l’autre et esquissaient un pas de gigue. Puis ce furent de bruyants vivats, de violentes mais cordiales poignées de mains, et même la traditionnelle et inévitable chanson canadienne où il est dit que l’acclamé, même s’il n’a jamais été militaire, a gagné ses épaulettes. Mais il faut que les démonstrations les plus enthousiastes et les hourras les plus vibrants aient une fin, quand ce ne serait que pour ménager les cordes vocales des foules : le boucher et le boulanger finirent donc par se calmer, et Gaston, s’adressant à monsieur Bernard, put enfin reprendre la parole.

— Mon cher monsieur Bernard, dit-il, si j’osais je vous demanderais bien quelque chose.

— Mais ne vous gênez pas, mon cher Gaston !

— En somme c’est assez simple. Je voulais vous demander, monsieur Bernard, si vous me feriez l’honneur et l’amitié très grande de prendre la direction de ma campagne électorale ?

Et comme le vieil homme se récriait, il ajouta :

— J’ai en votre jugement, en la sagesse de vos avis, en la pondération de votre caractère, une confiance si grande, si absolue, peuchère ! que je crois que si vous me refusez ça, je retire ma candidature séance tenante, c’est-à-dire, pour dire le vrai, avant même que de l’avoir posée !

Monsieur Bernard eut beau exposer qu’il était trop nouveau venu dans la ville, qu’à son âge il manquerait sans doute de l’énergie nécessaire à d’aussi ardents combats, que d’autres, qui connaissaient mieux que lui les électeurs du quartier et leur mentalité, seraient bien plus à la hauteur ; rien n’y fit. Gaston n’en voulut pas démordre, et comme Girard d’abord, Mathieu ensuite joignirent leurs voix à la sienne, il finit par accepter.

— Et maintenant, mes enfants ! s’écria Gaston ; asseyons-nous et traçons, si vous le voulez bien, l’ébauche de notre plan, de notre plan qui assainira, une fois pour toutes, la politique de notre cité !

Les chaises se rapprochèrent et, jusque tard dans la nuit, comme les conspirateurs de La fille de Madame Angot, les quatre hommes discutèrent.

Pendant ce temps, dans son lit, Héliodore Blanchard se demandait pourquoi diable les oreilles lui tintaient avec tant d’insistance. Mais comme il ne pouvait savoir que, là-bas, dans la boutique du boulanger, il était surtout question de lui ; il mit ça sur le compte de sa digestion, se leva pour aller prendre une dose de bicarbonate de soude, se cogna violemment le gros orteil du pied gauche contre la patte d’une chaise, blasphéma le nom du Seigneur — pas trop fort pour ne pas réveiller sa femme — et se remit au lit.

VIII

où l’on rencontre, tour à tour, une vipère en automobile et le démon vert de la jalousie

Ninette, dans sa caisse, jouait machinalement avec un rouleau de billets et regardait, sans le voir, ce pauvre Louis qui somnolait sur sa chaise. Il y avait plus d’une demi-heure qu’il ne s’était présenté un spectateur ; et c’était tant mieux, car la jolie caissière eût éprouvé bien de la difficulté à ébaucher un sourire, si commercial fut-il. C’est que, vingt minutes auparavant, Bob lui avait appris, au téléphone, une nouvelle qui, pour ne pas être inattendue, n’en était pas moins désastreuse. Le juge venait de fixer le procès de Marcel au mardi suivant, c’est-à-dire à quatre jours ; et Bob n’avait toujours pas réussi à faire progresser son enquête.

Quatre jours ! Les chances qui restaient de retrouver, en si peu de temps, le véritable propriétaire de l’arme découverte dans la poche de Marcel, étaient, il fallait bien se l’avouer, d’une minceur désespérante. Selon toutes probabilités le jeune homme allait donc faire face au tribunal sans pouvoir opposer à l’accusation un argument de poids ou un semblant de preuve. Le problème de la défense se posait maintenant avec une acuité qui mettait, au cœur de Ninette, le remords de l’avoir traité trop légèrement jusque-là. Il fallait trouver un avocat à Marcel ; il fallait lui en trouver un tout de suite, et il fallait surtout lui en trouver un bon. Si, avant le procès, Bob trouvait ce qu’il cherchait avec tant de détermination, avec tant de farouche énergie, eh bien, ce serait tant mieux ; la tâche de l’avocat s’en trouverait d’autant allégée. Mais elle ne pouvait plus attendre ; il fallait agir, agir, agir tout de suite !

Mais comment agir ? Quoi faire ? Où s’adresser ? D’abord, il fallait qu’elle reste là, dans cette cage de verre, pendant plus d’une heure encore, à attendre l’arrivée de Cunégonde. Et quand Cunégonde l’aurait remplacée, où courrait-elle ? À quel défenseur de la veuve et de l’orphelin irait-elle demander de sauver son frère ? Au petit Lachapelle ? C’était un gentil garçon qui y mettrait sans doute des océans de bonne volonté mais qui, tout frais émoulu de l’université, serait écrasé, perdu dès les premières attaques du vieux jouteur qu’était maître Théodore Falardeau, le procureur de la couronne. À qui alors ? Au vieux Rosaire Bouthillier ? Tout le monde savait qu’il n’avait jamais eu le moindre talent ! D’ailleurs, René Lamarre ne disait-il pas encore l’avant-veille, qu’il n’avait aucune confiance en l’habileté professionnelle des avocats locaux ? René Lamarre ! Mais justement, ne lui avait-il pas offert d’obtenir pour Marcel les services de l’une des gloires naissantes du barreau de Montréal ? D’un jeune maître que quelques causes retentissantes avaient consacré, et qui promettait d’être bientôt l’avocat criminel le plus recherché de la métropole ? Évidemment, elle avait accueilli les offres du gérant plutôt froidement, plus préoccupée qu’elle était de couvrir sa gorge et ses jambes que d’écouter ses propos. En somme, elle avait peut-être, elle avait certainement eu tort. Que Lamarre se fut montré auprès d’elle un peu plus assidu qu’un patron n’aurait dû l’être auprès de son employée, c’était incontestable, mais cela n’impliquait pas nécessairement qu’il ne pouvait être sincère quand il disait vouloir l’aider.

René Lamarre, sorti très tard pour déjeuner ce jour-là, rentrait justement. Ninette l’arrêta au passage :

— Monsieur Lamarre !

— Oui, mademoiselle Ninette ?

— Monsieur Lamarre, je viens de recevoir d’assez mauvaises nouvelles. Le procès de mon frère a été fixé à mardi prochain, et on n’a toujours pas réussi à retrouver le propriétaire du revolver.

— C’est exactement ce que je craignais. Je vous l’ai dit avant-hier.

— Je sais bien, monsieur Lamarre, mais maintenant il s’agit de lui trouver un bon avocat au plus vite !

— Mais, ma chère enfant, l’offre que je vous ai faite tient toujours. Avant-hier je suis malheureusement arrivé trop tard à Montréal pour voir mon ami, maître Léon Martin, mais nous pouvons très bien le voir cet après-midi. C’est à quatre heures que mademoiselle Décarie vient vous remplacer ?

— Oui, monsieur Lamarre.

— En partant immédiatement, nous serons à Montréal bien avant cinq heures, et je suis sûr que nous trouverons Léon soit au bureau, soit au palais.

— Vraiment, monsieur Lamarre, je n’ose pas accepter. Vous aviez peut-être fait d’autres projets, vous deviez peut-être…

— Mais non, mais non, je vous assure !

Et il ajouta, galant :

— D’ailleurs, même si j’avais projeté quelque chose pour cet après-midi, j’y renoncerais avec enthousiasme, car rien ne pourrait m’être plus agréable qu’une promenade en auto avec vous.

En somme, pour un homme adroit, Lamarre avait manqué de jugement en débitant cette galanterie ; car il avait ainsi réveillé, en Ninette, une méfiance qui somnolait à peine. Mais refuser maintenant, n’était-ce pas jeter aux orties la meilleure chance, la seule peut-être qui restait à Marcel de sortir victorieux du combat judiciaire qu’il avait à livrer ?

Ninette sourit donc du mieux qu’elle put et trouva les mots pour répondre :

— On n’est pas plus aimable, monsieur Lamarre.

***

À quatre heures cinq, la petite voiture découverte du gérant de l’Agora filait, en bordure du fleuve, vers la métropole.

Ninette se taisait, et René Lamarre, se disant qu’il était sans doute plus adroit de respecter un silence derrière lequel il croyait deviner un faisceau de pensées inquiètes, qui toutes convergeaient vers Marcel, écoutait distraitement le bruit que faisaient les pneus sur le ciment de la route. Ce n’était pourtant pas à Marcel que Ninette songeait à cet instant ; et s’il y avait en elle une inquiétude, c’était celle de n’avoir pu rejoindre Bob au téléphone avant de partir, et de n’avoir, par conséquent, pu décommander le rendez-vous qu’elle avait pris avec lui pour le soir même, à six heures, chez Gaston. Qu’allait-il dire, qu’allait-il faire en ne la voyant pas apparaître ? Sans doute croirait-il tout d’abord à un empêchement fortuit. Mais ne se fâcherait-il pas de ce qu’elle ne l’ait pas prévenu ? Évidemment, elle avait essayé ; elle avait téléphoné partout où elle pensait pouvoir le trouver : au bureau, chez lui, au club, chez Mathieu même. Mais cela, il ne le savait pas, puisqu’elle avait eu le tort — oui c’était bien un tort — de ne charger personne de lui faire la commission. Peut-être, ne la voyant pas au restaurant, irait-il au théâtre. Oui, peut-être penserait-il à cela. Et alors Cunégonde pourrait lui expliquer. Quoique cela, ce n’était pas encore exactement la solution rêvée. Il était tellement jaloux de Lamarre, ce pauvre Bob, qu’au lieu de se montrer satisfait de l’explication, il pourrait fort bien entrer dans une colère bleue et…

Ninette fut tirée de ses réflexions par un brusque ralentissement de l’auto. À deux cents pieds, sur la route, une silhouette féminine se détachait. Et cette silhouette faisait de grands gestes des deux bras.

— Mais je ne me trompe pas, dit Lamarre, en posant le pied sur la pédale du frein, c’est mademoiselle Legault !

C’était bien elle en effet ; c’était bien la fille du marchand de chaussures, la jolie Suzanne ; celle pour qui Marcel avait fait plus d’une sottise depuis quelques mois, et pour qui Bob semblait avoir eu un penchant assez vif l’année précédentes.

L’auto s’arrêta et Suzanne, en en reconnaissant les occupants, montra beaucoup de joie :

— Tiens ! s’écria-t-elle, Monsieur Lamarre. Ça alors, c’est une chance ! Bonjour Ninette.

— Bonjour, répondit Ninette le plus aimablement qu’elle put.

— Qu’est-ce qui se passe ? questionna Lamarre. Vous êtes en panne ?

— Ne m’en parlez pas ! Je ne sais pas du tout ce que ça veut dire ; mon moteur s’est arrêté et je ne parviens plus à le remettre en marche.

— Ma foi, répondit Lamarre en mettant pied sur la route, mes connaissances mécaniques sont plutôt rudimentaires, mais si je peux faire quelque chose, ce sera avec le plus grand plaisir.

Ninette ne bougea pas. De sa place, elle entendit bientôt Lamarre essayer de mettre le moteur rébarbatif à la raison. Il partait au premier tour mais s’étouffait aussitôt.

— On dirait que c’est votre carburateur qui ne prend pas son essence, dit Lamarre.

— Oh ! vous savez, répondit Suzanne, je n’y connais pas grand chose.

Lamarre ouvrit le capot.

— Si ça dure longtemps, se dit Ninette, nous allons arriver trop tard pour voir l’avocat.

— Dites donc ! s’écria le mécanicien amateur, comme saisi d’une inspiration soudaine, êtes-vous bien sure d’avoir de l’essence ?

— Si je suis sûre de…

— D’avoir de la gazoline, oui ? Vous savez, si perfectionnés que soient les autos aujourd’hui, on n’a pas encore trouvé le moyen de les faire fonctionner sans carburant.

Il alla, en contrebas de la route, cueillir un rameau de peuplier et, s’en étant servi pour jauger le réservoir, il décréta :

— Sec comme le désert du Sahara !

— Qu’est-ce que je vais faire ?

— Mais c’est très simple ; il ne faut pas vous désoler pour si peu de chose. Je vais arrêter au garage Trudeau et donner l’ordre qu’on vous apporte un gallon d’essence. Dans dix minutes vous serez repartie !

Suzanne se confondit en remerciements, et Lamarre revint prendre place à côté de Ninette.

— Soyez patiente, cria-t-il en appuyant sur le démarreur. Vous allez voir que ça ne sera pas une traînerie !

Restée seule sur la route, Suzanne regarda s’éloigner le roadster. Un sourire aussi énigmatique que peu rassurant retroussa légèrement sa lèvre supérieure.

— Je me demande bien si le beau Bob est au courant, murmura-t-elle. Faudra voir à ça, oui faudra voir à ça.

***

Deux heures plus tard, chez Gaston, Bob attendait Ninette. Le restaurateur, attablé en face de lui, parlait avec entrain de sa campagne électorale qui, au dire de ses amis, s’annonçait triomphale. Mais Bob écoutait de façon quelque peu distraite, plus intéressé, semblait-il, par le lent et régulier mouvement des aiguilles de la pendule que par les discours du brave méridional. Six heures vingt et Ninette n’était pas là ! Vingt minutes de retard. C’était si peu dans ses habitudes que Bob ne pouvait s’empêcher d’être inquiet.

— Et c’est pourquoi, mon cher Bob, disait Gaston en terminant un long exposé des arguments qu’il allait développer le soir même devant la foule des électeurs, c’est pourquoi je voudrais que tu me dises franchement ton opinion, peuchère ! Car tu sais, mon bon, s’il y a une opinion à laquelle je tiens, c’est bien la tienne.

Donner son opinion ! Sur quoi ? Bob qui avait perdu le fil du discours de Gaston depuis au moins cinq minutes, se sentit embarrassé, confus, ridicule. Avouer à Gaston qu’il ne l’avait pas écouté, c’était le fâcher, l’offenser gravement sans doute. Mais que faire d’autre ?

Heureusement Aurore, la serveuse, vint providentiellement à son secours.

— Monsieur Gaston, dit-elle, on vous réclame à la cuisine. Il n’y a plus une goutte d’huile d’olive.

— Plus une goutte d’huile d’olive, bonne mère ! Qu’est-ce que vous me chantez là, vous ?

— C’est ce que le chef m’a dit, monsieur Gaston.

— Té ! tu vois, Bob, tu vois ! Voilà que j’ai oublié d’acheter de l’huile d’olive à présent ! Ah ! bonne mère ! Je l’avais bien dit que cette satanée politique allait me faire négliger mes affaires ! Pas d’huile d’olive dans la maison ! Ça, par exemple, ça dépasse tout ! Il n’en faut pas plus pour me déshonorer !

Et Gaston, les bras au ciel, se précipita vers la cuisine. Bob leva les yeux vers la pendule ; il était six heures vingt-cinq.

La porte s’ouvrit et Suzanne entra.

— Bonsoir Bob.

— Bonsoir Suzanne.

— Tout seul ?

— Tout seul pour l’instant oui, mais pas pour longtemps.

— C’est ce que tu penses.

— Comment, c’est ce que je pense ?

— On peut s’asseoir ?

— Mais… mais oui, Suzanne, naturellement ; seulement…

— Oh ! sois tranquille, il n’y a aucun danger que ta blonde te dise quelque chose. D’abord, elle ne nous verra pas.

— Ah ! Et pourquoi s’il te plaît ?

— Parce que… parce qu’il me semble qu’elle peut difficilement être à la fois à Saint-Albert et à Montréal.

— À Montréal ?

— Tu ne savais pas ?

— Je ne savais pas quoi ? Allons, explique-toi ! Où veux-tu en venir ?

— Ninette ne t’a pas dit qu’elle allait à Montréal avec monsieur Lamarre ? Oh ! excuse-moi, Bob, j’aurais mieux fait de me taire. Disons que… disons que je n’ai rien dit, veux-tu ?

Et elle fit mine de se lever. Bob lui mit la main sur le bras et la força à se rasseoir.

— Tu en as trop dit à présent ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Lamarre et de Montréal ?

— Mais ce n’est pas une histoire. Bob, je t’assure. Je sais que Ninette est partie pour Montréal, cet après-midi vers quatre heures, avec René Lamarre, qu’ils devaient souper ensemble et aller au théâtre ou ailleurs.

— Qui est-ce qui t’a dit ça, toi ?

— Mais c’est Lamarre lui-même.

— Lamarre ? Où ça ? Quand ?

— Écoute, Bob, c’est bien simple : je les ai rencontrés tous les deux sur la route. Figure-toi qu’en revenant de Montréal, j’ai manqué de gazoline ; alors j’ai arrêté la première machine qui s’en venait, et c’était justement celle de Lamarre.

— Ouais… — C’est là qu’il m’a dit qu’il emmenait Ninette souper en ville.

— Je vois, dit Bob les dents serrées ; et il t’a demandé de n’en rien dire à personne, je suppose !

— Mais non, Bob, non ; il n’a pas été question de ça.

— Et toi, évidemment, tu as fait exprès de venir ici pour pouvoir me raconter ça !

Suzanne voulut protester. Elle n’en eut pas le temps. Déjà Bob était debout et s’élançait vers la porte, qu’il franchit en coup de vent. Où pouvait-il bien courir ainsi ? Avait-il le fol espoir de retrouver Ninette et Lamarre dans cet immense Montréal ? Suzanne, contente de l’effet produit, haussa les épaules et appela Aurore. Après tout, puisqu’elle était chez Gaston, pourquoi ne pas en profiter pour manger ?…

IX

rupture

Il n’était pas très loin d’une heure du matin. Dans Saint-Albert silencieuse et endormie, à hauteur du cimetière, l’auto de René Lamarre doubla un énorme camion et ralentit pour ne pas écraser deux chiens en goguette.

— Nous arrivons, dit Lamarre, troublant ainsi un silence qui durait depuis au-delà de dix minutes.

— Bob va être dans une colère bleue, pensa tout haut Ninette.

— Bah ! vous lui direz que c’est de ma faute. Je ne pouvais pas prévoir que le patron me demanderait d’assister à l’avant-première d’un film et…

— Je ne vous fais pas de reproches, monsieur Lamarre. Je suis tellement heureuse du résultat de notre démarche !

— Martin a été très chic ; il ne s’est pas fait prier longtemps.

— Il a été charmant à tous points de vue !

L’auto s’arrêta. Ninette était devant chez elle. Elle tendit la main à son compagnon.

— Encore une fois, dit-elle, je ne sais comment vous remercier.

— C’est très simple, ne me remerciez pas.

— Votre ami m’a rendu toute ma confiance.

— Et croyez bien que quand il vous a promis de gagner le procès, ce n’était pas pour vous faire plaisir, c’était parce qu’il était persuadé du succès.

Pour la première fois depuis bien des jours, Ninette se sentait entièrement heureuse : elle en oubliait Bob et toutes les craintes qu’une scène probable lui inspirait encore quelques minutes auparavant. Elle tendit franchement, spontanément la main à René Lamarre.

— Bonsoir et, encore une fois, merci ! Tenez, si je n’étais pas si timide je vous embrasserais sur les deux joues. Je suis tellement heureuse !

— Vous allez me faire le plaisir de mettre votre timidité de côté. Et puis tout de suite ! Allons !

— Comment vous voulez… vous voulez que… ?

— Mais je l’exige à présent ! Il ne fallait pas en parler, ma chère enfant ! Allons, plus vite que ça !

Il tendit la joue avec une moue d’enfant gâté ; Ninette laissa fuser une vocalise de rires, lui mit les deux mains sur les épaules et, gamine, lui planta deux baisers sonores sur les joues. Puis, rapide, légère, elle ouvrit la portière et s’élança sur le trottoir.

— Bonsoir ! cria-t-elle.

— Bonsoir ! À demain !

Le roadster fit un bond en avant tandis que Ninette cherchait sa clef parmi les mille-et-trois objets qui encombraient son sac à main. La sensation de n’être pas seule la fit se retourner brusquement.

— Bonsoir, dit la voix grave de Bob.

— Ah ! c’est toi. Tu m’as fait peur.

— Tu ne t’attendais pas à me voir, n’est-ce pas ?

— Non, Bob, évidemment. Figure-toi que…

— En voilà une belle heure pour rentrer ! interrompit-il brusquement.

— Mais il n’est pas si tard, Bob, et puis…

Encore une fois il lui coupa brusquement la parole :

— Pas si tard ! Qu’est-ce qu’il te faut ? Comme ça, pendant que moi je l’attends comme un imbécile chez Gaston, mademoiselle va souper puis Dieu sait quoi faire, à Montréal, avec ce crétin de Lamarre !

La voix s’était faite dure, mauvaise. Ninette eut l’impression que Bob avait bu.

— Écoute, Bob, dit-elle, je t’en prie ! Nous n’allons pas nous chicaner dans la rue à cette heure-ci.

— Oh ! on ne se chicanera pas, sois tranquille ! Seulement… seulement j’ai bien l’intention de te dire ce que je pense de ta conduite de ce soir, par exemple !

— Vas-y ! Mais je t’en prie, ne parle pas trop fort. Ça ne regarde pas les voisins… Alors quoi, tu ne dis rien ?

— Il y a des choses que je n’oserais pas dire !

— Charmant !

— Quand je pense que chaque fois que j’ai eu le malheur de ne pas trouver les assiduités de ton boss de mon goût, je me suis fait rire au nez ! Oh ! il n’y avait pas de danger, voyons ! Monsieur Lamarre ! Ça n’empêche qu’aujourd’hui tu t’es pas mal fichue que tu avais rendez-vous avec moi à six heures. C’est pas ça qui t’a empêchée de saprer ton camp avec lui !

— Mais non, Bob, mais non. J’ai essayé de t’appeler au téléphone pour te dire que…

— Tais-toi donc, tu as essayé de m’appeler ! Si tu avais essayé, tu m’aurais retrouvé.

一 Parle moins fort, veux-tu ? Il est inutile que les gens…

— Les gens, je m’en fous !

— Moi pas.

— En tout cas ça n’a pas d’importance ! Tout ce que je sais c’est que tu es partie à quatre heures de l’après-midi et que tu reviens à une heure du matin. Ça, par exemple, tu n’es pas capable de le nier !

— Non, mais si tu me laissais parler, je pourrais te dire pourquoi je suis allée à Montréal avec monsieur Lamarre et pourquoi je reviens si tard.

— Parce que tu avais du fun, probablement.

— Ne sois pas méchant, ça ne te va pas. Marcel subit son procès mardi et il était urgent de lui trouver un avocat.

— Et c’est Lamarre qui te l’a trouvé, je suppose ?

— Exactement.

— Et moi, je n’aurais pas pu t’en trouver un, non ? Depuis un mois, qui est-ce qui s’est occupé de Marcel, qui est-ce qui s’est coupé en quatre pour le sortir du trou ? C’est Lamarre, je suppose !

— Non, c’est toi. Seulement…

— Il n’y a pas de seulement qui tienne !

— Ah ! non, Bob, je t’en prie. C’est à mon tour de parler !

— Je me demande bien ce que tu vas pouvoir inventer !

— Écoute, dit-elle : monsieur Lamarre m’a dit qu’il avait un ami à Montréal, un avocat très connu, l’avocat Martin…

— Léon Martin ?

— Oui, Léon Martin. Il m’a offert de me conduire à son bureau tout de suite pour lui demander de prendre la cause de Marcel.

— C’est lui qui va le payer, je suppose !

— Non c’est moi. Et si tu veux le savoir, monsieur Martin me coûtera moins cher que ce que Lachapelle m’aurait sans doute coûté.

— Il va plaider pour tes beaux yeux, hein ?

— Mes yeux n’ont rien à voir là-dedans. C’est par amitié pour monsieur Lamarre que maître Martin consent à s’occuper de Marcel. C’est tout ce que j’ai à te dire, Bob, parce que c’est tout ce qu’il y a eu.

— Oui tout, à part ce que j’ai vu.

— À part ce que tu as vu ?

— Oui certainement ! Je voulais te laisser parler avant de te le dire, mais je t’ai vue, comprends-tu ? je t’ai vue embrasser Lamarre, espèce de…

— Prends garde à ce que tu dis !

— T’es toujours pas capable de soutenir le contraire ! Je t’ai vue, m’entends-tu ? Vue, ce qui s’appelle vue !

— Tu es assez insultant que je ne devrais même pas te répondre ; mais j’ai pitié de toi, mon pauvre Bob. J’étais tellement heureuse de ce qu’il avait fait pour moi que…

— C’était pas une raison pour l’embrasser ça !

— Mais je l’ai embrassé sur les deux joues, comme en embrasse un…

— Comme on embrasse un frère, hein ?

— Mais oui, mon pauvre Bob. exactement.

— Oui ? Eh bien à partir d’aujourd’hui, tu l’embrasseras comme tu voudras et tant que tu voudras !

— Voyons, tu deviens fou !

— Fou ! Oh ! non. Je l’ai été jusqu’à présent, mais là j’ai cessé de l’être. Tu pourras annoncer la bonne nouvelle à ton Lamarre demain : Bob Gendron t’a assez vue, Ninette Lortie ; assez vue, tu comprends !

— Bob !

— Fous-moi la paix !

Instinctivement Ninette lui avait saisi le bras. Il se libéra d’une brusque secousse, pivota sur les talons et s’enfonça dans la nuit.

Un sanglot étrangla Ninette, la lueur du réverbère d’en face se brouilla, des larmes jaillirent.

Rentrée chez elle, elle pleura, pleura jusqu’à se saouler, pleura jusqu’à s’endormir.

Pendant ce temps Bob, ayant réveillé le barman du club, vidait whisky sur whisky.

Lamarre, pas mécontent du tout de sa soirée, rêvait qu’il poursuivait victorieusement l’avantage pris ce soir-là.

Dans sa cellule, Marcel dormait et ne rêvait à rien.

X

petite étude de mœurs électorales

En apprenant qu’il aurait Gaston Lecrevier comme adversaire aux élections, Héliodore Blanchard avait d’abord haussé les épaules avec indifférence.

— Voilà bien, avait-il dit à tous ceux qui voulaient l’entendre, une campagne électorale qui ne me causera pas grandes fatigues. Avec un adversaire comme Lecrevier, je peux me coucher tous les jours à huit heures et attendre patiemment qu’à force de bêtises il dégoûte les deux ou trois douzaines de partisans qu’il peut avoir.

Mais à la réflexion il avait cru prudent d’aller trouver Brasseur, le rachitique propriétaire du Clairon, la nauséabonde feuille de chou qui, chose incompréhensible, était le seul journal de Saint-Albert. Brasseur était, depuis des années, à la solde de Blanchard, comme il était à celle de tous ceux qui desserraient plus ou moins les cordons de leur bourse. L’échevin véreux avait expliqué au journaliste marron ce qu’il attendait de lui, et Le Clairon du samedi suivant avait publié un premier-Saint-Albert virulent, dans lequel ce pauvre Gaston se faisait attraper de la plus belle façon.

L’unique journal de la ville, malgré la piètre estime dans laquelle le tenaient quelques esprits avertis, était une arme politique redoutable ; et monsieur Bernard qui, l’ayant accepté, prenait son rôle d’organisateur politique au sérieux, décida de se l’approprier.

Les chefs politiques, les grands industriels, les financiers en vue vous diront que, pour mettre un journal de son côté, le moyen le plus sûr c’est encore d’en devenir propriétaire. Monsieur Bernard le savait, et comme au surplus il n’ignorait pas que la situation matérielle de Brasseur était de celles dont les avocats, les huissiers et les commissaires-priseurs sont généralement les seuls à profiter, il avait tout simplement acheté l’imprimerie, et le journal par dessus le marché. Cela avait mis Blanchard dans une colère épouvantable mais avait rempli d’aise le dénommé Brasseur qui, ayant été payé comptant, avait pris le premier train pour les États-Unis en oubliant, il va sans dire, de désintéresser ses créanciers.

Et Gaston, qui avait maintenant la presse de son côté, avait tenu une première assemblée dont le succès avait été triomphal. Les chers électeurs du beau quartier centre de la belle ville de Saint-Albert y avaient acclamé des orateurs aussi distingués que le candidat lui-même, le boucher Mathieu et l’épicier Girard. C’est de grand cœur qu’ils avaient conspué le nom de Blanchard chaque fois qu’il était prononcé ; et Dieu sait s’il le fut souvent au cours de cette soirée mémorable, à l’issue de laquelle Mathieu prédisait à tous une victoire éclatante pour son protégé.

Mais la riposte ne s’était pas fait attendre. Blanchard aussi avait tenu une grande assemblée, tout aussi triomphale que celle de Gaston et où, aussi paradoxal que cela puisse paraître, étant donné que le public était sensiblement le même, le nom de Lecrevier avait été conspué avec la même énergie que celui de Blanchard quelques jours auparavant.

Une différence capitale dans la situation des deux candidats avait cependant fortement influé sur la tenue des deux mass meetings. Alors que les lieutenants de Gaston avaient pu fouiller à loisir dans le passé politique de Blanchard, échevin depuis vingt ans, les amis de ce dernier n’avaient pu trouver grand chose à dire contre Lecrevier, qui faisait sa première apparition sur les tréteaux politiques. Ils avaient donc eu recours à la plus haute fantaisie. Et c’est ainsi qu’un jeune avocat, Robert Crèvecœur, qui faisait de la politique par sport, comme d’autres jouent au tennis ou au croquet, avait tenu les propos que voici :

— À Saint-Albert, chers électeurs du quartier centre, dès qu’un chat est beau et gras, c’est bizarre mais il disparaît. Oui il disparaît sans laisser de traces ! Et ce qu’il y a de plus bizarre encore, c’est qu’il n’est jamais le seul. Au cours de la même nuit, dix, quinze, vingt autres félins ne rentrent pas chez eux, ne rentreront pas le lendemain, ne rentreront jamais ! Pourquoi je vous raconte cette histoire de matous ? Pas pour vous faire miauler, soyez tranquilles ! Seulement moi, qui ne me donne pas souvent la peine de faire des déductions savantes, j’en ai fait une et je vous la soumets sans commentaires. Quand des chats disparaissent, le lendemain, chez Gaston, il y a toujours du lapin au menu. Expliquez-ça comme vous voulez !

De toutes les accusations aussi fantaisistes que mensongères portées contre lui, celle de Robert Crèvecœur était la seule qui avait réussi à provoquer l’éruption du volcanique tempérament méridional du cuisinier. Ce n’était plus l’homme qu’on calomniait, c’était l’artiste ! L’homme, Gaston le savait inattaquable : mais l’artiste n’offre-t-il pas toujours un flanc découvert au dard de la critique ? Racine n’a-t-il pas été décrié, Wagner traité de fumiste, Rostand ridiculisé et Rodin accusé de folie ? Qu’on put l’accuser, lui dont le lapin sauté chasseur était la juste fierté, de substituer aux paisibles habitants des clapiers, des félins de gouttières et de ruelles, lui semblait être la plus vile des félonies. Il avait fallu toute l’énergique persuasion de Mathieu, de Girard et de monsieur Bernard, pour l’empêcher de sortir son revolver et d’aller « bonne mère ! transformer ce petit de Crèvecœur en écumoire ! » Il est vrai que si on l’avait laissé faire, il se serait sans doute contenté d’aller jusqu’au coin de la rue et de revenir, apaisé, prendre un dernier café-cognac avant de se mettre au lit.

Toujours est-il que les oracles politiques de Saint-Albert, qui avaient sagement attendu que chacun des candidats eut paru en public pour faire leurs pronostics, déclaraient, au lendemain de l’assemblée de Blanchard, que Gaston avait une chance magnifique de battre son adversaire.

Blanchard lui-même n’était sans doute pas loin d’être de leur avis car, dès dix heures du matin, le jour qui suivit son meeting, il franchissait le seuil du restaurant.

En le voyant entrer, Lecrevier faillit défaillir de surprise et, pour la première fois depuis l’hiver précédant sa première communion, il se sentit incapable de dire un mot. Il faut dire que cette fois-là, s’il avait eu la parole coupée, c’est un ballon ovale de rugby, reçu en plein plexus solaire, qui en avait été la cause.

— Pourriez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? demanda Blanchard de son air le plus aimable.

Gaston lui montra la porte de son petit bureau, s’effaça pour le laisser passer, entra à sa suite, lui désigna un siège et prit place dans son fauteuil ; tout ça avant d’avoir pu articuler un mot.

— Que… que puis-je pour votre service ? finit-il par émettre tant bien que mal.

— Ce que… ce que je suis venu vous dire est, je l’avoue, plutôt délicat, commença Blanchard.

— Oh ! ça je m’en doute un peu, peuchère ! répliqua Gaston. Pour que vous vous soyez décidé à franchir le seuil de ma porte, il faut que ça soit important ! Cela, je me le devine sans peine.

— J’irai cependant droit au but.

— Je l’espère d’autant plus que ma soupe est au feu et que je ne voudrais pas qu’elle colle.

Blanchard se croisa les jambes, bomba le torse, toussa deux ou trois fois et chercha à se donner un air imposant.

— Ce que je suis venu vous dire, énonça-t-il, c’est que vous avez voulu, cette année, poser votre candidature contre la mienne.

— Oh ! ça, monsieur Blanchard, sauf votre respect, vous n’êtes pas venu me le dire puisque je le savais.

— Évidemment, évidemment. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que depuis vingt ans que je suis échevin, vous êtes mon neuvième adversaire : et que les huit qui vous ont précédé se sont lamentablement fait battre.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

— Vous ne vous rendez donc pas compte que vous aussi, vous êtes voué à un lamentable échec ?

Gaston, revenu de sa surprise, avait repris tout son aplomb.

— Oh ! répliqua-t-il, c’est peut-être bien votre opinion : mais ça ne signifie pas que ce soit aussi celle des électeurs.

