Rue Principale/Tome I/31

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 225-231).

XXXI

l’assaut

Le lendemain, quand vers dix heures du matin, monsieur Bernard et Bob se présentèrent chez Sénécal, il était seul. En voyant entrer chez lui les deux hommes qui s’étaient le plus acharnés à défendre Marcel et à l’attaquer, lui, le marchand de tabac se sentit troublé et vaguement inquiet. Que lui voulaient-ils ? Il n’était ni assez sot pour croire qu’ils venaient là, simplement, en clients, ni assez naïf pour espérer que leur visite fut sans danger. Les récentes bizarreries et réticences de Suzanne, le départ précipité de son neveu et, surtout, le regard chargé de mépris que lui avait jeté le chef Langelier, la veille, étaient autant d’indices d’une catastrophe prochaine. Léon Sénécal avait peur. Oui, il avait peur, mais il était suffisamment maître de lui pour n’en rien laisser paraître, lorsqu’il s’avança au devant des nouveaux venus.

— Messieurs ? interrogea-t-il.

— Dis-moi donc, Sénécal, fit Bob, est-ce qu’on pourrait te dire deux mots en particulier ?

— Ben… je pense que oui. Qu’est-ce que vous voulez ?

Il regarda Bob d’abord, monsieur Bernard ensuite. Le calme imperturbable du premier, la lèvre narquoise du second, ne firent qu’augmenter son inquiétude.

— Monsieur Sénécal, dit Bernard, ce que nous avons à vous dire est extrêmement confidentiel. Dans votre intérêt, il vaudrait mieux que nous soyons sûrs de ne pas être entendus.

— Vous ne pouvez pas être mieux pour parler qu’icitte. Vous le voyez bien, il y a personne ; puis s’il rentre un client, on se taira, c’est tout.

— Très juste.

Monsieur Bernard s’approcha du poêle qui ornait le centre du magasin. Bob vint se placer à côté de lui.

— Sénécal, dit le jeune policier, je suppose que tu sais un petit peu à propos de quoi on est venu te voir ?

— Moi ? Pantoute !

— Ouais… j’aurais préféré que tu le saches. Ça nous aurait empêché de chercher des moyens pour aborder la question.

— Bah ! fit Bernard, vous ne pensez pas qu’il est bien inutile de tourner autour du pot ?

— Écoutez donc là, vous autres ! dit Sénécal, sentant son calme le quitter peu à peu. Où est-ce que vous voulez en venir, tous les deux ?

— D’abord, répondit Bernard, nous sommes venus vous apprendre une nouvelle qui va sans doute vous étonner et qui, en tous les cas, vous intéressera, ça j’en suis sûr.

— Quelle nouvelle ?

— Suzanne Legault est bien malade, monsieur Sénécal.

— Malade ?

— Oui, bien malade. Oh ! ça ne se sait pas encore ; et puis on va essayer que ça se sache le moins possible. Mais vous, il fallait bien vous le dire.

— Qu’est-ce qu’elle a donc elle ?

Cette fois, ce fut Bob qui répondit :

— Elle a tenté de se suicider la nuit dernière.

Sénécal regarda Bob comme s’il n’avait pas compris.

— Oui, confirma Bernard, elle a tenté de s’empoisonner. Je ne peux pas vous dire comment ça tournera ; les médecins eux-mêmes n’osent pas garantir qu’ils la sauveront.

— Autant que possible, Sénécal, intervint Bob, pas un mot de cette affaire-là ! Il vaut beaucoup mieux que ça ne se sache pas.

— Ben écoutez donc, vous autres, s’il vaut mieux que ça se sache pas, je me demande bien pourquoi vous êtes venus me le raconter !

— Sans doute parce que vous êtes l’un des principaux intéressés, laissa tomber Bernard.

Sénécal, de plus en plus mal à l’aise, s’écria :

— L’un des principaux intéressés ! Où est-ce que vous allez chercher ça ? Suzanne Legault, je la connais, oui, mais je la connais pas plus que bien du monde.

— Voyons, dit Bob, c’est pas la peine de nous faire perdre notre temps. Tu ferais bien mieux de mettre tes cartes sur la table, Léon Sénécal ; ça irait plus vite.

— Hein, quoi ?

— Si elle a essayé de se détruire, c’est parce qu’elle se savait compromise dans une vilaine affaire !

— Oui, approuva Bernard, une vilaine affaire où vous m’avez l’air d’être bien plus compromis qu’elle, mon cher monsieur.

Sénécal avait pâli.

— Moi ? dit-il.

— Oui, toi !

— Mais… quelle affaire ?

— Nous verrons ça tout à l’heure, fit Bernard. Avant d’aborder ce sujet-là, j’aimerais que vous sachiez que, par le plus grand des hasards, notre ami Bob a fait, chez mademoiselle Legault, la découverte d’un document extrêmement intéressant.

Sénécal ne douta plus de la catastrophe.

— Un document intéressant ? fit-il machinalement.

— Oui, fit Bob, oui, pas pour rire !

— Quoi donc ? Voyons, dites-le ! Qu’est-ce que c’est ?

