La Librairie Illustrée (p. 348-381).

CHAPITRE IX

Bécherel, après la courte explication qu’il avait eue avec le colonel, était rentré chez lui, désespéré.

Il ne soupçonnait plus M. de Mornac, mais il doutait encore de Violette, et la pensée qu’elle avait pu se laisser tenter par les propositions d’un Galimas le faisait horriblement souffrir. Il cherchait à se persuader du contraire et il n’y parvenait pas.

Par surcroît de malheur, il se trouvait condamné provisoirement à l’inaction. Qu’aurait-il pu faire ? À qui redemander Violette ? Galimas et Marcandier lui auraient ri au nez, s’il était venu la réclamer chez eux. Il ne s’agissait plus cette fois de grimper sur un toit et de descendre dans un grenier pour délivrer une prisonnière. Il s’agissait avant tout de savoir à qui s’en prendre et de découvrir la maison où Violette était allée, volontairement ou non, en sortant du théâtre. Et dans Paris immense où trouver la disparue ?

Le colonel, du reste, avait conseillé à Robert de se tenir en repos, jusqu’à nouvel avis de sa part. Il avait promis en même temps de donner de ses nouvelles, dès le lendemain. Robert n’avait donc qu’à l’attendre.

Le pauvre garçon passa une nuit affreuse. Il s’enferma dans sa chambre et il était si troublé qu’il ne pensa pas à s’assurer que son groom était rentré, ce groom qu’il croyait avoir aperçu aux troisièmes galeries, sifflant Violette.

Cet étrange incident lui revint à l’esprit quand il se réveilla, et son premier soin fut de le tirer au clair. Il sonna Jeannic qui se montra, l’oreille basse, comme un écolier pris en faute ; et il l’interpella vertement.

Le gars nia d’abord, mais pressé de questions, il finit par avouer qu’il était entré au théâtre, avec une contremarque achetée à la porte, et qu’il avait sifflé, parce que la pièce l’ennuyait. Cette explication ne satisfit pas son maître et sa mine déconfite indiquait assez qu’il ne se sentait pas la conscience nette. Elle exprimait aussi un repentir sincère et quand Robert lui signifia qu’il allait le renvoyer à Rennes, il baissa la tête en pleurant silencieusement, au lieu de se récrier.

La matinée se passa sans événement. Bécherel avait résolu de ne pas sortir, de peur de manquer la visite de M. de Mornac. Il déjeuna sommairement, et, en sortant de table, il passa au fumoir, où il alla s’étendre sur un divan pour réfléchir encore à la situation.

Elle lui semblait inextricable, et après s’être creusé la tête à chercher la solution du problème posé par la disparition de Violette, il en vint à penser à sa mère et à se demander s’il ne ferait pas mieux d’aller sans tarder la rejoindre à Rennes. Elle ne lui écrivait plus depuis quelques jours et elle pouvait arriver à Paris d’un instant à l’autre. À quoi bon l’attendre, maintenant qu’il n’espérait plus revoir Violette ? Tous ses rêves de bonheur s’étaient évanouis et il commençait à envisager sans effroi l’avenir qui l’attendait en Bretagne, où il ne tenait qu’à lui de couler des jours heureux et calmes.

Comme le joueur qui, dans le chef-d’œuvre de Regnard, se soucie fort peu de sa future quand il gagne et qui soupire après elle quand il perd, Robert, accablé par la fortune, toujours contraire aux amours violentes, se prenait à regretter l’existence si pénible qu’il avait dédaignée, au temps où il croyait à la fidélité de Violette.

Il en était là lorsqu’un vigoureux coup de sonnette lui annonça l’arrivée du colonel, que Jeannic introduisit presque aussitôt dans le fumoir, et qui commença ainsi, sans préambule d’aucune sorte :

— Je t’ai promis, hier soir, de m’occuper de ton affaire. Je t’ai tenu parole, je sors de la préfecture de police et je suis en mesure de te renseigner exactement sur les persécuteurs de ta bonne amie.

Mon ancien adjudant n’a fait aucune difficulté de me montrer les dossiers de tous ces gens-là et dans un quart d’heure, tu en sauras autant que moi sur leur passé.

Procédons par ordre : Galimas est un parvenu dans toute la force du terme. Né de parents pauvres, mais malhonnêtes, il a fait ses études à l’école mutuelle où n’a guère appris qu’à lire, à écrire et surtout à compter. À dix-huit, il faisait les commissions des employés du comptant. À vingt, il travaillait chez un remisier. Où a-t-il ramassé les premiers billets de mille qui lui ont permis d’opérer à son compte ? Le diable seul pourrait le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il possède aujourd’hui de quatre à cinq millions, dont il fait le plus mauvais usage, sans se brouiller toutefois avec la justice. Ce champignon vénéneux, poussé comme tant d’autres sur le fumier de la Bourse, prospère et grandit tous les jours… et je ne te conseille pas d’essayer de l’extirper. S’il a séduit Violette, tant pis pour elle ! Nous n’y pouvons rien.

J’arrive à Marcandier. L’histoire de celui-là est plus compliquée et se rattache à celle de ces dames de la rue du Rocher. Voici comment :

La Malvoisine, je te l’ai déjà dit, était, il y a vingt-cinq ans, à la tête d’un magasin de modes fort bien achalandé.

— À Paris ? demanda Bécherel.

— Oui, rue Vivienne, et elle avait pour clients les demoiselles à la mode de ce temps-là. Elle était fort belle et pas vertueuse du tout. Entre autres connaissance masculines, elle fit celle d’un monsieur dont la réputation était des plus douteuses, mais dont l’opulence était incontestable, à en juger par le train qu’il menait.

Ce personnage, qui n’habitait Paris que d’un façon intermittente, armait, disait-on, au Brésil, des navires dont il était propriétaire et qu’il commandait quelquefois lui-même. On le connaissait sous le nom de Morgan.

De sa liaison avec Joséphine Lureau, qui se fait appeler maintenant Mme de Malvoisine, naquit une fille.

— Herminie ! s’écria Bécherel.

— Parfaitement. Elle fut inscrite sous le nom de sa mère sur les registres de l’état civil, et elle l’a porté jusqu’au jour où la modiste, après une éclipse assez longue, sur laquelle les renseignements font défaut, reparut à Paris, titrée comtesse de Malvoisine. Il y a de cela environ quinze ans. Le temps a passé sur cette métamorphose et personne aujourd’hui ne se souvient de Joséphine Lureau. Elle n’a laissé de traces que dans les archives de la préfecture.

— Et Marcandier, mon colonel ?