— J’avoue sans peine, poursuivit Blanchard, que depuis quatorze ans je n’ai pas eu un adversaire de votre force. Vous avez peut-être des ressources que les autres n’avaient pas. Ainsi, par exemple, personne avant vous n’a eu les moyens d’acheter le journal qui me soutenait.

— C’est du Clairon, sans doute, que monsieur veut parler ?

— Mais… naturellement.

— Eh bien apprenez, si vous ne le savez pas encore, que je n’ai pas le moindre intérêt dans l’administration de ce journal.

— Je veux bien vous croire, mais enfin tout le monde sait que c’est votre organisateur qui en est devenu le propriétaire.

— Dans ce cas, si tout le monde le sait, c’est que ce n’est pas un mystère ! Mais tout ça ne me dit toujours pas où vous voulez en venir !

— Je suis venu ici, monsieur Lecrevier, avec un tas d’arguments, pour la plupart excellents, et destinés à vous convaincre qu’en me faisant la lutte vous perdez votre temps, car je suis imbattable.

— Té ! ce n’est pas la modestie qui vous étouffera jamais, vous alors !

— Je m’aperçois cependant que j’aurai de la misère à vous faire partager mon opinion.

— Ça, vous pouvez le dire !

— Alors voilà ! Je vais aller droit au but !

— Et vous aurez raison, bonne mère ! Ça commence à faire longtemps que vous tournez autour du pot et que vous m’empêchez de surveiller les miens !

Mais aller droit au but semblait assez difficile. Blanchard taquinait nerveusement la breloque d’or de sa chaîne de montre, semblait s’intéresser à la pointe de ses souliers, croisait et décroisait les jambes, ouvrait la bouche et la refermait sans avoir rien dit. Gaston, devant cet embarras, sentait grandir son impatience. Elle était sur le point de faire explosion lorsque Blanchard se décida.

— Monsieur Lecrevier, dit-il, si je suis venu vous voir ce matin, c’est parce que… parce que je voulais vous faire une proposition.

— Eh bien peuchère, faites-là ! Personne ne vous en empêche.

— Monsieur Lecrevier, reprit Blanchard de moins en moins à l’aise, je suis venu vous offrir mille dollars.

— Vous dites ?

— Parfaitement, mille dollars ! Mais à la condition, évidemment, que vous retiriez votre candidature.

— Taisez-vous, malheureux ! Je ne pourrais pas entendre un mot de plus ! Par Notre-Dame-de-la-Garde, ma patronne, vous avez de la chance que je sois particulièrement de bonne humeur, parce qu’autrement…

— Mais voyons, monsieur Lecrevier, réfléchissez ! Vous savez bien que, comme échevin, vous toucherez douze cents piastres par an, si vous êtes élu.

— Mais bien sûr que je le serai !

— Pendant deux ans, ça fait deux-mille quatre-cents ! Si vous déduisez vos frais de campagne électorale et toutes les dépenses que vous aurez à part ça, je vous garantis qu’il ne vous restera pas mille dollars !

— Mais alors, peuchère ! comment se fait-il que vous teniez tant que ça à la garder votre charge d’échevin ? Comment se fait-il que vous offriez mille dollars comptant, rien que pour être sûr de ne pas la perdre ?

— Mais je n’ai pas peur de la perdre : je suis même sûr de la conserver. Seulement je ne suis pas très bien portant actuellement, et mon médecin m’a encore dit aujourd’hui que les fatigues d’une campagne électorale pouvaient avoir pour moi des conséquences désastreuses. Alors, naturellement, ces fatigues-là, j’essaie de les éviter ; c’est tout !

— C’est fort simple dans ce cas. Hé ! oui ; si vous avez peur que la campagne vous fatigue, ne la faites pas, té ! Retirez votre candidature.

— Mais vous êtes fou !  !  !

— Pas plus fou que vous ! Et maintenant, zou ! Fichez-moi le camp ! Ça commence à faire trop longtemps que vous m’imposez votre tête de politicien voleur. La porte est là ; je ne vous retiens pas, paltoquet que vous êtes ! Polichinelle !

XI

l’écrasant témoignage de léon sénécal

Le procès de Marcel Lortie avait attiré au palais de justice une foule assez considérable. N’était-ce pas la première fois, depuis bien des années, qu’on allait juger un homme dont la culpabilité n’était pas un fait nettement établi ; un homme qui se prétendait innocent et vers qui montaient bien des sympathies ? On allait donc assister à un vrai procès ! Il allait donc falloir que Falardeau, l’avocat de la couronne, prouvât quelque chose, alors que de coutume il lui suffisait d’étaler les preuves fournies par la police ou de produire l’aveu du délit, avant de prononcer un de ces réquisitoires ampoulés qui étaient sa spécialité, et qui se ressemblaient tous comme des copies d’une même gravure. De plus, ne chuchotait-on pas, depuis la veille, que Marcel serait défendu par Maître Léon Martin, un des meilleurs avocats de Montréal, et que, par conséquent, on allait peut-être assister au spectacle rarissime d’un Falardeau n’ayant pas le dernier mot ? En fallait-il plus pour que quelques douzaines de commères abandonnent leur cuisine, et pour qu’une cinquantaine de rentiers et de chômeurs aillent au palais tuer un temps qui n’avait pas grande valeur ?

Après le cérémonial d’usage, le greffier avait lu l’acte d’accusation et posé la question traditionnelle :

一 Coupable ou non coupable ?

Marcel, d’une voix nette, avait répondu :

— Non coupable.

Dans le public, un frisson d’aise avait couru. S’il avait fallu que Marcel plaidât coupable, la pièce était jouée, le spectacle terminé : il ne serait plus resté aux badauds qu’une alternative : écouter le sempiternel réquisitoire-type de Falardeau ou aller chercher une distraction ailleurs. Heureusement Marcel n’avait déçu personne ; il avait fait la réponse qu’on attendait de lui.

Et pourtant si, il avait déçu quelqu’un ! Ce brave juge Mercure avait eu un affaissement résigné des épaules et une pensée triste, où se mêlaient, avec pittoresque, une pelouse parsemée de marguerites, des petits drapeaux multicolores, des clubs de golf, des caddies respectueux, des drives miraculeux et des put-ins incroyables. Ce « non-coupable » prononcé par l’accusé allait le forcer à renoncer à ses dix-huit trous quotidiens. Il en serait quitte pour dormir, tout-à-l’heure, pendant le réquisitoire de Falardeau ou la plaidoirie de l’avocat de la défense.

一 La parole est à la poursuite, dit-il en cherchant à se caler le plus confortablement possible dans le fauteuil imposant mais assez peu commode dont l’État l’avait gratifié.

Falardeau se leva avec une lenteur calculée, sourit aimablement à l’avocat de Marcel, se passa la main dans ce qui lui restait de cheveux, puis, se tournant vers le juge, s’inclina avec déférence et dit :

一 Votre Seigneurie, la cause est assez simple en elle-même. Arrêté au cours d’une rixe dans un établissement de la rue Principale, sur une accusation qui a d’ailleurs été reconnue mal fondée dès le lendemain, l’accusé a été conduit au poste de police, où on a trouvé sur lui le revolver actuellement exposé sur cette table, comme exhibit numéro un. Le fait est d’autant plus grave, Votre Seigneurie, que l’accusé est un jeune homme fréquentant avec assiduité des endroits dont la réputation laisse plutôt à désirer et que…

L’avocat de Marcel bondit.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! Cela n’a aucun rapport avec la cause ! Je prierais mon savant confrère de ne pas faire de zèle intempestif et de s’en tenir aux faits de l’accusation !

— Objection maintenue, décida le juge qui voulait voir les choses marcher bon train.

— Votre Seigneurie, reprit Falardeau, quand l’arme a été découverte dans une des poches de l’accusé, il a prétendu, contre toute vraisemblance, qu’il ne l’avait jamais vue auparavant. Malgré les objurgations qui lui ont été faites depuis, il s’est entêté à ne pas vouloir changer son système de défense…

— Pourquoi auriez-vous voulu qu’il changeât son système de défense, interrompit Martin ? Il dit la vérité depuis le début et, quoique mon savant confrère qualifie cette vérité d’invraisemblable, je lui prouverai tout-à-l’heure qu’elle n’en est pas moins éclatante !

Le public pouvait difficilement contenir sa joie. Un avocat de la défense qui interrompait Falardeau deux fois en autant de minutes, cela ne s’était jamais vu et promettait bien des satisfactions pour toute la durée du procès. Le juge Mercure, lui, fronçait les sourcils. Si maître Léon Martin continuait à retarder les débats ainsi, il allait les faire durer jusqu’au lendemain et priver Sa Seigneurie de ses dix-huit trous, deux jours de suite !

Falardeau, quelque peu décontenancé, haussa les épaules et demanda à interroger Marcel. Cet interrogatoire, émaillé de nombreuses interruptions fort habilement placées par le défenseur, acheva d’énerver l’accusateur public et de mettre la salle en joie. Marcel le soutint avec fermeté et ne tomba dans aucun des pièges qui lui étaient tendus.

Mais l’avocat de la couronne gardait, dans la large manche de sa robe, un atout formidable. Sentant le public contre lui et craignant de voir le tribunal subir l’influence de la salle, il jugea le moment opportun de jouer sa meilleure carte.

— Votre Seigneurie, dit-il, j’ai reçu ce matin, avant l’ouverture du procès, la visite d’un citoyen honorablement connu de Saint-Albert, dont le témoignage est de nature à jeter sur l’affaire qui nous occupe une lumière éclatante. Quoiqu’il n’ait pas été régulièrement cité, je demande à Votre Seigneurie la permission de faire entendre ce témoin.

— Ça allonge une liste déjà longue, répondit le juge. Enfin ! Faites-le entendre.

Falardeau, qui savait l’éloquence et la force de certains silences, compta mentalement jusqu’à dix avant de se tourner vers le greffier pour lui dire :

— Faites entrer monsieur Léon Sénécal.

Une vague d’étonnement passa bruyamment sur l’assistance. Léon Sénécal ! Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir à faire dans cette histoire ? Et tandis que le greffier d’abord, l’huissier ensuite, répétaient le nom du témoin-surprise, les commentaires allaient bon train. Sur maître Léon Martin, qui entendait le nom pour la première fois, l’atout de Falardeau n’avait guère fait d’effet : mais Marcel ne réussit pas à cacher son inquiétude.

Lorsque le greffier eut procédé à l’assermentation du témoin, Falardeau s’adressa au juge.

— Votre Seigneurie, dit-il, je crois qu’il n’est pas inutile de remonter le cours de quelques semaines, et de dire quelques mots d’un incident, ou plutôt d’un méfait, qui a eu le magasin de monsieur Sénécal comme théâtre. En effet, un samedi soir de septembre, comme le témoin comptait paisiblement les recettes de la journée, un malandrin, jeune de tournure mais le visage masqué, fit irruption dans l’établissement et, revolver au poing, exigea l’argent contenu dans la caisse.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! interrompit une fois de plus Martin. Cette histoire de brigand n’a aucun rapport avec la cause qui nous occupe.

Mais le juge, qui trouvait décidément les interruptions de la défense par trop nombreuses, rejeta l’objection. Falardeau poursuivit :

— Évidemment, Votre Seigneurie, menacé d’une arme redoutable, le témoin ne put opposer aucune résistance. Il se trouva si désemparé, si affolé, qu’il ne put même remarquer avec exactitude la forme du visage, la couleur des cheveux et des yeux de son agresseur. Cependant, une fois le calme revenu, en s’efforçant de se remémorer les moindres détails de la courte scène vécue, il a réussi à se souvenir de certains indices que nous allons pouvoir vérifier dans quelques instants, s’il plaît à Votre Seigneurie.

Cette fois, maître Léon Martin avait nettement perçu le danger.

— Je m’objecte ! s’écria-t-il. Mon savant confrère joue une comédie ridicule et totalement à côté de l’accusation ! S’il cherche à établir que mon client et l’auteur du vol à main armée ne sont qu’une seule et même personne, qu’il le dise !

— Mais certainement, Votre Seigneurie, c’est ça que je cherche à établir, répondit Falardeau.

— Je m’objecte ! répéta pour la centième fois Martin, en donnant cette fois un vigoureux coup de poing sur sa table. La poursuite n’a pas le droit de chercher à établir la preuve d’un crime qui n’est pas imputé à mon client.

— Possible ! rétorqua Falardeau. Mais j’ai le droit de chercher à prouver qu’au moins une fois, avant le soir de son arrestation, Marcel Lortie avait eu un revolver en sa possession !

C’est à la poursuite que le juge donna raison, et Falardeau se tourna vers le témoin.

— Monsieur Sénécal, dit-il, ne m’avez-vous pas assuré ce matin que vous reconnaîtriez sans aucun doute les mains et le revolver de votre agresseur ?

— Oui monsieur.

— Plus fort, grogna le greffier.

— Adressez-vous au juge, conseilla Falardeau. et parlez plus fort. N’ayez pas peur.

— Oui. Votre Honneur, dit Sénécal à voix plus haute.

— Votre Seigneurie, poursuivit Falardeau, je voudrais demander à l’accusé de s’emparer de l’exhibit numéro un, de s’approcher de la boîte des témoins et de braquer l’arme sur monsieur Sénécal.

— Mais c’est ridicule ! clama Martin. Nous ne sommes ni au cirque ni au cinéma ici !

— Objection rejetée.

Le procureur de la couronne se tourna vers Marcel.

— Approchez-vous !

Du regard, Marcel demanda conseil à son défenseur qui lui fit signe d’obéir. Rapidement il s’empara de l’arme et, sans même attendre que Falardeau l’y invitât, il la braqua sur un Sénécal visiblement mal à l’aise, avec ce canon à quatre pouces de son nez.

— Eh bien, questionna Falardeau, reconnaissez-vous l’arme, reconnaissez-vous les mains ?

— C’est absurde, dit l’avocat de la défense.

Sénécal semblait hésiter ; dans la salle, la tension était si forte que pas une tête ne bougeait.

— Eh bien monsieur Sénécal ? Et alors ?

Sénécal releva la tête.

— Ben alors, dit-il, il n’y a pas d’erreur possible. C’est bien lui.

— C’est pas vrai ! hurla Marcel. C’est pas vrai ! C’est pas vrai !

Le public, debout, emplissait la salle d’un vacarme épouvantable et, au premier rang, près de la table de la défense, Ninette glissait à terre, inconsciente.

Deux gardes entraînèrent l’accusé hors de la salle : le juge, sans prendre la peine de suspendre l’audience, se sauva loin d’un tintamarre incompatible avec son âge et sa dignité.

Falardeau triomphait avec insolence, et Martin semblait plus près, qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps, de perdre une cause qu’il avait pourtant crue si facile à gagner.

XII

de deux maux, il faut choisir le moindre

Il fallut à la police et au personnel du palais de justice plus de dix minutes pour rétablir l’ordre. Quelques spectateurs, plus bruyants ou plus belliqueux que les autres, furent expulsés ; et il fallut brandir la menace de débats à huis clos pour que les autres consentissent à se taire. Lorsqu’il fut évident que les esprits avaient eu le temps de refroidir, Sa Seigneurie consentit à revenir prendre sa place. L’évanouissement de Ninette avait été de courte durée, et Marcel lui-même, éloquemment exhorté au calme par son défenseur, revint au banc des accusés, absolument maître de lui. Pour pouvoir reprendre les débats où le charivari les avait interrompus, il fallut faire revenir le témoin Sénécal. Ne fallait-il pas permettre à la défense d’exercer le droit, que personne ne pouvait lui nier, d’interroger elle aussi le marchand de tabac ?

— La défense veut-elle contre-interroger ?

— Non, Votre Seigneurie, pas de question.

Il y eut un murmure à la fois déçu et étonné dans la salle. Comment ? Maître Martin n’essayait même pas de démolir l’écrasant témoignage de Sénécal ! C’était à n’y plus rien comprendre. Falardeau lui-même parut surpris. Mais Marcel et son défenseur échangèrent un sourire qui disait clairement que l’accusé, tout au moins, n’était pas déçu.

Sur un geste du juge, Falardeau se leva.

— Et voilà, Votre Seigneurie, un témoin digne de foi, commerçant respectablement connu, qui vient de jurer sur l’Évangile, qu’il reconnaissait en l’accusé le bandit qui l’a lâchement dévalisé. Mon savant confrère de la défense a peut-être raison lorsqu’il me conteste le droit de chercher à prouver un crime dont l’inculpé n’est pas accusé. Je n’ai d’ailleurs pas l’intention de m’occuper, avant la fin du présent procès tout au moins, de l’accusation de vol à main armée. Cependant, Votre Honneur, j’ai prouvé — et cela me parait amplement suffisant — que Marcel Lortie, quoiqu’il en ait dit, quoiqu’il en ait juré, avait déjà eu en sa possession un revolver avant le soir de son arrestation. Tout-à-l’heure, Votre Seigneurie, la défense va certainement faire témoigner la sœur de l’accusé et lui faire dire que…

Martin se leva d’un bond.

— Je m’objecte, Votre Seigneurie ! s’écria-t-il. Je voudrais bien savoir comment mon adversaire s’y prend pour faire des prédictions sur les agissements de la défense ? Je trouve par surcroît absolument déloyal de chercher à jeter le discrédit sur la déposition d’un témoin, avant même que ce témoin ait été appelé à déposer !

— Objection maintenue, dit le juge en jetant, pour la centième fois peut-être, les yeux sur sa montre.

Falardeau haussa les épaules.

— C’est bien, dit-il en se rasseyant. Dans ce cas-là, Votre Seigneurie, la Couronne a terminé sa preuve.

Falardeau se contentait donc d’un seul témoin. Sa Seigneurie se reprit à espérer que, peut-être, on pourrait bâcler l’affaire avant la fin de la journée, et donna la parole à maître Léon Martin.

— Je crois, commença le jeune défenseur, que la preuve établie par mon honorable adversaire a toutes les qualités de solidité qu’offrent habituellement ces châteaux de cartes, échafaudés par les enfants seuls, les jours de pluie. Qu’un souffle, même léger, vienne à passer sur un de ces fragiles édifices de carton, et lamentablement, il s’écroule. Ce souffle, Votre Seigneurie, vous allez le sentir passer, et je suis persuadé que la seule victime de l’écroulement qui suivra, sera le sentiment d’ineffable satisfaction qui emplit, pour le moment, le cœur de mon adversaire. Greffier, veuillez avoir l’obligeance de faire appeler le premier témoin de la défense, le sergent Robert Gendron.

Il y eut dans la foule, tandis que le greffier faisait son métier, ce qu’il est convenu d’appeler des mouvements divers. Mais encore une fois, le regard courroucé du juge mit rapidement fin à toute velléité de manifestation.

Bob, d’un pas rapide et décidé, avait gravi les deux marches de bois du box des témoins, et ayant prêté serment, attendait patiemment qu’on l’interrogeât.

― Sergent Gendron, si je ne me trompe, questionna maître Martin, vous vous êtes occupé activement de l’affaire Lortie, depuis le lendemain même de l’arrestation de l’accusé ?

— En effet.

— Vous avez surtout cherché à retrouver le véritable propriétaire de l’arme produite ici même, comme pièce à conviction, et dont on cherche à attribuer la propriété à Marcel Lortie ?

— Oui.

— Voulez-vous dire au tribunal si vous avez finalement découvert la provenance réelle de cette arme ?

— Oui, je sais d’où elle vient.

Cette fois le regard sévère du magistrat ne suffit plus. Il fallut le marteau du greffier pour obtenir le silence. C’est que, si les recherches de Bob n’étaient un secret pour personne, tout le monde était persuadé qu’elles n’avaient donné aucun résultat. Ninette sentit l’espoir lui remonter au cœur ; son regard croisa celui de Bob et elle baissa la tête pour qu’il ne la vît pas rougir.

— Sergent Gendron, poursuivit maître Martin, l’arme en question était-elle en la possession de monsieur Marcel Lortie, le soir où monsieur Léon Sénécal a été victime d’un vol à main armée ?

— Non.

Cette fois, ce fut un murmure de satisfaction qui monta de la salle. Falardeau leva les deux bras pour attirer l’attention du juge.

— Je m’objecte ! cria-t-il. Il ne s’agit pas de prouver ici si le revolver était dans la poche de l’accusé le soir du vol, mais bien s’il y était le soir de la bagarre !

— Ah ! non, rétorqua Martin. Non ! Ce serait trop facile !

— Objection rejetée.

Falardeau se rassit en grommelant.

— Sergent Gendron, reprit Martin, quand, d’après votre enquête, Marcel Lortie est-il entré en possession du revolver ?

Bob sembla hésiter. Il chercha des yeux le regard de Ninette et ne le trouva pas.

— La veille de son arrestation, répondit-il d’une voix un peu moins assurée.

Le silence qui suivit avait quelque chose de sinistre. Les gens étaient si stupéfaits qu’ils en oubliaient de manifester. Falardeau resta à son banc, la bouche ouverte, une pastille de menthe entre le pouce et l’index, arrêtée à mi-chemin entre la boîte dont il l’avait extraite et sa bouche. Ninette releva la tête et posa sur Bob un regard où il y avait à la fois de la terreur, de l’incrédulité et du mépris. Marcel pâlit. Seul l’avocat de la défense continua de sourire.

— Voulez-vous m’expliquer, dit-il, comment vous avez acquis cette conviction ?

— C’est le garçon de salle de chez Tony qui m’a dit que Marcel avait gagné le revolver, la veille du jour de la bagarre, au cours d’une partie de poker.

— Voyez-vous ça ! ricana Falardeau ; il est joueur par dessus le marché.

— Je vous en prie, maître Falardeau, vous parlerez à votre tour, dit le juge.

Et Bob reprit son témoignage.

— Ce soir-là, à la fin d’une partie de poker, un étranger qui n’avait pas eu de chance de la soirée, devait cinq piastres à Marcel Lortie et n’avait plus que quelques cents en poche. Il lui a offert le revolver en question, et Marcel, plutôt que de ne rien avoir du tout, a fini par accepter.

— Êtes-vous sûr que le garçon de salle ne se trompe pas ? Êtes-vous sûr que c’est bien Marcel Lortie qui est devenu propriétaire d’un revolver dans les circonstances que vous dites ?

— Le garçon de chez Tony est catégorique.

— Je vous remercie, monsieur Gendron. Je n’ai pas d’autre question à poser au témoin, Votre Seigneurie.

— Moi non plus, Votre Seigneurie, s’empressa de dire Falardeau.

Et ça, tout le monde le comprenait. Ce que l’avocat de Marcel venait de faire, c’était produire un témoignage écrasant pour l’accusé. Quel pouvait bien avoir été son but ?

Le juge consulta sa montre, constata qu’il était grand temps d’aller déjeuner et suspendit l’audience. Au sein des groupes qui se formèrent rapidement dans les couloirs et jusque sur le trottoir, l’incompréhensible conduite de maître Léon Martin faisait le sujet de toutes les conversations. Le témoignage de Bob surprenait tout le monde. Marcel n’était-il pas son ami et le frère de la femme qu’il aimait ? Comment comprendre alors qu’il fut venu froidement, sans paraître se rendre compte des conséquences probables de ses paroles, détruire en quelques mots le système de défense de l’accusé ? Quelques personnes, mieux renseignées que les autres, qui savaient que Ninette et Bob étaient en brouille, avancèrent l’hypothèse que Bob n’avait agi de la sorte que pour se venger de la sœur de Marcel. Mais ça n’expliquait pas l’attitude de l’avocat. Il était clair qu’il n’avait pas été surpris d’entendre Bob affirmer que Marcel possédait l’arme trouvée sur lui, depuis la veille du soir fatal de la bagarre. Il ne pouvait faire de doute qu’il avait cité le sergent en toute connaissance de cause ; qu’il savait fort bien quelles réponses allaient attirer ses questions. Alors, pourquoi les avait-il provoquées ces réponses-là ? Pourquoi avait-il délibérément fait le jeu de la poursuite ? Personne ne pouvait fournir une explication plausible, une hypothèse qui se défendit.

Maître Léon Martin rejoignit Marcel, auprès de qui un garde débonnaire avait laissé entrer Ninette. Et quand cette dernière lui demanda :

— Pourquoi avez-vous fait ça, maître ?

Il répondit :

一 De deux maux, il faut choisir le moindre, mademoiselle Lortie.

XIII

où monsieur bernard fait une apparition tardive mais efficace

À la reprise d’audience, maître Léon Martin demanda à faire entendre le garçon de salle de chez Tony. Falardeau, autant par principe que pour satisfaire sa manie de contradiction, fit quelques difficultés, prétendant que rien ne justifiait l’audition de ce témoin tardif. Le juge accorda néanmoins la permission demandée.

Le garçon de salle, Agamemnon Vacalapoulos, un grec rubicond et jovial, en un français cocasse et imagé, confirma la déposition de Bob, Maître Martin, avec beaucoup de brio, essaya d’ébranler sa conviction. Était-il bien sûr que ce soit Marcel et non pas un des autres joueurs, qui avait accepté le revolver en paiement d’une dette de jeu de cinq dollars ? Était-il certain que ça se soit passé la veille de la bagarre et non le soir même ? En somme, il était facile de se tromper de vingt-quatre heures, et le fait d’avoir entrevu l’arme entre les mains de l’accusé ne prouvait pas grand chose. Marcel pouvait très bien, après examen, avoir rendu l’arme à son propriétaire ; ou il pouvait, quelques instants plus tard, l’avoir revendue à l’un de ses compagnons. D’ailleurs, le témoin pouvait-il jurer sur les Saintes Évangiles que l’arme, qu’il avait vue entre les mains de l’accusé, était bien celle qui se trouvait exposée sur la table du greffier ?

Cette dernière question produisit l’effet espéré. Vacalapoulos regarda longuement la pièce à conviction, se gratta le menton, sortit un énorme mouchoir à carreaux, fit le geste de s’éponger le front, ne l’acheva pas et, les bras écartés, le corps courbé en avant, agitant son mouchoir comme un garde-barrière agite son drapeau rouge, s’écria :

— Ah ! ben ça là par exemple, mossieu l’avocat, je vas te le dire que je le suis pas sûr que c’était bien le même revolver. Parce que, tu le comprends, moi je l’ai pas fait bien bien attention… Moi je l’ai jamais aimé beaucoup ça les armes de feu : ça fait que moi je l’ai pas approché trop près, tu comprends, mossieu l’avocat ?

Monsieur l’avocat comprenait très bien. Il avait maintenant un atout, pas très fort sans doute, mais suffisant peut-être pour faire naître un doute dans l’esprit du juge. Il remercia le témoin et se rassit, réservant pour sa plaidoirie les réflexions que lui inspirait le témoignage de Vacalapoulos, Agamemnon.

À cet instant, un homme en uniforme entra, s’approcha de l’huissier audiencier, et lui dit quelques mots à l’oreille. L’huissier se leva, gravit les marches de l’estrade du juge et, à son tour, chuchota quelque chose. Le juge se pencha vers le greffier, lui répéta ce que venait de lui dire l’huissier, jeta un nouveau coup d’œil sur sa montre et dit :

— Quoique l’audition des témoins soit terminée, monsieur Julien Bernard demande à être entendu. Il apporte, dit-il, un fait nouveau d’une importance capitale.

Il y eut un murmure de satisfaction dans la salle. La pièce n’était pas finie, l’action rebondissait, on pouvait encore s’attendre à de belles scènes, et personne ne songeait à s’en plaindre.

一 Oh ! murmura une femme à sa voisine, tout-à-fait comme dans les vues animées !

Falardeau, lui aussi, avait fait le rapprochement.

— Voyons ! s’écria-t-il. C’est ridicule ! On se croirait au cinéma ! La cause est entendue. On ne va tout de même pas s’amuser à allonger les débats indéfiniment !…

Il y eut entre la défense et l’accusation un échange de mots acerbes, échange auquel le juge mit fin en décrétant que, dans l’intérêt même de la justice, il fallait que monsieur Bernard fût entendu.

L’énigmatique vieillard fut introduit. Souriant et digne il prit place dans le box des témoins et prêta serment. Le silence s’était fait total : quatre cents personnes étaient suspendues aux lèvres de ce témoin de la onzième heure. Dans ce silence, la voix de monsieur Bernard s’éleva profonde, sonore, vibrante.

— Votre Seigneurie, dit-il, j’apporte ici la preuve formelle de l’innocence de Marcel Lortie. Après trois jours de recherches, j’ai retrouvé l’homme qui, pendant la bagarre, a glissé son revolver dans la poche de Marcel. Cet homme, je l’ai ramené à Saint-Albert, et il consent à se présenter devant vous, à la condition qu’on lui promette qu’il ne sera pas inquiété.

Le juge se tourna vers Falardeau.

— Vous entendez, maître ? dit-il.

— Oui, Votre Seigneurie, j’entends très bien, répondit le procureur de la couronne, j’entends parfaitement, mais je regrette, je n’entre pas dans cette combinaison-là. Si un homme vient dire ici « l’accusé n’est pas coupable et le coupable c’est moi », je ferai mon devoir, j’exigerai l’arrestation immédiate de cet homme.

— Décidément, mon savant confrère est un modèle de générosité, fit remarquer maître Léon Martin.

— Je n’ai pas à être généreux. Je suis ici pour faire respecter la loi !

— Vous avez une drôle de façon de la faire respecter ! Vous ne vous rendez donc pas compte qu’en écartant un témoignage qui détruirait l’accusation portée contre mon client, vous allez probablement faire condamner un innocent !

— Ça, monsieur, c’est mon affaire !

— S’il s’agissait d’un témoin à charge, vous n’hésiteriez pas un instant à lui assurer l’impunité !

Le juge crut sage d’intervenir :

— Si j’étais maître Falardeau, je n’hésiterais pas. Je promettrais ce qu’on me demande de promettre…

Visiblement vexé Falardeau s’inclina :

— Très bien. Votre Seigneurie, très bien… Si c’est comme ça que vous l’entendez, j’accepte. C’est contraire à mes principes, mais… j’accepte.

— Monsieur Bernard, dit le juge, vous pouvez aller chercher votre témoin.

— Inutile, Votre Honneur, je l’ai vu entrer dans la salle il y a deux minutes.

Et il appela :

— Monsieur Vachon !

Du fond de la salle, une voix répondit :

— Me v’la !

Et, tandis que tous les cous se tendaient pour le voir, un homme se traça un passage à travers la foule. Autoritaire, le marteau du greffier réclamait le silence, tandis que l’homme, très maître de lui, occupait le box que monsieur Bernard venait de quitter.

— Votre nom ?

— Hector Vachon.

— Posez la main droite sur l’Évangile. Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Que Dieu vous soit en aide. Dites : « Je le jure ».

— Je le jure.

— Le procureur de la couronne désire-t-il interroger le témoin ? demanda le juge.

— Non, Votre Seigneurie, non. Pas de questions à poser.

— Vous, maitre Martin ?

— Avec joie, Votre Seigneurie.

Le défenseur de Marcel s’approcha du témoin, le regarda en souriant et lui demanda :

— Monsieur Vachon, vous reconnaissez ce revolver comme vous ayant appartenu ?

Oui.

— Est-il vrai, monsieur Vachon, qu’après une partie de cartes où la dame de pique ne vous avait guère été favorable…

— Hein ?…

— Après une partie de cartes où vous aviez perdu plus d’argent que vous n’en possédiez, vous avez donné cette arme à l’accusé, en paiement d’une dette de cinq dollars…

— Ben… c’est pas tout-à-fait ça.

— Ce n’est pas tout-à-fait ça ? Que voulez-vous dire ?

— Ben, je veux dire que j’y ai demandé si il voulait le prendre, mais il a pas voulu.

— Il n’a pas voulu l’accepter ?

— Ben non.

— Et ça, monsieur Vachon, ça se passait la veille de la bagarre ?

— La veille ?

— Mais oui, le jour avant, si vous préférez…

— Ben non, le jour avant j’étais pas icitte, moi. Ça se passait ce soir-là.

— Vous êtes sûr ?

— Ben, je vous l’dis ! J’étais pas icitte le jour avant, j’étais à Montréal.

— Dites-moi, monsieur Vachon, puisque Marcel Lortie n’a pas voulu prendre votre revolver, comment se fait-il qu’après la bagarre, au poste de police, on l’ait trouvé dans sa poche ?

— Ah ! ben ça, c’est pas malin. Quand j’ai vu arriver la patrouille[3], je me suis dit que ça serait peut-être pas une ben bonne affaire d’être poigné avec ce fusil-là dans mes poches, ça fait que je l’ai mis dans la première poche que j’ai trouvé. Ça me fait ben de la peine, mais c’était celle de ce petit gars-là !

C’était au tour de maître Martin à triompher. Et son triomphe plaisait au public car, malgré la majesté du lieu et les avertissements préalables, quelques applaudissements crépitèrent. Le marteau du greffier n’eut cependant que très peu de peine à faire rentrer les choses dans l’ordre.

Mais comme, après avoir remercié le témoin, l’avocat de Marcel regagnait sa place, Falardeau se leva :

— Votre Seigneurie, je voudrais poser quelques questions au témoin, moi aussi.

— Je vous ferai remarquer, maître, que vous avez renoncé à ce privilège tout-à-l’heure.

— Je l’admets, Votre Seigneurie, je l’admets ; seulement je n’avais pas entendu le conte de fées que le témoin vient de raconter.

Il y eut un « Oh ! » de protestation dans la salle, et le juge traduisit nettement sa désapprobation par un haussement d’épaules excédé.

— Soit, dit-il, soit, interrogez, mais faites vite. Falardeau, avec une grimace de croquemitaine, s’approcha de Vachon.

— Vous venez, lui dit-il, de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

— Ben oui.

— Vous savez ce que c’est que de prêter serment ?

— Ben, je pense, oui. Je suis pas un enfant d’école.

— Vous savez aussi où un faux serment peut vous conduire ?

— Je m’en doute un petit peu.

— J’ai promis ici, tout-à-l’heure, de vous laisser partir librement : mais je n’ai pas promis que je le ferais si vous vous parjuriez !

— Je me parjure pas, non plus !

— Je l’espère pour vous ! Vous avez dit que vous aviez mis votre revolver dans la poche de l’accusé pendant la bagarre ?

