Rubens et la galerie de Médicis

Rubens et la galerie de Médicis
RUBENS
ET
LA GALERIE DE MÉDICIS

La suite des tableaux de la galerie de Médicis que nous possédons au Louvre constitue sinon la meilleure, du moins la plus importante des œuvres de Rubens. Cependant non seulement le public, mais la plupart des artistes eux-mêmes ne regardent ces tableaux qu’avec indifférence. Sans doute, leur valeur est très inégale. Dans quelques-uns d’entre eux les abus de l’allégorie se font par trop sentir et l’exécution de plusieurs autres dénote aussi la part, souvent assez grande, qu’y ont prise les collaborateurs du maître. Mais les défauts qu’il convient d’y reconnaître ne lui sont pas toujours imputables. Il en est qui tiennent à la nature même des sujets qu’il a traités, sujets qui lui étaient parfois imposés et dans des conditions qui ajoutaient encore aux difficultés de sa tâche. L’histoire de cette commande, les divers séjours faits à Paris par l’artiste à ce propos, ses relations avec la cour, les circonstances dans lesquelles il peignit ces grandes toiles, et l’accueil qui leur était réservé, tout cela forme un chapitre curieux de la vie de Rubens. En étudiant de plus près l’ensemble de ce travail et en faisant entre les divers morceaux qui le composent les distinctions nécessaires, je voudrais essayer de montrer tout l’intérêt qu’il mérite et la place qu’il occupe dans son œuvre.


I

Rubens était dans toute la maturité de son talent quand Marie de Médicis songea à lui confier la décoration du palais qu’elle s’était fait construire à Paris. Sans parler de la célébrité de son nom déjà répandue dans toute l’Europe, Rubens n’était pas un étranger pour la reine de France. Celle-ci avait pu entendre parler de lui par sa sœur Eléonore, la femme du duc Vincent de Gonzague au service duquel le peintre était resté pendant près de huit ans en Italie. Malgré leur séparation, les deux sœurs n’avaient pas cessé d’entretenir des relations très affectueuses. Elles échangeaient à chaque instant des lettres et de menus cadeaux de fleurs, de coiffures ou d’autres objets de toilette qu’elles s’amusaient à confectionner elles-mêmes. De son côté, Henri IV, qui trouvait le duc de Mantoue « beau joueur et beau diseur », se montrait pour lui plein d’affabilité. Peu de jours après la naissance de Louis XIII, faisant part de cet événement à son beau-frère, il l’assurait « de la bonne disposition de sa femme et de leur fils qui, disait-il, sera nourri à aimer les vôtres comme vous l’êtes du père », et dans la même lettre[1], il priait Eléonore d’être la marraine du jeune dauphin, ajoutant qu’à sa venue en France, « elle sera honorée et chérie comme elle le mérite. » Pour répondre à tant de bonne grâce, Vincent de Gonzague, qui avait déjà permis à sa troupe de comédiens italiens — alors très recherchée dans toutes les cours — de se rendre à Paris, pensa aussi un moment à y envoyer Rubens. Pendant que « son peintre » se trouvait en Espagne, il l’avait fait prier par son résident de repasser par la France afin d’ajouter à sa galerie de Beautés célèbres les images des plus jolies femmes de la cour, car il savait Henri IV très expert en ces matières. Mais Rubens avait habilement décliné la proposition et détourné vers son confrère Pourbus, mieux désigné à cet effet, une besogne qu’il jugeait indigne de lui.

C’est environ deux ans après l’assassinat d’Henri IV, que Marie de Médicis, qui jusque-là avait habité le Louvre, conçut le projet d’avoir une résidence à elle et se décida à faire construire le palais du Luxembourg dans un quartier alors assez désert, mais où s’étaient déjà bâtis quelques beaux hôtels, notamment celui de Concini, son favori. Les travaux, commencés en 1613, avaient été dirigés par Jacques de Brosses qui, sur l’ordre de la reine mère, chercha dans son plan à se rapprocher le plus possible du style du palais Pitti où elle avait été élevée. La magnificence des jardins répondait à celle des constructions et l’architecte y avait amené de quatre lieues, par l’aqueduc d’Arcueil, l’eau des fontaines de Rongy dans des réservoirs voisins de la Grotte de Polyphème, restaurée de nos jours. Cependant Marie de Médicis était à peine établie dans son palais qu’elle le quittait en 1617, à la suite du meurtre du maréchal d’Ancre et du pillage de son hôtel. Son exil et sa captivité à Blois l’ayant pour quelque temps éloignée de Paris, elle venait d’y rentrer après l’accord de Brissac conclu entre elle et son fils, par l’intermédiaire de Richelieu, le 12 août 1620. Installée de nouveau au Luxembourg, elle avait résolu d’orner de peintures la grande galerie disposée à côté de ses appartemens de réception. Les parois de cette galerie qui devaient être décorées présentaient une surface considérable et vers la fin de 1621, le trésorier de Marie de Médicis, Claude de Maugis, abbé de Saint-Ambroise, avait été averti par le baron de Vicq, ministre des Flandres espagnoles auprès du roi de France, de la convenance qu’il y aurait à confier ce travail à Rubens, comme étant le seul artiste de cette époque capable de mener à bien une entreprise aussi importante. L’abbé de Saint-Ambroise passait pour s’y connaître en peinture et il s’entremit auprès de la reine pour lui faire approuver le choix de Rubens. Celui-ci, prévenu de cet honneur, alla prendre congé de l’infante Isabelle, qui non seulement lui donnait son agrément, mais le chargeait de remettre de sa part à Marie de Médicis une petite chienne portant un collier garni de plaques émaillées. Nul doute que, dès lors, la princesse, devenue par la mort récente de son mari gouvernante des Flandres, n’ait en même temps prié Rubens, en qui elle avait une extrême confiance, de ne rien négliger pour se rendre compte des dispositions de la cour de France et pour nouer toutes les relations qui lui sembleraient utiles afin d’être exactement informé de ce qui s’y passait.

Dès le 11 janvier 1622, une lettre de Fabri de Peiresc à son ami le jurisconsulte J. Aleander nous apprend que Rubens était déjà à Paris. Il s’y trouvait encore le 11 février suivant, car, à cette date, Jean Brueghel, écrivant d’Anvers à son protecteur le cardinal Borromée à Milan, l’avertit que Rubens, « son secrétaire »[2], est pour le moment en France où il a été mandé par la reine mère. On peut penser que, dès son arrivée, il s’était fait présenter à Marie de Médicis, et qu’avec son usage du monde et sa distinction naturelle il avait bien vite gagné ses bonnes grâces. Prudent et avisé comme il l’était, il avait pu aussi se renseigner promptement sur la situation assez compliquée au milieu de laquelle il lui fallait se mouvoir. La détermination des sujets qu’il aurait à traiter était particulièrement difficile. Suivant les habitudes de ce temps la reine, sans fausse honte, avait donné elle-même, comme programme des compositions destinées à sa galerie, l’histoire ou pour mieux dire l’apologie de sa propre vie. Une galerie parallèle, disposée symétriquement dans l’autre aile du palais, était réservée pour recevoir ultérieurement des peintures consacrées à la vie d’Henri IV.

Si accidentée qu’eût été l’existence de Marie de Médicis, il n’était pas aisé d’en tirer, à ce moment, des images pittoresques. A distance, libre de ses allures et pouvant choisir à son gré les épisodes qui lui sembleraient le mieux se prêter à une pareille destination, Rubens n’aurait pas été embarrassé. Il ne manquait pas de témoins pour l’aider à reconstituer la représentation d’événemens qui s’étaient passés publiquement et dont le souvenir récent restait gravé dans la mémoire de tous. Mais les épisodes les plus saillans de cette histoire étaient ceux-là mêmes qu’il fallait taire ou tout au moins travestir. Sous peine de froisser des passions toujours vives ou de réveiller des animosités mal éteintes, l’artiste, pour ne pas se hasarder sur un terrain dangereux, devait louvoyer entre des écueils ou s’en tenir à des banalités. Henri IV n’avait pas été, (tant s’en faut, un mari modèle. Dans ses rapports avec lui, la reine, au lieu de la douceur et de la patience qu’eussent commandées une dignité ou une vertu plus hautes, avait toujours montré cet esprit d’intrigue et cette soif de pouvoir qui, après la mort du roi, devaient amener avec son fils des démêlés si nombreux et agiter si profondément la France.

Tant bien que mal, on était cependant parvenu à fixer le choix d’un certain nombre de sujets. Pour les premiers tableaux de la série consacrés au début de la vie de Marie de Médicis, à sa naissance et à son éducation, tout s’arrangeait à souhait et l’adulation qui était de règle à ce propos trouvait amplement matière à s’exercer. La jeune princesse ne manquait pas de beauté; élevée à la cour des Médicis, où depuis longtemps les arts et les lettres étaient en honneur, elle avait reçu une instruction en rapport avec son rang. Déjà, avec la Présentation du Portrait de Marie de Médicis à Henri IV, les entorses à la vérité s’accusaient plus marquées et plus vives. L’amour, on le savait assez, était complètement étranger au choix que le roi de France avait fait de sa future épouse. Quand, à la suite de son divorce avec la reine Marguerite, il s’était résolu à un second mariage, il avait un moment songé à l’infante Claire-Isabelle-Eugénie, gouvernante des Flandres, et « il se serait accommodé d’elle, bien que vieille et laide, si avec elle il avait épousé les Pays-Bas[3]. » Il eût bien voulu aussi que Sully pensât à Gabrielle d’Estrées ; mais ce qu’il appréhendait par-dessus tout c’était une alliance avec la maison de Médicis, avec cette race d’où sortait « la reine mère Catherine qui avait fait tant de maux à la France. » Cependant les obligations de toute sorte qu’il avait au grand-duc de Toscane et les sommes considérables qu’il lui devait l’avaient décidé à passer outre, et les longues négociations auxquelles donna lieu ce mariage, eurent surtout pour objet une augmentation de la dot de la princesse, suffisante pour remettre à flot le trésor royal. Une fois les accords faits, la fiancée toute à la joie des grandeurs auxquelles elle était destinée, avait eu un moment l’espoir de toucher le cœur de ce barbon qui approchait de la cinquantaine. Il se montrait, de loin, plein d’attentions. Voulant que sa fiancée fût habillée à la mode de France, il lui envoyait « des poupines » pour lui servir de modèles et, toujours gaillard, il la priait de prendre grand soin de sa santé pour que, dès son arrivée, « ils pussent faire un bel enfant qui fît rire ses amis et pleurer ses ennemis. » Mais l’illusion ne fut pas de longue durée. Quand, mariée par procuration à Florence, la princesse, après une traversée fort pénible, abordait avec sa riche galère à Marseille, sa déception avait été très vive de trouver pour la recevoir, non pas son mari, mais le chancelier, qu’il avait envoyé à sa place. A Lyon, où la cérémonie officielle avait enfin eu lieu, l’époux volage était déjà retombé sous la domination de ses maîtresses, et il allait bientôt infliger à sa nouvelle compagne la honte d’admettre à sa table, à côté d’elle, Henriette d’Entraigues. Ainsi commencée, la vie conjugale n’avait été qu’une suite de brouilles et de tiraillemens continuels.