— M’y voici. Ce Morgan, père d’Herminie, qu’il n’avait pas reconnue, probablement parce qu’il était marié, reparut en même temps que sa maîtresse et sa fille, acheta un hôtel pour elles, un hôtel pour lui ; et se fixa définitivement à paris, où il mena, du reste, une existence très retirée et assez mystérieuse, s’absentant pendant des mois entiers, ne se montrant jamais chez la prétendue comtesse et n’affichant aucun luxe, quoiqu’il ait une douzaine de millions déposés en compte courant à la Banque de France… le préfecture en a la preuve.

Bécherel n’écoutait pas sans quelques impatiences ce récit où il n’était pas question de Violette.

— Morgan, reprit le colonel, ramenait un homme qui, lui, ne se cachait pas du tout, et qui se fit très vite connaître à la Bourse par des coups heureux. Celui-là, c’est ton usurier : Pierre Marcandier, dit Rubis sur l’ongle.

— Et il est commandité par le père d’Herminie… un affreux chenapan, selon toute apparence. Et comme cette fille s’est mis en tête de m’épouser, le Marcandier a imaginé de supprimer Violette pour me ramener aux pieds de la bâtarde de son maître.

— C’est mon opinion, seulement le mot : supprimer est un peu fort. Je ne crois pas qu’il l’ait tuée. Les coquins de l’espèce de Marcandier n’assassinent pas.

— Qu’a-t-il fait d’elle, alors ?

— Je soupçonne qu’il s’est entendu avec Galimas pour l’attirer dans le domicile où ce galant coulissier cache ses fredaines… quelque chose comme une petite maison… ces enrichis singent volontiers l’ancien régime. Mon ami de la préfecture m’a promis de faire faire des recherches et il découvrira certainement le nid où Galimas abrite ses amours à prix fixe. Il a même poussé la gracieuseté jusqu’à mettre à ma disposition deux agents de la sûreté qui l’attendent dans la rue. Je tenais à te voir avant de les lancer aux trousses de Galimas.

— Et de Marcandier, mon colonel. On ne m’ôtera pas de l’esprit que c’est lui qui a préparé le guet-apens. Galimas n’a été qu’un instrument…

— C’est possible. Mais en admettant que tu aies deviné, nous n’en sommes pas beaucoup plus avancés. Où Marcandier aurait-il conduit Violette ? Pas chez lui, rue Mozart, où il vit presque maritalement avec cette Julia Pannetier.

— Je n’en sais rien… et pourtant…

— Je le sais, moi, dit Jeannic, qui apparut tout à coup.

Ce fut un coup de théâtre.

Le groom avait laissé retomber la portière derrière laquelle il s’était caché et s’avançait en tremblant. M. de Mornac, furieux, lui sauta à la gorge, et lui cria :

— Ah ! gredin ! tu nous écoutais. Je t’y ai déjà pris, mais cette fois, c’est trop fort et je vais te rosser d’importance.

— Ne me touchez pas, dit le Breton en se dégageant d’un bond et en prenant une position défensive.

Il était fort comme le sont les gars de son pays et si le colonel avait essayé de lui administrer une correction manuelle, il n’aurait pas eu beau jeu.

— C’est à mon maître que j’ai affaire, reprit Jeannic, à lui seul.

— Eh bien, parle ! lui dit Bécherel. Justifie-toi si tu peux. Et tâche de ne pas mentir. Tu n’y gagnerais rien. Je t’ai chassé et je ne te reprendrai pas.

— Oh ! j’ai mérité que monsieur me renvoie ; mais je ne voudrais pas retourner au pays sans que monsieur m’ait pardonné.

— Te pardonner quoi ?… d’écouter aux portes ? demanda Robert avec humeur. Va demander l’absolution au recteur de ta paroisse. Il te la donnera, si tu n’as pas d’autres méfaits à te reprocher.

— Comment ! s’écria M. de Mornac, tu t’amuses à discuter avec ce drôle, au lieu de le jeter à la porte ? Tu trouveras bon que je te quitte.

— Monsieur, lui dit Jeannic, vous auriez tort de vous en aller. J’ai des choses à apprendre à mon maître… des choses qu’il faut que vous entendiez, car…

— Explique-toi vite alors, interrompit Robert, en regardant le colonel pour le prier de rester.

— Tout ça est venu de ce que… il y a trois semaines… j’ai entendu, sans le vouloir, que vous parliez d’une dame… qui demeure tout près d’ici… rue Rougemont… Mme Julia.

— Bon ! s’écria M. de Mornac, tu es son amant, coquin ! je m’en doutais.

— C’est vrai que j’étais son bon ami… Mais, c’est fini. D’abord, elle en a un autre et ça ne me va pas. Et puis, après ce qu’elle a fait hier…

— Ah ! ça, drôle, est-ce que tu vas nous raconter ses amours avec cette fille ?

— Laissez-le parler, mon colonel, dit vivement Bécherel, qui commençait à deviner où le groom voulait en venir.

Et s’adressant à Jeannic :

— Tu étais au théâtre, hier soir ? Tu me l’as dit.

— Oui, monsieur, répondit le gars sans hésiter. Et j’ai bien regretté d’y être venu, quand je vous ai vu, de là-haut, assis derrière les musiciens. C’est Mme Julia qui m’avait donné un billet.

— Et qui t’avais commandé de siffler.

— C’est la vérité. Et je vous jure que je n’en avais pas envie… elle est si gentille la demoiselle habillée en oiseau et elle chante si bien… Mais Mme Julia m’a fait signe et je n’ai pas osé lui désobéir. Je m’en suis bien repenti, car les gens qui étaient à côté de moi m’ont bourré de coups de poing… On m’a poussé dehors.

— Après ?

— Après… j’en avais assez du théâtre et j’aurais bien voulu rentrer à la maison, mais Mme Julia m’avait fait promettre de l’attendre dans un café, qui est sur le boulevard… je l’ai attendue.

— Et… elle est venue ?

— Oui… elle était bien contente… elle m’a raconté qu’on avait manqué de tout casser dans la salle, parce que la chanteuse s’était sauvée… Moi, ça me faisait de la peine… alors, elle s’est moquée de moi… elle m’a dit que cette demoiselle lui avait pris sa place, qu’elle la détestait et qu’elle se réjouissait d’être débarrassée d’elle… elle a ajouté qu’on ne la reverrait plus parce qu’on l’avait mise en cage.

— En cage ! s’écria Robert.

