Rue Principale/Tome I/29

Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 209-216).

XXIX

où bob abat son jeu et gagne une partie importante

Sur la route de Montréal, le coupé de Bob roulait à bonne allure, malgré la pluie qui décuplait les risques de dérapage. L’essuie-glace allait et venait à un rythme accéléré, conservant au policier une vision nette de la route. Suzanne Legault, à sa droite, muscles et nerfs tendus, cherchait à étouffer la peur qui grandissait en elle. Pourquoi Bob allait-il si vite et pourquoi, surtout, n’avait-il pas dit un mot depuis le départ ?

À trois reprises, elle avait murmuré :

— Pas si vite, Bob, je t’en prie.

Mais il n’avait pas répondu. Il avait compris pourtant puisque, chaque fois, il avait diminué légèrement la pression de sa semelle sur l’accélérateur. Hélas, les ralentissements avaient été de courte durée.

Que se passait-il en Bob ?

Ils avaient dîné chez Gaston ce soir-là. Le joyeux méridional était venu s’asseoir à leur table, et la conversation avait roulé sur des sujets divers. Bob avait semblé d’humeur normale, ni plus ni moins gai que d’habitude. À un moment pourtant — Suzanne s’en souvenait à présent — il avait manifesté assez brusquement le désir de changer le sujet de la conversation. C’était lorsque Gaston, sans penser à mal, avait constaté que l’affaire de la bouteille de lait empoisonné, semblait bien destinée à ne donner aucun résultat.

— Tu te trompes peut-être, avait dit Bob, mais je crois qu’il vaut mieux parler d’autre chose. Il y a un vieux proverbe qui prétend que…

Mais il s’était brusquement interrompu. Gaston avait insisté :

— Un vieux proverbe ?

— Disons que je n’ai rien dit, avait fait Bob.

Et il s’était mis à parler politique.

C’était depuis ce moment-là, Suzanne en était sûre, que Bob avait changé d’air. La façon lui était tombée, comme on dit…

Suzanne se pencha pour lire l’indicateur de vitesse. Cinquante-huit, soixante ! Soixante milles à l’heure par un soir comme celui-là, sur une route qui avait la triste réputation d’être dangereusement glissante sous la pluie ! À quoi pouvait-il bien songer ?

— Je t’en supplie, Bob, fit-elle. J’ai peur.

Il ne répondit pas plus que les fois précédentes, mais l’aiguille de l’indicateur vint rapidement se stabiliser aux environs du nombre 30.

— Où m’emmènes-tu, à cette vitesse-là ? questionna Suzanne.

— Nulle part en particulier ; seulement quand on veut tenir une conversation et qu’on veut être bien sûr que personne n’écoutera, une machine en marche, c’est bien encore la meilleure place.

Ainsi donc, elle allait savoir.

— Te voilà bien mystérieux, fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

La voiture avait encore ralenti. Elle faisait du vingt, tout au plus.

— Tu le sais aussi bien que moi, ce qui se passe, répondit-il. Rien qu’à te voir l’air avec lequel tu poses cette question-là !

― Mais… je ne sais rien du tout. Comment veux-tu ?

Il lui lança, de biais, un regard à la fois railleur et sceptique.

— Te rappelles-tu, dit-il, quand Gaston a parlé de l’affaire de la bouteille de lait, tout-à-l’heure ; te rappelles-tu que j’ai dit qu’il valait mieux changer de sujet de conversation ?

— Oui, Bob, oui, je me rappelle.

— Puis, te rappelles-tu aussi que j’ai même failli citer un proverbe ?

— Oui.

— Et ce proverbe, c’était : « Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu. »

— Il ne faut pas parler de corde…?

— Oh ! évidemment, le proverbe n’était pas tout ce qu’il y a de mieux approprié, parce qu’en somme, nous étions chez Gaston et ce n’était pas de lui qu’il s’agissait, Suzanne, c’était de toi.

— De moi ? Je te jure que je ne te comprends pas !

Il obliqua vers la droite et, assez brusquement, arrêta la voiture au bord de la route.