On ne pouvait oublier, non plus, que le Couronnement de la Reine à Saint-Denis, que Marie de Médicis avait tenu à introduire dans le programme des peintures de sa galerie parce qu’il lui rappelait tous les enivremens d’un pouvoir qu’elle avait ardemment convoité, n’avait précédé que d’un jour seulement l’assassinat de son mari. Sa douleur avait été à peine décente et, sans ajouter foi aux terribles accusations qui furent à ce moment portées contre elle, il ne fallait pas, en réalité, s’attendre à la voir beaucoup pleurer celui qui lui avait imposé de si nombreuses humiliations. Avec la régence, qui marquait le point culminant de sa prospérité, des difficultés de toute sorte allaient surgir, comme pour justifier les paroles prophétiques attribuées par Richelieu à Henri IV: « La fin de ma vie, aurait dit le prince, sera le commencement de vos peines... D’une chose, en tout cas, puis-je vous assurer, c’est qu’étant de l’humeur dont je vous connais et prévoyant celle dont votre fils sera, vous entière, pour ne pas dire têtue, et lui opiniâtre, vous aurez sûrement maille à partir ensemble. » La suite ne l’avait que trop prouvé. Mais jusque-là du moins, à la distance où l’on était de ces événemens, il n’y avait aucun danger à n’en présenter que les beaux côtés, fût-ce au prix de quelque mensonge. La chose devenait plus difficile avec des faits plus récens. Après tant de paix boiteuses ou de raccommodemens peu sincères entre la mère et le fils, la dernière réconciliation serait-elle plus durable? De part et d’autre, chacun gardait ses ressentimens comme ses espérances, et il était assez évident qu’avec une situation aussi tendue, tout ce qui, dans le choix des épisodes et dans la façon de les traiter, tendrait à la glorification de la conduite de la reine, pourrait du même coup prendre un air de blâme vis-à-vis du jeune roi.

On était arrivé cependant à s’accorder sur quinze des sujets à représenter : la Naissance de la Reine, l’Education, la Présentation du portrait, la Réception de l’Anneau, l’Arrivée à Marseille, l’Arrivée à Lyon, la Naissance du Dauphin, le Couronnement, la Mort du Roi et la Régence, la Prise de Juliers, la Paix de la Régence, le Conseil des Dieux, le Mariage de Louis XIII, le Mariage de la Reine d’Espagne et enfin la Remise du gouvernement entre les mains du roi. Quatre autres sujets qui devaient être compris entre ce dernier tableau et le précédent avaient été réservés pour être déterminés plus tard.

Les débats auxquels donna lieu ce programme auraient suffi pour montrer à Rubens à quel point sa tâche était délicate. Aussi, avec son esprit net et pratique, avait-il tenu à se préserver du contrôle continu auquel il aurait été soumis si, obligé de travailler à Paris, il eût été exposé à tous les commentaires et les commérages de la cour. Il fut donc convenu qu’il aurait toute latitude pour peindre à Anvers ces grands ouvrages; mais il devrait se mettre aussitôt à la besogne et revenir à Paris lorsque huit ou dix de ces peintures seraient terminées afin de voir l’effet qu’elles produiraient en place. Une somme de 20 000 écus lui était allouée pour la décoration des deux galeries. Rubens n’avait pas négligé d’ailleurs de s’entourer des renseignemens qu’il jugeait nécessaires pour son travail et il avait fait d’après Marie de Médicis deux croquis, légèrement indiqués au crayon et à la sanguine, pris l’un de profil, l’autre de trois quarts, et qui appartiennent au musée du Louvre. Il avait su, sans doute aussi, se concilier la bienveillance du roi Louis XIII, car celui-ci l’avait chargé en même temps d’une autre commande également très importante, celle d’une suite de douze compositions destinées à être reproduites en tapisseries et représentant L’Histoire de Constantin. C’était là un travail fait pour lui plaire et rien ne lui était plus facile que de traiter un sujet auquel la suite des cartons déjà exécutés par lui pour l’Histoire de Decius Mus l’avait préparé et qu’avec sa connaissance de l’antiquité romaine, il pouvait très rapidement mener à bonne fin.

On conçoit que les démarches et les débats nécessités par ces commandes avaient pris bien du temps. Mais Rubens trouvait à se dédommager de ces ennuis dans le commerce des hommes distingués avec lesquels il avait à ce moment noué des relations. Ce n’était pas cependant parmi les peintres qu’il pouvait rencontrer des fréquentations à son goût. La France n’en comptait guère alors qui fussent un peu en vue. Martin Fréminet venait de mourir en 1619, et les artistes de la génération nouvelle, que leurs aspirations portaient vers l’Italie, allaient peu à peu s’y fixer. Simon Vouet, parti en 1612, y restait jusqu’en 1627. Poussin, âgé alors de vingt-huit ans, mais employé jusque-là à des travaux secondaires, n’avait encore rien produit qui pût attirer sur lui l’attention, et deux ans après, d’ailleurs, il partait aussi lui-même pour Rome, où Valentin et Claude Lorrain devaient bientôt le suivre pour y demeurer, comme lui, jusqu’à leur mort. Quant à la colonie étrangère établie à Fontainebleau, aux Italiens qu’y avait attirés François Ier et aux Flamands, comme Ambroise Dubois et Toussaint Dubreuil, qui les avaient remplacés, le talent, bien plus encore que les occasions de se produire, manquait à leurs successeurs. A Paris, François Fourbus, mandé depuis 1610 à la cour avec le titre de peintre du roi, avait bien pu, dans ses portraits froids et corrects, reproduire les images sèchement exactes des souverains et des grands seigneurs de son temps ; il échouait complètement, au contraire, dans ses essais de tableaux allégoriques, notamment dans une Minorité et une Majorité de Louis XIII, deux grandes toiles, aujourd’hui disparues, qui lui avaient été commandées pour l’Hôtel de Ville de Paris. Par une étrange coïncidence après avoir été réunis, Rubens et lui, au début de leur carrière, à la cour de Mantoue, ils se trouvaient de nouveau rapprochés à la cour de France. Mais tandis que Rubens entrait à ce moment dans sa pleine maturité, Pourbus s’éteignait, à peine âgé de cinquante-deux ans, et, le 19 février 1622, il était enterré à l’église des Petits-Augustins, peut-être le jour même où son glorieux compatriote quittait Paris pour retourner à Anvers.

On comprend qu’en présence de cette pénurie de talens, Marie de Médicis se fût adressée à Rubens et que celui-ci ne trouvât guère avec qui frayer parmi ses confrères. En revanche, la société parisienne lui offrait alors une élite d’esprits cultivés, alliant à une grande force de bon sens toutes les grâces et tout le charme de l’urbanité. C’est alors, en effet, que Rubens fit la connaissance personnelle de Claude Fabri de Peiresc, un des érudits les plus éminens et les plus aimables de cette époque. Né le 1er décembre 1580 à Belgentier, en Provence, Peiresc était presque du même âge que lui, et bien des affinités dégoûts devaient les rapprocher l’un de l’autre. Tous deux avaient séjourné en Italie pendant leur jeunesse et, en y prenant une pareille passion pour l’antiquité, ils avaient commencé dès lors à collectionner des marbres, des bronzes, des pierres gravées et des médailles. Libre, jouissant d’une fortune indépendante, Peiresc, après avoir terminé ses études de droit à l’université de Padoue, avait d’abord embrassé la carrière diplomatique. Nommé ensuite conseiller au parlement d’Aix, il partageait son temps entre cette ville, son domaine de Belgentier, dont il avait fait une sorte de Jardin d’acclimatation, et Paris où il comptait pour amis les de Thou, et surtout les frères Du Puy, bibliothécaires du roi, comme lui curieux de toutes les nobles études. Ayant depuis longtemps entendu parler de Rubens, il avait le plus grand désir de le voir. De son côté, l’artiste était déjà l’obligé de Peiresc; c’est, en effet, grâce à l’entremise de ce dernier que sur la prière de Gevaert, leur ami commun, il venait d’obtenir en 1619 un privilège du roi Louis XIII pour la vente de ses gravures en France. En envoyant à Gevaert la notification de ce privilège, avec prière de la transmettre « à son grand ami M. Rubens », Peiresc ajoutait qu’il aurait vivement souhaité « pouvoir faire un voyage à Anvers[4], surtout pour avoir la vue de ces belles têtes de Cicéron, de Sénèque et de Chrysippus dont il lui déroberait possible un petit griffonnement sur du papier, s’il lui permettait. » Rubens, quelque temps après, avait témoigné sa gratitude pour le service qui lui était ainsi rendu, par l’envoi de quelques-unes des meilleures planches exécutées d’après ses œuvres et par la promesse d’y joindre, dès qu’il le pourrait, des dessins de ses bustes antiques. Il craignait, disait-il, d’avoir été indiscret vis-à-vis de Peiresc et « de ne pas avoir de quoi s’en revancher à son endroit. » Dans ces conditions, on le comprend, la connaissance fut vite faite, et Rubens, introduit dans le cercle des intimes de Peiresc, forma avec ce dernier une amitié et entretint avec lui une correspondance qui devaient durer jusqu’à la mort du savant français. Ils allaient de compagnie visiter les collections royales et les cabinets des curieux, qui s’étaient formés en grand nombre à Paris dès la fin du siècle précédent, et comme plusieurs d’entre eux avaient été dispersés par suite des troubles du royaume, Rubens trouvait peut-être aussi l’occasion de faire pour son compte des achats destinés à accroître les richesses déjà réunies par lui dans son palais d’Anvers. En tout cas, les sujets de conversation ne pouvaient manquer entre des amis qui s’intéressaient à tant de choses, à la littérature, aux sciences naturelles, à la politique, surtout à l’archéologie qui leur tenait le plus au cœur. Nous trouvons l’écho du plaisir qu’un tel commerce procurait à Peiresc dans une lettre qu’à la date du 22 février 1622, il écrivait à Gevaert pour le remercier de lui avoir valu « la bienveillance de M. Rubens, ne pouvant assez se louer de son honnêteté, ni célébrer assez dignement l’éminence de sa vertu et de ses grandes parties, tant en l’érudition profonde et connaissance merveilleuse de la bonne antiquité qu’en la dextérité et rare conduite dans les affaires du monde ; non plus que l’excellence de sa main et la grande douceur de sa conversation, en laquelle il a eu le plus agréable entretien qu’il eût eu depuis fort longtemps, durant le peu de séjour qu’il a fait à Paris » ; et Peiresc termine en enviant Gevaert de pouvoir à son gré jouir de la société d’un homme pareil.