— Oui, ça voulait dire : en prison. Et comme je lui ai demandé ce que cette pauvre demoiselle avait fait pour être arrêtée par les gendarmes, elle m’a dit que je n’étais qu’une bête… qu’il n’y avait pas de gendarmes dans cette affaire-là… que son bon ami, l’autre, celui qui lui donne de l’argent, avait enlevé la chanteuse…

— Elle ne t’a pas dit où il l’avait conduite ?

— Si… dans une maison qui est à lui et où on va la garder de force. Ça m’a fâché. Mais j’ai fait semblant de trouver ça très bien, parce que je voulais savoir si c’était vrai. Alors, elle m’a donné des preuves et la colère m’a pris. Je lui ai dit qu’elle n’était qu’une coquine et je l’ai plantée là. J’étais ici avant minuit.

— Et tu ne m’as rien dit quand je suis rentré !

— Je ne savais pas que monsieur connaissait la demoiselle qu’ils ont si mal traitée. Et pourtant, cette vilaine histoire me tourmentait. Je voyais que monsieur avait du chagrin et je n’osais pas lui demander pourquoi. Mais quand j’ai entendu que monsieur parlait de la chanteuse… et de l’enlèvement… j’avoue que ce n’était pas comme l’autre fois… aujourd’hui, je me suis caché exprès pour écouter.

— Oh ! je te pardonne.

— Et moi, je le remercie, dit me colonel, surtout s’il a eu l’esprit de tirer de cette drôlesse une indication utile. Voyons ! Est-ce rue Mozart qu’on a enfermé la demoiselle ?

— Non. Je n’ai jamais entendu parler de cette rue-là.

— Rue Rodier, peut-être ? demanda vivement Bécherel.

— Non plus. Je la connais, la rue Rodier. C’est là que monsieur m’a envoyé chercher sa malle qu’il avait laissée dans un hôtel.

M. de Mornac interrogea du regard Robert qui lui répondit brièvement : je vous expliquerai cela, et qui, revenant à l’interrogatoire, dit à Jeannic :

— Mais enfin, elle te l’a nommée, la rue ?

— Oui… Je ne me rappelle pas très bien le nom… Il me semble que ça finit comme Marton… Morton…

— Rue Milton ! s’écria Bécherel.

— Justement.

— Bon ! dit le colonel, c’est là que demeure le père d’Herminie. Le mystère commence à s’éclaircir.

— Pour moi, il a achève de s’éclaircir, répliqua Robert. La maison de cet homme communique par un jardin avec celle où Marcandier reçoit ses clients, rue Rodier.

Jeannic, mon garçon, tu viens de me rendre un service que je n’oublierai jamais. Laisse-nous. J’ai besoin d’être seul avec le colonel.

Jeannic disparut, et sans perdre une minute, Bécherel se mit à raconter à M. de Mornac son expédition d’antan ; il la lui raconta depuis l’incident de la pomme lancée du grenier, jusqu’à l’insuccès final, sans oublier aucun détail.

M. de Mornac écouta ce récit avec toute l’attention qu’il méritait, et en tira d’abord une conclusion assez inattendue :

— Il fait convenir, dit-il froidement, que tu as eu grand tort de me cacher cette aventure. Si tu me l’avais confiée, nous n’en serions pas où nous en sommes.

— Oui, j’ai eu tort, s’empressa de répondre Bécherel, mais maintenant que vous la connaissez, vous ne doutez pas, j’espère, que Violette n’ait été enfermée dans cette geôle mitoyenne.

— Je n’en suis pas encore bien sûr. Et voici pourquoi. D’abord, si c’est Marcandier qui a fait le coup, il n’avait pas besoin de s’adjoindre Galimas.

Robert ne trouva rien à répondre à l’objection.

— Ensuite, si c’est la mère de Violette que Marcandier a séquestrée dans son grenier, il aurait commis une étrange imprudence en y logeant aussi la fille.

— Vous oubliez, mon colonel, que Marcandier ne connaît rien de l’histoire de Violette. La Malvoisine et sa fille ne la connaissent pas non plus. Où l’auraient-ils apprise ? Ils savent que Violette est une enfant trouvée. Ils n’en savent pas davantage.

— Ça, c’est un argument spécieux : mais nous ne risquions rien d’agir comme si tu avais raison… et d’agir immédiatement. J’ai à peu près carte blanche de la préfecture. Mes deux agents se promènent dans la rue devant ta porte et je les ai amenés dans un fiacre à quatre places. Nous allons y monter avec eux… je dis nous, parce que je t’emmène. Tu connais le terrain et tu pourras m’être utile.

— Et nous irons ?

— Rue Milton, parbleu ! Là, tu me laisseras opérer seul. Je ne sais pas encore comment je m’y prendrai, mais je te réponds que j’entrerai dans la maison.

Es-tu prêt ?

Bécherel s’était, à tout hasard, habillé dès le matin. Il n’eut qu’à mettre son chapeau.

Ils trouvèrent dans l’antichambre Jeannic qui ne faisait pas brillante figure.

— Toi, mon garçon, lui dit amicalement le colonel, je te consigne ici jusqu’à notre retour, mais je t’ai rendu mon estime, et quand on t’appellera pour servir trois ans dans un régiment, je me charge de ton avancement.

Les deux agents saluèrent respectueusement le colonel et Robert, qui n’avait jamais vu de policiers en bourgeois, fut tout étonné de leur trouver si bonne mine. L’ami de M. de Mornac lui avait donné le dessus du panier, deux anciens soldats accoutumés à l’obéissance passive et au respect hiérarchique.

Sur l’ordre du colonel, ils occupèrent dans le fiacre la banquette du devant et il leur donna en route des instructions sommaires.

Bécherel ne devinait pas comment le chef de l’expédition allait opérer, mais ce n’était pas le moment de l’interroger et il n’ouvrit pas la bouche pendant le trajet qui fut court.

La voiture, arrivée par la rue Lamartine, remonta la rue Milton et, un peu plus bas que l’hôtel suspect, le colonel donna l’ordre d’arrêter.

Tout le monde descendit, mais les agents restèrent près du fiacre, tandis que M. de Mornac et Bécherel continuaient à pied.

— Tu reconnaîtras bien la maison ? demanda le colonel.

— La voici, répondit Robert, en montrant de la main le petit hôtel qu’il avait longuement examiné, sans y pénétrer, lors de sa première expédition. Il y a un jardin derrière, et au fond de ce jardin, un long bâtiment qui n’est que le prolongement de la maison de le rue Rodier où Marcandier reçoit les emprunteurs.

Mais celle que vous voyez devant nous est inhabitée. Elle l’était du moins le jour où je suis venu explorer les environs du domicile de Rubis sur l’ongle.