— Oui.

— Vous jurez ça ?

— Ben oui.

— Pouvez-vous jurer aussi, monsieur Vachon, que monsieur Julien Bernard ne vous a pas payé pour venir raconter ça au juge ?

Indigné, maître Léon Martin bondit.

— Mon adversaire n’a pas le droit de prononcer des paroles désobligeantes pour monsieur Julien Bernard, dont le seul but a été d’éclairer la justice !

— La défense a raison, maître Falardeau, trancha le juge. Je ne peux pas vous permettre de poser des questions pareilles au témoin.

Falardeau eut un geste de découragement.

— Dans ce cas-là, Votre Seigneurie, dit-il, je n’ai plus rien à dire.

Le greffier fit signe à Vachon qu’il pouvait se retirer. Le juge consulta ses notes et sa montre. Un rapide calcul mental lui apprit qu’il ne fallait même pas songer à jouer neuf trous avant la tombée de la nuit, et ce fut d’une voix résignée qu’il annonça :

— La parole est à la défense.

— Votre Seigneurie, commença Martin, aucune plaidoirie ne peut valoir le témoignage que nous venons d’entendre. Je dirai simplement ceci : l’accusé est innocent, la preuve est faite et je demande son acquittement.

Des bravos crépitèrent, que le greffier eut bien de la peine à faire taire. Falardeau, invité à parler à son tour, prononça, sans conviction, un réquisitoire où il était question du bien de la jeunesse en général, de l’avenir de l’accusé en particulier, de l’exemple qu’il fallait faire, et qui se terminait par une demande de l’application du maximum de la peine prévue par la loi.

Puis ce fut le silence qui précède les sentences. Celle du juge Mercure fut courte.

— Considérant, prononça-t-il, que la preuve de l’accusation portée contre l’inculpé n’a pu être faite par la poursuite ; considérant qu’il ressort des témoignages entendus que l’arme, qui fait l’objet du délit, n’était pas en la possession de l’accusé avant le soir de son arrestation : nous déclarons Marcel-Edouard-Joseph Lortie honorablement acquitté, et nous ordonnons sa mise en liberté immédiate.

Cette fois, le greffier ne tenta même plus d’empêcher les manifestations. Ce fut au milieu d’un tonnerre d’applaudissements que le juge se retira et que Marcel se jeta dans les bras de sa sœur.

La pièce était jouée, et le public, qui aime les fins heureuses, l’avait trouvée belle.

Seul sans doute, Falardeau n’était pas content. Mais de cela, personne ne se préoccupait.


XIV

où bob fait, sans succès, une tentative de rapprochement

Dès le lendemain de son acquittement, Marcel était entré au service de monsieur Bernard. Cette situation que, quelques semaines auparavant, il avait jugée indigne de lui, lui paraissait, après sa pénible aventure, réunir tous les charmes que peut prendre, aux yeux de l’alpiniste égaré, le moindre petit refuge. Au milieu de tant de livres, pour lesquels monsieur Bernard lui enseignait à avoir, du respect, aux côtés surtout de ce vieillard extraordinaire, en qui semblaient s’être donné rendez-vous toutes les philosophies, dont le bon sens guidait les moindres réflexions, Marcel se laissait pousser vers l’oubli du cauchemar qui venait de bouleverser sa vie, et comme à cet âge les catastrophes laissent derrière elles des sillons bien vite comblés, des regrets rapidement éteints, le jeune homme réapprenait à chanter et à rire, déjà persuadé que le mauvais rêve qu’il venait de faire, ne laisserait pas plus de traces dans la mémoire des autres que dans la sienne.

Si la métamorphose qui s’était opérée en Marcel enchantait quelqu’un, c’était bien Ninette. Cette finesse intuitive, qui est le partage de tant de femmes, et qui chez elle remplaçait si avantageusement l’observation, lui disait que l’ascendant que prenait monsieur Bernard sur son frère, et qui se faisait chaque jour sentir davantage, ne pouvait que lui être bienfaisant. Et elle allait jusqu’à comparer cet ascendant, cette influence, à la perche que le malheureux qui se noie voit soudain tendue à sa portée.

Ninette se montrait donc heureuse de l’orientation donnée par monsieur Bernard aux pensées et aux goûts de son frère ; et si elle se rendait vaguement compte que l’acquittement n’avait pas satisfait tout le monde, qu’il restait encore, dans Saint-Albert, des gens dont les sentiments à l’égard de Marcel n’étaient pas dénués de méfiance, elle refusait de s’alarmer, en pensant que le temps, ce grand guérisseur, ce tout-puissant dispensateur d’oubli, aurait raison des derniers doutes, des dernières calomnies. Ninette souffrait-elle de cette brouille stupide qui l’avait séparée de Bob ? Personne n’aurait pu le dire. Elle continuait d’afficher le même sourire, de faire preuve du même entrain, évitant avec adresse les occasions qui lui étaient données, avec ou sans intention, de parler du beau policier. Les jours passaient, élargissant le fossé, et les intimes de l’un comme de l’autre commençaient à ne plus oser espérer une réconciliation.

Ce soir-là cependant, lorsqu’un peu après six heures Ninette sortit de l’Agora, Bob s’avança rapidement à sa rencontre. Il s’arrêta devant elle, souriant, visiblement gêné, et, pendant quelques secondes, ils se regardèrent sans mot dire. Ce fut Ninette qui, la première, se rendit compte de l’anomalie de la situation.

— Tu as quelque chose à me dire ? fit-elle.

— Oui, naturellement, puisque je suis là.

Et comme elle semblait attendre qu’il s’expliquât, il lui dit rapidement et presqu’à mi-voix :

— Tu ne trouves pas que cette situation bête a assez duré ?

— Je ne vois pas du tout ce que la situation a de bête, Bob.

— Tu ne penses pas qu’on ferait mieux de s’expliquer une bonne fois ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Pour moi, oui.

Ninette haussa les épaules. Il était visible qu’elle ne voyait pas, elle, la nécessité d’une explication.

— Écoute, Ninette, reprit Bob, tu ne peux pourtant pas me refuser cela !

— Qu’est-ce que nous pouvons avoir à nous dire ? Des choses désagréables ? C’est inutile, crois-moi.

— On peut difficilement parler dans la rue, comme ça, devant tout le monde. Ma machine est là. Viens faire un tour, veux-tu ?

— À quoi bon ? Et puis…

— Et puis ?

— Et puis, je n’ai pas grand temps.

La voix de Bob se fit presque suppliante :

— Voyons ! rien que dix minutes, cinq si tu veux. Tu as beau prétendre qu’on n’a rien à se dire, il me semble qu’on en a beaucoup au contraire.

— Soit, dit Ninette, cinq minutes.

***

Dès que l’auto eut quitté l’encombrement de la rue Principale et se fut engagée sur le chemin, beaucoup moins fréquenté, qui monte vers la gare, Bob rompit le silence.

— Tu dois être contente, dit-il, de la façon dont l’affaire de Marcel s’est terminée.

— Évidemment.

— Ninette, ce que je ne voudrais surtout pas que tu penses, c’est que j’ai essayé de nuire à Marcel. Quand j’ai réussi à faire parler le Grec de chez Tony, le samedi avant le procès, j’ai été trouver monsieur Bernard tout de suite ; on est retournés ensemble chez Tony, et on a réussi à savoir que le gars de qui venait le revolver, c’était un nommé Hector Vachon, un type de Montréal, qui venait à Saint-Albert de temps en temps. Ça fait que monsieur Bernard est parti pour Montréal tout de suite, pour essayer de le retrouver. Et moi, lundi, j’ai vu l’avocat de Marcel et je lui ai raconté toute l’histoire. Évidemment, il m’a dit qu’on ne se servirait pas de mon témoignage : qu’autant que possible, il valait mieux que ça ne se sache pas. Tu comprends bien, Ninette, que si cet imbécile de Sénécal n’était pas venu dire au juge qu’il reconnaissait Marcel, on n’aurait pas été, nous autres, lui raconter l’histoire de Vachon.

— Je sais tout ça, Bob. Monsieur Bernard m’a tout raconté ; mais tu comprends qu’au commencement, je croyais que tu avais voulu te venger de moi. D’ailleurs, je te remercie pour ce que tu as fait pour Marcel.

— Ben oui, Ninette, mais dis-moi donc pourquoi depuis mardi dernier que je t’appelle et que j’essaye de te voir, tu refuses tout le temps ? Pourquoi ?

— Tu as manqué de confiance en moi, Bob. Tu m’as traitée comme la dernière des dernières. Ça, quand bien même je voudrais essayer, je ne pourrais pas l’oublier.

— Ben oui, Ninette, mais tu dois comprendre ! J’étais en colère, je ne savais plus très bien ce que je disais !

— Non, Bob, je ne comprends pas. J’ai pourtant bien essayé de comprendre ; mais malgré ce que tu avais vu, ce que tu pouvais imaginer, si tu avais eu un peu d’estime pour moi, si tu m’avais aimée comme tu le prétendais, tu ne m’aurais pas traitée comme ça. Tu m’aurais écoutée, tu m’aurais permis de m’expliquer et tu n’aurais surtout pas avalé, comme un bol de lait, les méchancetés que Suzanne est allée te raconter.

— Mais c’est justement parce que je t’aimais, Ninette, que j’ai pris ça comme ça ! Tu n’as jamais été jalouse toi ?

— Non, Bob, et je ne comprends pas qu’on le soit. Je ne comprends surtout pas qu’on soit brutal et vulgaire comme tu l’as été.

— Tu exagères !

— Oh ! non, je n’exagère pas ! Vois-tu, Bob, pour la première fois, tu t’es montré à moi sous un jour que je ne connaissais pas, sous un jour qui m’a fait peur.

— Tout de même !

— Déjà les petites scènes stupides que tu m’avais faites à propos de Lamarre, avant ce soir-là, m’avaient profondément irritée. Crois-moi, je ne peux pas vivre avec la crainte d’adresser la parole à un homme, avec la peur de sourire à quelqu’un. J’ai bien réfléchi, Bob, c’est inutile, jamais je ne pourrai être heureuse avec un homme jaloux.

Bob crispa les mains sur son volant, sembla poursuivre un instant sa pensée, tout là-bas, droit devant lui, au bout de la route.

— Pourtant, reprit-il, si tu avais été à ma place !

— Si j’avais été à ta place, Bob, je n’aurais pas crié, je n’aurais pas fait de scène. Et tu peux me croire, je ne t’aurais pas condamné avant d’être sûre que tu aies mal fait. Or moi, je n’avais rien à me reprocher.

— Si encore tu ne l’avais pas embrassé !

— Je t’en prie, ne revenons pas là-dessus. Je t’ai dit comment et pourquoi je l’avais embrassé. Je t’ai dit qu’il n’y avait et puis, à quoi bon reparler de tout ça ?

— Tu trouves que ça n’en vaut pas la peine ?

— Ce n’est pas ça, Bob, mais c’est inutile. Tu es parti, tu m’as dit que tu ne reviendrais pas. Pendant cinq jours tu as fait comme si je n’existais pas…

— Ça fait ton affaire, je suppose ! Tu es contente d’être débarrassée de moi !

— Tu ne me feras pas dire des choses que je ne veux pas dire. Seulement, que veux-tu ? ce qui est fait est fait, et je crois franchement que ça vaut mieux comme ça.

Et comme Bob, les dents serrées, le regard mauvais, ne répondait pas, elle ajouta :

— Et maintenant, conduis-moi chez Gaston, je suis plutôt pressée.

— Tu sors ce soir ?

— Oui, Bob, je sors.

— Avec Lamarre ?

— Je pourrais te dire que tu es indiscret, mais j’aime mieux être franche avec toi. Oui, oui je sors avec monsieur Lamarre.

Rageur, il appuya sur l’accélérateur. Pendant quelques minutes, ce fut une course folle, qui fit pâlir Ninette. Elle ferma les yeux, pour ne plus voir la danse effrénée des poteaux. Calmé, Bob releva le pied, la voiture ralentit. Comme si rien n’était venu interrompre la conversation, il reprit :

— Celui-là, Ninette, je te dis qu’il fait mieux de faire attention à lui, parce qu’un de ces jours…

Une fois encore, le pied de Bob pesa plus lourdement et la voiture bondit.

— Je t’en prie, Bob, il est inutile de recommencer à faire une scène. Et puis, est-il bien nécessaire d’aller si vite ? Garde tes deux mains sur la roue, fais attention où tu vas !

— Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi, si on se flanque sur un poteau ?

— Voyons Bob !

— Veux-tu voir comment ça se fait ?

— Bob ! ! !

Les pneus gémirent bruyamment sur l’asphalte. L’auto obliqua sur le ruban étroit de la route. Ninette instinctivement, se cacha la tête dans ses bras repliés….

Mais la catastrophe ne vint pas. Bob avait redressé la voiture à temps.

— Et puis, non ! dit-il, pas une femme ne vaut ça !

Sans un mot, il rentra en ville et déposa Ninette devant chez Gaston.

XV

il ne suffit pas toujours d’être acquitté par un juge

« Considérant » : avait dit le juge, « que la preuve de l’accusation portée contre l’inculpé n’a pu être faite par la poursuite ; considérant qu’il ressort des témoignages entendus, que l’arme, qui fait l’objet du délit, n’était pas en la possession de l’accusé avant le soir de son arrestation ; nous déclarons Marcel-Édouard-Joseph Lortie honorablement acquitté, et nous ordonnons sa mise en liberté immédiate ».

Ce verdict avait été chaleureusement applaudi ; et Marcel, à ce moment, avait pu se croire lavé de tout soupçon. Mais il avait dû bien vite se rendre à l’évidence : si l’acquittement avait été très favorablement accueilli par les uns, il n’avait pas convaincu les autres. À certains regards dont on le gratifiait, à la mollesse de certaines poignées de mains, il avait compris que l’accusation formelle de Sénécal avait trouvé un terrain propice dans la crédulité ou dans le goût de la médisance d’une partie du public.

Petit à petit, sourdement, la calomnie avait fait son œuvre. Elle avait porté ses premiers fruits au cours d’une assemblée politique, tenue par Gaston Lecrevier et ses amis, dans la salle des fêtes de l’orphelinat. Le boucher Mathieu, dans un discours plus convaincu qu’académique, y avait triomphalement étalé les turpitudes politiques de l’échevin Blanchard : et en somme, Gaston et ses seconds avaient eu d’excellentes raisons d’être contents, jusqu’au moment où le président de l’assemblée avait présenté l’orateur suivant : monsieur Julien Bernard.

L’impopularité de l’organisateur en chef s’était immédiatement manifestée. Dominant de pauvres applaudissements, de vigoureuses huées s’étaient fait entendre, et une voix de stentor avait hurlé cette question :

— Combien c’est qu’il lui a coûté, à Julien Bernard, son faux témoin pour faire sortir de prison cette petite crapule de Marcel Lortie ?

Et d’autres voix, faisant écho, avaient demandé :

— Combien, oui combien ?

L’ordre avait été rétabli à grand peine : monsieur Bernard avait réussi à prononcer un bref discours, qui avait été poliment applaudi, mais il n’en avait pas moins fallu se rendre à l’évidence : sa présence aux côtés du candidat, et surtout à la tête de son organisation électorale, ne pouvait qu’être nuisible. Le soir même, monsieur Bernard démissionnait.

Lorsque, le lendemain, Marcel avait appris l’incident, il avait eu un moment de profond découragement. Il avait même été jusqu’à confier à sa sœur son intention de quitter la ville.

Le dimanche suivant, à la sortie de la grand messe. Ninette hâta le pas pour rattraper monsieur Bernard, sorti de l’église quelques instants avant elle.

— Êtes-vous pressé, monsieur Bernard ?

— Non, Ninette, non. Pourquoi ?

— Parce que j’aurais voulu vous parler.

— Voulez-vous que nous allions voir les canards du parc ? Nous pourrons jaser tout en marchant.

Et ils se mirent lentement en route, malgré le froid assez vif de ce matin de novembre. Jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du flot des fidèles quittant le temple, ils marchèrent en silence.

— Eh bien, dit monsieur Bernard, qu’est-ce que vous avez à me dire de si grave ?

— C’est Marcel qui m’inquiète, répondit Ninette. Il ne vous a parlé de rien ?

— Non. À quel propos ?

— Eh bien à moi, monsieur Bernard, depuis vendredi matin, voilà quatre ou cinq fois qu’il me parle de quitter Saint-Albert.

— De quitter Saint-Albert ?

— Vous savez, bien des gens sont plus portés à croire Sénécal que Marcel. Un peu partout on le regarde de travers. Il y en a même qui lui tournent le dos. Vous comprenez qu’il souffre de cette situation-là.

— Oui, évidemment. Mais il aurait tort de partir. Une fuite dans des circonstances comme celles-ci, ce serait presqu’un aveu.

— C’est ce que je lui ai dit. Je lui ai même dit qu’au contraire, il fallait qu’il s’efforce de ne pas paraître affecté, et qu’un jour la vérité finirait bien par être connue. Seulement, la police n’a plus l’air de s’occuper de l’affaire Sénécal, et il semble bien que jamais on n’arrêtera le coupable. Dans ce cas-là, comment voulez-vous que l’innocence de Marcel soit prouvée ?

— Possible, Ninette, mais ne pourrait-on pas réussir, je ne sais pas exactement comment, à convaincre Sénécal qu’il s’est trompé et à lui faire reconnaître son erreur publiquement ?

— Je ne le pense pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Bernard. Pendant des mois et des mois, Léon Sénécal m’a fait la cour. Il a tout essayé, et je sais mieux que personne qu’il ne m’a jamais pardonné de ne pas être arrivé à ses fins. J’ai la conviction que Sénécal ne s’est pas trompé : je suis sûre qu’il savait très bien, en accusant Marcel, que ce n’est pas par lui qu’il a été dévalisé.

Bernard parut réfléchir quelques instants.

— Évidemment, dit-il, c’est une autre hypothèse. Mais vous pouvez vous tromper.

一 Je ne le pense pas. Si je me trompais, si Sénécal était vraiment de bonne foi, il ne s’acharnerait pas comme il s’acharne. Il ne passerait pas son temps à courir la ville pour crier à tout le monde son indignation de voir son voleur en liberté. Mais pour en revenir à Marcel, vous seul avez maintenant suffisamment d’influence sur lui pour le convaincre qu’il ne faut pas qu’il se sauve.

— Je vous promets d’essayer, Ninette, mais je doute que cela suffise.

— Vous croyez qu’il partira quand même ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Pour vous, et peut-être parce que je réussirai à le convaincre qu’en se sauvant il commettrait une petite lâcheté, Marcel restera, j’en suis sûr. Oui il restera, mais tant que nous n’aurons pas réussi à lui rendre l’estime, l’amitié de ceux au milieu desquels il a grandi, de tous ceux qui, avant les malheureux événements de ces derniers temps, étaient contents de se dire ses amis, il ne sera jamais heureux.

— Je sais, monsieur Bernard, mais que pouvons-nous faire ?

— Pour convaincre les gens de l’innocence de quelqu’un, Ninette, il n’y a vraiment qu’un moyen qui soit radical : c’est de leur fournir le véritable coupable.

— Il doit être loin celui-là !

— Pas si loin peut-être qu’on ne puisse aller l’y chercher.

XVI

où, entre autres choses, il est question d’une automobile repeinte sans l’autorisation de son propriétaire

Quelques jours s’écoulèrent sans que Marcel reparlât de quitter Saint-Albert : mais hélas, s’il semblait que Ninette fut débarrassée de cette inquiétude-là, d’autres lui étaient venues.

Ce matin-là, tandis que Marcel se rasait, la sonnerie du téléphoné retentit. Marcel entendit sa sœur décrocher l’appareil et le raccrocher presqu’aussitôt.

— Qu’est-ce que c’est, cria-t-il ?

— Rien, répondit Ninette, mauvais numéro !

Et, lorsque quelques minutes plus tard, le jeune homme apparut, tout habillé, sa sœur lui demanda :

— Va donc chercher la bouteille de lait.

Marcel sortit et rentra avec une bouteille vide.

— Tiens, dit-il, regarde.

— Encore !

— Oui, encore.

— Je voudrais bien savoir qui peut s’amuser à ça.

— Moi aussi. Et demain, quitte à me lever à quatre heures, je te garantis que je le saurai !

— Quel plaisir peut-on trouver à renverser des bouteilles de lait aux portes des gens ? Il ne faut pas être très intelligent pour faire des farces de ce goût-là.

— Ce n’est pas une farce, Ninette. Quelqu’un s’est mis en tête de nous rendre la vie impossible.

D’ailleurs, il n’y avait pas que la bouteille de lait renversée : il y avait aussi ceci, épinglé à la porte. Tiens, lis !

Il tendit à sa sœur la moitié d’un feuillet de cahier d’écolier. Et comme elle hésitait à le prendre il lut :

Marcel Lortie, Saint-Albert est une ville d’honnêtes gens. Ça veut dire que tu n’y es pas à ta place. Va-t-en avant qu’on ne t’oblige à partir.

— Mon pauvre Marcel.

— Oui, je pense qu’ils ont raison, Ninette. Il va falloir que je m’en aille avant que je ne perde complètement le contrôle de moi-même et que je ne fasse quelque chose qui me conduira en prison pour y rester !

— Je t’en prie Marcel !

— Voyons, ma petite sœur, tu sais bien que ça ne peut pas durer cette affaire-là ! Voilà trois jours qu’on trouve le lait renversé à la porte ; hier soir quelqu’un avait mis des bouts d’allumettes dans la serrure. Qu’est-ce que ça sera aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça sera demain ? Je ne le sais pas, mais il faut absolument que ça s’arrête. Je suppose qu’on finira par m’attendre au coin d’une ruelle, le soir, pour me flanquer une volée. Ou bien c’est à toi qu’on s’en prendra ! Ils ont raison, je ne peux pas m’entêter: il vaut cent fois mieux que je m’en aille.

— Mais non, Marcel, la police est quand même là pour nous protéger.

— Peut-être, oui. On nous laissera tranquilles pendant quelque temps. Mais le jour où la police relâchera sa surveillance, ça recommencera de plus belle ! Crois-moi, allons-nous-en tous les deux.

— Mais où veux-tu qu’on aille, Marcel ?

— Montréal n’est pas si loin. Ils ne nous poursuivront pas jusque-là.

— De quoi vivrons-nous ?

— Nous travaillons ici ! Nous pourrons bien travailler là-bas aussi. Seulement je te garantis que je ne m’en irai pas sans avoir fait payer à quelques-uns la misère qu’on nous fait actuellement. À commencer par Sénécal ! Celui-là, je te jure qu’il ne l’emportera pas en paradis.

Une fois encore la sonnerie du téléphone retentit. Ninette se dirigea vers l’appareil, mais Marcel fut plus prompt qu’elle :

— Allô !

Ninette vit ses lèvres trembler, sa main se crisper sur le récepteur. Rageur, il raccrocha.

— Les crapules ! murmura-t-il. Je suppose que c’est un mauvais numéro dans ce genre-là que tu as eu ce matin ?

— Oui, répondit-elle, ce matin, et deux hier soir.

— Tu vois bien qu’il faut qu’on fiche le camp !

Jamais ils ne nous laisseront tranquilles ! Jamais !

— Ils finiront bien par se fatiguer.

— Oui, mais moi je serai devenu fou avant !

***

Quand, une demi-heure plus tard, Marcel arriva chez monsieur Bernard, il le trouva en grande conversation avec madame Messier, sa femme de ménage. La brave femme était violette d’indignation. L’aimable vieillard était calme et soucieux.

— Vous savez, cria Madame Messier à Marcel dès qu’elle l’aperçut, on a une autre vitre de cassée à matin ! Si c’est pas malheureux tout de même ! Je vous dis que si je mets la main sur le p’tit vaurien qui s’amuse à faire ça, j’vas le lui faire regretter pas pour rire !

— Comme ça, dit Marcel, ça continue, monsieur Bernard ?

— Eh oui, Marcel, ça continue, répondit monsieur Bernard. Il n’y a qu’une chose à faire, téléphoner au magasin de fer et demander qu’on vienne remplacer la vitre.

— Ben oui, ben oui, reprit la femme de ménage, mais ça n’a pas de bon sens de casser une vitre de même toutes les nuits !

— Pas beaucoup, en effet, admit le vieillard. Mais consolez-vous, madame Messier, consolez-vous ! Ils pourraient venir en casser deux toutes les nuits ; ça coûterait encore plus cher.

Et madame Messier, que le calme de son patron semblait irriter davantage, s’en alla en faisant claquer la porte et en invoquant, peut-être un peu plus que de raison, les saints du paradis.

— Et toi, Marcel, demanda monsieur Bernard, t’a-t-on encore renversé ta bouteille de lait ?

Oui. Et ça n’est pas tout.

— Voyons ! Auraient-ils trouvé quelque chose de neuf ?

— Oui, monsieur Bernard.

— Ça m’étonne. Je ne pensais pas qu’ils avaient tant d’imagination ! Qu’est-ce que c’est ?

Marcel lui tendit la demi-feuille de papier qu’il avait trouvée épinglée sur sa porte. Monsieur Bernard la lut, la lui rendit et dit, tout souriant :

一 Il n’y a pas à dire, ils sont bien aimables, tu ne trouves pas ?

— Je ne sais pas comment vous avez le cœur de prendre ça en riant, monsieur Bernard.

— Marcel, mon petit ami, en vieillissant il y a une chose que tu apprendras certainement : c’est que tout s’arrange dans la vie. On n’a jamais le droit de désespérer complètement. Un jour, je te raconterai peut-être mon existence : je te dirai à la suite de quels deuils, de quelles catastrophes, j’en suis venu à rester seul sur la terre. Et pourtant, tu le vois, j’ai repris le dessus, je ne suis pas malheureux et… j’ai soixante-dix ans. Tu te désespères alors que tu as toute ta vie devant toi ; tandis que moi, c’est tout le contraire, je l’ai derrière.

— Je sais bien, que ce n’est pas la fin du monde : je sais bien que je finirai par oublier tout ça et que je pourrai encore être heureux, mais ça, à une condition…

— Que tu t’en ailles. C’est ça que tu veux dire ?

— Oui, c’est ça.

— C’est pourtant ce qu’il ne faut pas faire. Quand on fuit ses ennuis, Marcel, on n’a jamais la même satisfaction que quand on leur fait face, que quand on les combat.

La porte s’ouvrit. C’était madame Messier qui, aussi pâle qu’elle était violette quelques minutes auparavant, apportait la nouvelle d’un nouveau méfait. Si violente était son émotion qu’elle avait beau ouvrir la bouche, aucun son n’en sortait.

— Eh bien quoi, madame Messier, questionna monsieur Bernard, avez-vous mis le feu à la cuisine ?

— Venez donc, venez donc voir ! parvint à articuler la pauvre femme.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Votre belle machine neuve !

— Mon auto ?

— Ils l’ont peinturée en gris, les vitres et tout !

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Puis ils ont coupé les quatre tires !

— Ils ont coupé les pneus par-dessus le marché ?

— Vous voyez bien, s’écria Marcel, qu’on ne peut plus les laisser faire !

— Tu as raison, répondit monsieur Bernard, il faut faire quelque chose. Ainsi, ils se sont introduits dans le garage ?

— Ben sûr, expliqua la femme de ménage. Quand j’suis arrivée à la porte, j’ai ben vu qu’elle était pas fermée. Mais c’est quand j’ai vu la machine ! Mon doux, monsieur Bernard, j’ai eu envie de brailler !

— Qu’est-ce que vous allez faire, questionna Marcel ?

— Tu vas voir ! répliqua monsieur Bernard. J’ai beau être patient, je ne voudrais tout de même pas qu’on me prenne pour un imbécile ! Viens avec moi, nous allons aller raconter ça au chef Langelier.

Et se tournant vers Madame Messier, il ajouta :

— Quant à vous, je vous défends de toucher à l’auto avant l’arrivée de la police !

Les deux hommes sortirent. Quand ils furent sur le trottoir, monsieur Bernard demanda :

— Sais-tu où on peut s’acheter des chiens à Saint-Albert, Marcel, des chiens bien méchants ?

— Je ne sais pas, monsieur Bernard, je ne pense pas que vous trouviez ça ici.

— On ira en chercher à Montréal. Et ça n’est pas tout ! Il y a autre chose qu’on va s’acheter ce matin.

— Autre chose ?

— Oui, Marcel, un bon fusil ! Le premier qui viendra se mettre le nez chez-moi, je te garantis qu’il ne s’en retournera pas sans quelques grains de plomb dans le derrière ! Excuse l’expression.

L’expression ? Marcel n’y avait pas pris garde. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il en aurait excusé d’autrement rabelaisiennes.

XVII

rencontre au bord de l’eau

Le chef Langelier reçut monsieur Bernard et Marcel avec cette amabilité un peu bourrue qui lui était coutumière. Il écouta leurs doléances, prit quelques notes, promit de faire exercer autour d’eux une surveillance active et, appelé par d’autres affaires plus importantes à ses yeux, les mit gentiment mais fermement à la porte.

En novembre, le soleil qui se ressent sans doute de la fatigue de ses longues journées d’été, éprouve le besoin de se coucher tôt. Et quoiqu’il ne fût pas encore cinq heures quand Marcel, l’air pensif, les poings serrés au fond de ses poches, s’assit au bord du fleuve pour rouler, loin des intrus, des pensées plutôt sombres, l’astre-roi avait plus qu’à moitié disparu à l’horizon. Comme tous ceux qui ont ou s’imaginent avoir à se plaindre de l’existence, Marcel rêvait à de lointains rivages. Cette eau qui coulait à ses pieds, qu’aucune force n’arrêterait, qui s’en allait toujours plus vite, semblait-il, entre les rives de plus en plus écartées du fleuve, lui faisait envie. Que ne pouvait-il, comme elle, avec cette même indifférence des paysages environnants, s’en aller loin, bien loin ? Où allait-elle cette eau sur laquelle, avant de disparaître pour la nuit, le soleil jetait des reflets fauves ? S’il avait pu lier son sort à celui de n’importe laquelle de ces vagues minuscules, où aurait-il finalement été échouer ? Sur quelle plage ensoleillée, sur quel rocher abrupt, sur quelle froide banquise, au bord de quel aride désert ou dans quel port grouillant de vie ? Là-bas, entre les bouées rouges et noires qui marquaient le chenal, un paquebot parut. Deux énormes cheminées jaunes amenèrent sur les lèvres de Marcel qui, comme tous les riverains du Saint-Laurent, avait appris à reconnaître les caractéristiques des bâtiments des différentes compagnies de navigation, ces simples mots :

— Un Duchess.

Le transatlantique, qui avait quitté Montréal quelques heures auparavant, s’en allait vers Québec, le golfe et l’Atlantique. Ah ! comme il eut, ce pauvre Marcel, voulu se voir à bord ! Même sans bagages, même sans argent, il eut préféré, tant la détresse de son âme était grande, l’angoisse de l’expatriement à la méchanceté imbécile de ses concitoyens.

Rauque, la sirène du Duchess hulula trois fois. Pour Marcel, ce furent comme trois appels auxquels il ragea de ne pouvoir répondre. Il sentit, à la gorge, cette étreinte qui précède le sanglot. Et il aurait pleuré, pleuré sans retenue comme un enfant blessé, si soudain, par-dessus son épaule, le vent ne lui avait apporté des mots.

— Bonjour Marcel.

Il sursauta, fit un effort violent pour retenir le sanglot qui montait, se retourna vers la voix, et vit, baigné par les derniers rayons du soleil, un frais visage de jeune fille.

— Je t’ai fait peur ? fit la voix.

— Mais non, Fernande, pas du tout. Seulement je ne t’avais pas entendue venir.

— Ça ne m’étonne pas ; tu avais l’air d’une statue. Je… je ne te gêne pas au moins ?

— Mais non, au contraire.

Il y eut un silence. La jeune fille sembla attendre quelque chose qui ne vint pas. Dans la lumière diffuse de cette fin d’après-midi d’automne, Marcel la vit rougir ; il eut conscience de son embarras, il eut le désir de l’en délivrer, et pourtant il ne sut que dire. Ce fut elle qui, la première, trouva une banalité à exprimer :

— Ça va bien ?

— Pas mal, je te remercie.

— Tant mieux, Marcel.

De nouveau le silence tomba entre eux. Cette fois pourtant, ce fut Marcel qui l’empêcha de s’appesantir.

— Et… et toi ?

— Oh ! moi aussi, ça va bien.

— Eh bien, tant mieux.

Une fois encore elle sembla attendre quelque chose ; une fois encore elle fut déçue, sans doute. Marcel sentit qu’elle allait partir, il sentit aussi qu’il ne voulait pas qu’elle parte et qu’il devait, pour la retenir, trouver les mots qu’il fallait dire. Une autre banalité lui vint aux lèvres :

— Tu… tu es pressée ?

— Alors pourquoi as-tu déjà envie de t’en aller ?

— Mais… mais je n’en ai pas envie Marcel.

Seulement ça n’a pas l’air de te faire plaisir de me voir.

— Ça me fait plus que plaisir, Fernande.

Il se leva et :

— Veux-tu que nous marchions jusqu’au petit ruisseau ? demanda-t-il.

— Mais oui, je veux bien.

— Tu n’as pas peur d’être vue avec moi ?

— Moi ? mais non, Marcel, non !

— Tu ne sais donc pas que je suis un bandit ?

On ne t’a pas dit ça ?

— On a essayé de me dire ça, Marcel.

— Essayé ?

Il se baissa brusquement, ramassa une pierre du sentier et, de toutes ses forces, la lança dans l’eau du fleuve. Fernande ne sembla pas remarquer ce que le geste avait de rageur.

— Ça n’est pas vrai, dit-elle, que tu as envie de t’en aller ?

— On t’a dit ça ?

— Oui.

— Qui ça ?

— Qu’importe. Est-ce vrai ?

— Oui.

— Faut pas Marcel.

— Pourquoi ?

Comme la réponse tardait à venir, il insista :

— Pourquoi ne faut-il pas que je m’en aille ?

