La Librairie Illustrée (p. 95-132).

CHAPITRE III

Le mois de février touchait à sa fin et on sentait déjà l’approche du printemps. Le soleil un peu pâle de la saison brillait dans un ciel sans nuages et l’hiver semblait faire ses adieux aux Parisiens, en leur concédant une journée tiède et sereine, après tant de bourrasques et de frimas.

C’était un temps fait à souhait pour la promenade et pour les rendez-vous en plein air.

Tous les privilégiés que le labeur quotidien n’enchaîne pas à leur bureau ou à leur boutique s’étaient répandus par les rues. Des femmes élégantes flânaient à pied devant les étalages des bijouteries de la rue de la Paix, et l’avenue des Champs-Élysées était encombrée d’équipages qui montaient vers le bois.

À deux heures moins le quart, Robert de Bécherel entra dans le jardin des Tuileries par la rue de Rivoli, et le traversa au pas accéléré pour arriver à la terrasse du bord de l’eau.

La veille, après avoir écrit à sa mère une lettre plus courte qu’il n’aurait fallu, il avait passé sa soirée à réfléchir solitairement aux événements du jour qui venait de finir et de la nuit précédente.

Il hésitait encore entre deux partis à prendre. Le plus sage eût été de retourner à Rennes et de laisser son dangereux ami se démêler comme il pourrait des suites de cette vilaine affaire de Bourse. Mais l’autre parti avait des côtés séduisants. Rester à Paris, s’y créer une situation indépendante, en usant des relations et des conseils de ce Gustave qui savait gagner cent cinquante mille francs en vingt minutes ; c’était tentant pour un secrétaire congédié. Il se disait qu’on peut gagner de l’argent dans le monde où ce garçon lui proposait de l’introduire, en gagner honnêtement et sans recommencer le coup de la fausse nouvelle.

Rien ne le pressait de quitter Paris, puisqu’il avait de quoi attendre, même sans toucher à la somme dont il se trouvait crédité malgré lui chez un agent de change, et plusieurs motifs l’y retenaient : entre autres, le désir bien légitime de se tirer des griffes de l’usurier, Rubis sur l’ongle, et de ne pas rester sous la menace d’une échéance.

D’ailleurs, quoi qu’il décidât, il ne pouvait pas partir sans voir cette jeune fille qui avait fait sur lui une si vive impression et qui réclamait son appui, avec une franchise de bon augure, par une lettre virilement tournée. Une intrigante, en quête d’un amant, n’aurait pas écrit de ce style. Et, après les incidents de la soirée chez la comtesse, Robert, qui était la cause involontaire du renvoi de Mlle Violette, lui devait bien de se rendre à l’appel qu’elle lui adressait.

Il avait donc ajourné sa résolution définitive jusqu’après l’entrevue, et il se promettait aussi de n’en prendre aucune avant d’avoir exposé son cas au colonel Mornac.

Il arrivait au rendez-vous, assez ému et encore plus préoccupé de savoir ce qu’allait lui demander la victime de l’injustice de Mme de Malvoisine et de la jalousie de la soi-disant pupille de la comtesse.

Il aborda la terrasse par l’escalier qui touche à la grille ouverte en face du pont de Solférino et, après l’avoir monté, il se dirigea vers l’Orangerie construite, il y a quelques années, sur le terre-plein qui domine la place de la Concorde.

Sur la longue esplanade du bord de l’eau, il n’y avait que de bonnes, des enfants et deux ou trois vieillards qui se chauffaient au soleil.

Le lieu n’est fréquenté que pendant l’été, aux heures où on fait de la musique dans le jardin, et, cependant, on y jouit en toute saison d’une vue magnifique sur la Seine. À gauche, la pointe de la Cité et les tours de Notre-Dame — un vaisseau à l’ancre avec ses mâts ; — en face, les restes du palais du conseil d’État qui ressemblent à une ruine romaine ; à droite, dans le lointain, le Trocadéro et les coteaux de Meudon. C’est un tableau achevé que les flâneurs n’admirent guère, ni les amoureux qui se cherchent sur cette promenade déserte.

Robert passa sans s’y arrêter. Il n’avait qu’une pensée, qui était de découvrir la jeune fille qu’il n’apercevait pas encore, et il craignait d’être arrivé trop tôt.

Il la vit enfin quand il eut dépassé le bâtiment de l’Orangerie. Elle avait poussé jusqu’au bout du quinconce planté au-dessus de la grille du pont tournant, et elle venait droit à lui.

Il la reconnut de loin et il a trouva encore plus à son goût que l’avant-veille. Dans le salon de la rue du Rocher, il n’avait pu juger que de sa figure, et on ne connaît bien une femme que lorsqu’on l’a vue marchant, au grand jour. Beaucoup qui brillent, assises et aux lumières, perdent à cette épreuve. Mlle Violette y gagnait. Sa taille était charmante ; elle avait ce que Dumas fils appelle la ligne, c’est-à-dire une tournure attrayante, une allure gracieuse et dégagée, une parfaite harmonie dans les proportions du corps et dans les mouvements.

Elle n’était pas très grande, mais pas trop petite non plus. Et elle était mise avec goût, quoique très simplement. Une toilette noire qu’elle portait à merveille faisait ressortir la blancheur de sa peau, l’éclat de ses grands yeux noirs et l’or de ses cheveux blonds.

Elle ne paraissait pas troublée du tout et elle aborda Robert en lui tendant la main : une petite main finement gantée de noir.

— Merci d’être venu, lui dit-elle. J’y comptais, je l’avoue, mais je suis heureuse de voir que je vous avais bien jugé.

— Et moi, mademoiselle, répliqua Robert en souriant, je suis fier de vous avoir inspiré assez de confiance pour que vous n’ayez pas craint de recourir à moi.

— Qu’aurais-je pu craindre ? Nous n’avons échangé que bien peu de mots, mais je me flatte que nous nous sommes compris. Du reste, aux premières paroles que vous m’avez adressées, j’ai répondu en vous posant mes conditions… et vous les avez acceptées.

— Il m’en a coûté de m’y soumettre, mais je ne saurais nier que je vous ai promis de ne pas vous faire la cour.

— C’est tout ce que je vous demande.

— Je n’ai pas promis de ne pas vous aimer.

— Eh bien ! aimez-moi comme je vous aime… d’une bonne et franche amitié. Vous allez me dire que ce sentiment ne peut exister qu’entre personnes de même sexe. J’espère bien vous prouver le contraire.

— J’essaierai de me rallier à vos idées. Je ne réponds pas d’y réussir.

— J’entreprendrai votre conversion à mes risques et périls. Il me suffit que vous m’ayez juré de ne pas me parler d’amour, sous quelque prétexte que ce soit. Et je vous préviens que j’ai l’esprit très ouvert. Si vous essayiez de m’adresser des déclarations déguisées… comme vous l’avez déjà fait chez Mme de Malvoisine, je comprendrais à demi-mot, et, à la première tentative de ce genre, je couperais court à nos relations, quoique j’y attache infiniment de prix.

— Pas plus que je n’y en attache moi-même, puisque je me résigne à les accepter telles que vous me les offrez. Mais à quoi vont-elles donc se réduire, bon Dieu ! si vous commencez par leur assigner des limites tellement étroites que…

— N’est-ce donc rien, monsieur, que de s’estimer réciproquement et de se soutenir dans les épreuves de la vie ? Vous pourriez me répondre que nos situations ne sont pas pareilles et que j’aurai souvent besoin de votre appui, tandis que vous qui êtes heureux et riche…

— Beaucoup moins que vous ne pensez, mademoiselle, interrompit Bécherel, dont la défiance s’éveillait déjà. J’ai en ce moment de graves soucis et je viens de perdre un emploi dont je vivais.