II

Quelles que fussent les séductions d’une telle intimité, Rubens avait hâte de retrouver son foyer et son travail. L’ouvrage si considérable dont il était chargé devait être terminé promptement, par crainte de voir les événemens modifier les résolutions prises, aussi bien que pour donner satisfaction à l’impatience de Marie de Médicis. Le 4 mars 1622, l’artiste était rentré à Anvers où il se mettait aussitôt à la besogne. A distance, en y réfléchissant, avec son bon sens et sa perspicacité habituelle, il s’était mieux encore rendu compte des difficultés de sa tâche. C’était la reine mère qui lui faisait cette commande et c’était l’histoire de sa vie qu’il avait à peindre; mais, dans les démêlés qu’elle avait eus avec son fils, il était bien délicat de se prononcer, car, en fait, celui-ci était le maître. Sous peine de le froisser, il fallait éviter de prendre parti. On était entré, il est vrai, dans une période d’apaisement; mais, avec le caractère fermé de Louis XIII, l’esprit d’intrigue de sa mère, la fausseté de Gaston d’Orléans, avec les passions et les intérêts opposés qui divisaient la cour, combien durerait cette trêve ? Des vies plus unies, des natures plus franches et plus droites, des situations moins ambiguës auraient permis le langage de l’histoire. En présence de tant de souvenirs, qu’il valait mieux ne pas réveiller, il eût été imprudent de trop préciser. Ce n’est qu’en biaisant et en faisant un large emploi de l’allégorie qu’on pouvait se tirer d’affaire: elle seule permettait de se tenir dans le vague et, toutes les fois qu’il en serait besoin, de se réfugier dans le nuage. L’allégorie, du reste, était alors très à la mode et, après l’avoir vue fort en honneur en Italie, Rubens lui-même l’avait déjà beaucoup pratiquée. Il était trop avisé pour n’y pas recourir en cette occasion, mais il est permis de trouver qu’il en a un peu abusé. Parfois, à force d’envelopper sa pensée, il aboutit à de véritables rébus ; mais l’excès même de ces subtilités n’était pas pour déplaire à cette époque et, à propos de certains sujets plus particulièrement scabreux, il n’était pas mauvais, tout en stimulant la curiosité, de laisser la porte ouverte à des interprétations qui, bien que contradictoires, pouvaient également se soutenir.

Les mesures des panneaux données par l’architecte avaient été transmises par Peiresc à Rubens (7 et 8 avril 1622) et quelques modifications au programme primitif lui avaient aussi été prescrites : on avait supprimé le Conseil des Dieux et la Prise de Juliers, ainsi qu’un tableau que Peiresc appelle le Flamine et auquel il semble que Rubens tenait beaucoup[5]. Le 10 mai 1622, l’artiste soumettait le plan général de la décoration dont il avait lui-même peint les esquisses. Seize d’entre elles appartiennent aujourd’hui à la Pinacothèque de Munich, cinq autres au musée de l’Ermitage et une à celui du Louvre. L’étude de ces esquisses et leur comparaison avec les œuvres définitives sont tout à fait intéressantes. Il semble qu’on y voit jaillir vive et spontanée la pensée de l’artiste dans toute sa netteté. Dès ce premier jet, le sens du pittoresque se manifeste par la silhouette mouvementée des lignes, par la pondération des masses, par l’heureuse répartition des valeurs. Tous ces élémens très amples, très méthodiquement conçus, constituent la charpente même de l’œuvre ; elle a été formellement arrêtée pour qu’il n’y ait plus à la remanier au cours du travail. Quant aux colorations, elles sont, au contraire à peine indiquées et très amorties. A leur aspect effacé, on dirait des grisailles. Çà et là seulement quelques légers frottis marquent les nuances : des bleus, des roses, des lilas pâles et très dilués, sur lesquels des rehauts de blanc presque pur, posés dans la pâte encore fraîche, accusent les lumières. Le peintre tâte lui-même son terrain ; sur ce fond neutre et transparent, il peut, à son gré, suivant l’harmonie qu’il veut obtenir, faire dominer une tonalité ou en opposer plusieurs entre elles. Les esquisses sont très explicites à cet égard; laissées très claires et fort au-dessous du ton réel, elles maintiendront les collaborateurs du maître dans une gamme moyenne qui lui permettra de reprendre franchement leurs ébauches, sans craindre de tomber dans la lourdeur ou l’opacité.

Rien, on le voit, n’est livré au hasard. Avec une apparence de fougue, Rubens a tout réglé, tout prévu à l’avance. En même temps qu’il se renseigne lui-même pour l’œuvre définitive, il en prépare l’exécution par ses élèves. Comme il a perdu, avec le départ de Van Dyck, le plus intelligent et le plus habile de ses collaborateurs, il faut qu’il surveille de plus près les aides dont le concours lui est indispensable, en traçant exactement à chacun la tâche la mieux appropriée à ses aptitudes spéciales. Justus van Egmont, Wildens, Snyders, peut-être aussi Lucas van Uden et Théodore van Tulden ont participé à l’exécution des peintures de L’Histoire de Constantin dont Rubens ne devait faire que les esquisses. Il y avait donc pour longtemps de l’ouvrage assuré pour tous et, comme une ruche, l’atelier allait fonctionner en pleine activité.

Le maître se réservait non seulement de donner un peu partout les retouches qui lui sembleraient nécessaires, mais de peindre les morceaux les plus en vue ou ceux qui l’intéressaient davantage et surtout les figures des personnages royaux. Quand les renseignemens dont il s’est muni à Paris ne lui suffisent pas, il réclame à ses correspondans des informations nouvelles. C’est ainsi qu’il demande à l’abbé de Saint-Ambroise s’il peut lui procurer « une ronde bosse de la tête de la reine », et celui-ci lui indique comme pouvant lui servir « une petite tête en bronze faite par Barthélémy Prieur qui était bon sculpteur. » Une autre fois, le peintre, pris de scrupules au sujet des attributs symboliques qu’il veut grouper autour de la naissance de Marie de Médicis, s’enquiert auprès de l’abbé si elle est née de jour ou de nuit, « pour savoir le signe qui dominait à sa naissance. » Avec son obligeance ordinaire, Peiresc sert souvent d’intermédiaire pour ces demandes. C’est lui qu’à la date du 1er août 1622, l’abbé charge d’avertir Rubens que la reine accepte le projet d’ensemble qui lui a été soumis, sauf la suppression de deux des compositions proposées : Comme la Reine va pour éprouver la résolution des dieux pour le mariage et Comme le Roi reçoit son épouse en présence de la reine mère. Le 15 septembre suivant, l’abbé, ayant appris que sept ou huit des tableaux sont assez avancés, presse Rubens pour qu’il vienne les mettre en place et qu’il apporte avec lui ses esquisses. Peiresc, à ce propos, soupçonnait fort Maugis de chercher par ces instances à s’approprier ces esquisses. L’événement lui a donné raison, car, sans doute pour reconnaître le prix de son intervention, Rubens les avait laissées entre ses mains. C’est de sa collection, en tout cas, qu’elles ont pour la plupart passé dans celle de l’électeur de Bavière et de là à la Pinacothèque de Munich<ref> Les cinq qui sont la propriété de l’Ermitage ont appartenu à Crozat. < :ref>. Cependant, loin de se rendre aux sollicitations dont il était l’objet, l’artiste, tout en se conformant au programme qui lui avait été tracé relativement à la détermination des sujets, entendait bien conserver autant qu’il le pourrait toute sa liberté pour leur exécution.

Avec une franchise amicale, Peiresc, ainsi qu’il l’avait promis, communique à Rubens ses observations sur les compositions projetées. Dans une lettre datée du 25 septembre, il lui rappelle qu’il assistait à Florence (le 5 octobre 1600) au mariage par procuration de Marie de Médicis avec Henri IV. « J’ai vu avec plaisir, lui dit-il, que vous étiez aussi présent aux épousailles de la reine mère à Sainte-Marie-des-Fleurs et dans la salle du Banquet. Je vous remercie de m’avoir remis en mémoire l’Iris qui comparut à la table, avec cette Victoire romaine en habit de Minerve et qui chanta avec tant de douceur. Je regrette beaucoup que nous n’ayons pas à ce moment-là contracté ensemble cette amitié qui nous lie maintenant. » Discutant certains détails introduits par l’artiste dans ce tableau, il lui signale comme inexacts le groupe de la Pietà qui domine la scène et le chapeau de cardinal posé sur l’autel ; mais Rubens dans sa réponse maintient la véracité de ces détails qui étaient restés gravés dans sa mémoire.

Peu de temps après, vers la fin de novembre 1622, les quatre premiers cartons de l’Histoire de Constantin étant terminés, Rubens les avait envoyés à Paris. Peiresc, à la date du 1er décembre, s’empresse de lui communiquer l’impression qu’ils ont produite sur ceux qui les ont vus : « MM. de Loménie, de Fourcy, de Saint-Ambroise, de la Baroderie, Jacquin et Dunot, qui sont presque tous de ceux que le roi charge de l’inspection des travaux publics. » Comme Peiresc avait été mis au courant par l’artiste des détails des sujets traités par celui-ci, il a pu leur expliquer ses intentions. D’autres personnes étant survenues, entre autres l’archevêque de Paris, les spectateurs ont échangé entre eux leurs observations. Ils ont été unanimes à louer la « profonde connaissance des costumes antiques et l’exactitude avec laquelle ils ont été rendus, jusqu’aux clous des chaussures. » Cependant plusieurs critiques ont été faites sur la pose de certaines figures, notamment sur la façon dont leurs jambes sont arquées. Tout en défendant de son mieux son ami auquel il a entendu vanter « la belle courbure des jambes du Moïse de Florence et du saint Paul », Peiresc n’est pas éloigné de partager l’opinion généralement exprimée par les assistans que, « si c’est là l’effet de quelque défaut ou une particularité nationale, car il y a des pays où tout le monde est bancroche, il ne faut pas le généraliser. Les statuaires de l’antiquité ont proscrit cette forme ; Michel-Ange, Raphaël, le Corrège, Titien ont fait de même. Si vous ne vous décidez pas, ajoute-t-il, dans les tableaux de la galerie où vous aurez des jambes arquées, à chercher des poses naturelles, c’est une chose très certaine que vous retirerez peu de satisfaction, ayant à compter ici avec des étourdis qui n’aiment pas ce qui contrarie leur sentiment. » Puis, après quelques autres critiques, que poliment il présente sous une forme dubitative, Peiresc, pour expliquer sa franchise, termine ainsi : « Vous avez voulu que je vous fisse un rapport en toute liberté; j’aurais cru manquer à ce devoir si je vous avais caché ce détail. Vous m’excuserez, j’en suis sûr, en faveur de mon affection et de l’opinion que je professe que les amis ne peuvent pas manquer de se rendre de pareils services les uns aux autres. » Nous ne possédons malheureusement pas la réponse faite par Rubens à ces observations. Mais Peiresc lui écrivait aussitôt, pour l’assurer du plaisir qu’il avait eu à lire ses raisons : « Qu’il aurait soin de se servir des idées du peintre, à sa première rencontre avec des critiques qui ne savent ce qu’ils disent. » De fait, le maître, dans la suite de son travail, ne tint aucun compte de remarques qui, il faut bien le reconnaître, étaient assez fondées. On peut, en effet, se convaincre de la disposition de l’artiste à exagérer, dans certains de ses personnages, cette courbure des jambes qui n’est justifiable ni au point de vue de la correction, ni au point de vue du style. Non seulement on en trouverait maint exemple dans la série de l’Histoire de Constantin, mais elle a persisté dans plusieurs compositions de la galerie de Médicis, notamment dans la figure d’Henri IV, soit dans le tableau du Portrait de la Reine, soit dans le Départ pour la guerre d’Allemagne. Malgré tout, les tapisseries de Constantin, dont notre Garde-Meuble possède deux suites complètes sortant d’ateliers différens, ont grande tournure et présentent dans leur ensemble un aspect très décoratif.