— Tu vas comprendre. Sois tranquille, je ne te ferai pas languir longtemps. Le coup de la bouteille de lait, ça venait de toi, pas vrai ?

Un frisson la parcourut tout entière.

— Tu es fou ! lui dit-elle.

— Si ça ne vient pas de toi, reprit-il, ça vient de Sénécal.

Elle était atterrée. Où donc Bob avait-il pu apprendre ce qu’elle était si sûre que personne ne savait ? Et que savait-il au juste ? Elle répéta machinalement :

— Sénécal…

— Bien oui, poursuivit Bob. Certainement, Sénécal ! Dis-moi pas que tu ne le connais pas !

Déjà elle avait repris un peu d’empire sur elle-même. Elle haussa les épaules et répondit :

— Je le connais, oui, je le connais. Bien sûr ! Tout le monde le connaît à Saint-Albert.

― Oui, tout le monde le connaît. Seulement toi, tu le connais bien mieux que beaucoup de gens.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

― Ce que peut être la nature de vos relations, je ne le sais pas exactement, et je ne demande pas à le savoir. Mais ce dont je suis sûr, par exemple, c’est qu’il existe un nommé Jeannotte qui travaillait pour ton compte et pour celui de Sénécal.

Jeannotte ! Il savait ça aussi. Elle ne s’avoua pourtant pas vaincue.

— Jeannotte ? Je ne sais même pas de qui tu veux parler.

― Voyons donc, Suzanne, voyons donc ! Ce n’est pas le moment de jouer la comédie. Si je te parle ce soir, c’est uniquement parce que je veux essayer de t’éviter des ennuis. Je ne devrais peut-être pas, parce que, tu sais, je n’excuse pas ce que tu as fait ! Au contraire ! Seulement, je ne sais pas très bien pourquoi, mais je n’aimerais pas que tu ailles en prison.

Il faisait trop noir pour qu’il la vît pâlir, mais elle sentit nettement le sang quitter son visage. Ce fut d’une voix blanche, sans timbre, qu’elle balbutia :

— En prison.

— Oui certainement, poursuivit-il, cette affaire-là, si tu ne veux pas être franche au moins une fois, ça ne finira pas autrement que devant un juge.

— Mais, dit-elle, je n’ai rien à dire ; je ne comprends rien à…

— Tais-toi !

La voix était autoritaire, le timbre dur. Elle comprit qu’il était inutile de bluffer davantage.

– Écoute, reprit-il, inutile de nier plus longtemps. Sénécal a parlé. Oui, il a parlé et, entre nous, on n’avait même pas besoin de ça. Il suffisait de mettre deux et deux ensemble pour faire quatre. D’abord, le petit papier que tu as perdu dans la machine.

— Oh ! C’est là que…

— Oui c’est là ! Les cinq cent piastres que l’on te réclamait si mystérieusement, ton petit rendez-vous au bord du fleuve, l’autre soir, avec Sénécal… Mais oui, le jour où il a menacé de te tuer.

Elle avait complètement perdu contenance. Elle le regardait avec des yeux épouvantés. Il savait donc tout !

— On vous a vus, dit-il. On vous a vus et entendus.

Le bruit d’un sanglot lui fit tourner la tête.

— Tu pleures ? Ça au moins c’est clair ; ça veut dire ce que ça veut dire.

Il remit le moteur en marche, embraya et repartit à petite allure. Suzanne, effondrée, ne cherchait même plus à trouver un point d’appui. Une phrase de Bob lui rendit pourtant un peu d’espoir :

— Je me demande ce qu’on va être capable de faire pour t’aider, à cette heure !

— Je ne sais pas, Bob, dit-elle entre deux hoquets, mais je te jure que ce n’est pas moi qui ai empoisonné le lait de Ninette. Je ne savais rien du tout de cette affaire-là. Ce n’est qu’après coup que Sénécal m’en a parlé.

— Dis-moi tout ce que tu sais, ça m′aidera peut-être à trouver une solution.

— Oh ! fit-elle, je ne sais pas grand chose que tu ne saches déjà, probablement : mais il y a une chose certaine, c’est que c’est un peu à cause de toi que tout ça est arrivé.