— Ah ! mon Dieu, s’écria la jeune fille ; et moi qui vous ai appelé pour vous parler de l’embarras où je me trouve ! Je vous en supplie, ne vous occupez pas de moi… je saurai me tirer d’affaires toute seule… songez à vous, monsieur, et oubliez que je suis dans la peine.

Ce fut dit avec un élan spontané et un accent de sincérité tels que Robert chassa le soupçon qui lui était venu à l’esprit. Elle lui avait dit : vous êtes riche et il avait pris cette fin de phrase pour le préambule d’un appel à sa bourse. Il regrettait déjà d’avoir eu cette mauvaise pensée, mais il n’en revenait pas d’entendre une toute jeune fille s’expliquer avec tant de sang-froid et une si complète netteté de langage et d’idées, dans une occasion si particulièrement délicate.

— Oh ! dit-il gaiement, je ne suis pas bien malheureux et mes soucis ne sont rien en comparaison des vôtres. Ma mère a de la fortune, et je…

— Votre mère !… oh !… monsieur, pensez à elle, d’abord… et, si vous êtes affligé, allez la rejoindre bien vite. Si j’en avais une, c’est près d’elle que je me réfugierais.

— Oui… je sais que vous êtes orpheline…

— Qui vous l’a dit ?

— Un ancien ami de mon père que j’ai retrouvé avant-hier à la soirée de Mme de Malvoisine.

— Le colonel Mornac, n’est-ce pas ?

— Vous le connaissez ?

— Oui, pour l’avoir vu quelquefois chez la comtesse. Il m’a toujours témoigné de la sympathie et je suis sûre qu’il ne vous a pas mal parlé de moi.

— Il m’a fait de vous un chaleureux éloge… et il m’a laissé entendre qu’il y a dans votre vie un douloureux mystère. Si j’osais vous demander…

— De vous raconter mon histoire. Si j’y consentais, vous seriez le premier à qui je l’aurais dite toute entière.

— Vous me donneriez donc une marque de confiance qui me toucherait profondément.

La jeune fille hésita. Elle regardait Robert pour tâcher de lire dans ses yeux si l’intérêt qu’il semblait lui porter ne cachait pas quelque arrière-pensée.

— Soit ! dit-elle après un silence. Quand vous me connaîtrez mieux, je serai moins gênée pour vous dire ce que j’attends de vous. Mon passé vous expliquera ma situation présente. Seulement, je vous préviens que mon récit sera un peu long. Si vous tenez à l’entendre, nous ferons bien de nous asseoir sur ce banc.

Le siège qu’elle indiquait était de marbre blanc et il devait dater de l’époque où fut plantée cette partie du jardin. Les arbres, dépouillés de leurs feuilles, ne l’abritaient guère ; mais il faisait ce jour-là un temps qui permettait de s’y chauffer au soleil, dont les rayons illuminaient doucement la grande avenue des Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

Robert ne se fit pas prier pour y prendre place à côté de la jeune fille, qui se laissa aller un instant au plaisir de contempler le tableau changeant qu’elle avait sous les yeux : les promeneurs élégants répandus sur les contre-allées, les fringants cavaliers filant au grand trot, les huit-ressorts étincelants emportant vers les lacs du bois de Boulogne des heureux de ce monde et aussi des heureuses.

— Que c’est beau ! murmura Violette.

— C’est le spectacle que Paris donne à peu près tous les jours, de deux à quatre, dit Bécherel, en souriant. Est-ce donc la première fois que vous le voyez ?

— Mon Dieu, oui. Mme de Malvoisine sortait en voiture très souvent, mais elle ne m’emmenait pas avec elle… et je n’ai jamais osé m’aventurer seule, à pied, dans cette foule.

— Ces équipages… ces toilettes… tout ce luxe qui étincelle vous fait envie, sans doute ?

— Non. Il m’éblouit, mais il ne me tente pas. Je n’ai jamais ambitionné la richesse. Pour moi, ce ne serait pas le bonheur. Celui que je rêve est tout différent… et il ne m’est pas plus facile d’y atteindre.

— Où le placez-vous donc ?

— Ce que je voudrais avant tout, c’est l’indépendance.

— Alors, vous avez dû bien souffrir chez la comtesse.

— Au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Mais ces souffrances-là font partie de mon histoire et j’ai promis de vous la raconter. Je n’y arriverai jamais, si vous continuez à me poser des questions incidentes.

— J’écoute, mademoiselle.

— Alors, je commence. Mais je vous préviens que je vais être obligée de remonter très loin… jusqu’aux premiers jours de mon enfance…

— Ils ne se perdent pas dans la nuit des temps, ces jours-là, dit gaiement Robert. Vous avez à peine dix-neuf ans.

— Peut-être vingt… peut-être dix-huit… je ne sais pas l’âge que j’ai, ou je ne le sais que par approximation.

— Comment cela ?

— Mais oui. Je n’ai pas d’état-civil. J’ignore le lieu de ma naissance, le nom de mes parents, et jusqu’à mon prénom véritable.

— Alors, celui de Violette ?…

— C’est un surnom qu’on m’a donné plus tard. Tout à l’heure, je vous dirai pourquoi. Mais, je vous en prie, ne m’interrompez plus. Le plus lointain souvenir qui me soit resté du passé se rapporte à un fait assez insignifiant. Je n’avais pas trois ans puisqu’une femme… ma nourrice sans doute… me portait dans ses bras. Nous étions sur une terrasse entourée d’eau…

— Une terrasse entourée d’eau, c’est une jetée… un môle, qui s’avance dans la mer.

— On me l’a dit… et je le crois. Il y avait beaucoup de monde sur cette jetée. Je regardais sans voir comme regardent les bébés. Tout à coup, une masse énorme s’avança et passa tout près de moi. C’était comme une maison qui marchait.

— Un navire qui entrait dans le port, parbleu !

— C’est probable. Mais dans quel port ?… c’est ce que je n’ai jamais su et ne saurai jamais.

— Pourquoi ne le sauriez-vous jamais ? Je parie que je le trouverais, moi, ce port et que si je vous conduisais sur cette jetée, vous la reconnaîtriez.

— Peut-être, parce que, ce jour-là, je fus prise d’une peur atroce et je poussai de tels cris que ma nourrice dut m’emporter. Un fait comme celui-là se grave dans la mémoire d’un enfant et d’autres beaucoup plus importants n’y laissent aucune trace. Je reconnaîtrais peut-être l’endroit où j’ai pleuré ; je ne reconnaîtrais pas la ville. Je n’en ai gardé aucun souvenir.

— Mais… vos parents, vous devez vous les rappeler, votre mère, au moins…

— Très confusément. Je revois quelquefois par la pensée la figure d’une femme qui m’embrassait et, avec beaucoup d’efforts, j’arrive à me représenter ses traits. Mais l’image s’efface presque aussitôt et je ne la retrouve plus. Le son de sa voix qui était douce comme une musique me revient quelquefois à l’oreille et il me semble que je l’entends. Je me souviens aussi que cette femme, qui devait être ma mère, répétait souvent un mot que je n’ai jamais pu retrouver tout entier quoique je me rappelle vaguement l’assonance qui était sourde et brève… j’ai pensé depuis que ce devait être mon petit nom.