La place réservée dans le palais du Luxembourg aux peintures de la vie de Marie de Médicis s’étant trouvée plus considérable qu’on ne l’avait estimée d’abord, des dimensions plus grandes furent assignées à trois des tableaux projetés : le Couronnement de la Reine, l’Apothéose d’Henri IV dont le sujet fut réuni à celui de la Régence, et le Gouvernement de la Reine. Placées à l’une des extrémités de la galerie, ces grandes toiles devaient ainsi partager en deux la série des dix-huit autres compositions encadrées entre les fenêtres dont cette galerie était percée symétriquement ; neuf sur le jardin et neuf sur la cour. La petite paroi entre les deux portes donnant accès à la chambre de la reine recevrait les portraits du père et de la mère de Marie de Médicis, disposés de chaque côté d’une cheminée au-dessus de laquelle un espace avait été ménagé pour son propre portrait. Les mesures nouvelles des grands tableaux furent envoyées à Rubens dès le commencement de novembre 1622. Il eut donc à modifier l’esquisse déjà faite du Couronnement de la Reine pour lui donner plus de développement[6]. A raison du court espace de temps qui lui était laissé pour l’achèvement total, il n’y avait pas un moment à perdre. Vers le commencement du mois de mai 1623, la reine mère ayant appris que l’artiste avait terminé un certain nombre de tableaux, le fit prier par l’abbé de Saint-Ambroise de les apporter à Paris pour juger de l’effet qu’ils produiraient en place. Dès le 29 mai suivant, l’artiste était arrivé d’Anvers avec neuf de ses toiles qu’il faisait immédiatement retendre sur châssis. De son côté, Marie de Médicis venait exprès de Fontainebleau afin de voir les peintures. Au dire non seulement de Peiresc (lettre du 23 juin à J. Aleander) mais du représentant du duc de Mantoue, Giustiniano Priaudi (dépêche du 15 juin), elle les avait trouvées « admirablement réussies. » Ainsi encouragé, Rubens était reparti dès qu’il l’avait pu, afin de poursuivre sa tâche. Quelque zèle qu’il y mît, on pense bien que sa prodigieuse activité lui permettait de mener encore de front d’autres occupations.

Sans parler de sa correspondance, toujours très étendue, il trouve aussi le temps de suffire aux nombreuses commandes de tableaux qui lui sont faites. Mais la sûreté et la prestesse de son travail sont telles que, dès le 12 septembre 1634, il peut écrire à M. de Valavès, le frère de Peiresc, qu’il espère avoir terminé les peintures de la galerie dans six semaines et le rencontrer à Paris lorsqu’il y viendra. Il pense également assister aux fêtes du mariage de la princesse Henriette de France avec Charles Ier, qui devait avoir lieu vers le carnaval. Il avait raison de se presser, car, bientôt après, il recevait l’ordre de se trouver à Paris avec tous ses tableaux, au plus tard le 4 février 1625, et comme si ce n’était pas encore assez de ce labeur excessif, « qui fait de lui l’homme le plus occupé et le plus oppressé du monde », en même temps que l’abbé de Saint-Ambroise lui transmet ses instructions à cet égard, il y joint « la mesure d’une pièce que le cardinal de Richelieu voudrait de sa main, laquelle lui déplaît n’être pas plus grande, car il n’a garde de manquer à son service. » Malgré toute son assiduité à sa tâche, Rubens était forcé de reconnaître qu’il ne pouvait être tout à fait prêt pour la date indiquée. Le plus prudent était donc dès ce moment de ne plus travailler aux tableaux afin de les laisser sécher et de partir pour être à Paris à l’époque convenue, quitte à y achever ceux qui n’étaient pas terminés et à les retoucher tous sur place.

Dès son arrivée, l’artiste avait installé son atelier au Luxembourg[7]. Il était ainsi mieux à portée, non seulement pour finir la grande toile du Couronnement de la Reine, dans laquelle entraient de nombreux portraits de personnages de la cour, mais aussi pour exécuter une nouvelle composition destinée à remplacer celle de Marie de Médicis quittant Paris, qui figurait dans le programme primitif. L’esquisse de la Pinacothèque justifie assez la décision prise à cet égard. On s’était avisé un peu tard qu’il valait mieux supprimer un pareil épisode dans lequel les génies de la Haine et de la Calomnie semant la discorde entre la mère et le fils, la Fureur tenant en main sa torche, l’Astuce portant un renard sur ses bras, et jusqu’à un chien aboyant contre la reine, formaient un ensemble de détails par trop significatifs. Il fut convenu que ce sujet irritant serait remplacé par celui de la Prospérité de la Régence, qui, tout en faisant honneur à la reine mère de la prétendue prospérité du royaume sous son administration, n’aurait cependant rien d’offensant pour le roi. Mais c’était là un surcroît de besogne ajouté à toute celle qui restait encore à faire. Fort heureusement la date des fiançailles de la princesse Henriette, à laquelle était aussi fixée l’inauguration de la galerie, se trouva retardée jusqu’au 8 mai 1625, et, grâce à ce répit, Rubens pouvait espérer suffire en temps utile à une tâche aussi considérable.

III

Il ne fallait pas seulement la prodigieuse activité du maître pour venir à bout d’un pareil travail ; mais les conditions mêmes dans lesquelles il avait à l’exécuter étaient de nature à rebuter tout autre que lui. De Piles nous apprend, en effet, « qu’en peignant il pouvait parler sans peine et que, sans quitter son ouvrage, il entretenait facilement ceux qui le venaient voir. La reyne Marie prenait même un si grand plaisir à sa conversation, que pendant tout le temps qu’il travailla aux deux tableaux qu’il a faits à Paris, de ceux qui sont dans la galerie du Luxembourg, Sa Majesté était toujours derrière lui, autant charmée de l’entendre discourir que de le voir peindre. Elle voulut un jour lui faire voir son cercle, afin qu’il jugeât de la beauté des dames de la cour et, les ayant toutes regardées attentivement : « Il faut, dit-il, en montrant celle qui lui paraissait la plus belle, que ce soit la princesse de Guéménée. » Ce l’était, en effet, et sur ce que M, Bautru[8] lui demanda s’il la connaissait, il répondit qu’il n’avait jamais eu l’honneur de la voir et qu’il n’en avait parlé que sur ce qu’on lui avait dit de la beauté de cette princesse. »

À ces divers traits on reconnaît l’homme du monde, délié, au courant des usages et sachant à l’occasion placer son mot. Si, le plus souvent, absorbé par son travail, il n’écoutait que d’une oreille distraite les futilités qui se débitaient autour de lui dans un pareil milieu, parfois, au contraire, il avait besoin de toute son attention, de toute sa présence d’esprit pour suivre et diriger, sans jamais en avoir l’air, la conversation, pour l’amener sur les sujets qu’il voulait, pour interroger, tâter les gens et se rendre compte de leurs intentions, afin d’être à même de renseigner exactement la gouvernante des Flandres sur tout ce qu’il lui importait de savoir. A côté du peintre, en effet, le diplomate commençait à poindre chez Rubens. Dans la dernière lettre écrite par lui d’Anvers à M. de Valavès (10 janvier 1625), il a beau protester que « pour les affaires publiques il est l’homme le moins appassionné du monde, sauves toujours ses bagues et sa personne; mais que comme il estime tout le monde pour sa patrie, il croit que, partout il serait le bienvenu » ; ce sont là des assurances qu’il ne faut pas prendre à la lettre, puisque depuis quelque temps déjà, il se mêle de politique. Les quelques mots qu’il ajoute, en passant et comme sans y prendre garde, sur la situation de l’Europe, sur le siège de Bréda, mené par le marquis Spinola avec une telle opiniâtreté « qu’il n’y a force qui puisse secourir la ville, tant elle est bien assiégée », — et l’événement allait bientôt lui donner raison, — tout cela est bien placé pour être redit, pour montrer l’inutilité qu’il y aurait de la part de la France à secourir les révoltés de Hollande et l’intérêt supérieur qu’elle trouverait, au contraire, à s’allier avec le roi d’Espagne. Rubens prépare à l’avance son terrain, et sous le couvert de ces peintures dont il semble s’occuper exclusivement, il va pouvoir à son aise dresser ses batteries, nouer des relations et s’entremettre activement dans les négociations auxquelles depuis quelque temps déjà il est mêlé.

Dès le 30 septembre 1623, l’infante Isabelle, « en considération de son mérite et de ses services qu’il a déjà rendus au roi », avait fait à Rubens, sur la citadelle d’Anvers, une pension de 10 thalers par mois, pension que plus tard Philippe IV devait porter à 40 thalers. Ces « services rendus » au roi remontaient déjà à quelques années. De la date même où Isabelle les récompensait, les archives royales de Bruxelles possèdent une lettre de Rubens adressée au chancelier Pecquius, au sujet de pourparlers officieux, relatifs au renouvellement de la trêve entre l’Espagne et les Pays-Bas, pourparlers entamés par l’entremise d’un personnage désigné sous le nom du Cattolico et qui en réalité était un certain Jean Brandt, le propre neveu du beau-père de Rubens. En ces temps troublés, à côté des agens attitrés, chargés de la politique courante, bien des agens officieux proposaient ainsi leurs services : les uns spontanément, par désir de s’employer pour le bien public ; d’autres par intérêt et pour tirer un profit direct de leur intervention. Les souverains eux-mêmes, du reste, trouvaient expédient de recourir à ces intermédiaires qui leur permettaient, sans craindre de se compromettre, d’essayer des combinaisons dont ils étaient toujours à même de décliner la responsabilité. Plusieurs de ces agens, il est vrai, avaient été dans les derniers temps pris et même assez violemment molestés, sans qu’il fût possible d’agir directement en leur faveur. C’est ainsi que cette année même (1624), pour avoir voulu s’interposer entre les Espagnols et les Hollandais, le Père dominicain Michel Ophovius[9] s’étant sur de faux rapports, aventuré à Heusden, non seulement y avait été incarcéré, mais avait failli payer de la vie son imprudence. Cependant, s’il y fallait désormais plus de circonspection, ce n’était pas une raison de renoncer à des pratiques dont on avait pu apprécier l’utilité. L’Infante savait quels services elle était en droit d’attendre d’un homme tel que Rubens dont elle connaissait l’intelligence et le dévouement, et la commande qu’il avait reçue de la reine mère, le temps qu’il allait passer à Paris pour terminer et installer ces peintures, en éloignant de lui tout sujet de défiance, le mettaient en bonne situation pour bien observer la cour et dissimuler les démarches que, d’accord avec l’infante, il jugerait à propos de faire. Mais si grandes qu’eussent été ses précautions, le secret n’avait pas été si bien gardé que l’ambassadeur de France à Bruxelles, le sieur de Baugy, ne l’eût percé longtemps avant le départ de Rubens pour Paris. Dans une dépêche qu’à la date du 30 août 1624, il adressait au secrétaire d’Etat, d’Ocquerre, nous lisons en effet, les lignes suivantes : « Les propos d’une trêve ne sont point désagréables à l’Infante de quelque part qu’ils viennent, prêtant même tous les jours l’oreille à ceux que lui tient à ce sujet Rubens, peintre célèbre d’Anvers, connu à Paris, pour ses ouvrages qui sont dans l’hôtel de la reine mère, lequel fait plusieurs allées et venues d’ici au camp du marquis Spinola, donnant à entendre qu’il a pour ce regard quelque intelligence particulière avec le prince Henri de Nassau, de qui il dit connaître l’humeur assez encline à la trêve, par le moyen de laquelle il penserait à assurer sa fortune, ainsi que le prince d’Orange le repos de sa vieillesse. » Et dans une autre dépêche du 13 septembre suivant, Baugy revient à la charge : « Le peintre Rubens est en cette ville ; l’Infante lui a commandé de tirer le portrait du prince de Pologne ; en quoy j’estime qu’il rencontrera mieux qu’en la négociation de la trêve, à quoy il ne peut donner que des couleurs et ombrages superficiels, sans corps ni fondement solide. »

Les circonstances étaient particulièrement délicates, et Rubens, qui était parti de Bruxelles avec une certaine latitude laissée à son initiative personnelle, avait bien vite reconnu que le plus sûr était de se concerter avec le baron de Vicq, afin de ne pas se contrecarrer mutuellement. Ainsi qu’il en informait l’Infante dans une longue lettre qu’il lui adressait de Paris, le 15 mars 1625, il rencontrait, en effet, des semblans de négociations déjà entamées dans cette ville par un certain de Bye, greffier des finances à Bruxelles. Mais, à son avis du moins, il n’y avait rien à tenter à ce moment du côté de la France qui, croyant de son intérêt de s’opposer à la conclusion d’une trêve, ferait le possible pour prolonger la guerre et amoindrir l’influence de l’Espagne en immobilisant ainsi ses troupes disponibles. S’excusant ensuite de parler, ainsi qu’il l’a fait, avec une entière franchise à la princesse, Rubens la prie de lui garder entièrement le secret, et à la fin, peu rassuré sur des divulgations possibles, il insiste même pour supplier l’Infante de brûler sa lettre.