— À cause de moi ? s’étonna-t-il.

— Tu sais aussi bien que moi que Sénécal en voulait à Ninette depuis longtemps.

— Oui, parce qu’elle n’avait pas voulu de lui. Je sais.

— Et moi aussi je lui en voulais, Bob. Parce que…

— Pacque que ?

— À cause de toi.

– Ouais…

– Ça fait que quand l’affaire de Marcel est arrivée, j’ai rencontré Sénécal, un soir. On s’est mis à parler de ça, puis il m’a suggéré de profiter de la circonstance pour faire de la misère à Ninette et pour essayer de la forcer à quitter Saint-Albert.

— Et alors ?

— Alors, comme Sénécal travaillait pour Blanchard et qu’il pensait que monsieur Bernard serait dangereux dans les élections, il a voulu faire d’une pierre deux coups, et faire de la misère à Bernard en même temps. Ensuite il m’a dit qu’il connaissait un gars qui se chargerait…

– Oui, interrompit Bob, de faire tous les mauvais coups à votre place. Et ce gars-là, c’est Jeannotte. Tout ça, on le sait, Suzanne.

— Seulement, poursuivit-elle, Sénécal a pris goût au jeu et l’a poussé un peu loin sans m’en parler. Il a même été tellement maladroit que Jeannotte l’a fait chanter et lui a réclamé cinq cents piastres au lieu des deux cents qu’il lui avait promises sans m’en parler. Naturellement, j’ai refusé de payer.

― C’est lui qui a tout payé tout seul ?

— Non, je lui ai donné cinquante piastres, comme je m’y étais engagée. Au début il n’avait été question que de cent piastres en tout.

— Et c’est parce que tu ne voulais pas lui en donner plus qu’il t’a menacée l’autre soir, près du vieux moulin ?

Suzanne hésita quelques secondes. Allait-elle couler Sénécal tout-à-fait ? Pourquoi pas, puisqu’il avait parlé ?

— Non, Bob, dit-elle, ce n’est pas pour ça qu’il m’a menacée. Puisqu’il a parlé, je vais parler et agir, moi ! Si tu veux me ramener à la maison, je te donnerai quelque chose qui te fera plaisir, quelque chose qu’on a cherché pendant bien longtemps et qu’on n’a jamais retrouvé.

— Quelque chose qu’on a cherché longtemps ?

— Oh ! ça n’a rien à voir avec tout ceci, Bob. C’est bien plus grave.

— Plus grave ?

— Certain !… Seulement, je ne te le donnerai qu’à condition que tu me promettes de ne pas me poser de questions : de ne pas me demander comment ce… cette affaire-là est entrée en ma possession. Car ça, vois-tu, je ne suis pas capable de te le dire.

— Promis, fit-il.

— Ah ! dit Suzanne, il a parlé lui ! Il n’aura pas assez de toute sa vie pour regretter de l’avoir fait !

— C’est donc bien grave, ce que tu vas m’apprendre ?

— Tu n’en as aucune idée, Bob !

— Et peut-on savoir ce que c’est ?

— Pourquoi pas ? Tu le sauras quand je te le donnerai. Je peux aussi bien te le dire tout de suite.

Il ralentit pour assourdir le bruit du moteur.

— Voyons, fit-il, qu’est-ce que c’est ?

Suzanne ne répondit pas immédiatement. Elle semblait hésiter encore. Bob eut peur qu’elle ne puisse se décider. Il répéta :

— Qu’est-ce que c’est ?

Cette fois, la réponse vint, cinglante, triomphante même :

— Le testament du père Sénécal.

— Qu’est-ce que tu dis-là ?

— Je dis, Bob, que je vais te donner le testament du père Sénécal, que Léon a volé, et que j’ai chez moi depuis longtemps déjà.

— Ça, fit Bob qui avait peine à revenir de l’étonnement que cette révélation avait fait naître en lui ; ça ma petite Suzanne, ça bat quatre as !

Et, poussant résolument sur l’accélérateur, il conclut :

— Pour du beau travail, c’est du beau travail.

Suzanne s’était remise à sangloter.