— C’est que Morgan était absent. Mais il est de retour. Regarde. Les persiennes sont ouvertes. Et je suis fort aise que ce chenapan soit rentré à Paris. Je vais trouver à qui parler.

Maintenant, voici mes instructions :

J’ai laissé les deux agents, là-bas, près du fiacre. Toi, tu vas rester ici, de l’autre côté de la rue, en face de l’hôtel. Allume un cigare. On te prendra pour un flâneur qui attend une femme. Et tu ne bougeras pas jusqu’à nouvel ordre.

— Quoi ! mon colonel, vous voulez entrer seul ?

— Il le faut. Si j’ai besoin de toi, je reviendrai te chercher.

— Mais ce Morgan doit être un scélérat de la pire espèce. Il a sans doute des domestiques qui ne valent pas mieux que lui. Ces gens-là pourraient vous faire un mauvais parti.

— Je ne les crains pas. D’abord, j’ai un bon revolver dans ma poche. C’est de quoi les tenir en respect. Et puis, j’ai assuré mes derrières. Au premier signal, mes hommes de la préfecture arriveraient à la rescousse. Et ce signal, ce sera un coup de pistolet. C’est convenu avec eux.

— Ils ne l’entendront pas. Ils sont trop loin.

— Mais tu l’entendras, toi, et tu les appelleras. Du reste, je ne serai pas obligé d’en venir là. Je sais ce qu’il faut dire pour intimider le sieur Morgan.

— Et vous croyez qu’il vous recevra ?

— J’en suis sûr. J’ai le mot de passe. Et il m’écoutera, j’en réponds. Je n’ai pas le temps de t’expliquer comment je vais m’y prendre. Mais, si tu as confiance en moi, tu peux bien me laisser faire. Tu joueras ton rôle plus tard, mais en ce moment ton intervention pourrait tout gâter. Au revoir donc !… à bientôt.

Et sans laisser à Bécherel le temps d’élever de nouvelles objections, M. de Mornac traversa la rue et sonna vigoureusement à la porte de l’hôtel.

Le valet qui vint ouvrir était en veste et en chaussons, un plumeau à la main. Il n’avait pas du tout l’air d’avoir servi dans de bonnes maisons et sa physionomie n’avait rien d’engageant. Il marquait mal.

— Qui demandez-vous ? dit-il grossièrement.

M. Léon Morgan, répliqua le colonel en appuyant sur le prénom.

— Monsieur ne reçoit pas.

— Il me recevra. Allez lui dire que je viens de la part de M. Pierre Marcandier pour une affaire urgente.

Le domestique hésita et il allait peut-être fermer la porte au nez du visiteur, quand une voix rude lui cria du fond du corridor :

— Laisse-le entrer.

M. de Mornac poussa en avant et se trouva face à face avec un homme qu’il reconnut, à la description que lui en avait faite son ami de la préfecture de police.

Morgan était gros, grand, large d’épaules : un colosse. Le visage rouge brique, les cheveux gris taillés en brosse, les sourcils hérissés, la barbe rasée, sauf les favoris, il avait l’air d’un matelot ou plutôt d’un forban. Les yeux étincelaient, le regard était mauvais, la physionomie dure.

Les traits cependant étaient réguliers et il avait pu être beau, quand il était jeune.

Il portait une large vareuse qui laissait à découvert son cou nu, un cou de taureau, et il avait à la bouche une courte pipe noire, un vrai brûle-gueule.

— Vous venez de la part de Pierre ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, monsieur Léon.

— Comment a-t-il su que j’étais arrivé à Paris, ce matin ? Je lui avais écrit que je ne rentrerais que demain.

— C’est vrai. Mais il m’a envoyé à tout hasard. Il s’agit de choses importantes et il viendra lui-même, ce soir.

— Bon ! descendez avec moi, dans le jardin.

M. de Mornac ne demandait pas mieux, pour beaucoup de raisons. Une entrevue dans une chambre aurait eu des dangers. En plein air il n’en courait aucun.

Il suivit donc Morgan qui s’arrêta au milieu d’une allée, à dix pas du perron, et qui lui dit de but en blanc :

— Nous sommes seuls. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je vais vous le dire.

— Je l’espère bien. Mais d’abord, qui êtes-vous ?… Je ne vous connais pas.

— Pierre Marcandier me connaît, lui.

— C’est possible. Votre nom ?

— Mon nom ne vous apprendrait rien. Il vous suffira de savoir que je suis envoyé ici par M. le préfet.

— Quel préfet ?… Je m’en moque, des préfets.

— Par M. le préfet de police.

— Un mouchard ! Ah ! mille tonnerres ! nous allons voir. Jean-Marie ! cria Morgan, à pleins poumons.

Avant que le valet qu’il appelait eût le temps d’accourir, le colonel tira son revolver de sa poche, et dit froidement :

— Si vous ne renvoyez pas votre domestique, je vais tirer en l’air et les agents qui m’attendent dans la rue Milton vont entrer ici.

Jean-Marie montrait déjà son nez sur le haut du perron, mais son maître lui cria :

— Tiens-toi dans le corridor et n’ouvre à personne.

— La recommandation est inutile, reprit M. de Mornac. Si j’appelais mes agents, ils enfonceraient la porte.

Et vous avez tout intérêt à ne pas faire de scandale, car je viens simplement vous demander des explications sur un fait. Si celles que vous allez le fournir me paraissent satisfaisantes, je n’aurai plus qu’à me retirer. Et vous ne serez plus inquiété.

En ce moment, la figure de Morgan était curieuse à observer. Il se demandait évidemment s’il allait se jeter sur le visiteur et l’étrangler de ses larges mains, ou s’il valait mieux filer doux et le laisser parler.

Il n’aurait sans doute pas hésité, s’il avait eu la conscience nette.

— Je n’ai rien à démêler avec la police, dit-il enfin. Je suis un ancien armateur ; j’ai quinze millions et j’ai gagné honorablement ma fortune.

— Je sais à qui j’ai affaire, interrompit M. de Mornac. Nous sommes renseignés sur vous, monsieur, et il est certain que, depuis quinze ans que vous vous êtes fixé à Paris, vous menez une existence irréprochable.

— Il est heureux que vous le reconnaissiez.

— Je n’en pourrais pas dire autant d’un homme auquel vous accordez votre confiance. Pierre Marcandier nous a été signalé plusieurs fois comme se livrant à des opérations usuraires.

— Ça ne me regarde pas. Pierre a navigué avec moi dans le temps. Il était intéressé dans les affaires commerciales et il a gagné de l’argent. Je ne m’occupe pas de ce qu’il en fait.