Nous n’avons pas à suivre ici Rubens dans le détail compliqué des pourparlers auxquels il allait se trouver amené pendant ce séjour à Paris, et il nous suffira de dégager de sa correspondance les traits qui nous paraissent le mieux caractériser sa conduite et ses sentimens. S’il n’est pas entré de lui-même dans les voies où, sur les instances de la gouvernante des Pays-Bas, nous voyons qu’il s’est engagé, la chose faite, il ne négligera rien pour se rendre utile et en même temps pour se pousser lui-même. Avec la conscience qu’il a de sa supériorité, il n’est pas habitué à rester au second plan; mais, pour se faire valoir, il ne se prêtera jamais à une démarche peu correcte. Dans l’état de division et d’équilibre incertain où se trouvent alors les diverses nations de l’Europe, chacune d’elles doit se garder au moins autant de ses alliés que de ses ennemis. C’est à qui dupera le mieux ses voisins et tirera les plus gros avantages de ses défections. Les négociations se croisent donc, tortueuses, contradictoires, et, au moment même où l’on traite avec une des parties, on accepte, ou l’on fait sous main à la partie adverse, des propositions absolument opposées. Avec son esprit pénétrant, Rubens démêle vite cet écheveau embrouillé à plaisir ; là où les autres s’égarent et suivent des pistes fausses, il ne se laisse pas distraire de ce qui est essentiel. Il est parfois difficile, tant il met d’abnégation à servir ses maîtres, de découvrir quels sont ses propres sentimens; mais, tout en se conformant aux instructions qu’il a reçues, s’il juge que ses mandans se trompent, il essaie de les éclairer, et avec toutes les précautions que commande le respect qu’il doit à leur autorité, il donne franchement son avis. A travers les circonlocutions de la politesse, son style reste ferme, précis, et il dit nettement ce qu’il veut dire. Il sait, du reste, que l’Infante a, dans son dévouement, dans son zèle à la servir, une confiance qui ne se démentira jamais et qui est à l’honneur de tous deux. Aussi son autorité ira toujours croissant; elle lui vaudra la jalousie des diplomates de carrière qui, n’acceptant pas sans quelque dépit l’immixtion de cet intrus dans des affaires dont ils entendent seuls avoir le maniement, essaieront de l’évincer et chercheront tout au moins l’occasion de l’humilier.

Mais, sans parler de la supériorité de son intelligence, Rubens a sur eux un avantage marqué qu’il tient de son art lui-même. C’est son talent, en effet, qui lui a procuré l’accès de la cour et qui, rien que dans le débat des sujets qu’il devait traiter, lui a déjà fourni l’occasion de s’éclairer sur l’état des partis entre lesquels cette cour est divisée. En faisant le portrait de Marie de Médicis, il pénétrera plus sûrement encore dans son intimité. Pendant les heures de pose qui lui seront accordées, il va pouvoir, à loisir, l’interroger et avec son tact naturel, sans éveiller aucun ombrage, donner à la conversation le tour qui lui plaira. Un de ces portraits qu’il peignit alors était resté en possession de l’artiste, peut-être pour qu’il en retouchât le fond à peine ébauché, ou pour qu’il l’utilisât dans les tableaux de la galerie d’Henri IV. En tout cas, il figure à l’inventaire dressé après la mort de Rubens, et il fut alors acquis pour le compte du roi d’Espagne. Vêtue d’une robe noire et vue presque de face, la Reine est assise dans un fauteuil noir. Ses cheveux blonds, grisonnans, sont tirés sur son front et encadrent délicieusement son visage dont ils font ressortir les carnations fraîches et vermeilles. On ne croirait jamais que Marie de Médicis a dépassé la cinquantaine. La simplicité de la pose, le regard fin et bienveillant, l’air de sérénité, de douceur, et je ne sais quelle majesté empreinte sur la physionomie, donnent un charme exquis à cette image qui, placée aujourd’hui dans le salon d’honneur du Prado, soutient victorieusement le redoutable voisinage des chefs- d’œuvre de Titien, de Velazquez et de Van Dyck.

Au milieu des soins nombreux et du travail énorme auquel il doit suffire, l’artiste conserve toujours ce calme et cette possession de soi-même, qui lui permettent de donner à des œuvres cependant bien diverses le caractère que chacune d’elles doit avoir. Autant le portrait de Marie de Médicis est souple, délicat dans ses colorations et fin de modelé, autant l’exécution du portrait du baron de Vicq est ferme, enlevée avec entrain, pleine de franchise et de décision[10]. La touche est, en revanche, singulièrement habile et précieuse dans le petit tableau de la Fuite de Loth signé et daté de 1625 par le maître. La composition, il est vrai, semble un peu élémentaire, et les personnages s’y montrent juxtaposés plutôt que groupés, partageant le panneau en tranches verticales successives, de nuances un peu diaprées; mais les tons neutres, bleuâtres ou bruns, de l’architecture, du ciel et du paysage rachètent ce bariolage, et assurent heureusement l’harmonie de l’ensemble. Quant aux deux figures placées à chaque extrémité, celle de l’ange à la chevelure blonde, et surtout celle de la jeune femme qui, d’un geste élégant, soutient une corbeille de fruits posée sur sa tête, elles sont toutes deux d’une grâce exquise et traitées d’un pinceau aussi facile que spirituel.

Comme s’il se reposait de l’une par l’autre, Rubens, on le voit, accepte toutes les tâches. Il y suffit, sans se presser jamais, conservant au milieu de son infatigable activité, cette humeur égale et avenante qui lui gagne toutes les sympathies. A l’époque fixée, les tableaux de la galerie étaient terminés, assez à temps pour que la princesse Henriette put les voir avant son départ pour l’Angleterre, ainsi qu’elle en avait manifesté le désir. L’artiste, de son côté, assistait au mariage par procuration de cette princesse, qui avait lieu le 11 mai 1625 à Notre-Dame. Deux jours après, écrivant de Paris à son ami Peiresc, il lui rend compte de l’accident dont il a failli être victime, et dans lequel M. de Valavès a été légèrement blessé. Afin de mieux voir la cérémonie, tous deux s’étaient placés sur une estrade réservée à la suite des ambassadeurs anglais. Mais, le plancher s’étant effondré sous le poids des assistans, Rubens, qui se trouvait assis à l’extrémité de cette estrade et de celle qui était contiguë, avait pu, à temps, se maintenir sur cette dernière au moment de la chute, tandis que Valavès était précipité dans le vide avec une trentaine d’autres personnes. Aucune d’elles cependant n’avait reçu de blessure grave, et Rubens, étant allé voir le malade, avait pu se convaincre que son état n’avait rien d’inquiétant. « Pour lui, il a quelques ennuis à propos de ses affaires personnelles, car il n’y a guère moyen de s’en occuper au milieu des agitations de la cour, sous peine d’être importun et indiscret vis-à-vis de la reine. » Il aimerait cependant bien obtenir le règlement de ces affaires, afin de pouvoir quitter Paris avant la Pentecôte, époque fixée pour le départ de Madame. « La reine mère est d’ailleurs très contente des peintures de la galerie, ainsi qu’elle le lui a assuré mainte et mainte fois de sa propre bouche, et qu’elle le dit à tout le monde. » Le roi lui a aussi fait l’honneur de visiter la galerie. C’était la première fois qu’il venait dans le palais, et il a témoigné toute la satisfaction que lui causaient les peintures, ainsi que l’ont rapporté les personnes présentes[11], notamment M. de Saint-Ambroise « qui dans l’explication qu’il a donnée des sujets, en a imaginé des commentaires souvent très ingénieux, afin d’en masquer le véritable sens. » On avait, en particulier, fort approuvé le tableau de la Félicité de la Régence, fait pour remplacer la Reine quittant Paris, la donnée de ce tableau étant d’un caractère très général et ne pouvant froisser personne. « Je crois, poursuit Rubens, que si, au lieu du programme tracé par la cour, on s’en était entièrement rapporté à moi pour le choix des sujets, on n’aurait eu à craindre ni scandale, ni commentaires équivoques; ce dont, écrit-il en marge, le cardinal s’est avisé un peu tard, et il était fort en peine en voyant que les sujets nouvellement choisis étaient pris en mauvaise part. Je crains bien qu’à l’avenir, ajoute-t-il, je n’aie également des difficultés pour les sujets de l’autre galerie (celle d’Henri IV), et cependant, si on me laissait toute liberté, rien ne serait plus facile, la matière étant si abondante et si magnifique qu’elle prêterait à la décoration de dix galeries. Mais, bien que je lui aie exposé par écrit mes vues à cet égard, le cardinal est si absorbé par les affaires de l’Etat qu’il n’a pas trouvé le temps de me voir une seule fois. » Et à propos de la difficulté qu’à raison de ses incessantes occupations, il y avait à aborder le cardinal, Rubens, dans une autre de ses lettres[12], rappelle le mot d’un Espagnol qui, ayant adressé une requête à Philippe III, comme le roi alléguait que c’était là plutôt l’affaire du duc de Lerme, répondit que s’il avait pu obtenir une audience du duc, il ne se serait certainement pas adressé au roi. « J’en ai assez de cette cour, dit Rubens en terminant ; si je ne suis pas réglé avec la même ponctualité que j’ai montrée au service de la Reine, il pourra bien se faire, je vous le dis en confidence, que je ne remette pas ici les pieds, bien qu’à vrai dire je n’aie pas jusqu’ici à me plaindre de Sa Majesté, à cause des empêchemens très réels qui excusent ces retards. Mais en attendant, le temps se passe et à mon grand dommage, je suis toujours hors de chez moi. »