— Mais… parce que ça me ferait de la peine, Marcel.

— Ça te ferait de la peine, à toi, si je m’en allais ?

— Mais oui.

— Ah !

Ils firent quelques pas sans rien dire.

— Je m’étais pourtant promis, dit Fernande, de ne jamais te dire ça ; mais tu ne sais pas, non tu ne sais pas combien j’ai été malheureuse depuis trois mois. D’abord, quand tu as commencé à sortir avec Suzanne, il m’a semblé que…

— Que quoi, Fernande ?

— Oh ! je ne te fais pas de reproches ; tu avais bien le droit de sortir avec qui tu voulais ! Tu ne m’avais jamais rien dit, rien promis ; seulement vois-tu, moi j’avais rêvé bien des choses.

— Tu as raison, j’avais tort. Elle ne valait pas grand chose.

— Oh ! ça n’est pas ce que je voulais dire.

— Peut-être, mais c’est ainsi.

— Et ensuite, quand tu as été…

— Arrêté, n’aies pas peur de le dire !

— Oui, quand tu as été arrêté, je n’en ai pas dormi pendant… pendant je ne sais pas combien de jours. J’aurais bien voulu aller te voir, mais je ne savais pas comment m’y prendre ; et puis, je n’étais pas sûre que ça te ferait plaisir. Je n’ai pas osé.

Mais il fallait oser, ma petite Fernande.

— Oh ! sois tranquille, je me suis arrangée pour avoir de tes nouvelles tous les jours. Et au procès, j’étais là. Tu ne m’as pas vue, mais j’y étais. Quand Sénécal est venu témoigner contre toi, je pleurais de rage dans mon coin. Puis ensuite, quand ça a été fini, quand tu as été acquitté, j’ai eu une envie folle d’aller te féliciter, d’aller…

— Pourquoi n’es-tu pas venue ?

— Je ne sais pas. J’ai eu peur, je me suis sauvée. Et puis après, j’ai cru que tu allais me téléphoner, que tu allais…

— Je n’ai téléphoné à personne, Fernande ; je n’ai vu personne. Aujourd’hui, le hasard t’a mise sur mes pas et, crois-moi, j’en suis très heureux, très content.

Elle eut un minable sourire. N’allait-elle pas, en effet, avec l’aveu qu’elle s’apprêtait à faire, abdiquer beaucoup de sa fierté de jeune fille ? Mais que lui importait !

— Ce n’est pas, dit-elle, tout à fait le hasard qui m’a mise sur tes pas. Quand je t’ai vu passer tout à l’heure, quand je t’ai vu sortir de la ville, je t’ai suivi de loin.

Et comme il marquait de l’étonnement, elle s’empressa d’ajouter :

— Oh ! je sais bien que je n’aurais pas dû. Ça ne se fait pas.

Mais vite il protesta :

— Comment, tu n’aurais pas dû ? Comment, ça ne se fait pas ? Mais tu as tellement bien fait, ma petite Fernande, que tu n’aurais pu mieux faire ! Tu viens de me donner les seules vraies minutes de plaisir que j’aie éprouvées depuis… depuis ma libération.

— C’est vrai ce que tu dis là ?

— Je te le jure ! Et je te demande pardon. Oui, je te demande pardon, d’avoir été assez bête, assez aveugle pour ne pas comprendre ce que tu valais.

— Je t’en prie, Marcel !

Ce n’était certes pas le soleil couchant qui mettait du rouge au front de Fernande. Il avait achevé de s’enfoncer, derrière les bois, là-bas, de l’autre côté du fleuve.

— Écoute, poursuivit Marcel ; malgré tout ce qu’on t’a dit de moi, malgré qu’un peu partout on me prenne pour un voleur, consentirais-tu à… à me revoir de temps en temps ?

Mais tous les jours, Marcel ! Tant que tu voudras !

— Ne réponds pas trop vite. Songe d’abord aux ennuis que tu peux t’attirer, à ce que ton père dira.

— Ça m’est égal !

— Dis-toi bien aussi, que si les gens savent que tu sors avec moi, ils te tourneront probablement le dos : ils te traiteront comme ils traitent ma sœur : ils te feront peut-être, à toi aussi, un tas de petites méchancetés.

— Ça m’est égal ! Ça m’est égal !

Tandis qu’au loin, le Duchess disparaissait ; tandis que déjà le crépuscule transformait toutes choses en silhouettes, Marcel, presque brusquement, prit Fernande par les épaules, l’attira vers lui, et lui prit longuement les lèvres.

Et ce baiser lui parut un défi jeté au monde entier !

***

Une heure après, Marcel rentrait chez-lui en sifflant un fox-trot à la mode. Comme pour l’accueillir, la sonnerie du téléphone retentit.

— Allô ? Merci, merci beaucoup ? Vous êtes tout à fait charmant ! Que le diable vous emporte !

Comme il raccrochait, Ninette sortit de sa chambre.

— Qu’est-ce que c’était, demanda-t-elle.

— Oh ! pas grand chose. Des injures, encore des injures, toujours des injures !

Il se remit à siffler.

Ninette n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles.

— Voyons, dit-elle, que se passe-t-il ?

— Ce qui se passe ? Tiens, j’ai oublié de te montrer ça. Regarde ! Deux belles petites lettres : une qui est arrivée tout à l’heure chez monsieur Bernard, une autre que je viens de trouver sous la porte. La deuxième, je ne l’ai même pas ouverte. Ça ne m’intéresse pas !

Ninette comprenait de moins en moins.

— Assieds-toi donc une minute, veux-tu ? dit-elle.

— Certainement, ma chère sœur, certainement !

Seulement je te préviens que je suis plutôt pressé.

— Tu sors ?

— Je sors !

— Et pourrait-on savoir où tu vas ?

— Je vais danser.

— Tu vas danser !

Devant l’air ahuri de sa sœur, Marcel se sentit transporté d’allégresse. Il éclata d’un rire clair, sonore ; ce rire plein de jeunesse et d’insouciance que Ninette n’avait plus entendu depuis des semaines. Que se passait-il ? Quel événement pouvait bien justifier ce brusque changement d’attitude et d’humeur ?

— Mais oui, reprit Marcel, je vais danser. C’est de mon âge, pas vrai ?

— Tu vas danser où ?

— À l’hôtel Saint-Louis.

— Tu vas danser ici, à Saint-Albert ?

— Où veux-tu que j’aille ?

— Es-tu devenu fou ?

— Non, Ninette, au contraire ! Oui au contraire, j’ai l’impression d’être revenu à la raison.

— Mais enfin, qu’est-ce qui s’est passé ? On te dit des injures au téléphone et tu ne te fâches même pas ; tu reçois deux autres de ces lettres stupides et tu prends ça avec le sourire ! Et là, tu m’annonces que tu vas danser ! Toi qui, ce matin encore, évitais de te trouver nez-à-nez avec les gens !

— Ce matin, ma chère Ninette, j’étais dans l’erreur la plus profonde ! Et là, si tu voulais être bien gentille, tu presserais ma cravate bleue avec des petits pois blancs.

— Tu n’as pas bu ? demanda Ninette.

— Pas même un verre d’eau ! Seulement j’ai réfléchi, et j’ai décidé qu’à partir d’aujourd’hui, au lieu de me terrer dans mon trou comme un animal traqué, j’allais me promener en plein soleil, en pleine lumière, le sourire aux lèvres, et en me payant autant que possible la tête des gens.

— Mais pourquoi cette volte-face ?

— Pourquoi ? Mon Dieu, ma petite Ninette, ça serait peut-être un peu long à t’expliquer. Mais sache que j’ai rencontré, cet après-midi, quelqu’un qui m’a fait voir tout ce que mon attitude avait de faux ; qui m’a fait comprendre que je pouvais me moquer du monde, de ce qu’il pense et de ce qu’il dit : quelqu’un avec qui, si tu veux le savoir, je vais danser ce soir !

— Une femme ?

— Disons une jeune fille, veux-tu ?

— Mais qui ça, Marcel ?

— Fernande.

— Fernande Lecavalier ?

— Oui, Fernande Lecavalier ! Fernande qui, malgré que tout le monde me tourne le dos, malgré que tout le monde s’écarte de moi comme si j’avais la lèpre, malgré que tout le monde, ou à peu près, me traite de bandit, ne craint pas de se montrer en public avec moi, et se fiche absolument de ce que les gens peuvent dire !

— Elle est brave.

— Oui, Ninette, elle est brave. Et je ne vois pas du tout pourquoi je ne le serais pas autant qu’elle.

— Tu as raison, mille fois raison ! Dis à Fernande, puisque tu la verras avant moi, que je la félicite et que je la remercie du plus profond de mon cœur.

— Je peux l’embrasser pour toi, tu sais, si tu veux ?

— Mais certainement ! Embrasse-là pour moi, et bien fort !

— Sois tranquille, je n’y manquerai pas. Mais là, je t’en supplie, presse ma cravate, ma petite Ninette, presse ma cravate !

XVIII

où l’on voit apparaître monsieur jules

On dit qu’un clou chasse l’autre. On pourrait dire aussi qu’un sujet de conversation chasse, chez le public, le sujet de conversation précédent. Les foules semblent incapables de partager leurs passions : ce qui est assez heureux pour les journalistes, qui ne sont ainsi que très rarement embarrassés pour savoir à quelle nouvelle donner le pas sur les autres.

Depuis la libération de Marcel, on n’avait, dans Saint-Albert, eu d’autre sujet de discussion que celui de sa culpabilité possible ou de son innocence probable. Heureusement, les progrès de la campagne électorale et l’imminence des élections avaient fini par faire prendre, aux questions politiques, la première place dans l’esprit des gens. Là où on s’était si violemment passionné pour ou contre Marcel Lortie, on se passionnait maintenant pour ou contre Héliodore Blanchard, pour ou contre Gaston Lecrevier ; car, chose étrange, même hors du quartier-centre, c’était surtout de Blanchard et de Lecrevier qu’il était question. Les candidats dans les trois autres quartiers manquaient sans doute de couleur et de relief, car personne ne semblait prendre, pour leur cause, un intérêt bien vif. Il ne pouvait d’ailleurs faire aucun doute que les trois échevins sortants de ces quartiers seraient réélus sans difficulté. Et cette absence d’incertitude suffisait amplement à diriger les regards du peuple vers une arène politique où les jouteurs paraissaient d’égale force.

Il faut ajouter que Gaston, avec son accent, sa faconde et cette science du public qu’il avait acquise au cours de sa carrière théâtrale, avait introduit, dans la politique municipale, un élément qui en était absent depuis longtemps : le pittoresque. Ses assemblées n’étaient pas seulement intéressantes, elles étaient drôles. Tout en disant aux électeurs des choses sérieuses et sensées, le restaurateur avait l’air de leur raconter des histoires : et le moins qu’on puisse dire de ses discours, c’est qu’ils ne manquaient ni de piquant ni d’esprit.

Blanchard, par contre, était un de ces vieux renards de la politique, un de ces jouteurs rompus à toutes les feintes, dont les attaques étaient rarement maladroites. On l’avait vu, poussé au pied du mur par une assemblée hostile, se rétracter, se contredire avec tant de virtuosité, que ceux qui l’écoutaient étaient sortis persuadés que c’était lui qui les avait fait changer d’avis.

Le jour du scrutin approchait. Gaston et ses amis d’une part, Blanchard et les siens de l’autre, redoublaient d’ardeur et poussaient de plus en plus activement leur propagande. Chose curieuse, les pronostics se faisaient à la fois plus rares et plus timides. Même les vieux stratèges de la politique municipale n’osaient se prononcer, et les paris étaient rares.

Mais il restait quand même, de par la ville, des gens que ce conflit électoral ne touchait ni de près ni de loin. Marcel et Fernande, qu’on ne voyait plus maintenant l’un sans l’autre, étaient de ceux-là : tout comme cette brave Cunégonde, qui se laissait ingénument faire la cour par monsieur Jules Lanctôt.

Ce Jules Lanctôt était un être assez singulier. Pas trop mal tourné, d’une élégance à laquelle il ne manquait qu’un peu de discrétion, il soignait son langage, qu’il émaillait d’ailleurs d’expressions étonnantes et dont certaines personnes le soupçonnaient de ne pas comprendre le sens.

C’est ce beau langage qui avait séduit Cunégonde. Ce beau langage et aussi une moustache ! Car monsieur Jules avait une moustache splendide et dont il prenait le plus grand soin. On eut dit, quand on n’avait pas le loisir de la voir de très près, qu’elle était faite de coups de pinceau magistralement appliqués, tant elle était mince et symétrique. Monsieur Jules en était d’ailleurs très fier.

Or donc, ce matin-là, il était à peine huit heures lorsque monsieur Jules et sa moustache sonnèrent à la porte de Cunégonde, qui croyant reconnaître le coup de sonnette familier du boulanger Girard, ouvrit sans crainte de montrer ses bigoudis et son peignoir à fleurs.

Ah ! si elle avait su, la pauvre Cunégonde, elle n’aurait certes pas exhibé aux regards du seul amoureux qu’elle ait eu depuis dix ans, le désordre de sa toilette matinale. Heureusement, monsieur Jules ne parut prendre garde ni aux bigoudis ni au peignoir.

— Bonjour, chère amie, dit-il en lui baisant les doigts.

— Ben, dis-moi donc ! Qu’est-ce que tu viens faire à cette heure icitte ? demanda Cunégonde en jetant à son miroir un regard chargé d’inquiétude.

— Ma chère Cunégonde, si je suis venu de si bonne heure, c’est parce que… parce que j’ai besoin que tu me rendes un service.

— Un service, bout de peanut ?

— Oui… C’est-à-dire que ce n’est pas exactement pour me rendre un service à moi, mais c’est tout comme. Parce que, pour moi, un ami c’est comme moi-même.

— Un ami ?

— Oui, Cunégonde. Un de mes amis, je dirais même mon meilleur ami, un gars de Saint-Jean d’Iberville, que tu ne connais pas d’ailleurs, vient d’avoir un… un petit ennui, et il faudrait bien cent piastres pour le tirer d’affaire. Puis comme moi, de ce temps-ci, je suis plutôt à court de disponibilités, j’ai pensé que… que peut-être bien… tu…

— Je pourrais te passer cent piastres pour que tu les repasses à ton chum[4] ?

— Oui, Cunégonde, c’est bien ça !

— Ouais…

Cunégonde, oubliant ses bigoudis, prit pendant quelques secondes une pose qui ne manquait pas d’analogie avec celle du fameux Penseur de Rodin.

— Ouais, répéta-t-elle : ouais… C’est que, vois-tu, moi, prêter de l’argent aux hommes, c’est pas ben ben dans mes principes !

La moustache de monsieur Jules tressaillit légèrement…

— Je comprends, dit-il, je comprends ; mais, ma chère Cunégonde, ce n’est pas exactement te demander de me prêter cent piastres que je fais là.

— Non ? Ben je voudrais bien savoir comment t’appelles ça, toi ?

— J’appelle ça m’aider à sortir un ami d’embarras ; un ami dont je me porte volontiers garant.

— Ouais, ouais, ouais…

— Et puis tu sais, je ne voudrais pas insister. Si tu ne veux pas, j’irai voir ailleurs ; c’est bien simple…

— Et puis quand est-ce que tu me les rendras mes cent piastres ?

— Oh ! je ne sais pas, moi ! C’est l’affaire de quelques jours : quatre ou cinq, au maximum !

— C’est correct d’abord !

Et elle s’en fut chercher son carnet de chèques, tandis que la moustache de monsieur Jules, l’agaçante petite moustache, avait l’air, sous l’immobilité du nez, de danser une petite gigue pleine de suffisance.


XIX

la mort d’un chat

Ninette s’affairait, se pressait, jetait sur la pendule des regards inquiets, cherchait à faire plus vite encore et ne réussissait que très mal. Pour faire décrire, au bâton de rouge, la courbe parfaite du dessin de ses lèvres, il eut fallu que sa main ne tremblât pas. Mais allez donc vous maquiller avec calme, lorsque vous vous êtes levée à dix heures et demie et qu’il vous faut commencer à travailler à onze heures ! Trois fois déjà, elle avait effacé, repris, essuyé et recommencé cette simple opération ; trois fois elle avait jugé le résultat indigne de son effort. Elle renonça à une quatrième tentative et se précipita dans la cuisine. Certes, il ne fallait pas songer à prendre le temps de manger. Un verre de lait, en vitesse, voilà quel serait, ce matin-là, son petit déjeuner.

Elle ouvrit le réfrigérateur, y prit une bouteille de lait pleine et s’en versa un grand verre. Dehors, un miaulement plaintif se fit entendre. Ninette hésita. Ouvrir la porte au chat des voisins et lui faire l’aumône d’une soucoupée de lait, c’était perdre de bien précieuses secondes. Mais laisser la bête, la gentille petite bête, habituée à ce petit festin quotidien, miauler en pure perte, c’était manquer à un petit devoir d’amitié. Ninette tira le verrou, ouvrit la porte ; le félin, tout noir, tout menu et si maigre, se faufila, le dos rond, la queue en bataille.

— Je suis bien pressée, mon pauvre Minou, il va falloir boire vite !

Et déjà la soucoupe, pleine jusqu’aux bords, était à portée de la gourmandise du chat.

Ninette alla mettre son manteau, camper sur ses ondulations un petit chapeau de rien du tout ; elle perdit trente secondes à chercher ses gants et quinze à trouver son sac. Elle fit trois pas, se rappela qu’il lui fallait un mouchoir, refit les trois pas en sens inverse, ouvrit un tiroir, prit un minuscule carré de batiste, le glissa dans son sac, sortit de sa chambre et s’arrêta, à la fois surprise et effrayée, en mettant le pied dans la cuisine.

Le petit chat noir, non seulement n’avait bu que la moitié de sa soucoupée, mais il était là, couché sur le flanc, battant des quatre pattes, et comme en proie à de violentes convulsions. Que faire ? Onze heures moins huit ! Ramasser la pauvre bête et la porter à ses maîtres ? Encore aurait-il fallu oser y toucher. Et Ninette avait peur. Pourtant, il fallait faire quelque chose ! Onze heures moins sept ! Le battement des pattes était moins violent, plus spasmodique aussi: et le corps, le pauvre petit corps si maigre, semblait s’allonger d’une façon ridicule, impossible !… Était-il croyable que ce tout petit chat put avoir le corps si long ? Onze heures moins six.

— Tiens, il ne bouge plus, il ne bouge plus du tout.

Onze heures moins cinq.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je vais faire ?… Il faut que je fasse quelque chose !

S’en aller ? Laisser là, à côté de la soucoupe, le corps du pauvre petit Minou et ne s’en occuper qu’à six heures, au retour ? Évidemment, c’était le parti le plus sage. Et si pourtant la bête n’était pas morte ? Si, dans quelques minutes ou dans quelques heures, elle allait revenir à elle ? Les chats, comme les gens, peuvent-ils perdre connaissance ?

Ninette s’approcha craintivement de la forme noire. Elle avança la main, mais ne se pencha pas. Ce fut du bout du pied qu’elle poussa doucement, tout doucement. Aucune réaction. Et, le long des joues de la jeune fille, deux larmes coulèrent, qui vinrent mourir dans la laine de son chandail.

Il était mort, elle n’en doutait plus. Ce petit ami de tous les jours, si gentil, si familier, était venu finir sa misérable vie de chat mal nourri, dans sa cuisine.

Mais il était onze heures ! La pendule sonnait !

Ninette hésita, arracha un essuie-mains au séchoir et le jeta sur le petit cadavre. Elle n’avait déjà que trop tardé ! Elle aperçut, sur la toile cirée de la table, le verre de lait auquel elle n’avait pas touché ; elle le prit, le souleva et… le déposa aussitôt.

— Serait-ce, serait-ce d’avoir bu de ce lait-là que Minou est mort ?

Elle oublia la pendule, se précipita vers l’appareil téléphonique et se fit donner la communication avec son frère, chez monsieur Bernard.

Cinq minutes plus tard, Marcel et son patron arrivaient. Ninette avait eu tout juste le temps de demander à Cunégonde de vouloir bien aller prendre sa place au théâtre, jusqu’à ce qu’elle puisse y aller elle-même.

— C’est le chat de vos voisins ? demanda monsieur Bernard.

— Oui, répondit Marcel, il venait ici presque tous les jours.

— Et chaque fois, ajouta Ninette, je lui donnais un peu de lait.

— Et c’est votre lait d’aujourd’hui, ça ? questionna le vieillard en désignant la bouteille restée sur la table.

— Mais oui, monsieur Bernard. La bouteille n’était même pas ouverte.

— C’est moi qui l’ai entrée, dit Marcel, avant d’aller travailler.

— Si c’est d’avoir bu ce lait-là que la malheureuse petite bête est morte, dit Ninette, il aurait bien mieux valu que tu aies trouvé la bouteille renversée, hein Marcel ?

— Comment est-il mort, exactement ?

— Mon Dieu, répliqua Ninette, je ne sais pas comment ça a commencé. Je lui ai versé son lait, je suis allée dans ma chambre mettre mon manteau et mon chapeau, et quand je suis revenue dans la cuisine, je l’ai vu couché, qui remuait les pattes bien vite, et qui poussait de pauvres petits cris de rien du tout. Au bout d’une minute ou deux, les mouvements se sont arrêtés, les cris se sont tus et il n’a plus bougé.

— Évidemment, dit monsieur Bernard, ces symptômes-là sont troublants ; à première vue, le chat a bien l’air d’avoir été empoisonné, mais on ne pourrait pas l’affirmer.

— Non, évidemment, répliqua Marcel, mais s’il l’a été, et s’il l’a été par le lait que lui a donné ma sœur, ça devient grave cette histoire-là ! Parce que, entre nous, si le lait a été empoisonné par quelqu’un, ce n’est sûrement pas à l’intention du chat.

— Heureusement que je n’en ai pas bu, fit Ninette. Regardez, mon verre est là.

— En tout cas, conclut monsieur Bernard, il faut téléphoner à Bob et lui demander de faire analyser ce qui reste de lait dans la bouteille.

***

Il avait été décidé qu’on tiendrait la mort du chat secrète. Sur les conseils de Bob, on ne prévint même pas les propriétaires de la bête. Le jeune policier s’en fut à Montréal faire analyser le contenu de la bouteille suspecte.

Et ce soir-là, vers huit heures, dans le restaurant qui commençait à se vider. M. Bernard et Gaston Lecrevier parlaient politique.

La campagne se poursuivait assez normalement ; Gaston était optimiste sur l’issue de la lutte et, de ce côté en somme, il n’y avait rien de bien extraordinaire à signaler. Tout naturellement, on en vint à parler des amis communs. Gaston, qui avait pour Bob et Ninette une amitié déjà longue, déplorait l’entêtement que mettaient les jeunes gens à ne pas vouloir se réconcilier. Une chose surtout l’inquiétait : c’était l’attitude adoptée depuis quelques jours, aussi bien par Ninette que par Bob.

— Comment voulez-vous que ça s’arrange cette affaire-là, monsieur Bernard ? Entre vous et moi, peuchère ! on dirait qu’ils font exprès de brouiller les cartes ces deux enfants-là ! Voilà trois ou quatre fois que Bob vient dîner ici, le soir, en compagnie de cette petite pas grand chose de Suzanne Legault ! Et ça fait certainement autant de fois que Ninette vient, elle, en compagnie de cette espèce de pommadé de Lamarre !

— Oui, répondit monsieur Bernard, je sais, mon cher Gaston. Ninette et le gérant de l’Agora semblent de plus en plus se plaire ensemble. Quant à Bob, je suis sûr que s’il se montre avec Suzanne Legault, c’est tout simplement pour ne pas demeurer en reste, car je suis persuadé que ça ne l’amuse pas outre mesure.

— Eh oui, reprit Gaston, peut-être que ça ne l’amuse pas, ce garçon ; mais si mon opinion en la matière vous intéresse, je vous dirai qu’à mon sens le petit jeu qu’il joue parallèlement à celui qu’elle joue elle, Ninette, est loin d’être fait pour arranger les choses. Vous comprenez, monsieur Bernard, en le voyant agir de la sorte, elle s’entête la petite !

— Et lui aussi s’entête en voyant Ninette sortir avec Lamarre.

— Autrement dit, bonne mère ! c’est un cercle vicieux auquel il s’agirait que quelqu’un s’avise, le plus tôt possible, de faire une ouverture. Sinon on n’en sortira jamais ! Tenez, monsieur Bernard, tel que vous me voyez ce soir devant vous, moi qui en somme suis plutôt ce qu’on appelle un beau garçon, moi qui, tout le monde est d’accord, ne suis pas plus bête qu’un autre, si je ne me suis jamais marié, savez-vous pour quelle raison ?

— Non, mon cher Gaston.

— Eh bien, c’est très simple et ça s’explique en fort peu de mots. Moi aussi je me suis entêté avec une femme aussi têtue que moi ; moi aussi, peu chère de bagasse ! je me suis mis à papillonner autour d’une petite poulette de rien du tout, rien que pour faire enrager ma petite amie qui, elle, de son côté, la petite misérable, flirtait outrageusement avec un gardien de la paix qui avait des moustaches longues comme ça, dans le seul but de me faire périr de jalousie !

— Et alors ?

— Alors ? Oh ! c’est aussi simple que triste et aussi bête que simple ! Elle s’est amourachée pour de vrai, non pas du sergent de ville, mais d’un caporal de sapeurs-pompiers qui n’avait pas de moustaches du tout. Elle l’a épousé, elle a eu sept enfants, et moi, pôvre malheureux que j’étais, je suis resté tout seul, le soir où la petite poulette de rien du tout s’est sauvée, en Algérie, avec un violoniste qui avait des cheveux plus longs que votre fourchette, autant de dettes que le gouvernement provincial et une figure toute marquée de petite vérole ! Et c’est de ma faute, monsieur Bernard, rien que de ma faute ! Parce que, suivez bien mon raisonnement, si je ne m’étais pas entêté, elle n’aurait jamais fait la connaissance du sapeur, vu que ce dernier était l’ami du sergent de ville ! Et vous voyez donc que…

Mais la dissertation n’alla pas plus loin. La porte s’était ouverte, livrant passage à Bob, tandis qu’un client réclamait le patron à grands cris.

— Quoi de neuf ? demande monsieur Bernard dès que Bob fut assis.

— J’ai le résultat de l’analyse ; le lait était bel et bien empoisonné.

— Arsenic ?

— Non, chlorhydrate d’apomorphine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Il parait qu’en médecine ça s’emploie comme vomitif. Toujours est-il qu’on a ajouté, à la bouteille de lait, de quinze à vingt milligrammes de chlorhydrate d’apomorphine, ce qui est une dose suffisante pour tuer un chat en quelques minutes, mais beaucoup trop minime pour tuer une personne adulte.

— Tu veux dire que si Ninette avait bu le lait…

— Elle aurait été bien malade, mais elle n’en serait pas morte.

— Mais alors, s’écria, monsieur Bernard, il faut écarter l’hypothèse de la tentative d’assassinat !

— Probablement, quoiqu’il soit encore possible que celui qui a ajouté la drogue au lait, ait cru que la dose était suffisante pour tuer. De toute façon, la police provinciale s’est saisie de l’affaire et une enquête serrée sera faite.

XX

où, après avoir parlé d’une grande assemblée contradictoire, on en tient une petite qui finit mal


Dans les villages et les villes de province de la plupart des pays du monde, les pays catholiques s’entend, la sortie de la grand messe est, sans contredit, le moment le plus mondain de la semaine. C’est l’heure où ces dames potinent et où ces messieurs discutent. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit, pour les établissements publics situés à proximité de l’église, l’heure lucrative par excellence.

Saint-Albert n’échappe évidemment pas à la règle ; et l’assez vaste magasin de Léon Sénécal, le tabacconiste, y était, à l’époque où se déroulaient les événements qui font l’objet de ce récit, le rendez-vous dominical d’une partie de la population mâle. Mais, quand Louis Beaupré, le portier du cinéma Agora, y pénétra ce dimanche-là, le magasin était désert. Il faut dire que Louis avait quitté la messe pendant le sermon, en faisant le moins de bruit possible. Oh ! ce n’était pas que ce pauvre Louis manquât véritablement de piété ; mais pour une nature lymphatique comme la sienne, rester une heure debout, au fond de l’église, était du domaine des supplices insupportables. D’autant plus que, comme il le dit à Léon Sénécal sitôt entré dans le magasin :

— C’est ben fatigant, barre de cuivre, d’écouter un long sermon de même, quand on est tout au fond de l’église, que monsieur le curé parle pas fort, puis qu’on comprend pas la moitié de ce qu’il dit.

Et Louis s’en fut, d’un pas traînard, se chercher dans la glacière rouge qui prolongeait le comptoir, une vague boisson gazeuse.

— Dis donc, mon Louis, questionna Sénécal, ton gérant là, puis Ninette Lortie, ça m’a l’air que ça va pas trop mal ensemble, hein ?

— Oh ! ben moi, j’sais pas, barre de cuivre. S’il y avait rien que moi pour s’occuper des affaires des autres, on s’en occuperait pas le diable, monsieur Sénécal. Jaser de ses propres affaires, c’est bien assez fatigant, sans jaser de celles qui nous regardent pas.

Ayant dit, Louis introduisit dans sa bouteille deux chalumeaux de papier paraffiné, et se retourna pour voir à qui la porte, en s’ouvrant, livrait passage. C’était Girard, le boulanger, suivi de Mathieu, le boucher. Il fut tout de suite question des élections.

— C’est-y vrai ça, monsieur Mathieu, demanda Louis, qu’il va y avoir une assemblée contradictoire ?

— Ben sûr, répondit le boucher. Jeudi soir, à l’Aréna.

— Ça évidemment, remarqua Girard, si Blanchard et ses petits amis prennent pas peur à la dernière minute.

Sénécal crut bon d’intervenir :

— Voyons Phil, raconte donc pas de bêtises ! Pourquoi voudrais-tu que Blanchard ait peur ? D’après moi ce serait plutôt Gaston Lecrevier qui aurait de bonnes raisons de ne pas oser se montrer.

— Puis pourquoi donc ça, batèche ? demanda Mathieu.

Sénécal hésita un instant.

— Ben ça, mon cher Mathieu, je ne suis pas capable de te le dire, mais jeudi soir, à l’assemblée contradictoire, tu vas voir qu’il va éclater une bombe, et que ton Lecrevier va rentrer six pieds sous terre s’il en est capable.

— Bah ! fit Girard, on les connaît les bombes à Blanchard, farine d’avoine ! C’est pas ça qui nous fait peur.

— Non certain ! surenchérit le boucher, surtout si ça ressemble à sa dernière ! Puis tu peux dire à Blanchard que s’il a une bombe à faire éclater jeudi prochain, il fait mieux de faire ben attention avant de la lancer : parce que nous autres, en fait de bombes, on en a une demi-douzaine à sa disposition, et que si c’est un bombardement qu’il veut, il va être servi dans les grands prix !

— Oui certain ! approuva Girard.

— Et tu peux lui dire aussi, poursuivit Mathieu, que si ça dépend rien que de nous autres, le jour où il pourra plus s’acheter des cigares de trente-cinq cents avec l’argent de la municipalité est à la veille de se lever.

— Eh bien moi, si vous voulez mon avis, répliqua Sénécal, on va débarquer Lecrevier sans misère, comme on a débarqué son fameux monsieur Bernard.

— Monsieur Bernard ? s’étonna Mathieu. Personne ne l’a débarqué ! Il est parti parce qu’il l’a bien voulu.

— En tout cas, conclut Sénécal, c’est un beau numéro votre monsieur Bernard ! Lui puis son secrétaire Marcel Lortie, ça fait une jolie paire. Un vieux croche qu’on ne sait même pas d’où il vient, et un gars qui est venu me dévaliser ici, à la pointe de son revolver, puis qui court les rues et qui a le front de se montrer partout !

— Prends garde, fit Mathieu, le juge l’a acquitté !

— Qu’est-ce que ça peut me faire ça, à moi ? Je suis aveugle, peut-être ? Je ne l’ai pas vu, sans doute ?

— Ben, entre nous autres là, Sénécal, remarqua Girard, laisse-moi te dire que ça t’a pris ben du temps pour le reconnaître.

— C’est là que tu te trompes, Phil Girard ! Ça ne m’a pas pris six semaines, ça m’a pas pris six jours, ça m’a pas pris six minutes pour le reconnaître ! Seulement il me manquait un petit quelque chose pour être certain. Vous comprenez, je les estimais moi, les Lortie ; ça fait que je me suis dit : « C’est pas possible que ça soye Marcel. Marcel ferait pas ça ! T’as mal vu. Tu te trompes ! » Dans un état d’esprit pareil, j’étais pas pour aller dire à la police que je pensais que c’était Marcel Lortie qui avait fait le coup. J’aimais bien mieux dire que je le savais pas et que c’était probablement un gars que j’avais jamais vu de ma vie. Comprenez-vous ça ?

La porte s’était ouverte à plusieurs reprises et une dizaine d’hommes étaient entrés. Personne, cependant, ne semblait pressé de se faire servir. La tournure que prenait la conversation faisait pressentir à tous un orage prochain, et nul ne se souciait, par une interruption intempestive, de ramener le calme et, par conséquent, de priver l’honorable assistance d’une prise de bec qu’on espérait monumentale.

— Ben moi, farine d’avoine ! dit Girard avec un calme nuancé de mépris, si tu veux mon avis, Léon Sénécal, le jour où tu as été dire devant le juge que tu avais reconnu Marcel Lortie, t’as rien que menti !

Sénécal pâlit sous l’injure.

— Oui certain, farine d’avoine ! poursuivit le boulanger, t’as menti, puis t’as menti dans la boîte aux témoins, sous serment !

Et comme Mathieu essayait de le faire taire, il reprit :

— Ya assez longtemps que j’ai ça sur le cœur ! Y a assez longtemps que je viens ici avec l’espoir que tu me donneras l’occasion de dire ce que je pense de toi, Sénécal !