— Je comprends cela… d’autant mieux qu’il vous représente auprès de Mme la comtesse de Malvoisine… votre ancienne amie.

À ce nom, Morgan tressaillit, mais il se remit très vite.

— Vous êtes bien informé, dit-il, mais je suppose que vous n’êtes pas venu ici pour me parler de mes relations avec cette dame. Dites-moi ce qui vous amène et finissons-en.

— Voici. Une plainte a été portée contre vous tout récemment, et je suis chargé de vérifier si elle est fondée. On vous accuse de séquestration arbitraire.

— Séquestration arbitraire ! répéta Morgan, du ton d’un homme qui ne comprend pas cette qualification donnée par le Code pénal à un crime assez rare. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— En d’autres termes, reprit M. de Mornac, on vous accuse d’avoir enfermé une personne contre sa volonté et de la retenir de force. Or, la loi punit sévèrement les attentats à la liberté individuelle… Vous ne l’ignorez pas.

— Qui m’accuse ?

— Des voisins qui se plaignent d’être gênés par les cris de cette personne… elle ne cesse, affirment-ils, de hurler et d’appeler au secours… à ce point que, la nuit, ses lamentations les empêchent de dormir.

— Des voisins ? Je n’en ai pas. Vous voyez que mon hôtel est complètement isolé. Il donne d’un côté sur la rue, de l’autre sur ce jardin qui confine à des terrains vagues.

— Mais ce bâtiment qui est là, au fond ?

— Un grenier à fourrages où personne ne couche. Je vous le répète que la plainte n’a pas le sens commun. Ceux qui l’ont portée ont sans doute un intérêt à me nuire… un intérêt que je ne connais pas… et leurs accusations ne méritent aucune créance.

Au surplus, vous n’avez qu’à visiter mon hôtel du haut en bas, vous n’y trouverez personne, et je suis prêt à vous le montrer.

Le soi-disant envoyé de la préfecture resta quelques instants sans répondre. Il ne paraissait pas convaincu.

— Pardon ! dit-il, la maison à laquelle est adossé ce grenier à fourrages n’appartient-elle pas à M. Marcandier, votre ami ?

— Je n’en sais rien.

— Nous le savons, nous. Et c’est précisément de cette maison que partent les cris et les gémissements.

— Eh bien ! adressez-vous au propriétaire.

— Il faudra sans doute en venir là. Mais en attendant, permettez-moi d’aborder un côté particulier de la question.

Nos renseignements sont précis. Nous sommes certains qu’il y a là quelqu’un et les ordres sont donnés pour qu’une visite domiciliaire soit faite, à bref délai… aujourd’hui probablement… par le commissaire de police du quartier. Elle aboutira sans aucun doute à une découverte fâcheuse pour M. Marcandier. S’il ne s’agissait que de lui, ce serait déjà fait, car il est assez mal noté chez nous. Mais il et avec vous en relations intimes et on y regarde à deux fois avant d’exposer un homme comme vous à se trouver impliqué dans une mauvaise affaire.

— Je vous suis an vérité très reconnaissant, dit Morgan avec une grimace ironique. Mais concluez, je vous prie.

— Je conclus que si vous savez la vérité, vous avez le plus grand intérêt à la dire avant qu’on agisse.

Et j’ajoute que nous admettons très bien qu’au fond de cette histoire, il n’y ait pas de crime, dans le véritable sens du mot. La séquestration arbitraire en est un, surtout quand elle a été employée pour faire disparaître une personne dont l’existence gênait celui qui l’a commis, ce crime que le Code n’a pas défini… par exemple une personne ayant des droits à un héritage.

Mais il est des cas où la culpabilité est très atténuée. Supposez qu’un membre d’une famille respectable soit atteint de folie. C’est toujours une tare pour les enfants… et même pour les parents. Quand on est d’une race où il y a des fous, on trouve plus difficilement à se marier. Alors, on conçoit que cette famille cherche à cacher cette plaie et qu’au lieu d’envoyer le fou dans une maison d’aliénés, elle le garde, elle l’isole…, c’est très blâmable, mais c’est humain, car l’humanité n’est pas parfaite.

— Non, sacrebleu, elle n’est pas parfaite. Et il y a beaucoup plus de canailles que d’honnêtes gens… Mais… où voulez-vous en venir ?

— À vous dire… j’y suis autorisé par M. le préfet… à vous dire que si l’individu enfermé là-haut est un fou et s’il y a été enfermé pour les raisons que je viens de vous citer, l’affaire changerait de face.

— Qu’arriverait-il alors ?

— On apprécierait les motifs de la séquestration et s’il était prouvé qu’elle n’a pas été appliquée dans l’intérêt d’un parent cupide, on ne poursuivrait pas. On se bornerait à ordonner le transfert de l’aliéné dans une maison spéciale.

— C’est votre opinion, à vous.

— C’est l’opinion de mes chefs. Et ils n’auraient pas besoin d’informer la justice. Ils agiraient par mesure administrative… et ils en auraient le droit.

Morgan ne dit mot. Il réfléchissait.

— On procéderait sans bruit et d’accord avec la famille. Tandis que, je vous le répète, si nous sommes forcés de pratiquer une visite domiciliaire, ce sera un gros scandale. Tout le quartier voudra y assister. Et, de plus, la magistrature s’emparera de l’affaire. Elle ordonnera des enquêtes et on entamera une procédure… qui pourrait aller très loin.

Je vous dis tout cela, monsieur, parce que si les choses tournaient ainsi, vous seriez atteint… indirectement. Le séquestré est chez Marcandier, ce n’est pas douteux, et Marcandier est, sinon votre ami, du moins votre protégé. Si on l’arrêtait, votre considération pourrait en souffrir.

— Vous avez raison, dit brusquement Morgan. J’aime mieux tout vous dire.

— Je vous écoute, monsieur, je vous approuve et je vous promets que vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir suivi mon conseil.

— Eh bien ! la femme, qui est là-haut est folle, en effet… folle depuis quinze ans.

— Ah ! c’est une femme, dit M. de Mornac qui le savait parfaitement, mais qui, pour rester dans son rôle, s’était bien gardé d’indiquer le sexe de la personne enfermée.

— Oui… la mienne. Vous voyez que je ne vous cache rien. Je l’ai épousée en Amérique et elle ne m’a apporté aucune fortune. Je n’avais donc aucun intérêt à me débarrasser d’elle.

— Tu mens, pensait le colonel. Elle gênait ta maîtresse.