On le voit, malgré l’intérêt qu’aurait eu Rubens à approcher le cardinal, dont l’autorité était dès lors prépondérante, non seulement il n’avait pu le joindre, mais à travers ses paroles, on sent qu’il ne croyait pas pouvoir compter beaucoup sur sa bienveillance. La suite montra que ses prévisions étaient fondées, et il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on pense que Richelieu, disposant d’une police très bien dressée, était au courant de ses menées. Il semble même que, par un concours de circonstances tout à fait imprévu, Rubens, dans les derniers temps de son séjour à Paris, eût pris à tâche de justifier la surveillance et les préventions dont il était l’objet. Si, à son avis du moins, l’Espagne devait vis-à-vis de la France s’en tenir à une politique expectante, il ne jugeait pas qu’il en fût de même à l’égard de l’Angleterre, qu’elle avait tout intérêt à ménager. Telles étaient aussi les dispositions de l’infante Isabelle, et l’occasion se présentait à ce moment de voir s’il n’y aurait pas lieu de renouer des relations plus amicales entre les deux pays. Le duc de Buckingham, en effet, venait d’être chargé par Charles Ier d’aller chercher à Paris sa nouvelle épouse pour la lui conduire et, — ce qui semblerait indiquer qu’il était d’avance disposé à un accord avec la cour d’Espagne, — dès son arrivée à Paris, le 25 mai, il s’était abouché avec Rubens. Suivant le témoignage formel de De Piles, c’est même dans l’intention de s’entretenir avec lui de cette affaire, sans exciter aucun soupçon, que, dans le peu de jours qu’ils avaient l’un et l’autre à passer en France, Buckingham demandait à l’artiste de faire son portrait. Après avoir pris de lui le vivant croquis que possède l’Albertine, Rubens non seulement l’avait peint en buste, presque de face, mais sur sa prière, il avait peint également de lui un grand portrait équestre, accompagné de plusieurs figures allégoriques : la Renommée planant dans les airs et dans le fond, sur la mer, Neptune et Amphitrite avec des vaisseaux[13]. De ces deux images, la première est timide, la seconde raide et sans vie. Si désireux qu’il fût de satisfaire ce noble client, évidemment l’artiste n’avait pas donné toute son attention à ces deux ouvrages, car il lui fallait, au cours de leur exécution, peser soigneusement ses paroles et conserver le souvenir très exact de ce qui lui était dit, pour le rapporter à l’Infante. Malgré tout, ce travail lui était très largement payé, car, outre une somme de 500 livres sterling qui lui fut donnée par le duc, il recevait encore de la cour de France une gratification de 2 000 écus d’or. De plus, c’est probablement dès cette époque que Buckingham manifestait à Rubens l’intention de lui acheter ses collections, et il semble bien qu’en cherchant à les acquérir il visât un double but : satisfaire ses goûts fastueux et, du même coup, s’assurer les (bonnes grâces de l’artiste en vue des négociations dans lesquelles celui-ci allait intervenir.

Voyant que les choses traînaient en longueur à la cour de France, Rubens s’était décidé à retourner en Flandre. Son voyage ne s’effectuait pas sans peine, car, n’ayant pu trouver de chevaux aux environs de Paris, il avait dû continuer durant quatre postes « avec de pauvres bêtes à moitié mortes, en les faisant marcher seules, chassées en avant par les postillons qui s’étaient mis à pied, ainsi que font les muletiers. » Cependant le soir même de son retour chez lui, le 12 juin 1625, il écrit en hâte à Peiresc que la veille, dès son arrivée à Bruxelles, il a cherché, mais en vain, à y voir l’Infante et que, dans l’espoir de la joindre à Anvers, il a immédiatement gagné cette ville, que la princesse elle-même venait de quitter dès six heures du matin pour aller témoigner aux troupes tout son contentement, à la suite de la capitulation de Breda. Rubens s’excuse d’ailleurs de ne pouvoir donner à son ami plus de détails, sa maison étant remplie d’une foule de parens et d’amis, accourus pour le féliciter à son retour. Le règlement de ses affaires à Paris devait encore se prolonger, car dans les lettres suivantes, il continue à se plaindre des nouveaux retards que, malgré des promesses formelles, on met à s’acquitter envers lui. Il était pourtant en droit de s’attendre à plus d’exactitude, ayant offert au trésorier d’Argouges, chargé de ce règlement, un grand tableau qui avait paru fort à son goût. N’était la façon magnifique avec laquelle il a été traité par le duc de Buckingham, le grand ouvrage exécuté pour la reine mère eût été fort onéreux pour lui, à cause des voyages et des séjours faits à Paris et dont il n’a reçu aucune indemnité. Il n’est pas plus heureux, du reste, avec le roi qu’avec la reine mère, car, dans une lettre ultérieure[14], il insiste sur la négligence qu’on met à lui payer « les cartons de tapisseries faits pour le service de Sa Majesté. » Une fois de plus, nous retrouvons ici la marque de cet esprit d’ordre qui est un des traits saillans du caractère de Rubens. Comme il est lui-même d’une ponctualité extrême, il souffre de ne pas rencontrer cette qualité chez les autres, et il faut bien reconnaître que, dans ses rapports avec les grands, il devait bien souvent être exposé à des déceptions de ce genre.


IV

Pour le moment, ce qui retient Rubens de se plaindre trop vivement de ces retards, c’est que, la galerie de Médicis étant terminée, il voudrait s’assurer la commande des peintures de la galerie d’Henri IV, où il sent qu’il aurait occasion de déployer librement son génie sans être assujetti aux contraintes qu’il vient de subir. Ces contraintes, en effet, ont lourdement pesé sur lui et peut-être les abus de l’allégorie, à laquelle il était forcé de payer un si large tribut, expliquent-ils un peu l’indifférence relative avec laquelle on apprécie encore aujourd’hui une des œuvres capitales de l’artiste, sans tenir un compte suffisant des conditions dans lesquelles elle a été faite. Bien qu’il y ait lieu d’établir entre les divers tableaux qui la composent des distinctions nécessaires, on les juge en bloc et assez dédaigneusement. Ne conviendrait-il pas tout d’abord de remarquer, d’une manière générale, l’ampleur de conception, l’éclat et les qualités décoratives que Rubens a su conservera ce vaste ensemble? Puisqu’il ne lui était pas permis de choisir à son goût les épisodes qui auraient le mieux convenu à son talent, n’a-t-il pas su, du moins, tirer le parti le plus pittoresque du programme assez ingrat auquel il devait se conformer? Cette moyenne admise, essayons de démêler entre ces différens ouvrages ceux qui, par la nature même des sujets qui lui étaient imposés, ou à raison de la part plus ou moins grande qu’il a prise à leur exécution, donnent plus complètement la mesure de son génie.

Nous négligerons volontiers quelques-unes de ces allégories pures dont les divinités mythologiques font tous les frais, comme les Parques filant la destinée de la Reine, la Naissance de Marie de Médicis et son Éducation, dans laquelle Félibien a bien soin de nous signaler « ce jeune homme qui touche une basse de viole, pour signifier comme on doit de bonne heure enseigner à mettre d’accord les passions de l’âme et dès sa jeunesse régler les actions de sa vie avec ordre et mesure. » Nous ne ferons aucune difficulté de confesser que, dans le Triomphe de la Vérité et l’Assemblée des dieux de l’Olympe, un spectateur non prévenu aurait quelque peine à reconnaître le Gouvernement de la Reine et son Entrevue avec son fils. Bien que Rubens eût à y représenter des événemens plus positifs, nous ne goûtons pas davantage ce Voyage aux Ponts-de-Cé, travail d’élève à peine retouché par le maître et dans lequel la reine, montée sur un cheval blanc, est assez ridiculement coiffée d’un grand casque empanaché d’une forêt de plumes; ni surtout cet Échange des deux princesses, composition bizarre où les figures symboliques de la France et de l’Espagne sont symétriquement disposées de part et d’autre. Élevée comme elle l’est au-dessus du sol, la scène affecte je ne sais quel air théâtral et semble une anticipation des divertissemens réglés en l’honneur du grand roi par ses maîtres de ballet. La tonalité générale faite de colorations violacées et bleuâtres, malencontreusement réunies à des rouges assez vifs, aggrave l’étrangeté de cette toile, une des plus médiocres de la série. Mais peut-être la Réconciliation de la Reine et de son fils est-elle plus déplaisante encore. A voir ainsi, à côté de la reine entourée des cardinaux La Vallette et de La Rochefoucauld, tous deux revêtus de la pourpre. Mercure entièrement nu qui, d’un air galant et d’un pas délibéré, s’avance vers eux, porteur du rameau d’olivier, on dirait une véritable gageure, et la robuste carrure de ce gros garçon assez vulgaire rend plus sensible encore l’inconvenance de ce rapprochement. Dans ces figures allégoriques qu’il introduit avec si peu d’à-propos en de pareilles compositions, Rubens ne paraît jamais se préoccuper du style que la Renaissance et surtout l’antiquité ont su donner à ces types de beauté ou de force dans lesquels s’incarnaient pour elles les grâces ou les énergies de la nature. Rien qu’elles soient inspirées de l’Italie, les nudités du maître restent bien flamandes. Qu’il s’agisse de sujets mythologiques ou de sujets sacrés, il prend, sans y regarder de trop près, dans le fonds toujours disponible et vraiment inépuisable qu’il a sous la main, ces fleuves à la carrure massive, ces Christs olympiens, et ces belles filles épaisses et charnues qui, différenciées seulement par leurs attributs, représenteront tour à tour l’Abondance ou la Sagesse, Lucine ou une Nymphe des eaux. Mais, si banales que soient ces figures, l’artiste leur donne le mouvement et la vie ; il les voit, les fait agir et, dans ce monde artificiel qu’il imagine avec une si merveilleuse facilité, il anime de son souffle puissant tout ce qu’il touche. Voyez plutôt dans la Majorité de Louis XIII ces quatre gaillardes ramant à qui mieux mieux de leurs bras musculeux. N’étaient les écussons attachés au-dessous de chacune d’elles et qui, sous forme de rébus, nous apprennent qu’elles personnifient la Force, la Religion, la Bonne Foi et la Justice, ne croiriez-vous pas plutôt avoir sous les yeux quelques-unes de ces batelières d’Anvers, robustes viragos, fortement découplées et capables de traverser en barque l’Escaut par un gros temps[15]?

Si, d’une manière générale, les sujets ayant trait à des faits historiques ont mieux inspiré Rubens que les données abstraites et purement symboliques, un génie aussi souple que le sien ne laisse pas de vous déconcerter par la diversité et la richesse imprévue de ses créations. Tandis que Henri IV partant pour la guerre d’Allemagne ne lui a fourni qu’une composition froide, compassée, d’une facture sèche, d’une couleur étouffée et triste, la Félicité de la Régence, improvisée en quelque sorte et peinte hâtivement à Paris dans les conditions qui semblaient les plus défavorables, a été pour lui l’occasion d’une de ses œuvres les plus exquises. Ce n’est pas que l’allégorie ne s’épanouisse, avec ses banalités les plus rebattues, dans cette glorification d’un gouvernement dont la France avait plus pâti que profité. On ne saurait prétendre que ce fût pour un artiste un programme bien séduisant de représenter, comme il se l’était proposé, « l’état florissant du royaume, ainsi que le relèvement des sciences et des arts par la libéralité et la splendeur de Sa Majesté qui, assise sur un trône brillant, tient en main une balance pour dire que sa prudence et sa droiture tiennent le monde en équilibre[16]. » Mais on pense à peine au sujet, ou plutôt comment pouvait-on mieux l’exprimer que par l’aspect radieux de cette toile dans laquelle on ne sait vraiment ce qu’il faut le plus admirer, de la magnifique ordonnance du décor, de la pompe triomphante des colorations, singulièrement hardies et puissantes, ou de cette facture si personnelle, à la fois très large et très fine, pleine de délicatesse et de décision?

Mais peut-être, dans son austérité même, la Conclusion de la paix est-elle plus expressive encore. Avec des moyens très simples et des colorations volontairement appauvries, Rubens atteint ici à une éloquence saisissante. Il semble qu’en réduisant de parti pris les richesses habituelles de sa palette, il manifeste mieux encore toutes les ressources de son talent et qu’à force de génie, il supplée victorieusement à l’insuffisance de la matière.