— Voilà encore un indice à noter. En fait de noms, il y a un répertoire tout indiqué ; c’est le calendrier qui contient la liste de toutes les saintes. L’avez-vous consulté ?

— Oui… et cette lecture n’a pas réveillé ma mémoire.

— J’essaierai, moi… je referai ce travail, et je m’amuserai à vous appeler à l’improviste par un des noms qui répondent au signalement que vous venez de me donner. Qui sait si vous ne vous rappellerez pas l’avoir déjà entendu autrefois ?

— Je n’en serais pas beaucoup plus avancée, murmura tristement Violette. Ce n’était sans doute pas un nom de famille.

— Et de la vôtre… de la maison que vous habitiez… vous ne vous souvenez pas ?

— Il me semble que cette maison était grande et que je m’essayais à marcher dans les allées sablées d’un jardin où il y avait des fleurs… C’est tout le souvenir qui m’en est resté.

— Si vous n’aviez que trois ans, l’oubli s’explique. Mais vous avez grandi, et quand vous avez pu parler, écouter, raisonner, quand votre intelligence s’est développée, vous avez dû avoir un sentiment plus net de votre situation et garder souvenance des choses et des personnes qui vous entouraient, jadis.

— Sans doute… et je me suis demandé bien des fois ce qui s’était passé à ce moment-là dans ma vie. Il y a une lacune inexplicable… C’est comme une grosse tache noire qui me cache les faits… Je suis parfois tentée de croire que j’ai dormi pendant deux ou trois années. Brisée par des évènements que j’ai toujours ignorés, la chaîne de mes souvenirs s’est renouée à l’époque où je me suis trouvée dans un orphelinat de Rennes… votre ville natale. Nous étions prédestinés à nous rencontrer un jour.

— C’est bizarre ! vous êtes née dans un port et Rennes est assez loin de la mer. On vous y avait donc amenée ?

— Oui… mais comment ? je l’ignore. On m’y a ramassée, un matin, en été, au fond de la promenade du Thabor, où j’avais passé la nuit, couchée sur un banc. Je ne parlais pas encore distinctement et cependant je paraissais avoir au moins quatre ans. On crut d’abord que j’étais idiote. Je n’avais sur moi aucun papier ni aucune marque ; mais j’étais bien habillée et je portais du linge très fin qu’on avait pris la précaution de démarquer. On en conclut que mes parents étaient riches et qu’ils avaient fait exprès de me perdre.

— On aurait dû essayer de les retrouver, ces parents barbares, s’écria Robert.

— On n’y a pas manqué, mais les recherches n’ont abouti à rien. Je fus conduite dans une maison où on élevait, par charité, des orphelines et on m’y apprit à parler d’abord… puis à lire, à écrire, à coudre, à broder. Je serais devenue très vite une habile ouvrière, mais la directrice s’aperçut bientôt que j’avais des dispositions pour la musique et une jolie voix. On me fit chanter à l’église où nous suivions les offices. Le bruit se répandit dans la ville que l’une des pensionnaires de l’orphelinat était un petit prodige. La supérieure du couvent de la Visitation vint m’entendre. Elle offrit de se charger de moi et j’entrai très volontiers dans la communauté qui recevait des jeunes filles sans fortune, destinées à se faire religieuses. La règle n’était pas très sévère. J’ai passé là les plus heureuses années de ma vie.

— Pourquoi donc êtes-vous sortie de ce couvent ?

— Je ne songeais point à le quitter, et je ne songeais pas non plus à l’avenir, lorsqu’un jour… c’était il y a trois ans… la supérieure me demanda si je me proposais de prendre le voile quand j’aurais l’âge d’entrer en religion. J’étais très pieuse, mais je ne me sentais pas assez de vocation pour m’engager à prononcer plus tard des vœux perpétuels et je le lui dis franchement. Elle me loua de ma sincérité, mais elle me déclara que j’arrivais à un âge où la communauté ne pourrait plus me garder et où il me fallait choisir un état. Je ne pouvais être qu’institutrice ou bien donner des leçons de chant et de musique. Or, il se trouvait précisément qu’une dame très respectable qui tenait un pensionnat de demoiselle à Saint-Mandé venait d’écrire à la supérieure de la Visitation pour lui demander si elle n’aurait pas parmi ses élèves une jeune fille qui fût en état de faire une sous-maîtresse et dont elle pourrait garantir la moralité. J’étais précisément cet oiseau rare. J’acceptai ce que notre Mère me proposait. Il m’eût été difficile de refuser. J’allais être obligée de quitter le couvent. Que serais-je devenue seule au monde, sans famille, sans appui, sans argent ?

— Quand je pense qu’à ce moment-là, j’étais à Rennes !

— Je n’en savais rien, dit en riant la jeune fille et alors même que je l’aurais su, vous ne supposez pas que je serais allée me mettre sous votre protection. Je partis, escortée par une Sœur qui me conduisit chez Mme Valbert, à Saint-Mandé. J’y fus reçue à merveille. Cette dame me plut beaucoup ; je lui plus aussi et j’entrai en fonctions. J’y suis restée un an.

— Et vous en êtes sortie pour entrer chez Mme de Malvoisine ?

— Oui… pour mon malheur… et je vais vous dire comment.

Le hasard a joué un grand rôle, dans ma vie ; je suis née casanière, je m’attache très vite aux personnes qui m’entourent et cependant je ne puis rester nulle part. C’était ma destinée, sans doute, et je ne suis probablement pas au bout de mes peines.

Je m’étais accoutumée à ma nouvelle existence… plus gaie que celle du couvent. Mme Valbert était excellente pour moi. Mes élèves m’aimaient beaucoup. Je leurs donnais des leçons de musique et de chant très appréciées par elles et par la directrice.

— À quel monde appartenaient-elles ?

— À la bourgeoisie riche. Beaucoup d’entre elles avaient des parents qui venaient les chercher dans des voitures de maître, les jours de sortie. Et toutes, ou presque toutes, étaient en situation de faire de beaux mariages. Elles ne pensaient qu’à cela et elles me parlaient sans cesse de leurs espérances, à moi qui n’espérais rien. C’est en les écoutant que j’ai appris ce qu’était la vie pour les femmes. Je n’en avais aucune idée, et sous ce rapport, j’étais encore une enfant.

Je dois leur rendre cette justice qu’elles ne cherchaient point à m’humilier en faisant allusion au malheur de ma naissance.

— Elles l’ignoraient peut-être.

— C’est vrai. Elles l’ignoraient et elles l’ignorent encore. Mais Mme Valbert le connaissait. La supérieure de la Visitation l’avait renseignée et elle a gardé le secret. Je lui dois de la reconnaissance et pourtant, si Mme de Malvoisine avait su la vérité, je serais encore au pensionnat de Saint-Mandé.

Mais je m’aperçois que je vous fais languir et je me hâte d’arriver au dernier épisode de mon ennuyeuse Odyssée.

À certains jours… le jour de sa fête, par exemple… Mme Valbert donnait au pensionnat des concerts et elle invitait, non seulement les parents de mes élèves, mais encore ceux des anciennes pensionnaires.

Herminie Des Andrieux avait quitté la maison depuis dans ans lorsque j’y suis entrée, mais elle assistait régulièrement à ces réunions, avec sa tutrice Mme de Malvoisine. Elles ne m’entendaient jamais chanter sans m’accabler de compliments. Et je dois dire que j’y étais très sensible.