Le marchand de tabac contourna son comptoir et vint se planter devant le boulanger, qu’il dominait d’une demi-tête. Le cercle des spectateurs s’élargit.

— Tu vas retirer ce que tu viens de dire ! hurla Sénécal.

— Je retirerai rien pantoute !

— Tu vas retirer ce que tu viens de dire, ou autrement je vais te le faire rentrer dans la gorge à coups de poings !

Les spectateurs frémirent d’aise. Une bonne bataille n’est-elle pas un spectacle de choix ?

Mais Girard ricanait :

— À coups de poings ? Si ton frère vivait encore, Léon Sénécal, peut-être bien qu’à vous deux vous auriez une petite chance ; mais toi tout seul, je te dis que t’as besoin de te lever de bonne heure !

— Vas-tu les retirer tes paroles ? hurla Sénécal un peu surpris de voir le boulanger lui tenir tête avec autant d’audace.

— Je sais pas si tu appelleras ça les retirer, reprit Girard, mais je vas dire quelque chose : c’est que tu as témoigné contre Marcel Lortie, parce que sa sœur Ninette avait pas voulu de ta saudite face de singe ! Voilà ce que j’ai à dire ! Puis aussi que tu t’es parjuré ! Et à cette heure, si t’es pas content, fais ce que tu veux, moi je suis prêt. Ben quoi, qu’est-ce que t’attends ?

— J’attends, j’attends que tu commences, bégaya Sénécal.

— Ah ! c’est rien que ça ? Eh ben… prends ça !

Et joignant le geste à la parole, Phil Girard décocha au menton de Sénécal, un uppercut du style le plus pur, qui envoya le marchand de tabac, tête première, dans un comptoir vitré, déranger la parfaite ordonnance d’une rangée de pipes.

Sénécal se releva aussitôt, mais il était évident que toute ardeur combative l’avait abandonné. Phil Girard, suivi de Mathieu et de Louis, sortit sans hâte, mais non sans majesté.

XXI

où bob avoue un échec et en subit un autre

En temps ordinaire, un coup de poing aussi magistralement appliqué que celui qui avait suffi à Phil Girard pour refroidir les ardeurs belliqueuses de Léon Sénécal, aurait alimenté les conversations de quatre-vingt pour cent des habitants de Saint-Albert pendant toute une semaine ; mais on était, ne l’oublions pas, en pleine campagne électorale. Et d’heure en heure, Blanchard et ses amis d’une part, Lecrevier et les siens de l’autre, attisaient le feu de l’opinion publique en lançant, avec plus ou moins d’adresse, une foule de rumeurs destinées à discréditer l’adversaire.

Jamais issue d’une lutte politique n’était apparue plus douteuse. Les vieux roublards, ceux qu’on était convenu d’appeler « les observateurs perspicaces », y perdaient lamentablement leur latin. Tour à tour, à la faveur de quelqu’accusation nouvelle, les plateaux de la balance semblaient pencher du côté de l’échevin sortant, puis du côté de son adversaire. Mais il suffisait chaque fois d’une nouvelle, vraie ou fausse, circulant de bouche à oreille, pour faire changer les pronostics. Le lendemain de la rencontre Girard-Sénécal, c’est-à-dire le lundi, les oracles du Club Athlétique s’accordaient avec ceux de l’Association des Commerçants. pour admettre que la défaite de Blanchard ne faisait aucun doute. Le mardi cependant, le vent avait complètement changé de direction, et les mêmes oracles n’accordaient plus à Lecrevier la moindre chance de succès. Le mercredi personne n’osait se prononcer et, le jeudi, tandis qu’au-delà de trois mille électeurs se réunissaient à l’Aréna pour l’assemblée contradictoire, il eut été bien difficile de dire lequel des deux candidats avait, dans la salle, le plus grand nombre de sympathisants.

Deux heures plus tard, Gaston ayant produit trois déclarations, signées et assermentées, prouvant que Blanchard avait, à diverses reprises, profité de son mandat d’échevin pour vendre, au prix fort, des sinécures dans les services de l’administration municipale, plus personne n’osait douter que, le lundi suivant, le quartier-centre serait représenté à l’hôtel de ville par un nouvel échevin.

Et tandis que les électeurs, de plus en plus passionnés, suivaient les moindres péripéties de la lutte, Bob poursuivait sans défaillance quoique sans résultat, son enquête sur la tentative d’empoisonnement dont Ninette avait failli être victime. Depuis le jour où il avait appris, à Montréal, que le lait contenait du chlorhydrate d’apomorphine, ses recherches avaient pitoyablement piétiné. Le coupable n’avait été vu par personne, aucun suspect n’avait été aperçu rôdant aux environs de la maison des Lortie ce matin-là, le laitier avait déposé la bouteille à l’heure habituelle et ne savait évidemment rien de plus, aucun des cinq pharmaciens de Saint-Albert n’avait vendu de chlorhydrate d’apomorphine, bref, le pauvre policier en était toujours à chercher un premier indice qui lui permettrait d’échafauder des déductions ou de se lancer sur une piste quelconque.

Allait-il devoir classer cette affaire qui, bien plus que toutes celles qu’il avait menées à bien jusqu’alors, lui tenait au cœur, pour les motifs que l’on sait ? Si un élément nouveau ne venait rapidement permettre à l’enquête de faire un pas important vers une solution, il lui faudrait sans aucun doute s’avouer vaincu. Le chef Langelier ne lui avait-il pas déjà laissé entendre que son acharnement n’était qu’une perte de temps précieux ? Et ne devait-il pas s’attendre à recevoir l’ordre de diriger ses efforts d’un tout autre côté ? Ne semblait-il pas, en effet, très peu probable que surgisse, si longtemps après l’attentat, le fait nouveau qu’il s’obstinait à espérer ?

Pour la centième fois peut-être, Bob avait relu, étudié, disséqué ses notes, sans être pour cela plus avancé ; et il sentait grandir en lui un découragement qu’il n’avait jamais connu auparavant. Rien, il n’y avait rien dans tout ça qui put faire naître en lui, ne fusse qu’un soupçon ; pas deux faits qui se coordonnaient, pas deux renseignements qui pouvaient se rattacher l’un à l’autre ! C’était la défaite, complète, irrémédiable. Et cet aveu d’impuissance, qu’il se voyait forcé de se faire à lui-même, l’emplissait à la fois de rage et de honte. Était-il bien sûr de n’avoir rien négligé ? N’était-il pas passé, sans le voir, à côté de l’indice essentiel ? N’avait-il pas écouté, sans entendre, une des quarante-cinq personnes qu’il avait questionnées, lui donner le renseignement susceptible de le mettre sur la bonne voie ? Avait-il surtout interrogé Ninette avec suffisamment de soin ? N’avait-elle pas omis, elle, dans le récit qu’elle lui avait fait, de lui relater un incident, insignifiant en apparence, mais qui, en réalité, était peut-être la clef de tout le mystère ? Comment le savoir ? En retournant chez Ninette pour qu’elle lui racontât, une fois encore, en quelles circonstances le petit chat du voisin était mort !

Bob arriva chez Lortie au moment où Ninette allait sortir, pour aller prendre son service à l’Agora. Elle le reçut assez aimablement, quoiqu’elle parut étonnée de sa visite.

Il lui en expliqua les motifs, ne fit aucune difficulté pour admettre qu’il jouait, en venant la voir, son tout dernier atout ; mais fut bien obligé, lorsque Ninette lui eut répété tout ce qu’elle savait, d’avouer qu’il ne lui restait plus le moindre espoir.

— Vois-tu, expliqua-t-il, je ne me suis jamais trouvé devant une absence aussi complète de données pour résoudre un problème. Si peu de choses que nous ayons quelquefois, pour servir de point de départ à nos recherches, nous avons quand même généralement une base quelconque : des empreintes digitales, un vague signalement, un racontar ou une petite trahison. Mais ici il n’y a rien, rien du tout, à part le poison dont il est impossible de découvrir la provenance.

— Je comprends, Bob. D’ailleurs, tu sais, depuis au-delà d’une semaine, il ne s’est plus rien passé d’anormal ici. Je me demande si, au fond, il ne vaut pas mieux qu’on oublie toute cette affaire le plus tôt possible.

— Peut-être Ninette, mais je ne peux pas m’empêcher d’être inquiet à ton sujet. Il ne s’est rien passé d’anormal ici depuis l’affaire de la bouteille de lait, parce qu’on se doute probablement que nous avons organisé, autour de Marcel et toi, une surveillance étroite ; parce qu’on vous sait protégés. Mais j’ai bien peur que lorsqu’on saura que la surveillance s’est relâchée, que la protection a disparu, on ne revienne à la charge. Si jamais il devait t’arriver quelque chose, je te jure que je ne me pardonnerais pas de ne pas avoir réussi à écarter le danger.

— Ça ne serait pas de ta faute, Bob. Je suis persuadée que tu as fait tout ton possible.

Que lui restait-il à ajouter ? Ninette était ostensiblement pressée de voir l’entretien se terminer. Il était venu là, avec l’espoir avoué d’obtenir certains renseignements qu’elle n’avait pu lui donner ; pouvait-il faire autre chose que la remercier et s’en aller, tout simplement, comme il était venu ? L’occasion n’était-elle pourtant pas belle de lui parler de tout autre chose ? Avait-il le droit de la laisser échapper ? Il se décida brusquement.

— Écoute, Ninette, dit-il, tu vas peut-être trouver que le moment est bien mal choisi pour te dire ça ; tu vas peut-être trouver que… enfin, je ne sais pas moi… Vois-tu, c’est la première fois que j’en ai franchement l’occasion… Tu sais, Ninette, moi, moi je n’ai pas cessé de t’aimer et… et puis…

— À quoi bon, Bob ? C’est un sujet de conversation qui m’est pénible.

— Pourquoi, Ninette ? J’ai peut-être été violent une fois ; j’ai peut-être dit des choses que je n’aurais pas dû dire ; j’ai sans doute eu le tort de me laisser tromper par des apparences, de me laisser emporter par une jalousie que rien de réel ne motivait. Mais ne crois-tu pas que si j’ai commis cette erreur-là, c’est justement parce que je t’aimais ? Ne penses-tu pas que si je suis là, devant toi, sans bien savoir quoi dire et conscient d’avoir l’air plutôt bête, c’est justement parce que je t’aime encore, parce que je n’ai jamais cessé de t’aimer ? Et toi, Ninette, de ton côté, crois-tu que tu me donnes le change ; crois-tu que je ne sais pas que tu n’as pas été plus heureuse que moi… depuis qu’on ne se voit plus ?

— Tu n’en sais rien, Bob.

— Ah ! oui je le sais ! Tu ne peux pas avoir été heureuse, Ninette : ça n’est pas possible. Lamarre là, tu auras beau dire et beau faire, tu ne me feras pas croire que tu l’aimes ! Tu ne me feras pas croire que tu l’aimes plus que, ben… que j’aime Suzanne, moi.

— Parlons-en de Suzanne !

— Ben oui, Suzanne ! Oh ! t’en fais pas, Ninette, je la connais. Je la connais aussi bien que toi. Puis si tu veux le savoir, si j’ai recommencé à sortir avec elle, c’était parce que je pensais que… parce que j’espérais que ça te rendrait jalouse un petit peu, et puis que…

— Je ne voudrais pas te faire de peine, Bob, mais ça ne m’intéresse pas du tout ce que tu me dis là.

— Ah !

— Non ça ne m’intéresse pas. Et je ne pense pas que, jamais, quoi que tu puisses faire, quoi que tu puisses dire, Je puisse oublier ce que tu m’as fait. En somme, tu vois, tu as tort d’insister.

Elle fit un pas vers la porte. Bob en fit trois pour lui barrer la route.

— Voyons, Ninette, dit-il ça n’est pas possible ! Pendant plus d’un an, tous les jours, plusieurs fois par jour, nous avons cherché à multiplier les occasions de nous voir. En dehors de mon travail, je n’ai vécu que pour toi ! Et encore ! Quand je travaillais, eh bien, mon Dieu, je travaillais en pensant à toi. Toi, de ton côté, tu m’as donné plus d’une preuve de ton affection. Et puis là, tout d’un coup, pour rien, pour une petite bêtise, tu voudrais que…

— Petite bêtise !

— Mais oui, petite bêtise ! Tu ne t’imagines pas, Ninette, que c’est la première fois qu’un homme agit exactement comme j’ai agi, dans des circonstances semblables ?

— Je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que ta petite bêtise fut pour moi la fin d’une illusion. Et tu sais, tuer une illusion, c’est peut-être encore le meilleur moyen de tuer un amour. Je t’en prie, laisse-moi passer, je suis déjà suffisamment en retard comme ça !….

***

Bob s’en fut dire au chef Langelier qu’il s’avouait vaincu et, suivant la coutume, il le pria de confier l’enquête à un de ses collègues. Suivant la coutume également, le chef Langelier lui assura qu’il n’en ferait rien et, voyant combien cet échec le déprimait, lui donna congé pour le restant de la journée.

Une heure après, Bob qui errait dans le parc, rencontra monsieur Bernard. Poussé par cet irrésistible besoin qu’éprouvent les amants malheureux de s’épancher, il lui conta sa conversation avec Ninette.

— Comme vous voyez, monsieur Bernard, conclut-il, mon chien est mort.

— Vous vous résignez facilement, mon cher Bob.

— Oh ! facilement, non. Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez ? Je suis pas un fou, quand je suis battu, je suis capable de m’en rendre compte.

— Êtes-vous bien sûr de lui avoir parlé comme il fallait ?

— Je ne sais pas, moi. Je lui ai parlé comme je pouvais : je lui ai dit tout ce que je ressentais ! Qu’est-ce que je pouvais dire de plus ?

— Et tout ce qu’elle vous a répondu, c’est que vous aviez tué en elle une illusion : et que tuer une illusion c’est encore le meilleur moyen de tuer un amour ?

— Oui, monsieur Bernard.

— Et là-dessus, vous êtes parti ?

— Est-ce que je pouvais faire autre chose ?

— Il y a une chose que vous pouvez faire, une chose que vous devez faire.

— Laquelle ?

— Eh bien mon Dieu, mon cher Bob, puisqu’il paraît que vous avez tué une illusion, arrangez-vous donc pour en créer une autre, qui remplacera celle-là.

— C’est facile à dire, ça !

— Oui, c’est facile à dire, c’est entendu. Mais quand on est amoureux, mon garçon, on est généralement ingénieux aussi. Cherchez, puis vous verrez qu’un de ces jours vous trouverez. Seulement, n’attendez pas trop longtemps. Ne permettez pas au dénommé Lamarre de conquérir trop de terrain. Plus vous attendrez, plus ça sera difficile.

XXII

où cunégonde crie vengeance

Comme tous les matins, ou presque, Marcel s’était levé plus tard qu’il n’était raisonnable, et avait dû, afin d’arriver à l’heure chez monsieur Bernard, se contenter d’une tasse de café hâtivement avalée. Sitôt son frère parti, Ninette s’était mise, plutôt machinalement, à vaquer aux travaux prosaïques mais indispensables de la maison.

Elle époussetait consciencieusement, encore que sans enthousiasme, les meubles du salon, lorsque le timbre de la porte d’entrée résonna trois fois, ce qui était la sonnerie particulière de mademoiselle Cunégonde Décarie. Cunégonde hors de chez elle à neuf heures du matin ! C’était là le signe certain d’un événement anormal. Ninette s’en fut ouvrir, en proie à une curiosité qui ne fit que s’accroître, lorsqu’elle aperçut sa compagne de travail. La méticuleuse, la soigneuse demoiselle Décarie avait le chapeau en bataille sur ses bigoudis, le manteau boutonné de travers et les pieds chaussés de pantoufles.

— Bonjour ! dit-elle.

Et elle entra tête première.

Tandis que Ninette, surprise, refermait la porte, Cunégonde se laissa tomber dans un fauteuil.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Ninette.

— Ce qui m’arrive, bout de peanut ! Si vous saviez, ma pauvre Ninette, si vous saviez !

Et comme la physionomie de Ninette exprimait clairement le désir qu’elle avait de savoir, Cunégonde poursuivit :

— C’est ben simple, je viens de recevoir une lettre de Jules.

— Une lettre de votre Jules ?

Mon Jules ! Dites pas ça, malheureuse ! C’est pas et ça sera jamais mon Jules !

— Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ?

— Après tous les services que je lui ai rendus ! Ah ! bout de peanut ! Me faire ça à moi. J’aurais dû m’en douter que c’était pas pour rien qu’il me faisait une si belle façon. J’aurais bien dû penser qu’à mon âge, c’était pas naturel qu’un gars de même soye en amour avec moi !

— Mais encore une fois, Cunégonde, qu’est-ce qu’il vous a fait ?

— Comment, je vous l’ai pas encore dit ? Tenez, regardez ! Regardez la lettre que j’ai reçue à matin ! Si c’est pas épouvantable !

De la poche de son manteau, elle sortit une feuille de papier sur laquelle Ninette put lire :

Je vous écris pour vous faire savoir que tout est fini entre nous deux. Vous m’avez trompé, j’aurais bien aimé à continuer à vous voir, j’aurais bien aimé finir par me marier avec vous, mais vous m’avez trompé, et moi je pourrais pas vivre avec une femme qui m’a trompé. Oui, vous m’avez trompé car c’était bien me tromper que de me faire accroire que vous aviez quinze mille piastres à la banque. Ça je l’ai sur le cœur et jamais je ne pourrai l’oublier. Oui je l’ai sur le cœur, parce que je le sais à présent, vous n’avez rien que $3, 500.00 à la banque. Comme j’avais l’honneur et le chagrin de vous le dire au commencement de ma lettre, après une chose pareille tout est fini. Croyez bien Cunégonde que ça me fait de la peine de vous écrire ça. J’espère que vous ne m’en voudrez pas trop et je signe,

Celui qui a le cœur brisé,
Votre Jules.

— Pauvre Cunégonde, dit Ninette d’un air compatissant qui cachait une furieuse envie de rire.

— Surtout, plaignez-moi pas, Ninette ! Ça ne se passera pas de même, c’est moi qui vous le dis !

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Ce que je vais faire ? Vous me demandez ce que je vais faire ! Eh ben, c’est bien simple, ma chère Ninette, je m’en vas le faire mettre en prison moi ce gars-là.

— En prison ?

— Certain ! Vous le savez pas vous, mais il me doit au-delà de sept cents piastres, cet animal-là.

— Sept cents !

— Oui certain ! Ça a commencé par cent piastres pour aider un de ses amis qui était mal pris, puis quatre cents pour acheter son char, puis cinquante, puis vingt-cinq, puis une autre fois quarante, puis une autre fois soixante-quinze, puis des petits chèques que je lui ai changés et qui sont revenus pas de fonds, puis mes assurances, puis…

— Sept cents dollars, Cunégonde ! Comment avez-vous pu vous laisser soutirer une somme pareille ?

— J’en sais rien, ma pauvre Ninette. Ça s’explique pas une affaire pareille. Chaque fois qu’il m’arrachait de l’argent, je me disais que c’était la dernière : puis la fois suivante, j’étais pas capable de rien lui refuser. Je suppose que c’est ça qu’on appelle l’amour.

— Quelles sont vos intentions maintenant ?

— C’est ben simple, bout de peanut ! Je vas mettre la police à ses trousses ; je vas le faire arrêter et pas plus tard qu’aujourd’hui ! Puis si ça dépend rien que de moi, il aura des poils blancs dans la barbe le jour où il sortira de prison ! Et je vous dis rien qu’une chose, c’est qu’à partir d’aujourd’hui, je prête plus une cent, pas même à ma propre sœur ! Si j’en avais une !

***

Cunégonde tint parole. Elle porta plainte, et le chef Langelier demanda aussitôt à la sûreté municipale de Montréal d’opérer l’arrestation de Jules Lanctôt, ce qui fut fait avec tant de célérité, qu’à quatre heures de l’après-midi, le même jour, le beau Jules était amené à Saint-Albert et, dans le bureau du chef de police, mis en présence de la plaignante. En l’absence du chef, c’était Bob qui présidait la confrontation.

— Voyons, monsieur Gendron, voyons donc, ne cessait de répéter le prisonnier, c’est pas sérieux cette histoire-là ? J’ai rien fait de mal, moi !

Et même quand Bob lui eut lu la plainte signée par Cunégonde, dans laquelle il était bel et bien accusé d’escroquerie, ou pour employer le terme judiciaire exact, d’obtention d’argent sous faux prétextes, il répéta encore :

— J’ai rien fait de mal, voyons, j’ai rien fait de mal.

— Rien fait de mal ? rugit Cunégonde. Rien que la lettre que j’ai reçue aujourd’hui, ça vaut cinq ans de prison et dix coups de fouet !

— Je vous demande pardon, interrompit Bob, mais la lettre que vous avez reçue ce matin n’a pas grand chose à voir avec le sujet de la plainte. Vous avez accusé Jules Lanctôt, ici présent, de vous avoir extorqué une somme d’au-delà de sept cents dollars.

— Oui certain !

— C’est pas vrai !

— C’est ce que nous allons voir, reprit Bob. Le mois dernier, monsieur Lanctôt, vous avez emprunté à la plaignante, une somme de cent dollars pour tirer d’affaire un ami embarrassé.

— Oui, admit Jules. Oui, c’est vrai ça.

— Pourriez-vous me donner le nom et l’adresse de cet ami ?

— Le… le nom et l’adresse ?

— Il m’a dit, intervint Cunégonde, que c’était un gars de Saint-Jean d’Iberville.

— C’est ça, dit Jules, c’est ça tout juste. C’est un gars de Saint-Jean.

— Comment s’appelle-t-il ?

Lanctôt eut l’air de ne pas comprendre.

— Voyons ! Si c’est un de vos amis, vous devez savoir son nom. À moins évidemment qu’il n’ait jamais existé.

— Ben oui, là, je l’avoue, admit Jules, il existe pas, ce gars-là.

— Comme ça, s’écria Cunégonde, le gars gui était mal pris c’était toi ?

— Oui, murmura lamentablement Jules.

— Pourquoi ne l’as-tu pas dit franchement, espèce de bandit !

Le beau Jules se fit suppliant :

— Cunégonde !

— Espèce de gangster !

— Cunégonde !  !

— Ennemi public numéro un !

— Cunégonde !  !  !

— Ainsi donc, coupa Bob, vous admettez que l’ami embarrassé était purement et simplement une invention de votre part ?

Jules baissa la tête.

— Ben oui, monsieur Gendron, ben oui, je l’admets. Faut bien.

La voix de Bob se fit sévère :

— Ça suffit pour prouver l’accusation de faux prétextes et vous faire attraper deux ans, ça.

— Deux ans, s’étonna Cunégonde. Pas plus que ça ?

— Deux ans ! gémit Jules Lanctôt, je n’en sortirai jamais vivant.

Et Cunégonde d’ajouter, avec une froide cruauté :

— Je l’espère bien, bout de peanut.

— Avec mes lésions au cœur, expliqua Lanctôt, puis mes pierres dans le rein, puis ma dilatation d’estomac, comment voulez-vous que je résiste à deux ans de prison ?

Mais Bob, que ces lamentations ne semblaient guère émouvoir, continua son exposé :

— Quelques jours plus tard, vous avez emprunté une somme de quatre cents dollars, pour vous permettre l’achat d’une automobile, que vous disiez pouvoir revendre le lendemain avec un bénéfice considérable.

— Oui, monsieur le détective, larmoya Lanctôt.

— J’espère, reprit Bob, que vous ne ferez aucune difficulté pour avouer que l’automobile en question n’a jamais existé, et que la transaction commerciale était aussi imaginaire que votre ami de Saint-Jean d’Iberville.

— Non mais j’ai-t’y été bête, s’écria Cunégonde, j’ai-t’y été bête !

— Vous ne répondez pas ? dit Bob à Lanctôt.

Comme le pauvre diable restait silencieux, littéralement écrasé, le policier reprit :

— Il faut aussi compter un chèque de soixante dollars qui a été retourné trois fois par votre banque pour insuffisance de fonds, cinq dollars que la plaignante vous a prêtés, le jour où vous avez prétendu avoir oublié votre portefeuille : quarante-deux quatre-vingt-quinze qu’elle vous a donnés pour aller payer sa prime d’assurances, prime d’assurances qui, vérification faite, n’a jamais été payée ; et différents petits montants qui font que le tout se chiffre à sept cent-trente-et-un dollars soixante-cinq.

— Qu’est-ce que je vais devenir, mon Dieu ? Qu’est-ce que je vais devenir ? gémit Jules.

— Pour le moment, répondit Bob, vous allez me faire le plaisir de vider vos poches, d’enlever les lacets de vos chaussures, de me donner votre ceinture, vos bretelles et votre cravate.

— Je… je vas… je vas faire quoi ?

— Pourquoi ça, enlever ses lacets de bottines ? s’étonna Cunégonde.

— Parce que, expliqua Bob, le règlement interdit de mettre un homme en prison sans lui enlever tout ce qui pourrait lui servir à mettre fin à ses jours.

— Laissez-les lui donc, dans ce cas-là, bout de peanut !

Jules Lanctôt, hébété, avait l’air de ne pas comprendre grand chose à ce qui se passait autour de lui. Bob, trouvant qu’il n’obéissait pas assez vite, haussa la voix :

— Dépêchez-vous ! j’ai autre chose à faire qu’à attendre que vous vous décidiez.

Jules se remit à gémir.

— Si tu me fais mettre en prison, Cunégonde, je vais mourir certain. Je te l’ai dit tout à l’heure, j’ai une lésion au cœur, une lésion au cœur grande comme ça ! Puis j’ai des cailloux dans les reins gros comme ça, Cunégonde, gros comme ça ! Puis mon estomac, il est dilaté grand comme ça !

Et le geste approprié accompagnait la description de chacune de ses infirmités.

— Si vous êtes si malade que ça, trancha Bob, on vous enverra à l’hôpital.

— Retire donc ta plainte, Cunégonde !

— Il n’y a pas grand danger, bout de peanut !

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Qu’est-ce que tu veux que je te promette ?

— Je veux rien pantoute, je veux mes sept cents piastres !

Et Jules, jouant sa dernière carte, avec un trémolo dans la voix et un geste héroïque, s’écria :

— Cunégonde, je suis prêt à tous les sacrifices ! Pour te prouver que je ferais n’importe quoi, si tu veux retirer ta plainte, je m’en vas te marier la semaine prochaine !

XXIII

au feu !

Le soir même, Marcel et monsieur Bernard se promenaient dans la campagne, entre la ville et le grand bois, de l’autre côté du chemin de fer. Le temps était sec, juste assez froid pour donner aux promeneurs l’envie de marcher d’un bon pas.

Marcel venait de raconter comment Cunégonde, inflexible, avait refusé de retirer sa plainte, et comment Jules Lanctôt avait dû se résigner à se laisser conduire au cachot. Le récit de la scène qui avait eu pour théâtre, le jour même, le bureau du chef de police, avait pris en passant par la bouche de Cunégonde d’abord, par celle de Marcel ensuite, un tour vaudevillesque qui avait beaucoup amusé le vieillard.

Puis, la conversation avait pris un tour politique. Ce pauvre Gaston avait eu, la veille, des émotions dont il se souviendrait. Messieurs les électeurs avaient déposé leur bulletin dans les boîtes scellées et, malgré tous les espoirs permis par la campagne, Héliodore Blanchard avait été réélu.

— Évidemment, prétendit Marcel, il l’a été parce que ses organisateurs se sont arrangés pour faire voter les morts et les absents ! Et encore ! Une majorité de treize voix pour Blanchard, on peut considérer ça comme une victoire morale pour Gaston !

— Disons, si tu le veux bien, répondit monsieur Bernard, que c’est une défaite honorable. Sais-tu si Gaston va entreprendre des procédures en contestation ?…

— Je ne pense pas, non. Il se dit guéri de la politique et il ne prétend plus qu’on lui en parle.

— En somme, qui sait si ça ne vaut pas mieux comme ça ? Il est bien possible que, des deux, le perdant ne soit pas celui qu’on pense.

Et monsieur Bernard se lança dans une longue dissertation sur la politique ; dissertation agrémentée d’un parallèle entre les avantages et les inconvénients qu’elle apporte à ceux qui en font. Il avait décidément, sur toutes choses, des idées peu banales, et Marcel, amusé, écoutait avec un intérêt grandissant les réflexions de son patron, lorsqu’une lueur rouge attira son attention.

— Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur Bernard, mais regardez donc là-bas.

— Diable ! Ça n’est pas normal ça ! On dirait des flammes. Le feu a certainement pris quelque part.

— Ça m’a tout l’air d’être un gros feu !

— En effet…

— Courons, courons vite !… J’ai toujours aimé ça moi, les incendies.

— Vas-y, Marcel, prends de l’avance. Je finirai bien par te rejoindre !

Les coudes collés au corps, Marcel partit à fond de train, suivi, de plus en plus loin, par un monsieur Bernard essoufflé mais tenace.

***

Marcel, sans ralentir l’allure, franchit plus d’un demi mille avant de pouvoir situer exactement le sinistre, qui semblait se faire plus violent d’instant en instant. C’était la maison des Lamarche qui flambait ainsi qu’une torche enduite de résine. Les Lamarche ! Tout Saint-Albert avait, pour cette pauvre veuve paralysée et ses deux enfants, la sympathie qu’attirent toujours le courage malheureux et la misère vaillamment supportée. Le sort s’était montré singulièrement cruel pour ces pauvres gens. La mère était restée paralysée après avoir donné le jour à Simonne, qui était aujourd’hui, malgré les heures sombres de son enfance, une belle et grande jeune fille de dix-neuf ans. Dix ans après, le père, ouvrier électricien, s’était tué dans une chute ridicule de dix pieds à peine. Depuis, André, l’aîné des deux orphelins, devenu chef de famille à douze ans, avait fait tous les métiers d’enfant avant de faire tous les métiers d’homme. Il avait vendu des journaux, porté des paquets pour un épicier, relevé des quilles au bowling, balayé un atelier d’imprimerie, gagnant misérablement quelques dollars par semaine, tout en continuant à apprendre les choses dont il avait dû interrompre l’étude, en quittant l’école à l’âge où les autres commencent à y aller sérieusement.

Et là, la minable maison de bois qui abritait leur détresse et leur vaillance, à ces pauvres Lamarche, se consumait dans le ciel de novembre !

Près d’une cinquantaine de personnes entouraient le brasier lorsque Marcel arriva. De tous côtés fusaient des conseils, s’élevaient des cris, mais personne ne semblait se soucier de passer à l’action. Passer à l’action ? À quoi cela aurait-il pu servir ? Cette bicoque de bois, dont l’étage supérieur était déjà presqu’à moitié consumé, ne pouvait que flamber jusqu’à ce que sa dernière poutre se fût effondrée. Marcel, comme les autres, regarda tristement ce spectacle à la fois grandiose et effrayant.

— Voyons ! dit quelqu’un à côté de lui, qu’est-ce qu’ils font donc, ces pompiers-là qu’ils n’arrivent pas ?

C’était vrai pourtant. La maison des Lamarche était située sur le territoire de Saint-Albert, encore qu’assez loin de l’agglomération. Les pompiers auraient dû être arrivés !

— Tu sais bien, fit une voix répondant à la première, que ces paresseux-là vont se montrer quand ça sera tout brûlé.

Mais Mathieu et Girard venaient de faire leur apparition. Tout de suite le boucher réunit quelques spectateurs.

— Venez-vous-en, les gars ! cria-t-il au-dessus du crépitement des flammes. Il y a encore moyen d’entrer dans la maison. Sauvons ce que nous pourrons !

Au lieu d’avancer, quelques hommes reculèrent : mais d’autres, et parmi eux Marcel, se précipitèrent dans la maison et en ressortirent bientôt, toussant et crachant, mais porteurs de quelques misérables objets de mobilier.

De minute en minute la foule grossissait, et le cercle qu’elle formait s’élargissait, tant la chaleur augmentait et faisait reculer les curieux mieux que le meilleur des services d’ordre.

Une chaîne avait fini par s’organiser, et une dizaine de seaux circulaient de main en main. Mais que pouvaient quelques misérables seaux d’eau contre ce feu dont le vent activait la rage ?

— Approchez pas trop !

— Laissez passer les chaudières !

— Allez donc jaser plus loin, les femmes !…

— Par ici Ernest !…

— On y va là !…

— Faites bien attention, ça va s’écrouler bien vite !…

Les avertissements, les conseils, les imprécations, les encouragements se croisaient, bondissaient, rebondissaient, tandis que quelques hommes livraient vaillamment un combat perdu d’avance !

— Batêche de batêche ! cria Mathieu en ressortant pour la troisième fois de la maison en flammes, qu’est-ce qu’ils font donc ces pompiers-là ?… On paie pourtant assez cher de taxes pour qu’ils viennent au moins voir ce qui se passe quand il y a un feu !

Et soudain, rapide, grondante, une rumeur courut de groupe en groupe :

— Madame Lamarche ! La pauvre madame Lamarche est en haut, dans sa chambre !

La paralytique !… Personne jusque-là n’y avait songé ; personne ne s’était dit que cette femme, qui n’était pas sortie de chez elle depuis dix-neuf ans, devait s’y trouver lorsque l’incendie avait commencé, et devait y être encore !

— Laissez passer les porteurs d’eau, là !…

— Faites donc la chaîne vous aussi, espèce de sans-cœur que vous êtes là !

— Voyons donc, sans dessein ! C’est sur le feu, pas sur mes culottes qu’il faut jeter ton eau !…

— Madame Lamarche ? se dit Marcel. Faut pourtant faire quelque chose !

Et il courut rejoindre Mathieu.

— Sais-tu où est sa chambre ? demanda le boucher.

— Là, tiens regarde !… La dernière fenêtre à gauche ; le feu ne m’a pas encore l’air d’être rendu là ! Faut y aller.

— Vous savez bien qu’il est trop tard à cette heure, dit quelqu’un. Personne n’est capable d’entrer là-dedans !

— Regardez, dit Girard. C’est ben sérieux, mais c’est une échelle ça, là-bas, le long de la clôture !

— Allez la chercher, dit Marcel, je vais monter, moi !