Sans être aussi complètement beaux, que de détails heureux renferment d’autres tableaux de cette suite ! Dans Henri IV recevant le portrait de Marie de Médicis, c’est le roi lui-même, avec sa physionomie spirituelle, son teint fleuri et sa tournure élégante dans son armure gris de fer à reflets dorés. Quelle invention délicieuse, dans le Mariage à Lyon, que ces deux petits génies, aux ailes de papillons, assis sur un char doré, l’un d’eux, déluré et matin, regardant franchement le spectateur; l’autre, à demi renversé, un blondin vermeil, au corps potelé, qui agite sur le ciel son flambeau enjolivé de rubans rouges, une vraie fête pour le regard! Et, dans la Naissance de Louis XIII, n’est-ce pas aussi une figure exquise que celle de la reine, encore pâlie et fatiguée des douleurs de l’enfantement, mais qui, d’un air si tendre, contemple son nouveau-né ? Quelle langueur et quel abandon dans toute sa personne ! Quelle grâce dans ses pieds nus, deux pieds roses, adorables, dont l’exécution à la fois très simple et très habile ravissait Eugène Delacroix ! Si, en présence de la Fuite du château de Blois et de cette scène arrangée à plaisir pour conserver à Marie de Médicis sa dignité de reine, on se rappelle involontairement les traits piquans que devait offrir la réalité, la tournure comique de la fugitive descendant au milieu de la nuit par une échelle, avec ses jupes retroussées, et son émoi d’avoir, dans sa précipitation, oublié ses bijoux les plus précieux; en revanche, la composition admise, quels contrastes heureux ! quelle puissance dans les intonations ! quelle largeur dans le parti adopté par le maître ! Et de même, si, dans l’Apothéose d’Henri IV et la Régence de Marie de Médicis, il est permis de regretter qu’en donnant à sa composition des dimensions plus grandes, Rubens ne lui ait pas conservé l’unité qui se trouve dans l’esquisse de l’Ermitage, quel éclat, du moins, et quel art dans ce groupe des seigneurs qui, pressés au pied du trône de la reine, l’assurent de leur dévouement ! Avec quel élan, jeunes et vieux, ces bons serviteurs confondent leurs protestations ! Quelle science de l’harmonie dans le rapprochement des nuances variées de leurs costumes, disposées avec un si merveilleux à-propos !

Il y a plus et mieux encore dans trois compositions auxquelles nous devons nous arrêter parce qu’elles méritent d’être mises hors de pair. Si plus d’une fois nous avons eu à regretter la fâcheuse intervention de la mythologie dans des œuvres où elle n’avait que faire, nous serions mal venus à la trouver déplacée dans le Débarquement de la Reine, tant elle ajoute au pittoresque de la scène. C’est à elle, en effet, que nous devons ces séduisantes divinités marines qui occupent le devant du tableau et sans lesquelles, réduit aux réalités officielles, ce sujet fût demeuré assez insignifiant. Il convient également de remarquer à quel point Rubens a été bien inspiré en remaniant, comme il l’a fait, la disposition primitive telle que nous la montre l’esquisse de la Pinacothèque. Vue de biais, la galère se présente à nous d’une manière plus imprévue et laisse mieux à l’épisode central toute son importance. En rendant aussi plus horizontal le pont jeté entre l’embarcation et le quai, l’artiste a donné plus d’assiette à sa composition. Ayant ainsi, grâce à ces judicieuses modifications, établi plus fortement la charpente de son œuvre, il y a répandu à foison la vie, le mouvement, l’incomparable éclat de son coloris. Avec la pourpre des tapis, avec l’or de cette galère dont les mémoires du temps célèbrent à l’envi le somptueux aménagement, avec les glauques transparences de la mer et les blancheurs du flot écumeux, il a fait un merveilleux accompagnement aux corps rougeâtres et basanés des tritons et aux blancheurs nacrées des naïades s’abandonnant aux caprices de la vague. Les lignes ondoyantes du premier plan et la richesse des colorations qui s’y étalent, loin de distraire l’attention, la reportent, au contraire, sur la partie supérieure, pour la fixer sur la figure de la reine qui domine tous les autres personnages. Vêtue de blanc, elle vient de quitter la galère et s’avance fièrement vers le dais brodé des lys royaux sous lequel — à défaut d’Henri IV s’oubliant près de sa maîtresse — la France et la Religion empressées à sa rencontre la convient à prendre place.

Plus noble encore et toute rayonnante du sentiment de la grandeur à laquelle elle est appelée, Marie de Médicis nous apparaît dans cette cérémonie du Mariage à Florence, où, comme fiancée d’Henri IV, elle reçoit au nom de son futur époux la bague que lui passe au doigt son oncle, le duc Ferdinand de Médicis. Rubens, on le sait, avait assisté à cette cérémonie dont il se rappelait avec précision les moindres détails. C’est dans toute la maturité de son talent qu’en se reportant à ces souvenirs déjà lointains, il a su exprimer le caractère de grandeur et d’intimité qui se dégage d’une pareille scène. Sauf le petit génie qui, un flambeau à la main, soutient la traîne de la robe nuptiale et dont il aurait pu tout aussi bien faire un page, tous les élémens de la composition sont scrupuleusement exacts et Rubens parle ici avec autant d’autorité que de charme le langage de l’histoire. Mais, quelle que soit la maîtrise à laquelle il est parvenu et si nombreux que soient les chefs-d’œuvre qu’il doit encore produire, on citerait difficilement parmi eux une figure comparable à celle de Marie de Médicis. Traitée déjà en reine de France par sa famille, la couronne en tête et vêtue d’une robe blanche brodée d’or, elle se tient debout devant l’autel, un peu pâlie par l’émotion, et, d’un geste vraiment royal, elle tend sa main au représentant d’Henri IV, avec ce mélange de dignité, de réserve et de grâce naturelle qu’une Italienne de race peut, comme sans y prendre garde, donner à une action aussi simple. Marie de Médicis a dû cette fois être contente de son peintre, pour toutes les distinctions dont il l’a parée dans une des circonstances les plus solennelles de sa vie.

Avec plus de raison encore, l’ambitieuse princesse avait lieu d’être satisfaite du Couronnement à Saint-Denis. C’est d’accord avec Rubens qu’elle avait décidé de donner plus de développement à cet épisode qui marquait le point culminant de son aventureuse existence. Jamais triomphe plus éphémère n’a été exprimé d’une manière plus magnifique. On sait combien l’art est impuissant d’ordinaire à rendre ces sortes de représentations, combien la plupart des images qui en ont été tracées sont à la fois encombrées et vides d’intérêt, incohérentes ou froides dans leur ordonnance. Il semble que c’est en se jouant que Rubens ait triomphé de toutes les difficultés d’un pareil sujet. Il n’avait rien négligé d’ailleurs pour donner à son travail toute la perfection dont il était capable, et, cette fois encore, la comparaison de l’œuvre définitive avec les deux esquisses qui l’ont précédée nous le montre modifiant graduellement sa composition pour l’améliorer[17]. Sans doute, au cours de ces remaniemens, en même temps qu’il supprimait l’enfant de chœur placé au premier plan de ces esquisses, il aurait pu aussi retrancher les deux chiens qui de la façon la plus irrévérencieuse s’étalent sur les marches de l’autel. Mais, à part cette légère réserve, un examen prolongé de cette œuvre si complexe ne permet de découvrir en elle que des motifs d’admiration toujours plus nombreux. Modulations rythmées de la silhouette, justesse et vivacité de l’effet, science accomplie des valeurs, transparence des ombres même les plus intenses, beauté et diversité extrême des types, tout a été prévu, exprimé avec autant d’aisance que de sûreté. Que de morceaux exquis on pourrait citer dont l’exécution est faite pour confondre les plus habiles : le groupe des cardinaux et des évêques, par exemple, ou encore cet essaim de jolies femmes parmi lesquelles on retrouverait apparemment quelques-unes des beautés qui, dans le cercle de la reine, avaient frappé Rubens, et, entre toutes, ces deux figures de femmes blondes aux carnations éblouissantes, si finement modelées dans une pénombre claire et limpide ! A tant de mérites divers, ajoutez le plus grand de tous, cette couleur à la fois si éclatante et si harmonieuse. Et notez qu’ici, dans cette harmonie générale, c’est le bleu qui domine, cette tonalité séduisante, mais si incommode à manier lorsqu’il s’agit d’en couvrir de grandes surfaces. Il est vrai qu’en pareille occurrence, Rubens n’est jamais embarrassé et qu’il démêle vite quelles oppositions doivent faire valoir les colorations auxquelles il veut réserver le plus grand éclat. Tout d’abord, afin d’éviter la froideur que ces bleus multipliés donneraient à l’ensemble, leurs ombres ont été très montées, nourries de bruns généreux, animées de reflets hardis; partout aussi la gamme variée des jaunes contraste avec ces bleus et les fait vibrer. Pour réveiller encore la tonalité de l’ensemble, quelques rouges discrètement répartis, mais très francs, jouent avec les blancs des hermines et du costume du jeune dauphin, avec les gris délicats des collerettes et les gris plus soutenus de l’architecture.

L’aspect est d’une richesse extrême et, si nombreux qu’ils soient, les détails subordonnés à l’ensemble concourent à l’unité de l’œuvre. Nulle hésitation d’ailleurs, nulle trace de fatigue; partout l’aisance et la sûreté dans cette admirable peinture où les raffinemens de la maîtrise la plus consommée conservent cette apparence de spontanéité qui est un des privilèges du génie de Rubens.


V

C’était là un art bien nouveau qui, surtout en France, n’avait guère chance, à ce moment, de rencontrer un public préparé pour le comprendre. Les appréciations de la cour, nous l’avons vu, portaient plutôt sur la nature même des sujets que sur le talent avec lequel ils étaient rendus. L’artiste, du reste, n’avait pas une haute idée du goût de la reine mère en matière de peinture, car il trouvait qu’elle n’y entendait absolument rien[18], bien que, suivant de Piles, « elle dessinât fort proprement ». Il ne faudrait pas non plus chercher un jugement tant soit peu motivé des peintures de Rubens dans une description du palais du Luxembourg en vers latins, publiée dès 1628 sous le titre : Porticiis Medicæa[19], avec une dédicace au cardinal de Richelieu. L’auteur, un érudit de cette époque nommé Claude Morisot, s’y évertue, avec autant de lourdeur que de préciosité, à combler de ses flatteries les puissans du jour bien plus qu’à apprécier les tableaux du maître. Ce dernier, qui avait reçu copie du manuscrit du poète, tout en remerciant Pierre Dupuy de cet envoi, s’excuse de n’avoir pas trouvé le temps de le lire et « de n’y avoir jeté qu’un coup d’œil. » Les vers d’ailleurs lui paraissent bien faits, « mais il ne saurait avoir grande obligation à l’écrivain qui ne l’a même pas nommé, » Ce n’était pas là le compte de Morisot, qui s’attendait à des complimens. Dupuy, probablement sur sa réclamation, étant revenu à la charge, Rubens lui répond (28 octobre 1626) qu’ayant lu les vers avec plus d’attention, il ne saurait cependant se prononcer sur leur valeur littéraire; cela regarde les gens du métier. « La veine, dit-il, m’en paraît généreuse et coulante et les commentaires arrivent fort à point pour expliquer mes intentions. L’auteur est, sans doute, fils d’un maître des requêtes que, si je ne me trompe, j’ai vu à Paris[20]. » Ce qui contrarie un peu Rubens, c’est que si, en général, les sujets des peintures sont exactement définis, l’auteur n’a cependant pas saisi le sens de certains détails, et là-dessus, rétablissant leur véritable signification, il estime que ses intentions sont préférables à celles qui lui ont été prêtées. Au surplus, il n’attache aucune importance à ces observations, « car, à vrai dire, la brièveté du poème ne permettait pas de tout dire en si peu de mots, mais ce n’est pas une affaire de brièveté que dire une chose pour une autre. » Morisot devait tenir compte des observations de Rubens et ce n’est qu’après avoir ajouté à son manuscrit force éloges sur les tableaux, qu’il le donnait à l’impression. Un des premiers exemplaires était envoyé avec une dédicace[21] au peintre et accompagné d’une lettre à laquelle celui-ci, en écrivant à Dupuy, s’excuse de ne pouvoir répondre sur-le-champ (20 janvier 1628). Il ne saurait d’ailleurs, sous peine de craindre pour lui-même le sort de Narcisse, accepter toutes les louanges que le poète lui prodigue, sachant qu’elles sont dictées par l’amabilité de l’auteur « qui, à propos d’un si mince sujet, donne librement carrière à sa verve éloquente. »