La comtesse ne me plaisait pas beaucoup, mais Herminie m’était assez sympathique. Elle n’est pas mauvaise au fond et son plus grand défaut est la vanité. Du reste, je ne la connaissais pas encore comme je l’ai connue plus tard.

— Malheureusement, puisque vous avez consenti à entrer dans cette maison de la rue du Rocher.

— Certes, si j’avais su ce qui s’y passait et si j’avais prévu qu’on m’en chasserait brutalement, je n’aurais pas accepté les propositions que me fit Mme de Malvoisine. Et pourtant elles étaient brillantes. Elle m’offrait de me défrayer de tout et quatre cent francs par mois. Je mangerais chez elle et j’habiterais un appartement loué, payé et meublé à ses frais. Elle laissa entendre à Mme Valbert que parmi les habitués de son salon, je pourrais un jour trouver un mari. Et Mme Valbert me conseilla vivement de ne pas refuser la situation inespérée qui se présentait à moi.

— Mais… qu’était-elle au juste cette situation ?

— Mon grand tort a été de ne pas exiger qu’on la définît d’une façon précise. J’étais engagée comme demoiselle de compagnie. Je n’aurais pas dû me contenter de ce titre vague, sans savoir à quoi il m’obligeait. Mme de Malvoisine assurait que sa fille adoptive avait besoin d’une compagne qui l’aiderait à compléter son éducation musicale. J’étais en état de la satisfaire, car j’avais eu à Rennes d’excellents maîtres ; j’avais beaucoup travaillé et j’étais devenue très forte. Je ne pouvais pas deviner qu’on m’engageait comme bonne à tout faire.

— Quoi ! cette femme a osé faire de vous…

— Une servante ? oh ! non. En apparence, j’étais traitée comme une amie… qui rend des services. Mais si vous saviez ce qu’on exigeait de moi !… Je n’avais pas un instant de liberté. J’étais tenue d’arriver le matin à neuf heures et d’attendre en étudiant mon piano, qu’il plût à Herminie de venir prendre une leçon de chant. Et, comme elle n’a qu’une voix ingrate, avec d’énormes prétentions, cette leçon était pour moi un supplice. Après le déjeuner où Mme de Malvoisine ne paraissait pas toujours, je restais à la disposition de ces dames qui ne se privaient pas de sortir sans moi. Quand elles ne me laissaient pas seule jusqu’à l’heure du dîner. La mère me demandait de leur faire la lecture ; et quelle lecture, bon Dieu !… des romans de Paul de Kock ou des journaux de modes.

— Naturellement, murmura Bécherel, qui savait, par le colonel, à quoi s’en tenir sur le passé de la soi-disant comtesse.

— Tout cela n’eût été rien encore et une pauvre fille comme moi ne devait pas se plaindre des corvées qu’on lui imposait. J’étais payée pour les subir. Mais il y avait les soirées…

— Vous avez dû souffrir, au milieu de ce monde équivoque.

— Oui, j’ai souffert… plus que vous ne pouvez l’imaginer. Dans les premiers temps, je n’étais pas en état de juger les habitués du salon de la rue du Rocher… et encore moins les habituées. Je ne savais rien de la vie, n’en ayant vu que ce qu’on en voit dans un couvent et dans un pensionnat de demoiselles.

Il me semblait pourtant qu’il devait exister un monde où on rencontrait des hommes mieux élevés et des femmes moins évaporées.

Ce n’était chez moi qu’un instinct, car je manquais de points de comparaison.

Un soir, quelques mots dits par M. de Mornac, qui paraissait s’intéresser à moi, m’ouvrirent les yeux… et je compris que j’étais mal tombée.

Je m’aperçus aussi qu’on m’avait engagée surtout pour mettre en lumière les mérites d’Herminie. On m’aurait su gré d’être laide pour que le contraste fît valoir son éclatante beauté, mais on se contentait d’exiger que je vantasse son esprit et ses talents. Par malheur, j’avais beau m’évertuer à la proclamer grande musicienne, et à amener la conversation sur des sujets qui lui étaient familiers, je ne pouvais pas l’empêcher de jouer et de chanter faux, ni de dire quelquefois des sottises. Et c’est à moi qu’on s’en prenait.

Il arrivait même que des messieurs s’occupassent de moi plus qu’il n’aurait convenu. Certes, je ne les encourageais pas. Mais on ne me pardonnait pas d’attirer involontairement leur attention. C’est tout simple. Herminie veut se marier et ceux qui se permettent de ne pas lui faire la cour sont à l’index chez la comtesse.

— Alors, je dois y être bien mal noté, dit en souriant Bécherel.

— Moins mal que vous ne pensez. Herminie est… et surtout sera très riche. Elle ne cherche pas la fortune ; elle cherche un nom… et le vôtre lui a plu. Votre personne lui a plus encore davantage. Vous pouvez donc vous attendre à être invité à toutes les soirées de Mme de Malvoisine… maintenant que je n’y suis plus.

— Elle aura beau m’inviter. Je n’irai jamais.

— Je ne vous demande pas cela ; mais laissez-moi finir ma triste histoire. Les grosses humiliations ont commencé pour moi, il y a un an. Jusqu’alors, ma situation était encore supportable. Mme Valbert s’informait de moi de temps en temps et la comtesse, qui ne pouvait articuler contre moi aucun grief sérieux, n’osait pas se plaindre de mes services. Elle avait imaginé un autre moyen de se débarrasser de moi. Elle voulait me marier à un monsieur de ses amis qui proposait de m’épouser sans dot. Mais ce monsieur me répugnait horriblement et je me dérobai à l’honneur qu’il croyait me faire.

À dater de ce jour, je devins le souffre-douleur de Mme de Malvoisine et Herminie ne prit pas ma défense.

Je passai à l’état de gagiste. On ne chercha même plus à sauver les apparences. Je continuai de paraître au salon, mais il me fut interdit de prendre part à la conversation, j’étais rivée au piano, condamnée à accompagner en sourdine les doux propos qui s’échangeaient entre Mlle des Andrieux et les invités de la comtesse ; à les faire danser quelquefois jusqu’à trois heures du matin.

Et les hommes qui tenaient à plaire à ces dames ne s’approchaient de moi que pour me tenir des propos… blessants.

— Je m’étonne que vous ayez patienté si longtemps.

— J’étais résolue à partir. Je n’attendais qu’une occasion. Elle s’est présentée. Mme de Malvoisine a pris les devants, puisqu’elle m’a signifié mon congé. Je la quitte sans regret et je ne crains qu’une chose, c’est qu’elle me calomnie auprès de Mme Valbert. Je tiens beaucoup à l’estime de mon ancienne maîtresse de pension qui a été si bonne pour moi et qui connaît mon histoire.

— Êtes-vous bien sûre que Mme de Malvoisine l’ignore, cette histoire ?

— Parfaitement sûre. Vous en doutez, parce que vous vous demandez comment la comtesse a pu prendre chez elle une jeune fille qui n’avait pas de nom de famille. Mais j’en ai un qu’on m’a fabriqué de toutes pièces, à Rennes.