— Prenez garde, Marcel, dit monsieur Bernard qui venait enfin d’arriver. Pas d’imprudence !

Dix secondes plus tard, l’échelle était dressée, et Marcel avait déjà le pied sur le premier échelon, quand un bras lui tendit un imperméable.

— Tiens ! mets ça, ça te protégera toujours un peu.

Tous les yeux étaient fixés sur ce nouveau drame, dérivé du premier, et dont l’acteur était un jeune homme que, la veille encore, la moitié de ces gens-là accablaient de leur mépris.

— Vous me dites pas qu’il a envie de monter dans cette fournaise là, lui ?

— Il est fou, ma parole !

— Vous savez bien que ça sert à rien !

— Autant dire qu’il a le goût de se suicider !

— Taisez-vous, il monte là !

— Il monte !

— Qui c’est donc ça ?

— Marcel Lortie ! D’où c’est que vous sortez donc vous, la mère ?

— Taisez-vous donc !

— Oui, taisez-vous !

Un à un, Marcel gravissait les degrés de l’échelle. Haletante, la foule s’était tue. Seul le crépitement des flammes, auquel se joignaient maintenant des craquements précurseurs d’effondrement, emplissait, de son bruit sinistre, cette nuit de novembre. Le haut de l’échelle se cachait dans la fumée, et Marcel disparut à la vue de tous, longtemps avant d’avoir atteint la fenêtre.

Que se passait-il derrière cet écran ? Le jeune sauveteur allait-il trouver un cadavre ou un être vivant ? Aurait-il le temps de ramener son fardeau à l’air libre, avant l’écroulement ? Pourrait-il seulement pénétrer dans cette maison en flammes ?

C’est ce que chacun se demandait, lorsqu’enfin — mieux vaut tard que jamais — on entendit les cloches et les sirènes de la brigade des pompiers.

XXIV

les révélations d’andré lamarche

Le lendemain midi, Marcel, la tête et les mains bandées, reposait dans un fauteuil. Son héroïsme n’avait pas été inutile. Il avait, au prix de quelques brûlures plus douloureuses que profondes, tiré madame Lamarche vivante de sa maison en flammes. Vivante mais hélas, grièvement atteinte.

Ninette, qui avait été à l’hôpital, rapportait une bien triste nouvelle. Les membres inférieurs avaient été brûlés au point que les médecins en avaient décidé l’amputation.

Monsieur Bernard et Fernande étaient également auprès de Marcel.

— Mais, demanda le vieillard, où donc étaient Simonne et André pendant l’incendie ?

— Simonne était allée passer la soirée chez une amie, répondit Ninette, et André était à Montréal depuis la veille.

— Ces enfants-là n’ont certainement pas réfléchi qu’il était imprudent de laisser leur mère seule dans la maison.

— C’est ce que Simonne se reproche, monsieur Bernard ; mais c’est madame Lamarche elle-même qui a insisté pour qu’elle sorte.

— Les voilà sans abri, les pauvres gens, dit Fernande. On disait ce matin que leur maison n’était même pas assurée.

— Non, dit Marcel, les compagnies ne voulaient plus, à ce qu’on prétend. Il aurait fallu qu’ils fassent construire une nouvelle cheminée. Il paraît que…

Mais la sonnerie de la porte d’entrée interrompit ses explications.

— Tiens, dit Ninette, encore de la visite pour le héros. Depuis le matin ça n’a pas dérougi !

Et elle s’en fut ouvrir.

C’était André Lamarche. Il parut surpris et gêné de voir tant de monde autour de Marcel.

— Voyons André, entre donc, dit Marcel, tu n’as pas besoin de te gêner avec nous autres !

— C’est que vois-tu, Marcel, répondit le jeune homme après un timide salut à tous : c’est que vois-tu, ce que j’ai à te dire est… est plutôt…

— C’est bien simple, dit monsieur Bernard, nous allons vous laisser seuls tous les deux.

Et il se leva.

— C’est que, reprit André Lamarche, je pense que… je pense que pour ce que j’ai à dire, il vaudrait peut-être mieux qu’il y ait un témoin… C’est… c’est surtout les jeunes filles qui me gênent dans cette histoire-là !

— Viens Fernande, dit Ninette, allons préparer le café !

Lorsque Ninette et Fernande furent sorties, André sembla encore hésiter quelque peu.

— Marcel, finit-il par dire, avant tout il faut que je te remercie. Oh ! ne proteste pas. Ils sont bien rares ceux qui auraient fait ce que tu as fait, qui auraient risqué leur vie pour sauver celle de ma mère. Je sais comment ça s’est passé, on me l’a expliqué, et les bandages que tu as sur la figure et sur les mains prouvent bien quel danger tu as couru.

— Il ne faut rien exagérer, tu sais, dit Marcel que ces éloges faits à sa bravoure embarrassaient quelque peu.

— Oh ! je n’exagère pas. Il ne faut pas savoir ce que c’est que la peur pour entrer comme ça dans une maison en flammes qui pouvait s’écrouler à tout instant. Ce dont je suis heureux, c’est que tu en sois sorti sans trop de mal.

— Je t’en prie, fit Marcel de plus en plus gêné, tu m’as remercié, tu te croyais probablement obligé de le faire ; à mon tour, je te remercie de l’avoir fait, mais si ça ne te fait rien, on va parler d’autre chose. Au fond, moi tu sais, ça me met mal à l’aise.

— Soit, Marcel, on va parler d’autre chose. Justement, j’ai autre chose à te dire.

— Ah !

— Oui, et entre nous, ça n’est pas très facile.

Marcel sembla surpris ; et monsieur Bernard, qui n’avait pas dit un mot depuis le début de l’entretien, continua imperturbablement à faire décrire à la fumée de son cigare de savantes volutes dans l’espace.

— Non, poursuivit André Lamarche, non ça n’est pas facile, et je te dis que j’y ai pensé depuis hier soir à cette affaire-là ! Ce que je suis venu faire, je savais qu’il fallait que je le fasse ; pas un instant je n’ai pensé que je pourrais ne pas le faire, mais je t’avoue que je ne savais pas, et que je ne sais pas encore très bien comment m’y prendre.

— Ça ne peut pourtant pas être si compliqué, mon pauvre André ?

— Bien plus que tu ne le penses, Marcel. Surtout que, vois-tu, ça fait longtemps que j’aurais dû le faire, ça fait longtemps que ça me tracasse. Que veux-tu ? Il y a comme ça des choses que, malgré soi, on ne peut pas se décider à dire.

— C’est donc si difficile ? demanda monsieur Bernard.

— Oui, dit André, oui, terriblement difficile.

— Mais c’est à propos de quoi, donc ? questionna Marcel.

— C’est… c’est à propos du hold-up de chez Senécal.

Marcel se redressa brusquement :

— Ah ! tu sais quelque chose, toi ?

Et comme André tardait à répondre, il poursuivit avec fièvre :

— Tu sais qui a fait le coup ?

Cette fois la réponse vint, sourde mais ferme :

— Oui.

Dans les yeux de Marcel passa comme un éclair de victoire. Monsieur Bernard s’était levé. Il posa la main sur l’épaule d’André.

— Prenez garde, lui dit-il, prenez garde monsieur Lamarche ! Vous êtes bien sûr de ne pas vous tromper, n’est-ce pas ? Vous êtes bien sûr que les révélations que vous allez faire sont exactes ?

— Tout-à-fait, fit le jeune Lamarche.

— Mais parle donc, s’écria Marcel, parle donc, je t’en prie !

— C’est ben simple, dit André, ce coup-là, je sais qui l’a fait…parce que c’est moi.

— Toi !

— Vous !

— Oui, moi.

Chez Marcel, la colère avait déjà succédé à l’étonnement :

— Comment, c’était toi ! Et tu as laissé Sénécal m’accuser en public ? Tu as permis qu’on me…

— Je t’en prie, Marcel, interrompit monsieur Bernard, calme-toi, laisse-le parler.

André, faisant de visibles efforts pour retenir ses larmes, leva les yeux au plafond, incapable qu’il était de soutenir le regard de Marcel.

— Ah ! dit-il, je sais tout ce que tu penses et tout ce que tu voudrais me dire, Marcel. Je me rends bien compte de tout ce que tu as souffert par ma faute, et j’en ai bien souffert moi-même, tu peux me croire. Mais que veux-tu ? Je ne pouvais pas parler sans m’accuser, et ça je ne voulais pas le faire à cause de maman. Franchement, j’en ai passé des nuits blanches, moi aussi, à me reprocher mon mauvais coup et à me demander si je n’irais pas, le lendemain matin, raconter toute l’histoire à la police.

— Tu n’avais pas le droit d’hésiter !

— Je te jure que si tu avais été condamné j’aurais tout dit ! Mais vois-tu, pour le coup lui-même, je ne le regrette qu’à moitié ; parce que Sénécal, tu peux me croire Marcel, il méritait bien ça.

— Il méritait bien ça ?

— Oui, certain.

— Mais dis donc, s’étonna Marcel, Léon Sénécal c’est ton oncle !

Monsieur Bernard sursauta.

— Son oncle ?

— Oui, dit André, c’est le plus jeune frère de maman.

— Et il ne vous a pas reconnu ?

— Non, monsieur Bernard. J’avais d’ailleurs pris mes précautions.

— Mais enfin, dit Marcel, pourquoi as-tu fait ça ?

— Mais oui, insista monsieur Bernard, pourquoi ?

Sans la moindre honte cette fois, André répondit :

— Parce qu’on avait besoin d’argent chez nous : parce qu’on était mal pris, et que l’argent de Sénécal, au fond, c’était plutôt notre argent à nous autres.

— Votre argent à vous autres ?

— Oui, Marcel. C’est une longue histoire, mais pour que vous compreniez bien ce qui m’a poussé à agir comme je l’ai fait, je vais vous la raconter.

Et André Lamarche commença son récit.

— Quand mon grand-père est mort, on n’a pas retrouvé son testament. Pourtant, il en avait fait un. Ce qu’on a retrouvé, ce que mon oncle Léon a retrouvé, c’est un papier par lequel ma mère, il y a vingt ans, reconnaissait avoir reçu sa part d’héritage.

— Ce papier était-il véritable ? demanda monsieur Bernard.

— Jusqu’à un certain point, oui. Vous allez comprendre. Il y a vingt ans, tout de suite après le mariage de mes parents, mon père a eu des difficultés d’argent. Il s’était installé à son compte, ça n’avait pas marché, et un jour, pour éviter la catastrophe, ma mère est allée trouver mon grand-père. Il fallait, pour sauver mon père, un peu moins de trois mille piastres. Mon grand-père n’était pas bien riche, mais il s’est quand même arrangé pour donner à mes parents ce qu’ils lui demandaient et, comme ça représentait à peu de chose près la moitié de ce qu’il possédait, il a fait signer le papier en question par ma mère, pour que, s’il venait à mourir, mon oncle Léon ne soit pas lésé.

— Est-ce qu’il n’y avait pas d’autres enfants ? demanda Marcel. N’as-tu pas dit tout à l’heure que Léon Sénécal était le plus jeune des frères de ta mère ?

— Oui, répondit André, mais l’autre était mort depuis quelques années déjà. Après ça, mon grand-père a été chanceux. Il a fait de l’argent, pas mal d’argent même. Ce qui fait que, quand il est mort, il valait entre vingt-cinq et trente mille piastres.

Les trois mille piastres que ma mère avait reçues étaient bien loin de représenter sa part d’héritage.

— En effet.

— En plus de ça, Léon Sénécal avait fait quelques petites affaires qui n’étaient pas trop droites, et grand-père avait fait, lui, un testament par lequel il ne lui laissait que mille piastres, et par lequel il léguait le reste à ma mère, pour ma sœur et pour moi. Vous comprenez ?

— Parfaitement, dit monsieur Bernard ; c’est très clair.

— Et quand grand-père est mort, on n’a jamais retrouvé ce testament-là.

— Vous êtes bien sûr qu’il existait ?

— Certainement ! Grand-père me l’a montré quelques mois avant sa mort. Je crois que c’était le Jour de l’An au matin.

— Et naturellement, dit Marcel, tu penses que c’est ton oncle qui l’a fait disparaître.

— J’en suis aussi sûr que j’existe !

— Voilà, dit monsieur Bernard, un méfait qu’il serait difficile de prouver.

— C’est possible, reprit André, mais ça n’empêche que, quand j’ai vu qu’on était mal pris chez nous, quand j’ai vu Sénécal refuser d’aider ma mère, je me suis décidé… à faire ce que vous savez.

— J’aurais probablement fait la même chose, moi ! s’exclama Marcel.

— Oui, dit monsieur Bernard, mais au point de vue de la loi, c’est quand même un vol à main armée.

André baissa la tête.

— Je sais, dit-il. Après ce que Marcel a fait hier soir, je ne peux agir que d’une seule façon.

En sortant d’ici, il faut que j’aille trouver le chef Langelier et que je lui raconte toute l’histoire.

— Mais il va te mettre en prison ! s’écria Marcel.

André Lamarche eut un haussement d’épaules résigné.

— Je sais bien, dit-il ; mais toi, Marcel, plus personne ne pourra te soupçonner ; les gens n’auront plus qu’à te faire des excuses.

Marcel, qui depuis tant de semaines, attendait avec une fébrile impatience le moment de sa réhabilitation, était incapable, maintenant que ce moment-là était arrivé, d’en tirer la moindre joie.

— Attendez donc, dit monsieur Bernard, attendez donc ! Marcel a évidemment le désir légitime de voir son innocence prouvée une fois pour toutes. Mais d’un autre côté, je suis bien sûr qu’il ne tient pas particulièrement à ce que vous fassiez de la prison, monsieur Lamarche. N’est-ce pas Marcel ?

— Mais pas du tout, fit Marcel. Au contraire !

— Il est évident, Marcel, reprit le vieillard, que si tu pouvais produire une confession, signée devant témoins par André Lamarche, ça réglerait ton affaire.

— Naturellement.

— D’un autre côté, si on donne à André quelques jours pour disparaître, et si l’on obtient du chef de police que les recherches ne soient pas trop activement poussées, il y a bien des chances pour que jamais personne n’aille en prison.

— Il me semble moi, dit Marcel.

— Eh bien ! voici ce que je propose, conclut monsieur Bernard. Vous, monsieur Lamarche, vous allez rédiger une confession dans laquelle vous direz, sans omettre le moindre détail, comment vous vous y êtes pris pour entrer en possession d’une partie de l’argent qui vous revenait. Cette confession, vous la signerez, je la signerai comme témoin, et on demandera, disons à Mathieu et à Girard, qui vont venir ici ce soir, et qui sont des gens discrets en qui j’ai toute confiance, de la signer eux aussi. Ensuite, c’est très simple, nous nous tairons pendant huit jours, et vous, pendant ce temps-là, vous pourrez passer la frontière et vous mettre à l’abri. Qu’en dites-vous ?

— Moi, je trouve que c’est parfait, dit Marcel.

— Oui, dit André, mais il y a maman. Qui est-ce qui va l’aider si je m’en vais ?

— Mais vous ne serez pas plus en mesure de l’aider si vous allez en prison.

— C’est vrai.

— Mais, dit Marcel, pour t’en aller, il te faut de l’argent. En as-tu ?

— Non, je n’en ai pas.

— Oui, évidemment, il y a ça, dit monsieur Bernard. Mais, en somme, c’est un détail. Je n’ai jamais aimé faire les choses à moitié et…

Il sortit son portefeuille, en tira deux billets, qu’il tendit à André.

— Prenez ça, dit-il, ça vous donnera le temps de vous retourner.

Mais André Lamarche eut un geste de recul.

— Je ne peux pas accepter ça, monsieur Bernard. Vous en faites déjà suffisamment pour moi et…

L’excellent homme insista :

— Mais oui, mais oui ! D’ailleurs je ne vous le donne pas, cet argent-là, je vous le prête. Je sais bien qu’un jour ou l’autre, quand vous le pourrez, vous aurez à cœur de me le rendre. Et en ce qui concerne votre mère et votre sœur, soyez tranquille, Marcel et moi nous veillerons à ce qu’elles n’aient pas trop de misère. Nous avons assez d’amis pour que…

La sonnerie du téléphone l’interrompit. Il décrocha le récepteur.

— Allo, fit-il. Oui… Ah !… Oui j’ai compris… Je vous remercie.

Il raccrocha l’appareil et resta un long moment sans rien dire.

— Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Bernard ? demanda Marcel. Vous avez l’air tout drôle.

— Euh… monsieur Lamarche.

— Oui monsieur Bernard ?

— Le… le coup de téléphone que je viens de recevoir là…

— Oui ?

— Votre… votre maman…

— Maman !

— Oui, mon ami. Elle a fini de souffrir.

XXV

une surprenante conversation au bord de l’eau

La première partie du plan élaboré, par monsieur Bernard, pour permettre à André Lamarche de quitter le pays sans être inquiété, tout en assurant la réhabilitation totale de Marcel, avait été mise à exécution sans anicroche. André, muni du viatique que lui avait donné monsieur Bernard, avait pu quitter Saint-Albert aussitôt après les funérailles de sa mère.

Le lendemain du départ d’André, un peu après huit heures du soir, à très peu de distance du vieux moulin, Léon Sénécal, le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches, marchait nerveusement, de long en large, comme un homme attendant quelqu’un qui manque décidément de ponctualité. L’air était relativement doux et le ciel charriait de gros nuages, entre lesquels apparaissait, de temps à autre, une lune presque pleine : ce qui permettait chaque fois à Sénécal de vérifier l’heure à son bracelet-montre.

Son impatience touchait à la colère, lorsqu’il vit enfin une silhouette quitter la grand route pour s’engager dans le sentier conduisant au moulin. La silhouette s’approcha rapidement, se retourna comme si elle voulait être sûre que nul ne l’avait vue quitter la route, et arriva à hauteur de Sénécal, qu’elle aborda avec un bonsoir aussi frais que la brise qui soufflait du fleuve.

Suzanne Legault, car c’était elle, n’était certes pas venue là pour son plaisir.

— Je me demande bien, dit-elle, qui a pu te donner l’idée de me faire venir ici par un temps pareil ?

— Laisse faire ! Tu vas le savoir, répondit Sénécal. Mais ce que je voudrais savoir, moi, par exemple, c’est pourquoi tu n’es pas venue plus tôt ! Ça fait une heure que je t’attends ici. T’as pas l’air de te rendre compte qu’il fait pas très chaud.

Elle haussa les épaules.

— Si je ne suis pas venue plus tôt, répondit-elle, c’est probablement parce que j’avais autre chose à faire : et d’ailleurs, je suppose que tu ne m’as pas fait faire tout ce trajet-là rien que pour le plaisir de me faire des reproches si j’arrivais en retard ?

Il y avait, dans la voix de Suzanne, tant de méprisante supériorité, que Sénécal en fut comme subjugué et qu’il se calma du coup. Ce fut d’une voix étrangement radoucie, qu’il reprit :

— Qu’est-ce que tu m’as raconté au téléphone cet après-midi ? Tu as quelque chose de neuf à me dire ?

— Oui, plutôt.

— Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?

Suzanne fit de la tête un geste d’ignorance.

— Tu sais, dit-elle, le dernier billet de ton ami Jeannotte ?

— Oui, celui que je t’ai donné vendredi ?

Elle fit oui de la tête.

— Eh bien ? questionna-t-il.

— Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il était dans mon sac vendredi soir, et depuis je ne parviens plus à mettre la main dessus.

— Dis-moi pas… dis-moi pas, bégaya Sénécal visiblement bouleversé, que tu as été assez bête pour laisser traîner ça quelque part !

— Je ne l’ai certainement pas perdu. Si je ne l’ai plus, c’est qu’on me l’a pris.

Sénécal eut un haut-le-corps.

— Pris ! fit-il. Te rends-tu compte de ce que cela veut dire ?

— Je ne me rends compte de rien, dit-elle ; je constate un fait, c’est tout.

— Je ne sais pas à quoi tu as pensé ! éclata Sénécal au comble de l’énervement ; je ne sais pas où tu avais la tête pour laisser traîner ce papier-là dans ta sacoche ! Tu ne t’imagines pas que c’est intelligent, non ?

Suzanne, froidement, répondit :

— C’est certainement tout aussi intelligent que de laisser traîner des papiers derrière les cadres.

Ces mots, lancés négligemment, eurent sur Sénécal un effet analogue à celui que pourrait faire, sur un pensionnaire agité d’un asile d’aliénés, la traditionnelle douche d’eau glacée. Il se calma comme par magie.

— Voyons Suzanne, dit-il, tu es sûre que tu n’as pas laissé traîner ta sacoche quelque part ?

— Non, dit-elle, non, je ne l’ai laissée traîner nulle part. Tu penses bien que j’ai essayé de me rappeler tout ce que j’avais fait depuis vendredi ; mais j’ai beau faire, je ne vois pas du tout qui aurait pu me prendre ce papier-là, ni où il pourrait avoir été pris.

— Ce qu’il y a de pire, fit Sénécal, c’est qu’on ne peut rien faire !

— Attendre, dit-elle. Si les coups arrivent, on essaiera de les parer. C’est tout.

— S’il en est encore temps ! conclut Sénécal.

Pendant quelques instants, ils marchèrent sans mot dire. Ils avaient atteint et dépassé le moulin, lorsque Suzanne reprit la parole.

— Toi, dit-elle, qu’est-ce que tu as l’intention de faire à propos de Jeannotte ?

— Tu le sais, répondit-il, je te l’ai dit. Il a consenti à attendre quatre jours de plus.

— Quatre jours, ça veut dire jusqu’à demain soir.

— Ben oui.

— Et alors, demanda-t-elle, que vas-tu faire, une fois les quatre jours écoulés ?

La question parut étonner Sénécal.

— Ce que je vais faire, ce que je vais faire ? On est tous les deux dans cette affaire-là, tu as l’air de l’oublier.

Ce fut au tour de Suzanne de paraître surprise. Mais le ton étonné qu’elle prit pour répondre avait quelque chose de voulu, d’étudié, quelque chose de moqueur aussi.

— Tous les deux ? dit-elle. Non, Léon, non, ça ne m’inquiète pas le moins du monde. J’ai bien peur que tu sois obligé de te débrouiller tout seul.

— Ah non ! rétorqua Sénécal, ça fait assez longtemps que tu te dérobes, assez longtemps que tu as l’air de me mettre tout sur le dos. C’est deux cents piastres que j’ai promis à Jeannotte, pour mettre le poison dans le lait de Ninette et faire la petite job à la machine de monsieur Bernard ; puis même s’il se contente de ça, au lieu des cinq cents qu’il a le front de nous réclamer à cette heure, c’est deux cents piastres que ça va coûter et, que tu le veuilles ou non, tu vas en payer la moitié.

— Pas un sou, fit-elle avec une insolence qui donna à Sénécal une furieuse envie de lui sauter à la gorge.

Elle s’en rendit compte, s’écarta quelque peu et reprit :

— Non seulement je ne paierai pas, mais je ne veux plus en entendre parler. Si tu crois qu’il vaut mieux lui payer ses deux cents piastres, paye-les lui, je ne t’en empêche pas. C’est ton affaire. Et si par hasard tu avais envie de faire le méchant avec moi, rappelle-toi que j’ai chez-moi un papier plutôt compromettant, un petit testament qui intéresserait beaucoup ta nièce, si jamais il me prenait fantaisie d’aller le lui porter.

— J’peux pas croire que tu ferais cela, murmura Sénécal, les dents serrées.

— Que veux-tu ? reprit Suzanne, on se protège comme on peut ; sans compter que ça serait une bonne action. Je suis sûre qu’elle ne se ferait pas prier pour me dire merci, elle, si je lui apportais ce petit document-là.

Sénécal eut un regard mauvais.

— Je n’hésiterais pas à te tuer de mes mains pour t’empêcher de faire ça, dit-il.

Pour la première fois, Suzanne eut réellement peur. Quelque chose lui disait que chez cet homme, qui n’avait pas hésité, jadis, à dépouiller sa propre sœur, cette menace n’était pas vaine. Mais cette frayeur, elle eut l’habileté de ne la point laisser paraître.

— Tu es fou ! dit-elle, avec une nuance de pitié.

— Non, je ne suis pas fou. Tu ne t’imagines pas que je vais perdre tout ce que j’ai, que je vais me laisser démolir par une petite rien du tout dans ton genre, sans me rebiffer ?

— Tu sais qu’on est pendu dans ce pays-ci, pour tuer les gens ?

— Sois tranquille, je prendrai mes précautions.

— Je suppose, dit-elle, que tu feras faire ce beau travail par ton ami Jeannotte.

— Essaie de le sortir ce testament-là ! Tu verras ce qui t’arrivera !

— Si j’essaie, ce sera fait. Quoi que tu fasses, toi, après, il sera trop tard.

Et sans même un bonsoir, Suzanne Legault pivota sur les talons et s’en alla reprendre la grand route, tandis que Sénécal jetait vers le ciel une bordée d’imprécations et d’injures, destinées aux femmes en général, et à celle qui le quittait en particulier.

Sénécal eut certes juré davantage, s’il s’était douté que la fin de sa conversation avec Suzanne, la partie la plus compromettante, en somme, avait été recueillie par l’homme qui, dans tout Saint-Albert, avait les raisons les plus légitimes de lui souhaiter du mal. En effet, le marchand de cigares n’était pas seul, ce soir-là, à avoir eu l’idée de donner rendez-vous à quelqu’un dans les environs du vieux moulin. Cette idée, Marcel l’avait eue lui aussi et, deux minutes à peine avant l’arrivée de Sénécal, Fernande était venue rejoindre celui qu’elle aimait, dans une petite cabane qui avait servi, autrefois, à abriter un canot-automobile, et qui ne servait plus, aujourd’hui, qu’à abriter les serments et les baisers des amoureux.

Marcel et Fernande étaient restés, dans leur abri de planches branlantes, juste le temps de se dire tendrement bonsoir et, sans bruit, étroitement enlacés, ils avaient marché le long du fleuve, sur lequel les premières morsures du froid avaient laissé, çà et là, une mince pellicule de glace. Pendant quelque temps, ils s’étaient ainsi éloignés du vieux moulin, puis ils avaient fait demi-tour avec l’intention de remonter, vers la route, par le vieil escalier de pierre qui servait autrefois au meunier à gravir la pente raide de la berge. Mais des éclats de voix leur étaient parvenus. Inquiets, ils s’étaient arrêtés ; leur inquiétude s’était rapidement transformée en un étonnement plein d’intérêt lorsque, dans ces deux voix échangeant des propos sans aménité, ils avaient reconnu celles de Léon Sénécal et de Suzanne Legault.

XXVI

où monsieur rené lamarre se trompe d’adresse

Le lendemain, lorsque Ninette arriva à l’Agora, Louis, qui tout en soupirant polissait les barres de cuivre de l’entrée, la prévint que monsieur Lamarre désirait la voir dès son arrivée.

Il n’y avait là rien de surprenant. Depuis qu’elle avait cessé de voir Bob et qu’elle avait consenti à sortir avec son chef direct de plus en plus fréquemment, René Lamarre ne manquait jamais une occasion d’inviter sa première caissière à le rejoindre dans son bureau. Au début, il avait cherché des prétextes, prétextes professionnels fallacieux et souvent bien puérils qui ne trompaient ni Cunégonde, ni même Louis et encore moins Ninette. Mais il s’était bientôt rendu compte du ridicule qu’il y avait à inventer d’inutiles discussions de service. Le personnel tout entier, sachant fort bien que monsieur le directeur trouvait la compagnie de sa caissière agréable après les heures de service, n’avait aucune raison de s’étonner qu’il la recherchât également pendant les heures de travail.

Ninette, ayant enlevé son chapeau, discipliné quelques boucles rebelles et poudré légèrement le bout de son nez, alla frapper à la porte du bureau directorial. Quoiqu’elle fût dix bonnes minutes en avance, René Lamarre la reçut comme s’il l’attendait depuis longtemps déjà.

— Ah ! tout de même, s’écria-t-il, vous voilà, ma petite Ninette !

— Tout de même ? s’étonna-t-elle.

Il avait approché un fauteuil du sien et il lui fit signe de s’asseoir.

— Vous ne vous doutez pas, dit-il, que voilà plus d’une demi-heure que je suis là à regarder les aiguilles de ma montre et à espérer vous voir arriver avec une avance suffisante pour nous permettre de bavarder un bon moment, avant que vous ne soyez forcée d’aller vous enfermer, pour de longues heures, dans votre affreuse petite cage vitrée.

— Mais justement, répondit-elle, ne suis-je pas arrivée plus de dix minutes avant l’heure ?

— Dix minutes ! Évidemment, admit-il, j’aurais mauvaise grâce à ne pas m’en contenter ; mais quelle joie serait la mienne, ma petite Ninette, si je savais que c’est le désir de me voir plus tôt, qui vous fait arriver ainsi avant l’heure !

Mais voyant naître un sourire sur les lèvres de la jeune fille, il s’empressa d’ajouter :

— Rassurez-vous, je n’ai pas cette fatuité. D’ailleurs, le principal c’est que vous soyez là, plus jolie que jamais, et que vous ne me disiez pas que quelque chose vous empêche de sortir ce soir.

— Mais rien du tout, répondit-elle, à moins que vous n’ayez changé d’avis.

— Moi, changer d’avis ! s’écria-t-il. Changer d’avis quand vous me faites la joie d’accepter mon invitation ? Mais vous savez bien qu’il faudrait, pour cela, au moins un tremblement de terre ! Si vous aviez conscience de votre charme, de la joie qu’il procure à ceux qui ont la chance de vivre dans son rayonnement, il ne vous viendrait même pas à l’idée de faire une supposition pareille !

Comme elle le faisait toujours lorsqu’une avalanche de compliments s’abattait sur elle, Ninette rougit violemment. Elle s’en rendit compte et en fut vexée. Lamarre, lui, feignit de ne pas s’en apercevoir, ce dont elle lui fut reconnaissante.

— Alors comme ça, fit-il, à cinq heures juste, dès que mademoiselle Décarie sera arrivée, nous filons ?

— Si vous voulez, dit-elle, mais j’aurais pourtant voulu passer chez-moi, au moins pour changer de robe.

— Mais pourquoi ? Celle-ci est délicieuse.

Ninette sentit l’inutilité de discuter davantage.

— Soit, dit-elle, je donnerai un coup de téléphone à Marcel pour le prévenir que je ne souperai pas à la maison, et pour lui dire d’aller manger chez Gaston. Ce n’est pas plus difficile que ça.

Elle se leva et se dirigea vers la porte.

— Je vous en prie, dit Lamarre, pas encore ! Il vous reste cinq grosses minutes.

— Peut-être, répondit-elle, mais il me reste aussi beaucoup de choses à faire.

— Et moi, reprit le directeur, avec beaucoup de gravité, il me reste à vous parler d’une chose tellement sérieuse !

Le ton surprit Ninette qui, la main sur la clinche de la porte, s’arrêta brusquement.

— Sérieuse ?

Il hésita, posa longuement sur elle ce regard perçant, qui l’avait tant gênée dans les premiers temps et qui la gênait encore, puis demanda :

— Me promettez-vous de ne pas répondre non avant de m’avoir entendu jusqu’au bout ?

— Oh oh ! dit-elle, c’est si terrible que ça ?

— Terrible ? Jamais de la vie ! Au contraire, ça pourrait être délicieux si vous vouliez.

— Si je voulais, René ?

— Mais bien sûr, reprit-il, ça ne dépend que de vous. Tenez, regardez.

Parmi les paperasses qui encombraient son bureau, il prit une lettre qu’il tendit à Ninette.

— C’est une lettre du bureau-chef, expliqua-t-il.

Il y eut un long silence pendant lequel Ninette lisait. Lorsqu’elle lui rendit la lettre il demanda :

— Eh bien, qu’en pensez-vous ?

— Ainsi, fit-elle, vous allez partir pour quinze jours.

— Exactement. New-York, Washington, Détroit…

— C’est un beau voyage.

— N’est-ce pas ?

— Du moins je le crois, dit Ninette, car, en somme je n’ai jamais été dans aucune de ces trois villes-là.

Il avait fait le tour de son pupitre et s’était approché d’elle.

— Vous souvenez-vous, dit-il, qu’un soir, au bord du fleuve, je vous ai demandé si vous aimiez les beaux voyages ?

— Oui, je m’en souviens.

— Là évidemment, il était question d’un long, d’un très long voyage…

— Dans un gros bateau…

— En Europe !

— Oui, soupira Ninette, en Europe.

— Bien sûr, reprit-il, New-York, Washington, Détroit, c’est moins loin, c’est peut-être moins beau, et… il n’y a pas de gros bateau. Pourtant, ma chère Ninette, si vous vouliez…

— Si je voulais quoi ? demanda-t-elle.

Il baissa la voix pour lui dire :

— Si vous vouliez, en attendant le gros bateau et le voyage en Europe, vous pourriez peut-être vous contenter du chemin de fer et du voyage aux États-Unis avec moi ?

— Mais, mais vous savez bien… balbutia Ninette, si surprise par l’audace de cette invitation, qu’elle ne trouvait rien à répondre

— Oh ! s’empressa de reprendre Lamarre, je sais ce que vous allez me dire : vous allez prétendre que c’est impossible.

— Non seulement je vais le prétendre, mais je le pense !

Il haussa les épaules et ajouta :

— Il y a tant de choses qui paraissent difficiles et qui s’arrangent pourtant très bien quand on le veut.

— Vous croyez ?

— Mais oui voyons ! Je suis sûr que vous songez à l’impossibilité de quitter le théâtre pendant quinze jours.

— Il n’y a pas que ça.

— Non peut-être, dit-il, il n’y a pas que ça. Mais enfin il y a ça ; et justement c’est là un obstacle qui n’existe pas. Je mets une remplaçante à votre place, et c’est tout !

— Je regrette, fit Ninette plutôt sèchement, mais ça n’arrangerait rien. Il y a d’autres raisons qui m’empêchent d’accepter votre invitation.

— D’autres raisons ? s’étonna-t-il. Ah ça, évidemment, si vous vous mettez à en chercher !