Monsieur Bernard prit un temps, puis :

— Le testament de votre père, mon cher monsieur, dit-il d’un ton glacial.

Ce fut l’écroulement total. Ce qui restait à Sénécal d’assurance, l’abandonna d’un seul coup. Des yeux, il chercha une chaise et, n’en voyant point, s’agrippa au comptoir.

— Vous… vous avez le testament de mon père ? dit-il, presque sans voix.

— Oui, répondit Bob, et permets-moi de te dire que t’es un joli pas grand chose.

— T’es… t’es venu m’arrêter, Gendron ?

— Bien ça, répondit Bob, ça va dépendre de toi.

Et comme l’autre semblait ne pas comprendre, il ajouta :

— Monsieur Bernard va t’expliquer.

— Sénécal, dit Bernard, c’est à vous de choisir. De votre choix dépendra que vous fassiez quelques années de prison ou non.

— Comment… comment ça ?

— Je vais vous faire une petite proposition ; une petite proposition que vous êtes libre, naturellement, d’accepter ou de refuser. Si vous acceptez, vous pouvez être bien tranquille, nous veillerons à ce que vous exécutiez entièrement, et sans essayer de faire le malin, toutes les clauses de notre petite entente. Si vous préférez refuser, eh bien, mon Dieu, c’est fort simple, il ne nous restera pas d’autre solution que celle de remettre officiellement toute l’affaire entre les mains de la police. Ce qui signifiera votre arrestation immédiate que, j’en suis sûr, mon ami Bob effectuera avec le plus grand des plaisirs.

— Oui, un peu ! approuva Bob.

Sans trop bien savoir pourquoi, Sénécal s’était repris à espérer.

— Qu’est-ce que c’est, dit-il, qu’est-ce que c’est votre proposition ?

— Oh ! fit Bernard, il ne faudrait pas vous imaginer qu’on cherche à vous épargner. Vous iriez en prison pour vingt ans, et même pour le restant de vos jours, que ça ne nous ferait pas de peine ni à l’un ni à l’autre. Seulement nous voulons éviter de perdre du temps. Nous savons fort bien que si nous vous faisons arrêter aujourd’hui, il se passera des semaines et même des mois avant que votre cas ne soit réglé, et avant qu’André et Simonne n’entrent en possession de ce qui leur appartient.

— Et puis ?

— Alors, comme nous voulons surtout abréger l’exil de votre neveu, nous allons vous donner une chance de restituer de votre plein gré, tout de suite, ce que la loi vous forcerait certainement à rendre à l’issue du procès.

— Puis… puis, fit Sénécal, vous me ferez pas arrêter ?

— Non, non on ne vous fera pas arrêter si vous faites exactement ce qu’on va vous dire de faire.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que vous voulez que je fasse ?

Posément, monsieur Bernard sortit de sa poche un large portefeuille de cuir noir, et en retira une feuille de papier qu’il déplia.

— Ceci, dit-il, c’est la liste de vos propriétés.

— Ah !

— Oui. Cet après-midi, vous allez nous accompagner à Montréal, chez mon notaire. Là, nous passerons un acte de cession de ces propriétés-là à votre neveu et à votre nièce.

— Toutes ?

— Mais naturellement, toutes.

Sénécal eut un geste de révolte.

— Mais c’est pas juste ça ! s’écria-t-il. Il y en a là-dedans que j’avais avant la mort de mon père ! Il y en a que j’ai gagnées moi-même !

— C’est possible, fit Bob, c’est bien possible ; mais entre nous autres là, faut tout même bien que tu sois puni un petit peu, pas vrai ?

Sénécal serra les poings. Allait-il se laisser dépouiller ainsi ? Toute son avarice se révoltait. Une envie folle l’étreignait : celle de tuer ces deux hommes qui, le sourire aux lèvres, assistaient à l’écroulement de ce que tant de vilenies habiles, tant de géniales malhonnêtetés avaient échafaudé. Ce fut les dents grinçantes qu’il répondit :

— Non ! non, je n’accepterai pas ! Je n’accepterai pas certain !

— Voyons, fit Bob, voyons donc ! Aimes-tu mieux t’en aller au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul pour quatre ou cinq ans ?

Au pénitencier ! À ce seul mot, Sénécal frémit et baissa la tête. Non, pas ça. Tout, mais pas ça !

— Continuez, murmura-t-il.

— Avant d’aller à Montréal, poursuivit Bernard ; c’est-à-dire ce matin même, nous allons faire avec autant de précision que possible, l’inventaire de vos biens : argent en banque, marchandises en magasin, obligations, actions etc. Bref, tout ce que vous pouvez avoir.

— Oui ?

— Et pour ça aussi, c’est bien simple, vous ferez un acte de cession au profit de vos neveux.

— Mais vous êtes fou, voyons ! Je vais me trouver dans la rue après ça, moi ?

— Non, fit Bob, non pas exactement. Comme on veut bien tenir compte que tu avais une certaine fortune avant la mort de ton père, on te remettra cinq mille piastres le jour de ton départ.

— Le… le jour de mon départ !

— Oui, fit monsieur Bernard, car vous allez partir. Partir bien loin. Écoutez-moi bien…

Et Sénécal entendit son arrêt.