J’ai oublié de vous dire qu’on m’a baptisée à l’orphelinat où on m’a recueillie. La directrice a été ma marraine. On m’a appelée Marie Thabor… du nom de la promenade où on m’a trouvée. Plus tard, on m’a surnommée Violette, parce que j’avais un goût prononcé pour les violettes, et le surnom m’est resté. Mme de Malvoisine l’a trouvé joli et ne m’a jamais appelée autrement. Elle ne s’est jamais informée de mes parents. Elle croit qu’ils sont morts, et il est probable qu’elle ne se trompe pas.

— Probable, oui. Mais ce n’est pas certain, murmura Robert.

— Quoi qu’il en soit, je ne me connais aucun lien de famille et je ne puis compter que sur moi-même.

— Et sur un ami, mademoiselle.

— Je ne dis pas non, et le moment est venu de vous apprendre ce que j’attends de vous.

Mais, d’abord, je veux que vous soyez fixé sur l’état de mes finances. Si j’étais sur le pavé, sans ressources, je ne m’adresserais pas à vous. Je suis trop fière pour demander l’aumône à qui que ce soit. Mais en ce moment, je n’ai nul besoin d’argent. Mon séjour chez Mme de Malvoisine a eu cela de bon que j’ai fait de grosses économies. J’étais défrayée de tout et je n’ai pas dépensé le quart des appointements que j’ai touchés pendant deux ans. De plus, le mobilier qu’elle m’a donné m’est resté et mon loyer est payé pour six mois. Sous ce rapport, je n’ai qu’à me louer d’elle, et les torts qu’elle a eus envers moi ne me feront jamais oublier ses bienfaits.

— Vous n’avez pas non plus à lui en savoir beaucoup de gré, dit vivement Robert. L’argent, à ce qu’il paraît, ne lui coûtait guère. Le colonel m’a appris que…

— Je ne veux rien connaître et je n’ai jamais rien vu chez elle qui m’autorise à croire que l’origine de sa fortune est de celles qu’on n’avoue pas.

Cela dit, je reviens à ma situation personnelle. J’ai de quoi vivre pour dix-huit mois au moins. C’est plus de temps qu’il ne me faut pour conquérir l’indépendance définitive… et je vais y tâcher !

— Vous y réussirez, je n’en doute pas, mais je me demande comment. À Paris, pour une jeune fille qui veut rester honnête, l’existence est si difficile… les débouchés si rares…

— Vous allez me trouver bien présomptueuse, mais on m’a dit si souvent que j’avais du talent comme musicienne et comme chanteuse que j’ai fini par le croire. Eh bien, ce talent… je voudrais en tirer parti.

— En donnant des concerts ? Le succès serait certain, mais je doute que les bénéfices vous conduisent au but que vous voulez atteindre.

— J’en doute aussi… et je rêve d’autre chose.

— Le théâtre, peut-être ?

— Eh bien, oui, le théâtre, répondit sans hésiter Violette.

— Vous m’avez dit chez Mme de Malvoisine que jamais vous ne consentiriez à y entrer.

— Avant-hier, je n’en étais pas où j’en suis aujourd’hui. J’ai réfléchi depuis et je me suis décidée.

Robert se tut et sa physionomie se rembrunit.

— Oh ! reprit la jeune fille, je comprends que vous ne m’approuviez pas et je prévois les objections que vous allez me faire. Vous pensez que monter sur les planches, c’est courir à ma perte. Et je ne me dissimule pas que j’ai pris là une résolution périlleuse. Mais je connais le danger et je me sens de force à l’affronter… si je trouve un appui pour me soutenir dans cette rude épreuve.

— Un appui !… répéta Robert avec une certaine amertume. Jolie comme vous l’êtes, vous n’en trouverez que trop, mademoiselle.

— Vous ne me comprenez pas. Et je m’afflige que vous vous trompiez à ce point sur mon compte. Je ne cherche pas un protecteur, dans le sens que le monde des théâtres attache à ce mot. J’entends rester ce que je suis… une honnête fille. Et moi qui aspire tant à la liberté, je ne songe guère, veuillez le croire, à m’enchaîner par des liens de ce genre. Non, ce que je veux, je vous l’ai dit, c’est un ami qui m’encourage et qui m’aide de ses bons avis. Je ne manque pas d’énergie, mais je manque d’expérience… et j’aurais besoin de m’étayer de celle d’un ami. Vous m’avez offert d’être le mien…

— Je vous l’offre encore. Mais hélas ! je ne connais pas beaucoup mieux que vous la carrière où vous voulez entrer. J’en vois les écueils, comme tout le monde les voit, comme vous les voyez vous-même. Mais je ne sais ce que je pourrais faire pour vous aider à les éviter. Et d’ailleurs, à quel titre vous servirais-je de pilote, si j’en étais capable ? Je ne suis ni votre mari, ni votre…

— Ni votre amant, dites le mot. Je puis tout entendre, après avoir vécu deux ans chez Mme de Malvoisine. Qu’importe ? vous serez mon camarade et mon conseiller.

— Personne ne voudra croire que je ne suis que votre ami, dit Robert.

— Que m’importe ce qu’on croira, répondit Violette, j’aurai ma conscience pour moi, et tôt ou tard on me rendra justice. Êtes-vous donc moins brave que moi, vous qui, en votre qualité d’homme, n’avez rien à perdre en passant pour… pour ce que vous ne serez pas.

— Non, certes. Seulement, j’aurai beaucoup à souffrir.

— Et de quoi, grand Dieu ?

— Vous avez toutes les illusions de votre âge. Vous croyez à l’amitié pure… à ma sagesse… vous croyez qu’on peut impunément jouer avec le feu… et qu’en vous voyant tous les jours, je ne deviendrai pas éperdument amoureux de vous.

— Je vous rappelle nos conventions. Vous avez juré de ne jamais me parler d’amour.

— Je vous en parle parce que vous m’y forcez. Il faut bien que je vous dise la vérité… et la vérité c’est que les serments les plus sincères ne tiennent pas contre les entraînements du cœur. L’alliance que vous rêvez est impossible. Elle vous coûterait votre réputation et moi, je jouerais un rôle ridicule. Me voyez-vous m’établir surveillant votre vertu… vous conduire au théâtre et vous attendre à la sortie ?

— Monsieur, vous ne me comprenez pas du tout, dit la jeune fille d’un air fâché. Je n’attends pas de vous des services de ce genre. Je vous demande si vous pouvez m’ouvrir la carrière que j’ai choisie, après mûre réflexion. Et si j’y échoue, je ne vous rendrai pas responsable de mon insuccès. Je l’attribuerai à l’insuffisance de mon talent. Mais pour que je sache si j’en ai, il faut que je puisse me faire entendre. Et je ne connais personne au théâtre.

— Ni moi non plus, hélas !

— Je vous crois, mais j’avais pensé que, par vos relations, je pourrais arriver jusqu’à un directeur… d’une scène lyrique quelconque. Ainsi le colonel Mornac les connaît tous… il me l’a dit ; j’aurais pu m’adresser directement à lui. Je n’ai pas osé. Me reprocherez-vous d’avoir pensé que vous consentiriez à me servir d’intermédiaire auprès de lui ?

— Non, mademoiselle, répondit assez froidement Robert. Je ferai ce que vous me demandez. J’espère même que le colonel se prêtera à votre désir et j’admets que vous réussissiez au théâtre. Mais après ? Quelle sera votre existence ?… Savez-vous comment vivent les actrices ?… Croyez-vous qu’elles se contentent de leurs appointements… quand elles en ont ?