— Je n’ai pas besoin d’en chercher. Elles se présentent très bien d’elles mêmes.

— Voyons, plaida-t-il, ça ne vous ferait pas plaisir un beau voyage ? New-York est la plus grande ville du monde. Vous y verrez des choses splendides, des théâtres magnifiques, des spectacles extraordinaires…

— Je n’en doute pas.

— Vous vous y amuserez follement !

— Peut-être.

— Mais alors, pourquoi ne dites-vous pas oui tout de suite ?

— Parce que… parce que je dis non.

Il leva les bras, comme pour prendre le ciel à témoin du manque de logique de la réponse, et s’écria :

— Mais c’est ridicule ! Votre frère peut très bien se passer de vous pendant quinze jours ! Ce n’est plus un enfant, Marcel !

— Il ne s’agit pas de lui.

Cette fois, il parut ne plus comprendre.

— Comment ! s’écria-t-il, il y a autre chose ? Il y a un autre motif qui peut vous empêcher de… d’accepter mon invitation ?

— Oui, répondit-elle, il y a un autre motif, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas apparu tout de suite. Il me semble pourtant que vous auriez dû y penser ; il me semble que moi, à votre place, je n’aurais même pas osé exprimer…

Il l’interrompit brusquement.

— Ah ! oui, fit-il d’un air amusé, oui j’ai compris ! Ma pauvre petite fille va ! Au siècle où vous vivez, vous avez peur de ce que les gens vont dire ?

— Non, René, non, je n’ai pas peur de ce que les gens pourraient dire, je n’ai peur de rien, seulement…

— Seulement quoi ?

— Seulement, c’est très simple : vous vous êtes trompé de jeune fille, voilà tout.

Et elle s’en fut rapidement.

Pendant quelques secondes, Lamarre resta comme pétrifié, incapable de comprendre que sa superbe invitation eut obtenu si peu de succès. Puis soudain, rageur, il donna un formidable coup de pied à une innocente corbeille à papiers, qui s’en alla, pitoyablement, répandre son contenu à l’autre extrémité de la pièce.

XXVII

les promesses de jules lanctôt

Tandis que Jules Lanctôt se morfondait en prison et réfléchissait aux inconvénients qu’il peut y avoir à abuser de la crédulité des vieilles filles, sa victime, la trop romanesque Cunégonde, sentait fondre son ressentiment et se tempérer son indignation. Chaque nuit, depuis le jour où, outragée, elle avait exigé l’incarcération de son amoureux, elle l’avait revu en rêve, se tordant sur le maigre grabat de sa cellule, en proie à des crises de folie épouvantables. Et ses rêves se terminaient toujours de même façon : Jules passait de vie à trépas en maudissant celle qui l’avait envoyé à la mort. Aussi, chaque matin, poussait-elle un large soupir de soulagement, lorsqu’elle apprenait que le prisonnier se portait à merveille.

Lanctôt, lui, dans sa cellule, oubliant ses maladies imaginaires, était la proie d’une idée fixe : sortir de là au plus tôt et faire payer cher, le plus cher possible, sa mésaventure à celle qui avait eu l’outrecuidance de ne pas se laisser tondre sans rien dire. Oh ! il ne rêvait pas de vengeances éclatantes ni de supplices chinois. Ce qu’il entendait par lui faire payer cher les mécomptes qu’elle lui avait infligés, c’était tout simplement prendre une nouvelle offensive contre les fortifications de son compte de banque. On le voit, les projets de vengeance de Jules Lanctôt s’accommodaient fort bien de sens pratique

Et il avait commencé par lui écrire une lettre émouvante et parsemée de fautes d’orthographe, la suppliant de mettre fin à son martyre de prisonnier.

C’est porteuse de cette lettre que Cunégonde, ayant fait sa toilette des grands jours, se présenta au chef Langelier, qui la reçut galamment malgré qu’elle arrivât, fort mal à propos, au moment où il lisait un roman policier palpitant, tout en croquant des bonbons acidulés.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ce matin ? lui demanda-t-il en refermant le tiroir où il avait précipitamment jeté son sac de bonbons.

— Ben, répondit-elle, c’est… c’est à propos d’une lettre que j’ai reçue hier.

— Oui ?

Elle ouvrit son sac.

— Tenez, dit-elle, je l’ai ici, voulez-vous la lire ?

— Je l’ai lue.

— Hein ! sursauta-t-elle, vous avez lu ma lettre ?

— C’est le règlement, mademoiselle Cunégonde. Faut lire les lettres des prisonniers avant de les laisser partir.

— Puisque vous l’avez lue, dit-elle, dites-moi donc ce que vous en pensez, monsieur Langelier ?

Le chef haussa les épaules et répliqua, presque bourru :

— Ben écoutez, je sais pas moi. C’est vous qui l’avez fait arrêter cet homme-là ; c’est vous qui avez porté plainte. Il me semble que c’est vous qui devez savoir ce que vous voulez faire, cimequière ! Si vous vous ennuyez de votre amoureux, faites-le relâcher, c’est bien simple !

— C’est pas ça pantoute ! répliqua Cunégonde offusquée.

— Qu’est-ce que c’est, d’abord ?

— Ben, je sais pas moi, monsieur Langelier. Il me dit dans sa lettre qu’il a une proposition intéressante à me faire.

— Je la connais sa proposition.

— Ah !

— Il va vous la faire lui-même, vous allez voir. Il donna un ordre bref au téléphone.

— On va vous l’amener, dit-il, ça ne prendra pas de temps.

Et il ajouta :

— Je ne sais pas si vous connaissez la loi, mademoiselle Cunégonde, mais du moment que vous faites condamner Lanctôt à la prison, il faut renoncer à votre argent.

— Qu’est-ce que vous dites là, vous ?

Cunégonde était visiblement troublée par cette révélation d’un aspect de la loi qu’elle ne soupçonnait même pas.

— C’est tout naturel, expliqua le chef. Si ce gars-là fait de la prison pour ses sept cents piastres, vous ne voudriez tout de même pas qu’il soit obligé de vous les rembourser par dessus le marché ? Tandis que si vous lui donnez une chance de rembourser, vous rentrerez peut-être dans votre argent.

Et comme Cunégonde faisait une grimace qui exprimait clairement combien elle demeurait sceptique, il reprit :

— Et vous savez, il y a des moyens de le forcer à respecter les engagements qu’il prendra. Je m’en chargerai moi, au besoin.

À ce moment, Jules Lanctôt fit, accompagné d’un policier en uniforme, une entrée qui n’avait rien de reluisant.

— Asseyez-vous là, Lanctôt, fit Langelier en lui désignant une chaise d’un mouvement de tête.

— Merci, dit Jules.

Décidément il ne payait pas de mine, le bel escroc, avec sa barbe de trois jours.

— Bonjour Cunégonde, fit-il.

Langelier laissa à Cunégonde le temps de répondre. Voyant qu’elle n’en faisait rien, il s’adressa au prisonnier :

— Lanctôt, vous allez faire vous-même, à mademoiselle Décarie, la proposition dont vous m’avez parlé hier. Je ne vous dirai pas que je lui ai conseillé d’accepter, mais si elle le fait, il ne s’agira pas de jouer au fou, hein ? Il s’agira de respecter point par point l’engagement que vous aurez pris.

— Mais bien sûr, monsieur le chef de police, bien sûr ! répondit Lanctôt prêt, à ce moment, à souscrire à toutes les conditions et à faire toutes les promesses.

Il se tourna vers Cunégonde, sembla réfléchir sur la meilleure façon d’attaquer son sujet, et dit, très simplement :

— Cunégonde…

Mais il se fit interrompre séance tenante.

— Mademoiselle Décarie, s’il vous plaît ! corrigea Cunégonde.

— Mademoiselle Décarie, reprit-il, si je t’ai écrit hier…

Encore une fois l’interruption cingla :

— Je ne veux pas que tu me tutoies… Euh… je ne veux pas que vous me disiez tu !

— Excuse, pardon, bredouilla-t-il… Euh… est-ce que monsieur Langelier t’a… vous a expliqué ma proposition ?

— Je n’ai rien expliqué du tout, fit le chef.

— Eh bien voilà ! reprit Lanctôt. Je sais bien que j’ai mal agi avec vous, et je ne cherche pas d’excuses pour ce que j’ai fait ; mais ce qu’il faut que je dise, par exemple, c’est que c’est bien la première fois de ma vie que ça m’arrive. J’ai jamais été bien bien chanceux, mais j’ai toujours été honnête.

— C’est correct, c’est correct ! coupa Langelier que toutes ces professions d’honnêteté exaspéraient : on ne vous demande pas ce que vous avez été toute votre vie. Faites votre proposition puis faites-là vite… Marchez !

— C’est ben simple, reprit Lanctôt, si vous voulez avoir la grande bonté de retirer votre plainte puis de me faire sortir d’ici, je prends l’engagement solennel de vous remettre vos sept cents piastres.

— Ouais, fit Cunégonde narquoise, et où allez-vous aller les chercher ?

— Je trouverai, Cunégonde, promit-il. Je travaillerai au pic et à la pelle s’il le faut, mais je vous les rendrai sou par sou, cinq sous par cinq sous !

— Je vivrai jamais assez vieille pour voir la fin de cette histoire-là, constata Cunégonde en haussant les épaules.

Écoutez donc, intervint Langelier, sou par sou et cinq sous par cinq sous, c’est pas la proposition ça !

— Mon Dieu, chef, expliqua Lanctôt, ce n’était là qu’une façon de parler. Ce que je veux dire, c’est que je rembourserai dix piastres par semaine comme c’était entendu hier.

— Acceptez-vous ça ? questionna le chef en se tournant vers la plaignante.

— Écoutez donc, fit-elle, à dix piastres par semaine, ça va prendre combien de temps ?

— Soixante-et-dix semaines, répondit Lanctôt. Un an et quatre mois à peu près. Comme vous le voyez, c’est pas long.

— Pas long, pas long, fit-elle ; c’est pas demain matin non plus ! Mais toute de même, c’est mieux que de ne pas les ravoir pantoute !

— Tu acceptes, Cunégonde, tu acceptes ?

Elle eut un sursaut d’énergie.

— Non ! clama-t-elle. Non, bout de peanut, j’accepte pas ! Tu vas me promettre dix piastres par semaine, puis quand viendra le temps de me les payer, tu me les payeras pas !

Une fois encore, le chef intervint :

— Mademoiselle Décarie, si Lanctôt prend l’engagement de vous rembourser dix dollars par semaine, il le tiendra, vous pouvez me croire !

— Tu vois bien ! Le chef Langelier a confiance en moi, lui ! triompha Lanctôt.

— Moi, confiance en vous ! rétorqua Langelier. Pas plus qu’en une vieille cent percée ! Seulement, si mademoiselle Décarie accepte votre proposition, les dix piastres, c’est pas à elle que vous les payerez toutes les semaines, c’est à moi ! Puis la première fois que vous oublierez de venir faire votre paiement à l’heure dite, je vous reflanque dedans et vous pouvez prendre ma parole que cette fois-là, il y aura pas de revenez-y. Vous y resterez !

— De même, conclut Cunégonde, ça me va !

Et c’est ainsi que Lanctôt, dix minutes plus tard, arpentait les trottoirs de la rue Principale, en se demandant comment il allait faire, non pas pour tenir ses engagements, mais pour ne pas les tenir ; ce qui avec un homme de la trempe du chef Langelier, ne devait pas être précisément facile.

XXVIII

où monsieur bernard demande au chef de police de ne pas faire trop bien son métier


Cunégonde était à peine partie, emmenant Lanctôt remis en liberté, que le chef Langelier sortit de son tiroir son roman policier et ses bonbons acidulés. Il reprit sa captivante lecture si malencontreusement interrompue. Il en était à l’endroit le plus passionnant du livre. Le meurtrier, traqué de toutes parts, s’apprêtait à plonger, du septième étage, dans les eaux noires du fleuve. Était-ce la mort ou la liberté ? Décidément le chef Langelier n’était pas destiné à le savoir tout de suite, car trois coups énergiquement frappés à sa porte, le forcèrent à cacher, une fois encore, dans les profondeurs ténébreuses de son tiroir, le roman et le sac de friandises.

— Entrez ! cria-t-il d’une voix chargée de ressentiment.

C’était Bob.

— Qu’est-ce qui se passe ? questionna le chef lorsque son subordonné se fut assis devant lui.

— Rien de bien passionnant peut-être, répondit Bob, mais je viens vous annoncer de la visite et vous raconter quelque chose que vous trouverez peut-être intéressant.

— M’annoncer de la visite ?

— Oui. En m’en venant, tout-à-l’heure, j’ai rencontré Marcel Lortie qui s’en allait chez monsieur Bernard. Il allait le chercher parce qu’il paraît qu’ils doivent venir ici tous les deux, vous mettre au courant d’une affaire extrêmement importante.

— Ouais, cimequère ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir encore, ces deux-là ?

Au ton du chef, Bob comprit qu’il n’était pas précisément disposé à se faire ennuyer sans motif. Mais il y avait belle lurette que les humeurs de son supérieur ne faisaient plus, sur lui, la moindre impression. Il les savait sans danger. Il alluma posément une cigarette, croisa les jambes comme un monsieur qui s’installe pour un temps assez long, et dit :

— Marcel m’a raconté quelque chose qui vous intéressera, je pense bien, chef.

— Quoi donc ?

— Ben, l’autre soir, il se promenait avec Fernande Lecavalier. Puis comme les amoureux se promènent généralement pas où c’est noir de monde, et que Fernande et Marcel sont pas fait autrement que les autres, ils étaient allés regarder couler le fleuve du côté du vieux moulin.

— Ouais ! fit le chef. Je vas dire comme vous, faut être amoureux en diable pour aller se promener le soir de ce bord-là, à ce temps-ci de l’année.

— À un moment donné, reprit Bob, ils ont entendu des voix. Ils n’étaient pas les seuls à avoir eu l’idée d’aller se cacher là.

— Ben, écoutez-donc, cimequère, ils sont pas les seuls amoureux en ville !

— Je sais bien, chef, seulement le couple qui passait près d’eux n’était pas précisément un couple d’amoureux.

— Qui est-ce que c’était ?

— Suzanne Legault et Léon Sénécal.

Le chef sursauta.

— Hein ? fit-il, votre blonde avec Sénécal !

Bob sursauta à son tour.

— Voyons, chef, ma blonde !… Vous savez aussi bien que moi que… que si je sors avec elle, c’est parce que… parce que ça passe le temps, et puis aussi parce que, surtout depuis l’autre soir, quand j’ai trouvé dans mon char ce billet signé par Jeannette et qui ne pouvait qu’y avoir été perdu par elle, je me suis dit que…

— Correct, correct, interrompit Langelier, protestez pas tant. Dites-moi plutôt ce que Sénécal et la petite Legault pouvaient avoir à se raconter.

— Des choses assez surprenantes, répondit Bob. Et il entreprit de faire le récit de la conversation surprise par Marcel et Suzanne. Langelier l’écouta sans mot dire. Quand il eut terminé, il remarqua simplement :

— Pourquoi est-ce que Marcel vous a pas dit ça plus tôt ?

— Ah ! ça, chef, je n’en sais rien. Il avait peut-être de bonnes raisons pour ne rien dire ; et j’ai comme qui dirait l’idée que ces raisons-là, c’est ce qu’il va venir vous exposer tout-à-l’heure.

À ce moment, la sonnerie du téléphone fit entendre ses aigres vibrations. C’était le planton de service qui annonçait l’arrivée de messieurs Julien Bernard et Marcel Lortie.

Deux minutes plus tard, le chef Langelier avait trois visiteurs installés en face de lui. Quand donc trouverait-il le temps de s’assurer des résultats du plongeon désespéré du triste héros de son roman ?

— Monsieur Langelier, dit monsieur Bernard, lorsqu’il fut évident que chacun avait terminé ses salutations, monsieur Langelier, vous avez toujours été de ceux qui croyaient à l’innocence de Marcel, dans l’affaire Sénécal.

— Certainement.

— Eh bien, aujourd’hui, nous sommes venus, Marcel et moi, vous prouver que vous avez eu raison. Nous sommes venus vous apporter la preuve irréfutable de cette innocence et, mieux encore, le nom du vrai coupable et l’aveu écrit de sa culpabilité.

Langelier n’en croyait pas ses oreilles.

— Cimequère ! répétait-il, cimequère !… Qu’est-ce que vous me racontez là ? Le nom du coupable puis… puis l’aveu de… C’est du beau travail en grand ça !

— Du beau travail ? Non, fit Marcel, nous n’avons eu aucun mérite. Le seul qui ait droit à des félicitations, c’est celui qui a eu le courage de venir nous avouer sa culpabilité, alors que rien ne l’y forçait et que personne ne le soupçonnait.

— Les paroles sont inutiles, dit monsieur Bernard, voici le document.

Bob et le chef tendirent la main en même temps, leurs têtes se rapprochèrent et ils faillirent se heurter réciproquement le front, tant leur impatience était grande.

Il y eut cinq ou six secondes d’un profond silence, puis les deux policiers émirent, en même temps, la même exclamation !

— Quoi ? André Lamarche !

Et Langelier poursuivit :

— Je vas dire comme vous, cimequère ! Personne aurait soupçonné ça ! Mais dites-moi donc, il est parti, André Lamarche ! Il est parti la semaine dernière ! Depuis quand est-ce que vous avez ce papier-là, donc vous autres ?

Ce fut monsieur Bernard qui répondit :

— Depuis le jour de la mort de sa mère.

Langelier bondit.

— Puis c’est aujourd’hui que vous m’apportez ça !

Et comme personne ne répondait :

— Mais, cimequère ! Ce que vous avez fait là, c’était ni plus ni moins que lui donner la chance de saprer son camp !

— Monsieur Langelier, dit Bernard, ce qui importait pour nous, ce n’était pas l’arrestation d’un coupable qui n’en est pas un, mais bien la preuve de l’innocence de Marcel.

— Je comprends, remarqua Bob, mais pour nous, l’arrestation du coupable a une certaine importance quand même, monsieur Bernard.

— Je crois ben, cimequère !

— Peut-être, dit Marcel, mais en autant qu’il y ait véritablement un coupable…

— Mais ce papier-là, rugit Langelier, ce papier-là dit en toutes lettres que…

— Qu’André est l’auteur du hold-up. Oui chef. Seulement, ce que le papier ne dit pas, c’est la raison pour laquelle André s’en est rendu coupable.

Le chef avait repoussé son fauteuil et arpentait la pièce à grandes enjambées.

— La raison, la raison ! dit-il. Vous essayerez pas de me dire qu’un gars peut avoir une bonne excuse pour commettre un vol de même !

— Certainement nous essayerons de vous le dire, répliqua Bernard ; et je suis même sûr que vous partagerez notre opinion. Vous savez qu’André Lamarche est le neveu de Léon Sénécal.

— Petites pétates, c’est ben vrai !

— Puis vous n’êtes pas sans savoir que quand le grand-père est mort, on n’a jamais retrouvé le testament.

Pour Bob, le voile se déchira d’un seul coup.

— Ainsi, s’écria-t-il, le testament dont il était question dans la conversation que tu as surprise entre Sénécal et Suzanne, c’était celui-là ?…

— Sans aucun doute, répondit Marcel. Et c’est elle qui l’a.

— Ouais, ouais, ouais, marmonna le chef qui, lui aussi, venait de comprendre.

— Je n’ai pas besoin de vous en dire beaucoup plus, poursuivit Bernard, pour que vous compreniez que Sénécal avait gardé la part d’héritage qui revenait à la mère d’André.

— Ce qui fait, conclut Bob, que l’argent qu’André a pris était véritablement son argent à lui.

— Possible, grogna Langelier, mais la loi c’est la loi !

— En effet, dit Bernard, et je sais bien que ce que je suis venu vous demander ce matin n’est pas très légal.

— Vous êtes venu me demander quelque chose ? Et quelque chose d’illégal, par dessus le marché, cimequère ?

— Oui, chef, je suis venu vous demander de ne pas faire trop bien votre métier. Je suis venu vous demander de laisser André Lamarche en paix, là où il est, pour qu’il ait la chance de s’y refaire une vie.

— Où est-il ?

C’était Bob qui avait posé brusquement cette brève question. Monsieur Bernard eut un geste d’ignorance.

— Je n’en sais ma foi rien, répondit-il. Je doute d’ailleurs beaucoup qu’il se soit déjà fixé quelque part. Mais où qu’il soit, je vous demande, chef, de ne pas faire de recherches pour le retrouver.

— Mais cimequère de cimequère ! rugit Langelier au comble de l’indignation, vous ne vous rendez pas compte que vous me demandez l’impossible, monsieur Bernard ! Mon devoir c’est mon devoir !

— Oui, dit Marcel, mais André n’est pas un voleur.

— Je sais bien, poursuivit Bernard, que si vous mettez en marche les rouages compliqués de la formidable machine policière, vous finirez certainement par mettre la main sur ce pauvre garçon.

— Naturellement !

— D’un autre côté, je sais tout aussi bien qu’il vous est facile de ne pas la mettre en branle, cette machine-là.

XXIX

où bob abat son jeu et gagne une partie importante

Sur la route de Montréal, le coupé de Bob roulait à bonne allure, malgré la pluie qui décuplait les risques de dérapage. L’essuie-glace allait et venait à un rythme accéléré, conservant au policier une vision nette de la route. Suzanne Legault, à sa droite, muscles et nerfs tendus, cherchait à étouffer la peur qui grandissait en elle. Pourquoi Bob allait-il si vite et pourquoi, surtout, n’avait-il pas dit un mot depuis le départ ?

À trois reprises, elle avait murmuré :

— Pas si vite, Bob, je t’en prie.

Mais il n’avait pas répondu. Il avait compris pourtant puisque, chaque fois, il avait diminué légèrement la pression de sa semelle sur l’accélérateur. Hélas, les ralentissements avaient été de courte durée.

Que se passait-il en Bob ?

Ils avaient dîné chez Gaston ce soir-là. Le joyeux méridional était venu s’asseoir à leur table, et la conversation avait roulé sur des sujets divers. Bob avait semblé d’humeur normale, ni plus ni moins gai que d’habitude. À un moment pourtant — Suzanne s’en souvenait à présent — il avait manifesté assez brusquement le désir de changer le sujet de la conversation. C’était lorsque Gaston, sans penser à mal, avait constaté que l’affaire de la bouteille de lait empoisonné, semblait bien destinée à ne donner aucun résultat.

— Tu te trompes peut-être, avait dit Bob, mais je crois qu’il vaut mieux parler d’autre chose. Il y a un vieux proverbe qui prétend que…

Mais il s’était brusquement interrompu. Gaston avait insisté :

— Un vieux proverbe ?

— Disons que je n’ai rien dit, avait fait Bob.

Et il s’était mis à parler politique.

C’était depuis ce moment-là, Suzanne en était sûre, que Bob avait changé d’air. La façon lui était tombée, comme on dit…

Suzanne se pencha pour lire l’indicateur de vitesse. Cinquante-huit, soixante ! Soixante milles à l’heure par un soir comme celui-là, sur une route qui avait la triste réputation d’être dangereusement glissante sous la pluie ! À quoi pouvait-il bien songer ?

— Je t’en supplie, Bob, fit-elle. J’ai peur.

Il ne répondit pas plus que les fois précédentes, mais l’aiguille de l’indicateur vint rapidement se stabiliser aux environs du nombre 30.

— Où m’emmènes-tu, à cette vitesse-là ? questionna Suzanne.

— Nulle part en particulier ; seulement quand on veut tenir une conversation et qu’on veut être bien sûr que personne n’écoutera, une machine en marche, c’est bien encore la meilleure place.

Ainsi donc, elle allait savoir.

— Te voilà bien mystérieux, fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

La voiture avait encore ralenti. Elle faisait du vingt, tout au plus.

— Tu le sais aussi bien que moi, ce qui se passe, répondit-il. Rien qu’à te voir l’air avec lequel tu poses cette question-là !

― Mais… je ne sais rien du tout. Comment veux-tu ?

Il lui lança, de biais, un regard à la fois railleur et sceptique.

— Te rappelles-tu, dit-il, quand Gaston a parlé de l’affaire de la bouteille de lait, tout-à-l’heure ; te rappelles-tu que j’ai dit qu’il valait mieux changer de sujet de conversation ?

— Oui, Bob, oui, je me rappelle.

— Puis, te rappelles-tu aussi que j’ai même failli citer un proverbe ?

— Oui.

— Et ce proverbe, c’était : « Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu. »

— Il ne faut pas parler de corde…?

— Oh ! évidemment, le proverbe n’était pas tout ce qu’il y a de mieux approprié, parce qu’en somme, nous étions chez Gaston et ce n’était pas de lui qu’il s’agissait, Suzanne, c’était de toi.

— De moi ? Je te jure que je ne te comprends pas !

Il obliqua vers la droite et, assez brusquement, arrêta la voiture au bord de la route.

— Tu vas comprendre. Sois tranquille, je ne te ferai pas languir longtemps. Le coup de la bouteille de lait, ça venait de toi, pas vrai ?

Un frisson la parcourut tout entière.

— Tu es fou ! lui dit-elle.

— Si ça ne vient pas de toi, reprit-il, ça vient de Sénécal.

Elle était atterrée. Où donc Bob avait-il pu apprendre ce qu’elle était si sûre que personne ne savait ? Et que savait-il au juste ? Elle répéta machinalement :

— Sénécal…

— Bien oui, poursuivit Bob. Certainement, Sénécal ! Dis-moi pas que tu ne le connais pas !

Déjà elle avait repris un peu d’empire sur elle-même. Elle haussa les épaules et répondit :

— Je le connais, oui, je le connais. Bien sûr ! Tout le monde le connaît à Saint-Albert.

― Oui, tout le monde le connaît. Seulement toi, tu le connais bien mieux que beaucoup de gens.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

― Ce que peut être la nature de vos relations, je ne le sais pas exactement, et je ne demande pas à le savoir. Mais ce dont je suis sûr, par exemple, c’est qu’il existe un nommé Jeannotte qui travaillait pour ton compte et pour celui de Sénécal.

Jeannotte ! Il savait ça aussi. Elle ne s’avoua pourtant pas vaincue.

— Jeannotte ? Je ne sais même pas de qui tu veux parler.

― Voyons donc, Suzanne, voyons donc ! Ce n’est pas le moment de jouer la comédie. Si je te parle ce soir, c’est uniquement parce que je veux essayer de t’éviter des ennuis. Je ne devrais peut-être pas, parce que, tu sais, je n’excuse pas ce que tu as fait ! Au contraire ! Seulement, je ne sais pas très bien pourquoi, mais je n’aimerais pas que tu ailles en prison.

Il faisait trop noir pour qu’il la vît pâlir, mais elle sentit nettement le sang quitter son visage. Ce fut d’une voix blanche, sans timbre, qu’elle balbutia :

— En prison.

— Oui certainement, poursuivit-il, cette affaire-là, si tu ne veux pas être franche au moins une fois, ça ne finira pas autrement que devant un juge.

— Mais, dit-elle, je n’ai rien à dire ; je ne comprends rien à…

— Tais-toi !

La voix était autoritaire, le timbre dur. Elle comprit qu’il était inutile de bluffer davantage.

– Écoute, reprit-il, inutile de nier plus longtemps. Sénécal a parlé. Oui, il a parlé et, entre nous, on n’avait même pas besoin de ça. Il suffisait de mettre deux et deux ensemble pour faire quatre. D’abord, le petit papier que tu as perdu dans la machine.

— Oh ! C’est là que…

— Oui c’est là ! Les cinq cent piastres que l’on te réclamait si mystérieusement, ton petit rendez-vous au bord du fleuve, l’autre soir, avec Sénécal… Mais oui, le jour où il a menacé de te tuer.

Elle avait complètement perdu contenance. Elle le regardait avec des yeux épouvantés. Il savait donc tout !

— On vous a vus, dit-il. On vous a vus et entendus.

Le bruit d’un sanglot lui fit tourner la tête.

— Tu pleures ? Ça au moins c’est clair ; ça veut dire ce que ça veut dire.

Il remit le moteur en marche, embraya et repartit à petite allure. Suzanne, effondrée, ne cherchait même plus à trouver un point d’appui. Une phrase de Bob lui rendit pourtant un peu d’espoir :

— Je me demande ce qu’on va être capable de faire pour t’aider, à cette heure !

— Je ne sais pas, Bob, dit-elle entre deux hoquets, mais je te jure que ce n’est pas moi qui ai empoisonné le lait de Ninette. Je ne savais rien du tout de cette affaire-là. Ce n’est qu’après coup que Sénécal m’en a parlé.

— Dis-moi tout ce que tu sais, ça m′aidera peut-être à trouver une solution.

— Oh ! fit-elle, je ne sais pas grand chose que tu ne saches déjà, probablement : mais il y a une chose certaine, c’est que c’est un peu à cause de toi que tout ça est arrivé.

— À cause de moi ? s’étonna-t-il.

— Tu sais aussi bien que moi que Sénécal en voulait à Ninette depuis longtemps.

— Oui, parce qu’elle n’avait pas voulu de lui. Je sais.

— Et moi aussi je lui en voulais, Bob. Parce que…

— Pacque que ?

— À cause de toi.

– Ouais…

– Ça fait que quand l’affaire de Marcel est arrivée, j’ai rencontré Sénécal, un soir. On s’est mis à parler de ça, puis il m’a suggéré de profiter de la circonstance pour faire de la misère à Ninette et pour essayer de la forcer à quitter Saint-Albert.

— Et alors ?

— Alors, comme Sénécal travaillait pour Blanchard et qu’il pensait que monsieur Bernard serait dangereux dans les élections, il a voulu faire d’une pierre deux coups, et faire de la misère à Bernard en même temps. Ensuite il m’a dit qu’il connaissait un gars qui se chargerait…

– Oui, interrompit Bob, de faire tous les mauvais coups à votre place. Et ce gars-là, c’est Jeannotte. Tout ça, on le sait, Suzanne.

— Seulement, poursuivit-elle, Sénécal a pris goût au jeu et l’a poussé un peu loin sans m’en parler. Il a même été tellement maladroit que Jeannotte l’a fait chanter et lui a réclamé cinq cents piastres au lieu des deux cents qu’il lui avait promises sans m’en parler. Naturellement, j’ai refusé de payer.

― C’est lui qui a tout payé tout seul ?

— Non, je lui ai donné cinquante piastres, comme je m’y étais engagée. Au début il n’avait été question que de cent piastres en tout.

— Et c’est parce que tu ne voulais pas lui en donner plus qu’il t’a menacée l’autre soir, près du vieux moulin ?

Suzanne hésita quelques secondes. Allait-elle couler Sénécal tout-à-fait ? Pourquoi pas, puisqu’il avait parlé ?

— Non, Bob, dit-elle, ce n’est pas pour ça qu’il m’a menacée. Puisqu’il a parlé, je vais parler et agir, moi ! Si tu veux me ramener à la maison, je te donnerai quelque chose qui te fera plaisir, quelque chose qu’on a cherché pendant bien longtemps et qu’on n’a jamais retrouvé.

— Quelque chose qu’on a cherché longtemps ?

— Oh ! ça n’a rien à voir avec tout ceci, Bob. C’est bien plus grave.

— Plus grave ?

— Certain !… Seulement, je ne te le donnerai qu’à condition que tu me promettes de ne pas me poser de questions : de ne pas me demander comment ce… cette affaire-là est entrée en ma possession. Car ça, vois-tu, je ne suis pas capable de te le dire.

— Promis, fit-il.

— Ah ! dit Suzanne, il a parlé lui ! Il n’aura pas assez de toute sa vie pour regretter de l’avoir fait !

— C’est donc bien grave, ce que tu vas m’apprendre ?

— Tu n’en as aucune idée, Bob !

— Et peut-on savoir ce que c’est ?

— Pourquoi pas ? Tu le sauras quand je te le donnerai. Je peux aussi bien te le dire tout de suite.

Il ralentit pour assourdir le bruit du moteur.

— Voyons, fit-il, qu’est-ce que c’est ?

Suzanne ne répondit pas immédiatement. Elle semblait hésiter encore. Bob eut peur qu’elle ne puisse se décider. Il répéta :

— Qu’est-ce que c’est ?

Cette fois, la réponse vint, cinglante, triomphante même :

— Le testament du père Sénécal.

— Qu’est-ce que tu dis-là ?

— Je dis, Bob, que je vais te donner le testament du père Sénécal, que Léon a volé, et que j’ai chez moi depuis longtemps déjà.

— Ça, fit Bob qui avait peine à revenir de l’étonnement que cette révélation avait fait naître en lui ; ça ma petite Suzanne, ça bat quatre as !

Et, poussant résolument sur l’accélérateur, il conclut :

— Pour du beau travail, c’est du beau travail.

Suzanne s’était remise à sangloter.

XXX

préparatifs d’offensive

— Tu sais, avait dit Suzanne à Bob, en lui remettant le testament du père Sénécal, si jamais Léon apprend que je t’ai donné ça, il me tuera comme un chien !

Et Bob, dans le secret de sa chambre, tournait et retournait ce document qu’il savait maintenant presque par cœur ; ce document qui signifiait, pour Simonne et André Lamarche, une aisance dont ils avaient été criminellement privés depuis si longtemps ; pour Sénécal, un châtiment bien mérité.

Mais comment agir ? Comment faire rendre gorge à Sénécal, avec l’assurance que jamais sa vengeance ne pourrait atteindre Suzanne ? L’arrêter ? Évidemment, en le plaçant immédiatement entre les quatre murs d’une cellule, on le mettrait dans l’impossibilité de nuire. Seulement, combien de temps y resterait-il ? Un an, deux ans, cinq peut-être ! Et après ? Sénécal n’était pas homme à oublier, et sa rancune aurait la vie assez dure pour qu’il n’hésite pas, même après plusieurs années, à mettre ses menaces à exécution. Et encore, là n’était pas le seul danger d’une arrestation et d’un procès. Bob avait promis à Suzanne qu’elle ne serait pas inquiétée. Or il était certain que Léon Sénécal, quand il se verrait traqué par la justice et menacé d’une condamnation, n’hésiterait pas à entraîner Suzanne dans sa chute, à essayer même de faire retomber sur elle la responsabilité principale de leurs méfaits communs, voire de ceux qu’il avait commis sans elle.