— Elle est devenue folle pendant un séjour que je fis au Havre. J’avais cessé de naviguer et je vins me fixer à Paris. À ce moment, elle n’avait pas tout à fait perdu la raison, mais la maladie fit des progrès si rapides qu’il fallut aviser. Je voulais placer la malheureuse dans une maison de santé. Marcandier m’en dissuada et s’offrit à la garder. J’eus le tort d’écouter le conseil qu’il me donna. Je m’en suis souvent repenti depuis. J’avais le pressentiment que tout cela finirait mal.

— Moins mal que si la dénonciation avait amené une descente de justice. Permettez-moi maintenant de vous adresser une question. Mme de Malvoisine est-elle informée de cette histoire ?

— Ah ! vous savez…

— Je sais que vous avez eu des relations avec elle, et qu’il en est résulté une fille que vous n’avez pas reconnue, afin de pouvoir lui laisser toute votre fortune.

— Je ne m’en cache pas.

— Vous n’avez pas eu d’enfant légitime ?

Morgan pâlit, mais il était en train de dire la vérité, et il répondit :

— Si… ma femme m’avait donné une fille. On me l’a volée.

— Qui vous l’a volée ? demanda vivement le colonel, très surpris de cet aveu.

— Je n’en sais rien. J’étais en Amérique, lorsqu’elle a disparu. C’est à la suite de ce malheur que ma femme est devenue folle.

— Et vous n’avez pas cherché à retrouver votre enfant ?

— À quoi bon ? Marcandier m’a affirmé qu’elle était morte. On l’avait enlevée dans une barque pour la conduire en Angleterre et la barque a été coulée en pleine Manche par un navire qui l’a abordée.

— Ah ! c’est Marcandier qui…

— Je l’aimais pourtant, cette petite. Mais j’ai fini par l’oublier. Et c’est presque un bonheur qu’elle soit morte. Depuis mon mariage, ma vie était devenue un enfer. Ma femme avait découvert que j’avais un double ménage, et elle me faisait des scènes continuelles. Maintenant, j’ai la paix… mais je ne suis pas beaucoup plus heureux.

— Il me semble pourtant que Mlle Herminie…

— Herminie est une fille sans cœur et sa mère l’a fort mal élevée. Elle va se marier, à ce que m’a écrit Marcandier. J’en serai charmé ; je la doterai largement et elle héritera de moi. Je songe à reprendre la mer et mourrai comme j’ai vécu… en marin. J’ai tout dit. Avez-vous autre chose à me demander ?

— Une seule. Il faut que je fasse mon rapport à M. le préfet et pour que je puisse le faire en connaissance de cause, il faut que je voie…

— Ma femme ! Qu’à cela ne tienne. Je ne l’ai pas vue, moi, depuis qu’elle est là-haut, mais j’ai la clé du grenier où Marcandier l’a logée.

— Vous l’avez sur vous, cette clé ?

— Non. Je ne m’en suis même jamais servi. Mais elle est dans mon secrétaire et je vais la chercher.

Il rentra dans son hôtel et le colonel resta seul au milieu du jardin. Il y était en sûreté, puisque Bécherel et les agents auraient entendu le signal qu’il aurait donné, au cas où Morgan et ses gens seraient venus l’attaquer. Mais il n’avait pas songé que Morgan pourrait décamper et cette idée qui lui vint tout à coup fit qu’il regretta de ne pas l’avoir accompagné.

En y réfléchissant, il se rassura. Morgan, s’il avait eu l’intention de fuir, n’aurait pas commencé par faire des aveux.

Et M. de Mornac n’était pas éloigné de croire que ces aveux étaient sincères et que cet homme n’était pas le grand coupable. Qu’il eût fait jadis la traite des nègres, qu’il eût même été pirate, rien de plus probable ; qu’il eût rendu sa femme très malheureuse, c’était certain. Mais rien ne prouvait qu’il mentît en disant qu’il l’avait fait enfermer parce qu’elle était réellement folle.

Et il n’était pas impossible non plus qu’il fût de bonne foi en affirmant que sa fille avait été enlevée pendant son absence et qu’il déplorait sa disparition.

Quoi qu’il en fût d’ailleurs, il ignorait certainement que cette fille qu’il croyait morte était enfermée avec sa mère dans le grenier de Marcandier.

Un Morgan tout nouveau se révélait au colonel qui croyait tenir l’auteur principal des malheurs de Violette, un Morgan qui avait été navigateur sans scrupules, et détestable mari, mais non pas père dénaturé.

Le scélérat complet c’était ce Marcandier, l’âme damnée de la fausse comtesse de Malvoisine, le perfide conseiller de Morgan, l’exécuteur impitoyable de l’ordre d’emprisonnement qu’il lui avait arraché, le geôlier barbare de la pauvre folle, le lâche gredin qui venait de condamner Violette au même supplice que sa mère, et cela assurément à l’insu de Morgan.

— Je réglerai plus tard le compte de celui-là, se disait le colonel. Mais que va-t-il se passer si vraiment Violette est là-haut ?… il se peut que cette Julia n’ait pas dit la vérité au groom de Robert et qu’on ait logé Violette ailleurs que dans cette prison de famille… mais si elle y est, comment va se terminer l’entrevue entre le père et la fille ? Ils ne se reconnaîtront pas, mais Morgan demandera des explications… je ne me chargerai pas de lui en fournir… du moins pas immédiatement… la scène serait trop pénible pour Violette.

Morgan reparut, tenant à la main une énorme clé ; il avait la mine résolue d’un homme qui vient de prendre un parti dans une conjecture grave et qui ne regrette pas de l’avoir pris.

— Je vais vous satisfaire, monsieur, dit-il froidement, et je compte sur votre impartialité pour rendre à ceux qui vous envoient un compte exact des faits. Vous n’avez qu’à me suivre. Je sais où est le local et j’en connais le chemin, quoique je n’y sois jamais entré.

— Quoi ! jamais ? s’écria Mornac.

— Non. Marcandier seul y entre. Il vient tous les soirs, que je sois à Paris ou que je sois en voyage, apporter des vivres à cette malheureuse… et je vous prie de croire qu’elle n’a jamais manqué de rien…

— Il me semble cependant qu’un homme n’est pas en état de donner des soins à… une malade.

— Heu ! Marcandier est bon à tout… Je m’en suis rapporté à lui et il m’a juré souvent que ma femme ne se plaignait pas de son sort.

— Et ces cris que les voisins entendent ?

— Elle crie quand ses accès la prennent… et ils la prennent malheureusement la nuit. Le reste du temps, elle est très calme.

— Une question, monsieur… Si elle était morte dans sa prison, qu’auriez-vous fait ?