— Je m’en contenterais, moi. J’ ai bien su économiser les trois quarts de ceux que me donnait Mme de Malvoisine.

— Vous oubliez que chez elle vous étiez défrayée de tout. Au théâtre, on exigera de vous des toilettes qui absorberont et au-delà l’argent que vous gagnerez… en admettant que vous en gagniez. Me direz-vous que vous vous marierez ?… Épouseriez-vous un acteur ?

— Non, murmura la jeune fille.

— Espérez-vous qu’un homme du monde, admirateur de votre talent, vous demandera votre main ?

— Encore moins, dit tristement Violette.

— Sur qui comptez-vous donc ?

— Sur personne, répondit-elle en pleurant.

Ses larmes touchèrent Robert qui regrettait déjà d’avoir été trop dur.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, lui dit-il doucement, pardonnez-moi de vous arracher vos illusions. Je les crois dangereuses et je suis trop votre ami pour vous les laisser.

Violette essuya ses yeux, releva la tête et dit en regardant Robert de Bécherel :

— Je ne vous en veux pas. Mais, ma résolution est prise et je me sens assez sûre de moi pour échapper aux périls que vous me signalez. Il me suffit que vous ne m’abandonniez pas… c’est-à-dire que vous ne refusiez pas de me donner des conseils quand j’aurai recours à vous. Je suis seule au monde et je n’ai confiance qu’en vous. Je vous demande de me voir à l’œuvre avant de me juger. Quand j’y serai, si ma conduite ne vous paraît pas irréprochable, si vous me trouvez indigne d’intérêt, vous ne vous occuperez plus de moi… mais jusqu’à ce que j’aie subi cette épreuve, ne me retirez pas votre protection… je n’ose plus dire votre amitié.

— Elle vous est acquise, mademoiselle, répliqua vivement Robert. Ma protection est bien peu de chose, mais je suis tout à votre disposition. Et puisque vous le voulez absolument, je verrai le colonel Mornac ; je lui demanderai de vous faciliter l’entrée de la carrière que vous avez choisie, et je ne doute pas qu’il ne se prête à votre désir.

Où devrai-je vous apporter sa réponse ?

— Mais… chez moi. Pourquoi n’y viendriez-vous pas ? Je serais toute fière de vous montrer comme je suis bien installée. Par exemple, je me sers moi-même… je ne veux plus de la femme de chambre que Mme de Malvoisine m’envoyait pour faire mon ménage. C’est moi qui vous ouvrirai la porte. Je vous préviens seulement que je demeure très loin… rue de Constantinople, 47… au coin du boulevard extérieur. Voulez-vous que je vous attende, demain… à trois heures ?

Robert n’était pas un roué ; mais il n’était pas non plus un naïf, et il fut un peu surpris d’entendre Mlle Violette l’inviter à venir la voir chez elle, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde. Mais il ne soupçonna point ses intentions. Il crut fermement qu’elles étaient innocentes et il ne se trompait pas. Il se dit qu’après tout, il n’avait pas le droit de l’empêcher d’entrer au théâtre et que, si elle tournait mal, il n’aurait rien à se reprocher. Quant à l’avenir de cette amitié qu’elle lui offrait ingénument, il en serait ce qu’il pourrait. Et, sans qu’il se l’avouât à lui-même, l’idée qu’elle aboutirait à une liaison amoureuse ne lui déplaisait pas du tout. Pour le moment, l’important c’était de soustraire Violette aux persécutions de ce Galimas, qui ne manquerait de la poursuivre de ses vilaines propositions, dès qu’il saurait que Mme de Malvoisine l’avait renvoyée.

— Je viendrai certainement, mademoiselle, dit-il avec empressement et d’ici là, j’aurai peut-être vu le colonel.

Puis il eut une idée.

— N’avez-vous jamais cherché à retrouver vos parents ? demanda-t-il tout à coup.

— Jamais. Je savais trop bien que je n’y réussirais pas.

— Voulez-vous que j’essaie, moi ?

— Vous, mon ami !… s’écria la jeune fille.

Et se reprenant aussitôt :

— Pardon, monsieur !… je ne sais pas si vous me permettez de vous appeler mon ami.

— En doutez-vous encore ? demanda en souriant Robert. Pour vous montrer que vous en avez le droit, faut-il que je vous appelle Violette, tout court ?…

— Je vous en prie.

— En attendant que je puisse vous appeler par votre nom… celui que votre mère vous avait donné et que vous avez oublié ?

— Ma mère !… que ce mot est doux à prononcer !… murmura l’orpheline. Et je ne verrai jamais celle à qui je serais si heureuse de l’adresser !

— Qui sait ?… Elle vit encore, sans doute… vous êtes si jeune.

— J’aime mieux croire qu’elle est morte que de croire qu’elle m’a abandonnée.

— Rien ne prouve qu’elle vous ait abandonnée. On vous a peut-être volée et elle pleure votre perte.

— Si je pouvais croire cela…

— Que feriez-vous ?

— Je la chercherais. Mais c’est impossible. Dès que j’ai été d’âge à comprendre, la supérieure du couvent de Rennes, en m’expliquant où et comment on m’a trouvée, m’a dit que mon aventure avait été racontée dans les journaux… qu’on avait publié et affiché mon signalement dans toutes les grandes villes de France.

Si ma mère eût été vivante, elle serait venue me réclamer… à moins qu’elle ne m’ait perdue volontairement.

— Mais, votre père ?… n’avez-vous gardé de lui aucun souvenir ?

— Aucun souvenir précis. Il me semble qu’au temps où ma nourrice me portait dans ses bras, un homme me grondait souvent, avec une grosse voix qui me faisait peur.

— Cette voix, vous la reconnaîtriez peut-être, si vous l’entendiez.

— J’en doute… et je ne me rappelle pas du tout la figure de cet homme.

— Vous vous rappelleriez peut-être votre maison, si on vous la montrait ? reprit Bécherel.

— J’en doute… et d’abord, il faudrait la retrouver.

— Je me figure qu’elle est au Havre. Vous m’avez parlé d’une jetée qui s’avance dans la mer et d’un grand navire qui entrait dans le port. Il y a au Havre une jetée où les Havrais vont voir arriver les paquebots transatlantiques.

— On me l’a dit. Je n’y suis jamais allée. Je ne connais que Rennes et Paris… et encore, je les connais mal…

Au couvent de la Visitation, les élèves ne sortaient qu’une fois par semaine pour aller en promenade. À Saint-Mandé, les jours de congé, nous ne poussions pas plus loin que le bois de Vincennes.

Chez Mme de Malvoisine, je restais confinée, l’hiver, au coin du feu comme Cendrillon, et l’été, j’osais à peine m’aventurer seule au parc Monceau. Deux ou trois fois, j’ai poussé ma promenade jusqu’au jardin des Tuileries. Et si je vous y ai donné rendez-vous, c’est parce que j’en savais le chemin.

— Mais du moins vous êtes allée au spectacle avec la comtesse ?

— Jamais je ne suis entrée dans un théâtre.

— Et vous voulez y débuter !

— C’est beaucoup d’audace, je le sais, mais que vous dirai-je ?… l’inconnu m’attire. Et je suis sûre que je ne me troublerai pas sur la scène… pour la même raison qu’un conscrit qui ignore le danger va bravement au feu.

Robert n’en revenait pas d’entendre Violette parler ainsi, mais le moment eût été mal choisi pour la décourager.

— Iriez-vous avec moi à l’Opéra où à l’Opéra-Comique ? lui demanda-t-il.