Quelle ligne de conduite adopter ? Cette question, Bob se la posait pour la centième fois peut-être, sans y trouver de réponse satisfaisante. Il éprouva le besoin soudain de demander conseil, d’appuyer la décision qu’il prendrait, sur l’approbation de quelqu’un. De qui ? Il pensa tout d’abord à son chef. Mais Langelier n’était-il pas, avant tout, un policier pour qui rien ne comptait, hormis son métier ? Langelier ne donnerait pas un conseil ; il exigerait l’arrestation immédiate de Sénécal, et il se soucierait fort peu de ce qui pourrait advenir de Suzanne. Non, décidément, le chef n’était pas l’homme à aller voir ; du moins pas tout de suite.

— Monsieur Bernard ? pensa Bob tout haut.

Mais oui, monsieur Bernard, pourquoi pas ? Le vieillard n’avait-il pas prouvé, en facilitant la fuite d’André Lamarche, qu’il ne s’embarrassait pas de légalités lorsqu’il s’agissait de faire le bien ? Et n’avait-il pas, à plusieurs reprises, montré toutes les ressources d’une imagination vive servie par une expérience énorme de la vie et des hommes ? Si quelqu’un était en mesure de comprendre, de juger à son juste poids le dilemme qui causait tant d’embarras et tant d’hésitations à Bob, c’était bien lui.

Bob regarda sa montre. Une heure du matin. Malgré l’urgence de la situation, il était assez difficile d’aller sonner à la porte d’un homme de soixante-dix ans, à une heure aussi avancée. Il prit le testament, le glissa dans un tiroir, se dévêtit et se mit au lit. Cinq minutes plus tard, il dormait.

***

Lorsque, le lendemain soir, Ninette et Marcel arrivèrent chez Bernard, ils étaient puissamment intrigués et ne s’en cachaient pas. Marcel surtout, à qui monsieur Bernard, après avoir eu une longue conversation à huis clos avec Bob, avait demandé de revenir le soir avec Ninette, se demandait ce qui flottait dans l’air.

— Mes enfants, leur dit monsieur Bernard, c’est à un petit conseil de famille ou, si vous préférez, à un petit conseil de guerre, que vous allez assister tout-à-l’heure.

— Un conseil de guerre ! s’étonna Marcel. À quel propos ?

— Tu verras ça quand ce sera le temps, mon petit Marcel, et je te promets que tu ne t’embêteras pas.

— Vous attendez quelqu’un d’autre ? demanda Ninette.

— Oui, deux personnes.

Et en effet, quelques instants plus tard, Bob arrivait.

Si, en le voyant entrer, Ninette éprouva quelque surprise, elle n’en laissa rien voir. Elle lui serra la main, s’enquit de sa santé, le félicita sur sa bonne mine, bref agit avec lui comme avec un vieux camarade perdu de vue depuis longtemps, qu’elle revoyait avec plaisir mais sans la moindre émotion. Bob, lui, fut gauche, un peu éberlué, et ne parvint pas à cacher le désarroi dans lequel le plongeaient l’aisance, la cordialité de Ninette.

— Et voilà, dit monsieur Bernard lorsque Bob fut assis, notre petit conseil de guerre devrait être bientôt au grand complet. Gaston ne devrait plus tarder.

— Comment, fit Marcel, Gaston est dans le secret des dieux ?

— Pas plus que toi, Marcel, mais il le sera tout-à-l’heure. C’est un homme de bon conseil et nous ne serons peut-être pas trop de nous cinq pour prendre la décision qui s’impose.

Lorsque Gaston fut arrivé, monsieur Bernard invita Bob à dire ce qu’il savait. Son récit fut écouté dans le plus profond silence. C’est à peine si, de temps en temps, une exclamation de surprise ou d’indignation échappait à Ninette, Marcel ou Gaston.

Quand il eut terminé, monsieur Bernard prit la parole.

— Résumons la situation en peu de mots, dit-il. Il s’agit de faire entrer André et Simonne Lamarche en possession de ce qui leur appartient, de donner à André l’occasion de faire cesser son exil, et de faire payer à Sénécal toutes ses scélératesses, petites et grandes.

— Il faut toutefois, fit remarquer Bob, s’y prendre de telle façon que Suzanne Legault, sans qui nous n’aurions jamais rien su, n’ait pas d’ennuis.

— Elle mériterait pourtant bien une petite punition, celle-là ! trancha Ninette.

— En effet, approuva Gaston, je ne vois pas très bien pourquoi on la ménagerait.

— Parce que je le lui ai promis, dit Bob, et que sans cette promesse, elle ne m’aurait jamais fourni le document.

— Mais où diable a-t-elle été le chercher ? questionna Marcel.

— Ça, répondit Bob, je n’en sais rien. Elle n’a pas voulu me le dire et, avant de me le donner, elle m’a fait promettre de ne pas la questionner à ce sujet.

— Bah ! dit monsieur Bernard, ça n’a, en somme, aucune importance.

— Une qui doit être contente, dit Ninette, c’est Simonne.

— Simonne ne sait rien.

— Vous ne lui avez rien dit encore ?

— Non. J’ai pensé qu’il valait mieux pas. J’ai eu peur que, sous le coup de l’émotion, elle ne commette quelqu’imprudence. C’est d’ailleurs pour ça que ce soir, je me suis arrangé pour qu’elle n’assiste pas à notre entretien.

— Pour en revenir à Suzanne, fit Marcel, je doute fort, mon pauvre Bob, qu’elle t’ait remis ce testament uniquement dans le but de faire une bonne action. Elle ne doit avoir vu là qu’un moyen de se venger de Sénécal.

— C’est possible, répliqua Bob, mais ce n’est pas sûr. Elle avait l’air sincère, hier soir, lorsqu’elle m’a dit qu’elle regrettait le mal qu’elle pouvait avoir fait. D’ailleurs, si peu excusables que soient ses actions, vous avouerez que ça ne suffit pas pour qu’on expose sa vie.

Ninette eut un sourire qui trahissait nettement son incrédulité.

— Crois-tu, dit-elle, que sa vie soit réellement en danger ?

— Il est évident, ma chère petite, fit Gaston, que Sénécal est une royale crapule, capable de tout !

— Bref, reprit Bernard, je l’ai dit et je le répète, il faut mettre Sénécal hors d’état de nuire avant qu’il sache d’où viennent les coups.

— Pourquoi ne le faites-vous pas arrêter immédiatement ? proposa Ninette. Une fois en prison il ne pourra certainement pas faire de mal à Suzanne.

— Une fois en prison, dit Bob, il racontera tant de choses que Suzanne ira probablement le rejoindre.

— Ce qu’elle n’aurait pas volé, conclut Marcel.

— Possible, dit Bernard, possible ; mais si j’en crois notre ami Bob, elle sera suffisamment punie de savoir que Ninette, vous Marcel, nous tous enfin, avons appris le rôle qu’elle a joué dans tout ça. En somme, il ne faut pas oublier qu’elle n’a quand même pris aucune part aux événements les plus graves.

— Admettons.

Gaston se leva et, d’un large geste, réclama l’attention générale.

— Mes chers amis, dit-il, s’il m’a fallu vingt ans pour mettre au point mon invention, il ne m’a fallu que vingt minutes pour résoudre votre problème.

— Vraiment ? fit Bernard.

— Parfaitement ! Écoutez-moi bien. Étant donné que nous trouvons suffisant, pour Suzanne Legault, le châtiment moral de ses remords, mais que nous voulons, pour des raisons de justice qu’il est inutile d’expliquer, voir Sénécal puni d’une façon à la fois radicale et effective, voici ce que je propose. Suivez-moi bien ! Demain, notre ami Bob fera comprendre à la Suzanne que l’air de Saint-Albert est malsain, voire même très dangereux à cette époque de l’année, surtout quand, comme elle, on a le teint aussi délicat que les poumons. Autrement dit, mes chers amis, il la décidera à faire un petit voyage et, partant, à se mettre à l’abri des coups de griffes et des coups de dents de mon ami Sénécal, Léon…

— Oui, dit Bernard, et alors ?

— C’est ici que ça se complique et, quoique je le dise moi-même, peuchère ! que ça commence à tenir du génie !

Pendant les dix minutes qui suivirent, Gaston exposa un plan qui, après quelques légères modifications proposées de part et d’autre, reçut l’assentiment général.

***

Il n’était guère loin de minuit lorsque Ninette, Bob, Marcel et Gaston sortirent de chez monsieur Bernard. Les trottoirs de Saint-Albert ne sont pas précisément larges et, lorsqu’il a neigé, se trouvent encore considérablement rétrécis. C’est pourquoi il ne fallait pas songer à marcher quatre de front. Marcel et Gaston prirent les devants, Bob et Ninette les suivirent à une vingtaine de pas. Et tandis qu’entre le restaurateur et son jeune compagnon, la conversation se faisait sans effort, Ninette et Bob marchaient en silence. Bob finit cependant par parler.

— Décidément, dit-il, quand nous ne nous trouvons que nous deux, nous n’avons pas l’air très intelligents.

— C’est exactement ce que je pensais.

— Tu ne trouves pas que ça a suffisamment duré ?

Elle ne répondit pas. Pendant quelques instants, Bob sembla préoccupé de régler son pas sur le sien. Sous leurs pieds, dans l’air sec de la nuit, la neige écrasée gémissait bruyamment.

— Tu sais bien, reprit Bob, que mes sentiments à ton égard n’ont pas changé.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Le seul fait que je te le dise, le seul fait que je te demande d’oublier tout ce qui a pu se passer de désagréable, prouve bien, il me semble, que je n’ai pas… enfin que… que je tiens encore à toi, pas vrai ?

— Et Suzanne ?

— Comment ça Suzanne ?

— Oui, tu sors avec elle ?

— Je sors avec elle, oui, mais ça ne veut rien dire. Tu sais aussi bien que moi qu’elle ne m’intéresse pas plus que ça.

— Tu la défendais pourtant avec beaucoup de chaleur et de conviction, ce soir.

— N’est-ce pas logique ? N’est-ce pas elle qui m’a donné le testament ? Ne lui ai-je pas promis qu’elle aurait le moins d’ennuis possible ?

— Évidemment, dit-elle.

Et entre eux, le silence retomba. Ils avaient quelque peu ralenti l’allure. La distance qui les séparait de Gaston et Marcel, était passée de vingt à cent pas environ.

— Marchons plus vite, dit Ninette. Il est tard.

Ils allongèrent le pas. Le vent leur apportait le rire clair de Marcel et la forte voix de Gaston.

— Je ne peux pas croire, dit Bob, que tu sois encore fâchée.

— Fâchée ? Il y a longtemps que je ne le suis plus.

— Comme ça, dit-il, ça ne te fait rien à toi que… qu’entre toi et moi, ça soit fini ? Ça ne te fait pas de peine du tout ?

— Je t’en prie, ne pose pas de questions de ce genre-là, veux-tu ?

— Pourquoi pas ? N’est-ce pas ce qui m’intéresse, ce qui me touche le plus au monde ? D’ailleurs, si tu ne veux pas que je te pose cette question-là, c’est parce que tu as peur d’y répondre !

— Peur ! Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Tiens, Ninette, je te mets au défi de me regarder en face et de me dire que tu ne m’aimes plus !

XXXI

l’assaut

Le lendemain, quand vers dix heures du matin, monsieur Bernard et Bob se présentèrent chez Sénécal, il était seul. En voyant entrer chez lui les deux hommes qui s’étaient le plus acharnés à défendre Marcel et à l’attaquer, lui, le marchand de tabac se sentit troublé et vaguement inquiet. Que lui voulaient-ils ? Il n’était ni assez sot pour croire qu’ils venaient là, simplement, en clients, ni assez naïf pour espérer que leur visite fut sans danger. Les récentes bizarreries et réticences de Suzanne, le départ précipité de son neveu et, surtout, le regard chargé de mépris que lui avait jeté le chef Langelier, la veille, étaient autant d’indices d’une catastrophe prochaine. Léon Sénécal avait peur. Oui, il avait peur, mais il était suffisamment maître de lui pour n’en rien laisser paraître, lorsqu’il s’avança au devant des nouveaux venus.

— Messieurs ? interrogea-t-il.

— Dis-moi donc, Sénécal, fit Bob, est-ce qu’on pourrait te dire deux mots en particulier ?

— Ben… je pense que oui. Qu’est-ce que vous voulez ?

Il regarda Bob d’abord, monsieur Bernard ensuite. Le calme imperturbable du premier, la lèvre narquoise du second, ne firent qu’augmenter son inquiétude.

— Monsieur Sénécal, dit Bernard, ce que nous avons à vous dire est extrêmement confidentiel. Dans votre intérêt, il vaudrait mieux que nous soyons sûrs de ne pas être entendus.

— Vous ne pouvez pas être mieux pour parler qu’icitte. Vous le voyez bien, il y a personne ; puis s’il rentre un client, on se taira, c’est tout.

— Très juste.

Monsieur Bernard s’approcha du poêle qui ornait le centre du magasin. Bob vint se placer à côté de lui.

— Sénécal, dit le jeune policier, je suppose que tu sais un petit peu à propos de quoi on est venu te voir ?

— Moi ? Pantoute !

— Ouais… j’aurais préféré que tu le saches. Ça nous aurait empêché de chercher des moyens pour aborder la question.

— Bah ! fit Bernard, vous ne pensez pas qu’il est bien inutile de tourner autour du pot ?

— Écoutez donc là, vous autres ! dit Sénécal, sentant son calme le quitter peu à peu. Où est-ce que vous voulez en venir, tous les deux ?

— D’abord, répondit Bernard, nous sommes venus vous apprendre une nouvelle qui va sans doute vous étonner et qui, en tous les cas, vous intéressera, ça j’en suis sûr.

— Quelle nouvelle ?

— Suzanne Legault est bien malade, monsieur Sénécal.

— Malade ?

— Oui, bien malade. Oh ! ça ne se sait pas encore ; et puis on va essayer que ça se sache le moins possible. Mais vous, il fallait bien vous le dire.

— Qu’est-ce qu’elle a donc elle ?

Cette fois, ce fut Bob qui répondit :

— Elle a tenté de se suicider la nuit dernière.

Sénécal regarda Bob comme s’il n’avait pas compris.

— Oui, confirma Bernard, elle a tenté de s’empoisonner. Je ne peux pas vous dire comment ça tournera ; les médecins eux-mêmes n’osent pas garantir qu’ils la sauveront.

— Autant que possible, Sénécal, intervint Bob, pas un mot de cette affaire-là ! Il vaut beaucoup mieux que ça ne se sache pas.

— Ben écoutez donc, vous autres, s’il vaut mieux que ça se sache pas, je me demande bien pourquoi vous êtes venus me le raconter !

— Sans doute parce que vous êtes l’un des principaux intéressés, laissa tomber Bernard.

Sénécal, de plus en plus mal à l’aise, s’écria :

— L’un des principaux intéressés ! Où est-ce que vous allez chercher ça ? Suzanne Legault, je la connais, oui, mais je la connais pas plus que bien du monde.

— Voyons, dit Bob, c’est pas la peine de nous faire perdre notre temps. Tu ferais bien mieux de mettre tes cartes sur la table, Léon Sénécal ; ça irait plus vite.

— Hein, quoi ?

— Si elle a essayé de se détruire, c’est parce qu’elle se savait compromise dans une vilaine affaire !

— Oui, approuva Bernard, une vilaine affaire où vous m’avez l’air d’être bien plus compromis qu’elle, mon cher monsieur.

Sénécal avait pâli.

— Moi ? dit-il.

— Oui, toi !

— Mais… quelle affaire ?

— Nous verrons ça tout à l’heure, fit Bernard. Avant d’aborder ce sujet-là, j’aimerais que vous sachiez que, par le plus grand des hasards, notre ami Bob a fait, chez mademoiselle Legault, la découverte d’un document extrêmement intéressant.

Sénécal ne douta plus de la catastrophe.

— Un document intéressant ? fit-il machinalement.

— Oui, fit Bob, oui, pas pour rire !

— Quoi donc ? Voyons, dites-le ! Qu’est-ce que c’est ?

Monsieur Bernard prit un temps, puis :

— Le testament de votre père, mon cher monsieur, dit-il d’un ton glacial.

Ce fut l’écroulement total. Ce qui restait à Sénécal d’assurance, l’abandonna d’un seul coup. Des yeux, il chercha une chaise et, n’en voyant point, s’agrippa au comptoir.

— Vous… vous avez le testament de mon père ? dit-il, presque sans voix.

— Oui, répondit Bob, et permets-moi de te dire que t’es un joli pas grand chose.

— T’es… t’es venu m’arrêter, Gendron ?

— Bien ça, répondit Bob, ça va dépendre de toi.

Et comme l’autre semblait ne pas comprendre, il ajouta :

— Monsieur Bernard va t’expliquer.

— Sénécal, dit Bernard, c’est à vous de choisir. De votre choix dépendra que vous fassiez quelques années de prison ou non.

— Comment… comment ça ?

— Je vais vous faire une petite proposition ; une petite proposition que vous êtes libre, naturellement, d’accepter ou de refuser. Si vous acceptez, vous pouvez être bien tranquille, nous veillerons à ce que vous exécutiez entièrement, et sans essayer de faire le malin, toutes les clauses de notre petite entente. Si vous préférez refuser, eh bien, mon Dieu, c’est fort simple, il ne nous restera pas d’autre solution que celle de remettre officiellement toute l’affaire entre les mains de la police. Ce qui signifiera votre arrestation immédiate que, j’en suis sûr, mon ami Bob effectuera avec le plus grand des plaisirs.

— Oui, un peu ! approuva Bob.

Sans trop bien savoir pourquoi, Sénécal s’était repris à espérer.

— Qu’est-ce que c’est, dit-il, qu’est-ce que c’est votre proposition ?

— Oh ! fit Bernard, il ne faudrait pas vous imaginer qu’on cherche à vous épargner. Vous iriez en prison pour vingt ans, et même pour le restant de vos jours, que ça ne nous ferait pas de peine ni à l’un ni à l’autre. Seulement nous voulons éviter de perdre du temps. Nous savons fort bien que si nous vous faisons arrêter aujourd’hui, il se passera des semaines et même des mois avant que votre cas ne soit réglé, et avant qu’André et Simonne n’entrent en possession de ce qui leur appartient.

— Et puis ?

— Alors, comme nous voulons surtout abréger l’exil de votre neveu, nous allons vous donner une chance de restituer de votre plein gré, tout de suite, ce que la loi vous forcerait certainement à rendre à l’issue du procès.

— Puis… puis, fit Sénécal, vous me ferez pas arrêter ?

— Non, non on ne vous fera pas arrêter si vous faites exactement ce qu’on va vous dire de faire.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que vous voulez que je fasse ?

Posément, monsieur Bernard sortit de sa poche un large portefeuille de cuir noir, et en retira une feuille de papier qu’il déplia.

— Ceci, dit-il, c’est la liste de vos propriétés.

— Ah !

— Oui. Cet après-midi, vous allez nous accompagner à Montréal, chez mon notaire. Là, nous passerons un acte de cession de ces propriétés-là à votre neveu et à votre nièce.

— Toutes ?

— Mais naturellement, toutes.

Sénécal eut un geste de révolte.

— Mais c’est pas juste ça ! s’écria-t-il. Il y en a là-dedans que j’avais avant la mort de mon père ! Il y en a que j’ai gagnées moi-même !

— C’est possible, fit Bob, c’est bien possible ; mais entre nous autres là, faut tout même bien que tu sois puni un petit peu, pas vrai ?

Sénécal serra les poings. Allait-il se laisser dépouiller ainsi ? Toute son avarice se révoltait. Une envie folle l’étreignait : celle de tuer ces deux hommes qui, le sourire aux lèvres, assistaient à l’écroulement de ce que tant de vilenies habiles, tant de géniales malhonnêtetés avaient échafaudé. Ce fut les dents grinçantes qu’il répondit :

— Non ! non, je n’accepterai pas ! Je n’accepterai pas certain !

— Voyons, fit Bob, voyons donc ! Aimes-tu mieux t’en aller au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul pour quatre ou cinq ans ?

Au pénitencier ! À ce seul mot, Sénécal frémit et baissa la tête. Non, pas ça. Tout, mais pas ça !

— Continuez, murmura-t-il.

— Avant d’aller à Montréal, poursuivit Bernard ; c’est-à-dire ce matin même, nous allons faire avec autant de précision que possible, l’inventaire de vos biens : argent en banque, marchandises en magasin, obligations, actions etc. Bref, tout ce que vous pouvez avoir.

— Oui ?

— Et pour ça aussi, c’est bien simple, vous ferez un acte de cession au profit de vos neveux.

— Mais vous êtes fou, voyons ! Je vais me trouver dans la rue après ça, moi ?

— Non, fit Bob, non pas exactement. Comme on veut bien tenir compte que tu avais une certaine fortune avant la mort de ton père, on te remettra cinq mille piastres le jour de ton départ.

— Le… le jour de mon départ !

— Oui, fit monsieur Bernard, car vous allez partir. Partir bien loin. Écoutez-moi bien…

Et Sénécal entendit son arrêt.

XXXII

où l’éclatement d’un pneu devient un bienfait de la providence

— Dans le monde, pouvez-vous me dire ce qui se passe chez Sénécal ?

— C’est assez drôle, cette affaire-là ! Ça fait trois jours que le magasin est fermé.

— Le chum[5] de ma sœur, qui travaille à la gare, lui a dit hier au soir que Léon Sénécal était parti pour les États, avec tout son bagage. C’est pas un petit voyage, certain : il paraît qu’il avait au moins une bonne douzaine de valises !

— Vous avez pas vu ça, non ? Y a un ouvrier qui est en train de gratter son nom de sur la vitrine !

— Aurait-il vendu ?

— Tout d’un coup de même ? Je me demande bien ce qui lui a pris ?

Dans Saint-Albert, depuis trois jours, on n’entendait que conversations de ce genre. Le mystère Sénécal était à l’ordre du jour. Et comme le temps n’apportait aux curieux aucune explication pouvant les satisfaire, la flamme de leur intérêt, loin de s’éteindre, s’avivait d’heure en heure.

— Il est parti pour plus revenir, certain, disait un jeune employé de banque à sa mère ; il a retiré tout l’argent qu’il avait chez nous.

Et le notaire Bluteau, après avoir avalé une dernière gorgée de café, dit à la notairesse, tout en tendant le bras pour atteindre les cure-dents :

— Je sais pas ce qui peut bien avoir passé par la tête à Léon Sénécal, mais il a fait cession de tous ses biens à son neveu puis à sa nièce !

Ce qui lui avait passé par la tête, nous le savons déjà. Il lui avait fallu se rendre à l’évidence et se plier aux exigences, si draconiennes fussent-elles, de monsieur Bernard et de Bob. Sénécal, il faut lui rendre cette justice, était loin d’être un imbécile, et il n’avait point fallu lui fournir beaucoup de précisions pour lui faire comprendre que cinq mille dollars et le Mexique valaient mieux que pas de dollars du tout et un séjour plus ou moins long derrière les murs crénelés du pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul. Il avait donc mis ses affaires en ordre, avait signé tout ce qu’on avait voulu et avait pris le train, fort heureux de s’en tirer ainsi.

En somme, il s’en tirait à bon compte, et il lui restait, soigneusement caché dans le tréfonds de son âme, l’espoir d’une vengeance future. Ah ! si seulement, au cours de ses pérégrinations, il pouvait rencontrer Suzanne Legault. En voilà une à laquelle il trouverait un certain plaisir à rompre les os !

Mais Suzanne Legault avait quitté Saint-Albert deux jours avant lui, et avait pris une direction opposée à la sienne. Ce qui fit dire à Phil Girard, le boulanger, qui, pour une fois, était du nombre de ceux qui ne savaient rien mais se permettaient d’imaginer tout :

— Tiens, tiens, tiens, farine d’avoine ! Ça serait-il possible qu’ils auraient sapré leur camp ensemble, ces deux-là ?

Mais lorsque l’ouvrier, après avoir gratté le nom de Sénécal, y substitua, sur la vitrine du magasin, celui de Lamarche, l’étonnement fut à son comble. Comment ? Simonne et André Lamarche succédaient à leur oncle ! Mais André ne s’était-il pas exilé après s’être avoué coupable du vol à main armée dont Marcel Lortie avait failli payer le prix et dont, justement, son oncle avait été victime ? Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Si André revenait, allait-il être poursuivi quand même ?

Et on alla poser la question au chef Langelier qui, plein d’une coléreuse indignation, fut obligé de répondre que Sénécal, avant son départ, avait signé une déclaration dans laquelle il reconnaissait qu’André était venu, le soir du vol, lui réclamer une somme d’argent qui lui était due, et que, par conséquent, le vol n’en était pas un.

André pouvait donc rentrer la tête haute.

Mais cela n’expliquait pas encore comment ni pourquoi Léon Sénécal s’était décidé à se dépouiller au profit des Lamarche. Cette explication-là, ce fut encore Langelier qui la fournit.

Il ne décolérait pas le vieux chef ; il ne décolérait pas contre monsieur Bernard qui, semblait-il, se faisait une spécialité d’arracher des coupables à leur châtiment. Après avoir facilité la fuite d’André Lamarche, voilà qu’il avait organisé celle de Léon Sénécal ! Et pourtant, contre Sénécal, on aurait pu accumuler les preuves de plusieurs délits, allant de vol de testament à tentative de meurtre, en passant par dommages à la propriété d’autrui !

Le chef Langelier, en colère, n’était pas homme à garder ses sentiments pour lui. Toute la ville sut donc bientôt pourquoi Sénécal était parti, et comment monsieur Bernard s’était fait l’instrument de la richesse des Lamarche.

Disons, tout à l’honneur des gens de Saint-Albert, qu’il ne se trouva personne pour donner tort au souriant vieillard.

***

Ninette était rentrée du cinéma les yeux rouges. Marcel, tout en nouant sa cravate, la surveillait du coin de l’œil. Pourquoi avait-elle pleuré ? Que lui avait-on dit ? Que lui avait-on fait ? Il avait appris depuis longtemps, qu’il ne servait pas à grand chose de questionner sa sœur. C’était une Lortie, et les Lortie n’avaient jamais été gens à colporter leurs malheurs et leurs ennuis. Il était aussi dur de forcer leurs confidences que les portes d’un coffre-fort. Quand ils voulaient en faire, ils les faisaient d’eux-mêmes ; et la meilleure façon de les rendre muets, c’était encore de les inviter à parler. Marcel fit donc celui qui n’avait rien remarqué.

Bien lui en prit car, tandis qu’il brossait son chapeau, Ninette lui demanda :

— Es-tu bien pressé, Marcel ?

— Ma foi non, répondit-il, pas trop. Je m’en vais chez monsieur Bernard. Tu viens pas ?

— Non merci, j’aime mieux pas sortir ce soir.

— T’es pas malade ?

— Oh ! non, Marcel, non. Assieds-toi donc une minute avant de mettre ton paletot. Je voudrais te parler.

Marcel déposa brosse et chapeau, approcha une chaise du fauteuil de Ninette et, pressentant le sérieux de ce qu’allait lui dire sa sœur, s’abstint de plaisanter.

— Je t’écoute, dit-il, plus intrigué qu’il ne le laissait paraître.

— Marcel, commença Ninette, monsieur Bernard m’a dit ce midi qu’il allait te confier une grosse partie du travail du Clairon, et qu’il te donnerait trente piastres par semaine pour ça.

— Il en est question, répondit Marcel.

— Tu peux compter ça comme une chose faite. Quand monsieur Bernard décide quelque chose, il ne change pas d’avis sans raison.

— En tout cas, c’est pour ça que je vais chez lui ce soir.

Ninette hésita quelque peu. Il était visible que ce qu’elle allait dire lui était pénible à exprimer.

— Marcel, poursuivit-elle, j’ai trois cents piastres à la banque. Ça n’est pas énorme, mais enfin c’est quelque chose.

— Le jour où j’aurai trois cents piastres à la banque, ma chère sœur, je commencerai à me demander dans quelle partie du monde il est le plus agréable de vivre de ses rentes.

— Oui, j’ai trois cents piastres. Tu vas en gagner trente toutes les semaines.

— Oui, admettons.

— Si… si la fatalité voulait que je reste quelque temps sans travailler, Marcel, est-ce que… est-ce que je pourrais compter sur toi pour faire marcher le ménage ?

— Mais voyons, naturellement ! As-tu perdu ta position ?

— Non, répondit-elle, mais j’ai l’intention de donner ma démission.

— Donne-la tout de suite dans ce cas-là, conseilla Marcel. T’as pas besoin de me donner d’explications, va ! Je comprends bien que c’est Lamarre qui te fait la vie dure parce que tu veux pas qu’il te la fasse belle. Hein ? C’est bien ça ?

Et comme elle ne répondait rien, il reprit :

— Il y a longtemps que je l’ai jugé ce gars-là, ma pauvre Ninette. Il te trouve une pomme à son goût puis, comme il a soif, il fait ce qu’il peut pour te croquer. Qu’est-ce qu’il t’a fait aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Tu sais, si ça peut te faire plaisir, je peux bien aller lui abîmer le portrait un petit peu avant d’aller chez monsieur Bernard. Je te l’ai dit, je suis pas pressé.

— Je t’en prie, fit-elle, ne te mêle pas de ça. Tu dois savoir, Marcel, que je suis très bien capable de me défendre toute seule. Seulement, pour avoir la paix, je ne vois qu’une chose à faire, c’est de lui laisser le champ de bataille à lui tout seul.

Elle détourna la tête.

— C’est un peu de ma faute, poursuivit-elle. Je l’ai encouragé un peu plus que je n’aurais dû. Je ne voulais surtout pas que Bob puisse croire que si je ne sortais pas avec lui, je devrais rester chez nous. Alors…

— Oh ! je sais bien, interrompit Marcel. T’as pas besoin de t’expliquer : il y a longtemps que j’ai compris tout ça. Puis le plus bête de l’histoire, c’est que le petit jeu que tu jouais avec Lamarre, Bob le jouait avec Suzanne. Vous êtes aussi enfants l’un que l’autre !

— Marcel !

— Oui, certain ! Vous vous rongez le foie chacun de votre bord, alors qu’il serait si simple de vous expliquer une bonne fois ! C’est pourtant pas possible, bonguienne d’affaire ! qu’il survienne pas quelque chose pour vous ouvrir les yeux, vous faire mettre votre fierté de côté, puis vous remettre ensemble une bonne fois !

— Écoute, Marcel, je sais ce que…

— Ce que tu as à faire ? Oui, je sais bien que tu le sais ! Tu l’as toujours su d’ailleurs ! Mais c’est pas ça qui t’empêche de faire une folle de toi ! Oui, certain ! T’es ma sœur, Ninette, puis on se ressemble. Moi aussi je me suis souvent cru plus fin que les autres ; mais je me suis aperçu que c’était pas mal les autres qui étaient plus fins que moi. Je voudrais bien que tu t’aperçoives de ça toi aussi, un de ces jours !

Ninette s’était dressée. Ce qu’elle avait demandé à Marcel, c’était son appui matériel pour la crise qu’elle était à la veille de provoquer, non son opinion sur sa façon de conduire ses affaires sentimentales.

— Il est inutile de mêler Bob à tout ceci ! cria-t-elle. Entre lui et moi, c’est fini et bien fini. Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ?

— Tu peux bien me le dire cent mille fois si ça te fait plaisir, répondit-il, je te croirai pas plus pour ça !

Il mit son pardessus, ramassa son chapeau au passage, et sortit en haussant les épaules.

S’il s’était retourné en franchissant le seuil de la porte, il aurait vu que Ninette, retombée dans son fauteuil, avait le visage baigné de larmes.

Depuis combien de temps pleurait-elle ainsi, lorsque la sonnerie du téléphone déchira le silence ?

Elle sursauta, refoula un sanglot qui montait, eut peur que sa voix ne trahisse son désarroi, hésita, puis, avec un haussement d’épaules, décrocha l’appareil.

— Allô !

— Mlle Lortie ?

La voix, au bout du fil, était traînante, fatiguée.

— Oui…

— Je vous appelle de la part du docteur Piché, mademoiselle. Le sergent Gendron est ici.

— Ici ? Où ça ?

— À l’hôpital, mademoiselle. Il a été blessé dans un accident d’automobile. Le docteur croit que…

Mais Ninette n’écoutait plus. Elle laissa tomber le récepteur sur la table, bondit vers sa chambre, prit un manteau — le premier venu — et, tête nue, sans prendre la peine d’éteindre les lumières, ni de fermer la porte à double tour, s’élança dans la rue.

***

Dans sa chambre d’hôpital, Bob qui, depuis une heure à peine, avait la jambe fracturée, s’estimait le plus heureux des hommes.

Cette crevaison stupide, qui l’avait fait se jeter sur un arbre et se briser un membre, n’était-elle pas l’incident tant attendu, tant espéré, qui avait ramené Ninette dans ses bras ?

— Mon pauvre chéri, murmurait Ninette qui ne savait plus si elle pleurait de joie ou d’angoisse.

— Un cœur raccommodé, dit-il, ça vaut bien une jambe cassée, tu ne penses pas ?

Mais le sourire qui venait de naître sur ses lèvres mourut bientôt, tendrement écrasé par un baiser, par un baiser si long qu’on eût dit qu’il voulait rattraper le temps perdu.

Dehors, sous la fenêtre, les passants se faisaient plus rares. On se couche tôt à Saint-Albert. Rue Principale, la vie continuait au ralenti, paisible, provinciale.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

IX. — 
 73
 139
XXIII. — 
 168
XXXI. — 
 225
  1. Vol à main armée.
  2. Billard américain, à blouses.
  3. Employé ici pour, « voiture cellulaire ».
  4. Camarade.
  5. ami, amoureux.