Morgan parut un peu déconcerté, mais il répondit sans trop hésiter.

— J’avoue que je n’ai pas prévu le cas.

— Auriez-vous déclaré le décès ? Certainement, non, car il aurait fallu déclarer en même temps comment vivait depuis quinze ans la défunte, et qui elle était.

— Je m’en serais bien gardé. Lorsque j’ai conduit ma femme ici, au retour d’un voyage en Amérique, j’ai dit qu’elle était morte à New-York.

— Et tout le monde a cru que vous étiez veuf. Vous auriez été obligé de la faire enterrer secrètement.

— C’est probable.

— Dans ce jardin, sans doute.

— Je ne sais pas. Marcandier se serait chargé de tout.

— Je n’en doute pas. Mais voyez dans quelle situation vous vous seriez mis. On vous aurait accusé d’assassinat.

Morgan fit un geste qui signifiait : c’est possible, mais je me serais justifié.

— Je vous dis tout cela, reprit le colonel, pour vous montrer que vous faites sagement de mettre fin à une situation très périlleuse pour vous.

— Je ne demande pas mieux que d’en finir, dit Morgan, mais comment ?… qu’allez-vous en faire, de ma femme ? Je ne peux pourtant pas vivre avec elle.

— Vous la placerez dans une maison de santé. Votre fortune vous permet de lui assurer une existence aussi heureuse que possible. On ne vous demandera pas d’explication sur le passé, quand vous l’y conduirez. Et cette résurrection de votre femme légitime ne changera rien à votre vie, car vous n’avez pas, je suppose, le projet d’épouser Mme de Malvoisine.

— Oh ! non. Marcandier m’y a quelquefois poussé, mais je l’ai envoyé au diable.

— Ainsi, il vous conseillait de devenir bigame. Diable ! c’eût été grave…

— Et puis j’en ai assez du mariage… et de la comtesse. J’ai fait mon testament. Herminie héritera de moi. C’est ma fille, après tout. Vous allez me dire qu’on n’est jamais sûr de ces choses-là… mais je le crois, jusqu’à preuve du contraire. Si l’autre n’était pas morte…

— L’autre ?

— Oui, celle qu’on m’a volée.

— Eh bien ? demanda vivement M. de Mornac.

— Herminie n’aurait pas ma fortune. Et ce serait bien fait, car elle ne vaut pas cher. Je lui laisserais de quoi vivre, pourtant. Et, comme sa mère est déjà très bien rentée, Herminie pourrait encore épouser un marquis, puisque c’est sa manie.

Le colonel tombait de son haut, car il ne s’attendait guère à entendre parler ainsi le protecteur de Marcandier, dit Rubis sur l’ongle. Mais ce langage imprévu dissipait ses derniers doutes. Évidemment, cet homme n’avait à se reprocher que d’avoir permis qu’on enfermât sa femme et il n’avait pas trempé dans l’enlèvement de Violette.

Le vrai criminel c’était Marcandier.

Et il ne tenait qu’à Violette de rentrer de plain-pied dans sa situation d’opulente héritière. Mais à quel prix ! Un père comme celui qui se disait prêt à la reconnaître n’était pas fait pour lui plaire, et il se pouvait qu’elle le reniât. M. de Mornac avait même beaucoup de peine à croire qu’elle fût la fille d’un tel homme et la sœur de cette Herminie qui lui ressemblait si peu.

— Venez, monsieur, lui dit Morgan. Venez, je vous prie, et finissons-en.

Il se dirigea vers le bâtiment placé au fond du jardin, et précéda le colonel dans un escalier tournant qui les conduisit, au premier étage, devant une porte massive.

— C’est ici, dit-il. Je vais vous ouvrir, mais je ne sais si je dois entrer. Vous n’avez pas besoin de moi pour faire votre enquête.

— J’aime mieux que vous y assistiez, répondit M. de Mornac, qui avait ses raisons pour ne pas se montrer seul aux deux prisonnières.

— Comme il vous plaira.

Morgan chercha la serrure. On n’y voyait pas très clair et il eut quelque peine à la trouver. La clé qu’il y introduisit était rouillée et n’entrait pas facilement ; quand il voulut la faire tourner, elle résista aux efforts qu’il faisait. Il avait pourtant le poignet solide. Et cette résistance prouvait surabondamment qu’il ne s’était pas encore servi de cette clé. Marcandier avait la sienne, et Marcandier venait tous les jours.

Enfin le pêne céda aux vigoureuses pressions de la main de Morgan et la porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds. Mais, au lieu d’entrer, Morgan recula.

Il avait vu se dresser devant lui sa femme attirée par le bruit, sa femme presque méconnaissable. Il la reconnut pourtant et elle le reconnut, car elle lui cria :

— Te voilà, misérable ! tu viens me tuer !…

— Non… non, balbutia Morgan.

— Eh bien ! tue donc aussi ta fille, reprit la séquestrée en poussant devant elle Violette qu’elle tenait par le bras.

— Ma fille ! répéta Morgan, stupéfait.

— Oui, ta fille Simone que tu m’avais prise et que Dieu m’a rendue. Regarde-la !… vois ce signe qu’elle a sur l’épaule ! Oseras-tu dire que ce n’est pas elle ?

Le colonel se tenait un peu en arrière. Les prisonnières ne s’étaient pas encore aperçues qu’il était là. Mais quand il se montra, Violette vint se jeter dans ses bras, en lui criant :

— Sauvez-moi !

Elle aurait pu ajouter : de ma mère, car elle n’avait pas compris que l’homme qui était entré le premier était son père, et la folle lui faisait peur.

Morgan dévorait des yeux la malheureuse enfant, et sans doute il la reconnut, car il s’avança en lui tendant la main, et comme elle le repoussait, il dit d’un ton bref :

— C’est bien. Je sais ce qu’il me reste à faire, monsieur, je vous demande un quart d’heure… le temps de réparer mes torts…

Et, sans attendre une réponse, il se précipita dans l’escalier.

Le colonel, abasourdi, resta seul avec la mère et la fille, qui ne le laissèrent pas se remettre.

Ce fut à qui parlerait la première.

La mère avait retrouvé tout juste assez de raison pour maudire ses bourreaux et elle se répandit en imprécations qui n’apprirent rien de neuf à son sauveur. Mais Violette s’expliqua plus clairement et elle put raconter en peu de mots à M. de Mornac ses étranges aventures. Il les avait devinées et le succès de son entreprise dépassait toutes ses espérances, mais il se demandait comment il allait en profiter.