— Oh ! bien volontiers, répondit avec empressement la jeune fille. Écouter Don Juan… les Huguenots… Carmen… tous les chefs-d’œuvre que je sais par cœur… c’est mon rêve.

— Un rêve qu’il me sera facile de réaliser. Mais puisque vous avez confiance en moi, pourquoi ne me permettriez-vous pas de vous conduire au Havre ?… Je voudrais voir si vous reconnaîtriez la jetée… et nous chercherions ensemble la maison où il y avait un jardin.

— Je ne suis pas sûre que je la reconnaîtrais… mais je ferai ce que vous voudrez ; car je ne doute plus de vous. Je sais que vous ne m’obligerez jamais à vous rappeler nos conventions. Et maintenant que nous sommes d’accord, il faut que je vous quitte. Je veux voir aujourd’hui Mme Valbert, car je tiens à son estime, et si je ne me hâtais pas de lui expliquer ce qui m’arrive, Mme de Malvoisine pourrait me devancer et lui raconter les choses à sa façon. Je vais donc à Saint-Mandé… en omnibus… et je reviendrai de même.

Au revoir !… À demain, conclut Violette en se levant et en tendant à Robert une main qu’il serra avec effusion.

Elle s’envola, légère comme un oiseau, et il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu au bout de la grande allée du jardin.

— Quelle étrange fille ! murmura-t-il. Et quelle singulière aventure après celles d’hier ! Depuis deux jours, je vis dans l’imprévu… et Dieu sait comment tout cela finira… si tant est que cela finisse, car me voilà pris… Violette est charmante et je ne me résignerai jamais à l’abandonner. Son idée de débuter au théâtre est une folie. Je tâcherai de l’en détourner. Mais pourquoi n’essaierais-je pas de retrouver sa famille ?… Ce serait une bonne action… ma mère m’approuverait, si je la consultais… et je la consulterai… dès que j’y verrai plus clair dans ma situation, car il faut d’abord que je me tire des embarras où m’a mis cet animal de Gustave.

En monologuant de la sorte, Robert avait repris machinalement le chemin par lequel il était venu. Il remontait la terrasse vers le pavillon de Flore et il marchait la tête basse, si bien qu’il ne voyait pas venir un monsieur qui lui cria :

— Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?

Robert leva les yeux et reconnut le colonel Mornac.

— Parions que tu as un rendez-vous avec une femme. La terrasse du bord de l’eau ne sert qu’à ça. Oh ! je ne te le reproche pas. C’est de ton âge. Et moi-même qui n’ai plus vingt-cinq ans, j’y suis venu pour y rencontrer une personne qui ne veut pas encore me recevoir chez elle. Seulement, moi… c’est fait. Ma belle vient de me quitter.

— La mienne aussi, dit en souriant Robert.

— Alors, j’ai deviné. Et je ne suis pas fâché de te trouver. Nous allons causer.

— Oh ! très volontiers, mon colonel, car j’ai bien des choses à vous apprendre. Je me proposais d’aller vous demander à déjeuner, demain matin.

— Bon ! je compte sur toi, pour midi, heure militaire. En attendant, viens faire un tour avec moi aux Champs-Élysées, et raconte-moi tes affaires. Comment as-tu passé ton temps depuis avant-hier soir ?

— Fort mal, mon colonel.

— Comment, fort mal !… Qu’as-tu donc fait ? Ah ! j’y suis ! L’autre soir, pendant que je flirtais avec ma veuve, je t’ai aperçu planté près de la table d’écarté. Tu as joué et tu as perdu ton argent.

— Encore, si je n’avais perdu que cela.

— Oh ! oh ! est-ce que tu aurais…

M. Labitte a su que j’avais joué et il m’a congédié.

— Diable ! voilà une jolie nouvelle à annoncer à ta mère.

— Je lui ai écrit.

— Et te voilà dans une belle situation, sans place et sans le sou. C’est complet. As-tu au moins payé ta dette de jeu ?… car tu as dû t’endetter à cette partie. On joue cher chez la comtesse.

— J’ai emprunté pour m’acquitter.

— Autre sottise. À qui as-tu emprunté ?

— À un usurier qu’on m’a indiqué.

— De plus fort en plus fort. Pourquoi ne t’es-tu pas adressé à moi, animal ?

— Je n’ai pas osé. Il s’agissait de dix mille francs.

— Peste ! tu vas bien quand tu t’y mets. Et pour parer à l’échéance du billet que tu as souscrit, tu vas être obligé d’hypothéquer tes terres. Tu prends le même chemin que ton père, mon garçon, et ça te mènera plus loin que lui, car il a eu la chance de mourir à temps. Toi, tu mettras ta mère sur la paille.

— J’aimerais mieux me brûler la cervelle.

— Tu en arriveras là, si tu continues. Et si tu tiens à ta peau, tu n’as plus qu’un parti à prendre. Engage-toi, et sois soldat plutôt que batteur de pavés.

— Je ne compte pas rester oisif… Il ne tient qu’à moi de gagner beaucoup d’argent.

— Par quel procédé, je te prie ?

— En travaillant… à la Bourse.

— C’est-à-dire en jouant sur la hausse ou la baisse. Tu appelles cela travailler ? Est-ce ton ami Gustave qui t’as mis en tête cette belle idée ?

— Pourquoi vous cacherais-je que… hier… il m’a associé, sans m’en avertir, à une spéculation qu’il croyait sûre et qui a bien tourné, puisque pour ma part, j’ai gagné quelque chose comme trente-cinq mille francs.

— Voilà un remisier bien généreux !… et tu les as touchés les trente cinq mille ?

— Pas encore. Et même j’hésite à les prendre. Il a joué pour mon compte, sans ma permission. Et s’il avait perdu, je n’aurais pas pu payer… immédiatement.

— Alors, je n’admets pas que tu hésites. Il faut laisser cet argent dans la caisse de l’agent de change et signifier au sieur Gustave que tu lui défends de se servir de ton nom pour couvrir ses tripotages.

— C’est votre avis ?

— Absolument.

— Eh bien ! je le suivrai… en ce sens que je toucherai la somme et que je la remettrai intégralement à Gustave.

— Qui s’empressera de recommencer. Si tu fais cela, tu es perdu et je ne m’occuperai plus de toi. Je puis m’intéresser à un garçon qui mange son bien proprement, mais pas à un homme faible qui transige avec l’honneur. C’est bon pour ton Gustave ces compromis-là.

En causant ainsi, ces messieurs avaient traversé la place de la Concorde et ils venaient de prendre pied sur la contre-allée de la grande avenue des Champs-Élysées.

— Écoute, mon garçon, reprit le colonel, j’ai été l’ami de ton père ; je serai le tien… à certaines conditions, dont la première est que tu rompras avec ce coulissier équivoque. Laisse-le se tirer comme il pourra de cette vilaine affaire et s’il réclame, envoie-le moi… je te débarrasserai de lui.

— Je ne tiens pas à le revoir, dit Bécherel.

— Tant mieux ! Maintenant, quels sont tes projets pour l’avenir ?

— Je n’en ai arrêté aucun.

— Alors, retourne à Rennes et redeviens gommeux de province. Tu finiras peut-être par dénicher une héritière. C’est la grâce que je te souhaite mais je ne puis rien pour toi. J’aime les forts et ici, je t’aurais volontiers donné un coup d’épaule. N’en parlons plus, puisque tu n’as pas assez d’énergie pour tenir bon sur le pavé de Paris.