Le chemin était libre. Il ne tenait qu’à lui de sortir avec les prisonnières de la geôle où Marcandier les avait enfermées. Il lui semblait moins facile de les emmener dans la rue et de les faire monter en voiture, vêtues comme elles l’étaient : la folle à demi-nue et Violette en costume de fauvette.

Il le fallait pourtant, et mieux valait encore risquer la sortie et le voyage que de les laisser là, car Morgan pouvait se raviser.

— Venez ! leur dit-il, en faisant signe à Violette de soutenir sa mère.

La mère se laissa faire et ils descendirent tous les trois ; mais, dans le jardin, le grand jour l’éblouit, la force lui manqua et elle fut obligée de s’asseoir sur un banc.

Elle se taisait maintenant et à l’excitation provoquée par la vue de Morgan avait succédé une profonde torpeur.

— Où est Robert ? demanda Violette qui avait pris place à côté d’elle.

Le colonel était resté debout, afin d’être prête à tout événement.

— Il m’attend tout près d’ici, répondit-il. Vous sentez-vous le courage de ramener votre mère chez vous dans l’état où elle est ?

— Je ne veux plus la quitter. Mais… cet homme ?…

— Cet homme est moins coupable que vous ne le croyez. Et puis… c’est votre père.

Violette fondit en larmes et M. de Mornac reprit :

— Ne pensez-vous pas, comme moi, qu’il ne vous reste qu’à l’oublier ?

— Hélas ! oui, murmura la pauvre enfant.

— Vous renoncerez donc à venger votre mère. Je vous approuve. Mais il ne faut pas qu’il cherche à vous revoir, lui, et si vous ne craignez pas de rester ici sans moi, pendant quelques instants, je vais lui signifier votre volonté… et la mienne.

Violette ne répondit que par un signe de tête et M. de Mornac s’en alla droit à l’hôtel où il pensait trouver Morgan.

Il ne rencontra personne dans le corridor par lequel il était entré. Le domestique n’était plus là pour le renseigner et ne sachant à qui s’adresser, le colonel monta un premier étage.

Il y trouva une porte ouverte et il entra dans une chambre qui devait être celle du maître, mais le maître n’y était pas.

Il allait appeler, lorsqu’une voix lui cria :

— Attendez-moi, je vous prie, je suis à vous.

Cette voix partait d’une autre pièce qui n’était séparée de la première que par un rideau en soie du Japon, rapporté sans doute par Morgan d’un voyage dans l’extrême-Orient.

M. de Mornac pensa qu’il pouvait bien accorder quelques minutes à ce père repentant et il se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, où il vit la mère toujours assise, immobile et silencieuse, près de sa fille.

Son attitude disait assez qu’elle se laisserait emmener sans résistance, et c’était un grand point, car le colonel redoutait par-dessus tout une scène qui aurait pu attirer les passants de la rue Milton.

— Me voici, monsieur, dit Morgan qui entra, portant un large pli cacheté. Veuillez prendre cette enveloppe et la remettre à sa destinataire. Elle contient l’acte de naissance de ma fille et son signalement que je fis établir, certifier par des témoins et légaliser à la mairie du Havre, peu de temps après sa disparition… alors que je n’avais pas encore reçu la fausse nouvelle de sa mort.

Avec cette pièce, elle fera reconnaître ses droits qui, d’ailleurs, ne seront pas contestés, car je viens de brûler mon testament.

J’y ai joint mon acte de mariage avec sa mère. Simone Morgan est ma fille légitime, ma fille unique. Elle est donc de plein droit ma seule héritière.

— C’est bien, monsieur, ce que vous faites là, dit le colonel, surpris et touché. Vous ne comptez pas la revoir ?

— La revoir ? Non ; je la gênerais.

— Elle est là dans le jardin.

— Alors, je puis bien la regarder encore une fois.

Il la regarda, de loin, à travers les vitres, et M. de Mornac qui l’observait, vit de grosses larmes rouler sur ses joues basanées.

L’émotion transfigurait le vieux forban et le colonel s’apercevait qu’il avait dû être très beau et ressembler à sa fille, autrefois.

— Elle m’aurait aimé celle-là, murmura Morgan. J’ai manqué ma vie… et il est trop tard pour la recommencer.

Adieu, monsieur, reprit-il, en se redressant. Je ne vous en veux pas. Vous m’avez rendu service et je compte sur vous pour empêcher que le bruit de cette affaire ne se répande. Marcandier ne m’intéresse pas, et si vous le livrez à la justice, vous serez dans votre droit. Mais je crois qu’il vaut mieux l’inviter à aller se faire pendre ailleurs…

— C’est aussi mon avis et je…

— Dites à ma fille que je la supplie de me pardonner et de prier Dieu pour moi.

Sur cette conclusion, Morgan disparut derrière le rideau de soie et le colonel n’osa pas le suivre, quoiqu’il entrevît la possibilité d’un dénouement tragique.

Il serra l’enveloppe dans sa poche et il regagna l’escalier.

Il n’avait pas descendu trois marches qu’il entendit un coup de pistolet.

— Allons ! se dit-il avec un sang-froid que Robert de Bécherel lui aurait envié, j’avais deviné qu’il voulait en finir. Il s’est tué. Il a bien fait.

C’est égal, c’était un homme bien trempé… et ce n’est pas cette canaille de Marcandier qui en ferait autant.

Violette est capable de pleurer son père, mais elle ne le pleurera que plus tard, car le ne vais pas lui dire qu’il est mort, avant de l’emmener d’ici, avec sa mère.

Il s’agit seulement de bien manœuvrer pour que le départ s’effectue sans encombre.

Arrivé dans le corridor, il constata que le valet n’était pas rentré — Morgan avait dû l’envoyer en course pour se débarrasser de lui — et au lieu d’aller dans le jardin, il ouvrit la porte de la rue.

Robert l’y attendait.

— Violette est retrouvée, lui dit-il ; sa mère aussi. Ne m’en demande pas davantage en ce moment et fais avancer le fiacre jusqu’au bas de ce perron. Renvoie les agents, et dis-leur que je serai dans une heure à la préfecture. Monte sur le siège à côté du cocher. Nous allons chez Violette. Tâche qu’elle ne te voie pas. Je ne veux pas d’explications ni d’attendrissements dans la rue. Et il ne faut pas non plus que la folle te reconnaisse. Nous aurions une scène.

Bécherel obéit sans répliquer et tout se passa comme le voulait M. de Mornac.

Il avait fait bonne besogne, cet intrépide colonel. Grâce à lui, Violette était sauvée, Robert ne craignait plus de la perdre. Il ne leur restait qu’à être heureux.