— Vous admettrez bien que j’y vive de mes revenus… comme vous, mon colonel.

— Ils sont maigres, tes revenus… et tu auras tôt fait de manger ton fonds. Moi, mon fils, je suis riche, j’ai de l’expérience et malheureusement, je n’ai plus de mère. Que dira la tienne de ta belle résolution de rester à Paris, sans fortune et sans emploi ?

— Je la prierai de venir s’y fixer avec moi.

— Ce serait très bien ; seulement je doute qu’elle y consente. À l’âge qu’elle a, on ne renonce pas facilement à ses habitudes. Enfin !… tu peux toujours essayer. Et puisque tu commences à entendre raison, je ne te retirerai pas mon amitié et je ne refuserai pas de t’aider de toutes les façons. Pour commencer… as-tu besoin d’argent immédiatement ?… il est entendu, j’espère, que tu ne toucheras pas chez l’agent de change ?

— Je vous le promets, et j’ai chez moi quelques milliers de francs qui me suffisent pour le moment.

— Bon ! et les dix mille que tu dois à l’usurier ?

— Ma mère ne refusera pas de me les avancer. Je compte sur vous pour lui expliquer comment je me suis laissé entraîner et pour plaider auprès d’elle les circonstances atténuantes.

— Tu aurais en ma personne un très mauvais avocat. Ta mère m’a toujours considéré comme un viveur et je ne lui inspire aucune confiance. J’aime mieux te prêter la somme. Tu n’auras qu’à me prévenir deux jours avant l’échéance. En attendant, tu devrais aller faire un tour en Bretagne.

— Je le voudrais, mais je ne le puis pas.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai charge d’âme.

— Charge d’âme, toi ! Quelle est cette plaisanterie ?

— C’est très sérieux. Mlle Violette a été chassée par Mme de Malvoisine, à cause de moi. Maintenant, elle habite seule le logement qu’elle occupait déjà, rue de Constantinople, 47.

— Elle est venue te demander ta protection. Elle a choisi là un singulier Mentor.

— Qu’elle ait eu tort ou raison, me conseillez-vous de lui refuser mon appui ?

— Je te répondrai quand je saurai ce que tu comptes faire d’elle. Ta maîtresse, évidemment.

— Je vous jure que non.

— Que tu n’en aies pas l’intention, c’est possible à la rigueur. Mais ne t’engage pas pour l’avenir, car il y aurait dix à parier contre un que tu manquerais à ton serment.

Que veut-elle de toi, cette petite ?

— Elle veut entrer au théâtre. Elle me demande de l’y aider, en m’adressant à vous qui êtes mieux placé que moi pour faciliter ses débuts.

— J’avais toujours pensé qu’elle finirait par là. Et je suis convaincu qu’elle aura du succès. Elle a une voix admirable et des aptitudes musicales de premier ordre.

— Alors, vous ne refuserez pas de vous occuper d’elle ?

— Pourquoi refuserais-je ? Avec sa beauté, elle devait fatalement mal tourner ! mieux vaut que ce soit comme actrice. La scène donne un certain prestige à la chute.

Je connais justement le directeur d’un nouveau théâtre lyrique qui s’est ouvert l’hiver dernier. Il cherche des sujets. Je lui présentai ta protégée et quand il l’aura entendue, je te prédis qu’il l’engagera à de très belles conditions.

La suite ne me regardera plus. Je ne me mêlerai pas de t’empêcher de devenir son amant.

— Elle se fait fort de rester vertueuse. Et en vérité depuis qu’elle m’a raconté son histoire, je commence à croire qu’elle y réussira.

— Je la connais, à peu près, son histoire. Je l’ai sue par hasard, et je l’ai gardée pour moi. C’est la maîtresse du pensionnat où elle était à Saint-Mandé qui me l’a racontée. Et Mme de Malvoisine n’en sait pas le premier mot. Cette Violette, bien nommée, a été trouvée, je ne sais plus où, sur une promenade publique ! Et elle n’est certainement pas la fille d’un ouvrier, ni d’un paysan, car elle a de la race jusqu’au bout des ongles. J’ai toujours supposé que ses parents étaient du monde, qu’ils l’ont égarée exprès et qu’il y a là-dessous un drame de famille.

— Moi, je n’en doute pas.

— Et tu t’y intéresses. Eh bien, pourquoi ne cherches-tu pas à les retrouver, ces parents barbares ?… et riches très probablement. Ce serait là une occupation méritoire, qui conviendrait à tes goûts romanesques. Et si tu parvenais à lui rendre une famille, elle n’aurait plus besoin de triompher au théâtre. Cette famille ne la recevrait probablement pas à bras ouverts, mais il y a peut-être ou il y aura plus tard un gros héritage à recueillir.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, car je suis décidé à entrer en campagne immédiatement.

— Violette t’a-t-elle donné quelques indications qui puissent te mettre sur la piste ?

— Elle m’a parlé d’une grande ville… un port de mer… dont elle a gardé un souvenir confus… le Havre, peut-être. Elle se rappelle aussi, vaguement, la figure et la voix d’une femme qui devait être sa mère… puis une grande maison avec un jardin.

— Si tu n’as pas d’autres renseignements que ceux-là, les recherches ne seront pas faciles. Mais je ne suis pas fâché de te voir te lancer dans cette chasse aux ancêtres. Ça vaudra toujours mieux que de battre le pavé, sans but, et surtout que de jouer à la Bourse… ou à l’écarté. Où l’as-tu revue cette petite, depuis la soirée de la rue du Rocher ? Est-ce qu’elle a eu l’aplomb de venir te relancer chez toi ?

— Non. Elle m’a écrit qu’elle m’attendrait sur cette terrasse, aujourd’hui, à deux heures. Je l’y ai trouvée. Elle était arrivée avant moi. Nous nous sommes assis sur un banc et nous avons causé longuement. Elle vient de me quitter pour aller voir à Saint-Mandé son ancienne maîtresse de pension. Elle craint que Mme de Malvoisine ne la calomnie auprès de cette dame.

— Et elle n’a pas tort. La comtesse va faire de son mieux pour lui nuire. Mais je verrai, moi aussi, Mme Valbert et je lui parlerai de son ancienne élève. C’est une brave femme que cette marchande de soupe. Je l’ai connue par hasard en allant voir la fille d’un de mes anciens camarades de régiment qui était sa pensionnaire. Mais, résumons-nous, car je vais te lâcher. On m’attend chez moi. Il est donc convenu : primo, que tu renonces à Satan et à ses œuvres… c’est-à-dire au nommé Gustave et aux opérations de Bourse.

— Oh ! sans regret.

Secundo, que je me charge de rembourser l’usurier qui t’a prêté. Je serais même bien aise de le rembourser tout de suite, afin que ta signature ne traîne pas entre ses mains et tu vas me faire le plaisir d’aller le prévenir que d’ici à deux jours, tu retireras ton billet.

— Je ne demande pas mieux.

Tertio, enfin, que je vais m’occuper de ta protégée. Je tâcherai de lui faire obtenir une audition aux Fantaisies Lyriques, et d’autre part, je t’aiderai dans tes recherches… je me sens même de force à t’accompagner dans tes voyages de découvertes… au Havre ou ailleurs.

Maintenant j’ai dit, et j’ai besoin d’être seul. File au pas accéléré et viens déjeuner demain matin.