Plus d’un demi-siècle devait s’écouler avant que la galerie de Médicis fût appréciée d’une manière plus sérieuse. Il est vrai que Rubens trouvait alors dans de Piles un admirateur passionné de son génie. Croyant, ainsi qu’il le disait, « avoir déterré le mérite de ce grand homme qui jusque-là n’avait été regardé que comme un peintre peu au-dessus du médiocre », de Piles ne laissait pas de montrer pour lui quelque partialité. « Il est aisé de voir, s’écrie-t-il dans son enthousiasme, que l’Italie ne nous a point encore donné personne qui ait toutes les parties de la peinture, et que Rubens les a possédées toutes à la fois, non seulement avec la certitude et par les règles, mais éminemment par la supériorité et l’universalité de son génie. » Renchérissant encore sur ces éloges dans son Dialogue sur le coloris, il ajoute : « Le meilleur conseil que j’aurais à donner aux peintres, ce serait de voir pendant un an, tous les huit jours une fois, la galerie du Luxembourg ; ce jour-là serait, sans doute, le mieux employé de la semaine. » Dans cette étude qui, suivant la mode d’alors, est présentée sous forme d’une conversation, Damon, en interlocuteur complaisant, ayant timidement hasardé quelques réserves sur l’exagération que présentent chez Rubens les lumières et les couleurs qui, loin d’être l’image de la nature, n’apparaissent chez lui que comme « un fard » : — « Oh ! le beau fard, reprend aussitôt, sous le nom de Pamphile, de Piles lui-même, et plût à Dieu que les tableaux qu’on fait aujourd’hui fussent fardés de cette sorte !.. La nature est ingrate d’elle-même et qui s’attacherait à la copier simplement comme elle est, sans artifice, ferait toujours quelque chose de pauvre et d’un très petit goût. Ce que vous nommez exagération est une admirable industrie qui fait paraître les objets peints plus véritables que les véritables eux-mêmes. »

De Piles devait rencontrer un contradicteur moins accommodant chez un de ses contemporains, André Félibien, qui, tout en rendant justice à Rubens, était cependant plus sensible aux beautés de l’art italien, qu’il avait appris à goûter à Rome en vivant dans l’intimité de Poussin. Dans ses Entretiens sur les Vies et les Ouvrages des plus excellens peintres, qui sont comme une réponse indirecte aux Dialogues de De Piles, l’abus de l’allégorie que nous avons signalé chez Rubens est déjà relevé avec autant de verdeur que de bon sens. Le passage qui le vise vaut la peine d’être rapporté. « Tous les peintres, dit Pymandre, sont si accoutumés à traiter des sujets profanes qu’il s’en trouve peu, quelque savans et judicieux qu’ils soient, qui ne mêlent la fable parmi les actions les plus sérieuses et les plus chrétiennes. Leur esprit remplis des idées de l’antiquité païenne et de l’étude qu’ils ont faite d’après les statues et les bas-reliefs, ne peut quasi rien produire qui n’en reçoive l’impression et le caractère. Car, je vous prie, qu’ont affaire dans l’histoire d’Henri IV et de Marie de Médicis, l’Amour, l’Hymen, Mercure, les Grâces, des Tritons et des Néréides ? et quel rapport ont les divinités de la Fable avec les cérémonies de l’Église et nos coutumes, pour les joindre et les confondre ensemble de la sorte que Rubens a fait dans les ouvrages dont vous venez de parler ? — Vous touchez là un abus, lui répliquai-je, auquel on ne peut trop s’opposer, et c’est une des choses que Rubens devait éviter plus qu’aucun autre peintre puisqu’il avait beaucoup d’étude. » On ne saurait mieux dire et la critique sur ce point est aussi judicieuse que mesurée. Tout en conservant une part de vérité, elle semble un peu excessive dans l’extrait suivant où Félibien, après avoir rendu pleine justice au coloris de Rubens, « qui est son principal talent », ajoute : « On ne peut disconvenir que Rubens n’ait beaucoup manqué dans ce qui regarde la beauté des corps et souvent même dans la partie du dessin. Son génie ne lui permettant point de réformer ce qu’il avait une fois produit, il ne pensait pas à donner à ses figures ni de beaux airs de tête, ni de la grâce dans les contours qui se trouvent souvent altérés par sa manière peu étudiée... Cette grande liberté qu’il avait à peindre fait voir en plusieurs de ses tableaux plus de pratique de pinceau que de correction dans les choses où la nature doit être exactement représentée... Quoiqu’il estimât beaucoup les antiques et les ouvrages de Raphaël, on ne s’aperçoit pas qu’il ait tâché d’imiter ni les uns ni les autres. » Sans nommer de Piles, Félibien le désigne assez clairement et s’efforce de réagir contre ses idées lorsque, tout en reconnaissant que cet auteur « a remarqué avec beaucoup de soin et d’éloquence les beaux talens qu’a eus Rubens », il fait observer à ce propos que « l’amour qu’il a fait paraître pour ce peintre, au désavantage même de plusieurs autres des plus excellens, le rend désormais suspect sur les choses qui regardent la peinture. » Si sincères que fussent les deux écrivains, ils mettaient, ainsi que d’ordinaire, quelque vivacité à défendre leurs opinions. Mais il faut bien reconnaître de la part de tous deux un si juste discernement des qualités et des défauts de Rubens qu’on ne s’attendrait guère à le rencontrer chez nous dès cette époque. Quant à ce qui s’y mêlait de partialité, nous ne saurions oublier que nous en constaterions davantage encore chez deux artistes de notre temps : on sait, en effet, quelle antipathie obstinée Ingres nourrissait contre Rubens, qui était, au contraire l’objet d’un véritable culte pour Delacroix.


VI

Ainsi que nous l’avons dit, si Rubens, comme la plupart de ses contemporains, avait un goût immodéré pour l’allégorie, les conditions qui lui étaient imposées ont singulièrement contribué à l’abus qu’il en a fait dans la galerie de Médicis. Abandonné à lui-même et libre de traiter à sa guise un sujet moins ingrat, il n’y eût pas si largement recouru. Son désir extrême de peindre la galerie d’Henri IV, dont la matière lui semblait « généreuse et abondante », montre assez sur quel dédommagement il comptait en s’inspirant d’une vie bien autrement riche en événemens. Malheureusement le projet primitivement arrêté, après avoir subi bien des retards et causé bien des ennuis à Rubens, ne devait pas aboutir. A voir le peu d’empressement du cardinal de Richelieu à approuver le programme qui lui était soumis, Rubens avait, dès son séjour à Paris, conçu quelque crainte à cet égard. Cependant, malgré la vie très occupée qui l’attendait à Anvers, il ne laissait pas de poursuivre cette affaire en écrivant lettres sur lettres à ses amis. En dépit de ces instances, le temps se passait sans qu’il fût avisé d’aucune décision positive et ce n’est guère qu’au début de l’année 1628 que les choses avaient semblé prendre pour lui une meilleure tournure. A la date du 27 janvier, il écrivait, en effet, à Pierre Dupuy, avec lequel, en l’absence de Peiresc, il échangeait une correspondance régulière : « J’ai commencé les esquisses de l’autre galerie qui, grâce à la qualité des sujets, sera, à mon avis, plus magnifique que la première, de façon que j’espère ainsi avoir été en progressant plutôt qu’en reculant. Dieu me donne seulement vie et santé pour mener ce travail à bonne fin et puisse-t-il aussi accorder à la reine mère de jouir longtemps encore de son Palais d’or! » Mais l’artiste lui-même devait être retardé dans ce travail par les séjours qu’il était obligé de faire en Espagne et en Angleterre, du mois d’août 1628 jusqu’au 6 mars 1630, à raison des missions diplomatiques dont il était chargé dans ces deux pays. Cette absence prolongée fournissait au cardinal de Richelieu, qui n’avait jamais été bien disposé en sa faveur, l’occasion de revenir à la charge près de Marie de Médicis pour la prier de confier « à Josépin d’Arpino qui ne désirait, dit-il, que d’avoir l’honneur de la servir, le soin d’entreprendre et de parachever cet ouvrage, pour le prix que Rubens a eu de l’autre galerie qu’il a peinte[22]. » Après avoir demandé au cardinal Spada quels artistes italiens seraient capables de s’acquitter d’une pareille tâche, la reine, un moment ébranlée, avait maintenu la commande à Rubens. Mais celui-ci n’était pas au bout de ses peines. Les mesures qui lui avaient été d’abord transmises ayant été reconnues inexactes, il écrit à Dupuy une lettre que celui-ci pourra communiquer à l’abbé de Saint-Ambroise[23] et dans laquelle il déplore ce malentendu, disant « qu’après s’être gouverné selon les ordres reçus et ayant fort avancé quelques-unes des pièces les plus grandes et les plus importantes, comme le Triomphe du Roi du fond de la galerie,... il sera contraint d’estropier, gaster et changer tout ce qu’il a fait... Il s’est donc plaint à l’abbé lui-même, le priant, pour ne pas couper la tête au Roy assis sur son chariot triomphal, de lui faire grâce d’un demy pied... J’ai dit à la ronde, ajoute-t-il non sans quelque irritation, que tant de traverses au commencement de cet ouvrage me semblaient de mauvais augure pour espérer un bon succès, me trouvant abattu de courage et dégoûté par ces nouveautés et changemens, à mon grand préjudice et de l’ouvrage même, lequel diminuera grandement et de splendeur et lustre pour ces retranchemens; toutefois si on les eût ordonnés de la sorte, du commencement, on pouvait faire de la nécessité vertu. »

Une plus grosse déception était réservée à Rubens pour ce malencontreux travail, qui déjà lui avait causé tant de tracas, et lui-même en rend compte en ces termes à la fin d’une lettre qu’il écrit d’Anvers à Peiresc le 27 mars 1631 : « Les nouvelles que nous recevons de la cour de France sont certainement de la plus haute importance, et plaise à Dieu que la catastrophe ne soit pas la plus malheureuse du monde[24]. J’ai grande obligation à cette difficulté qui s’était élevée avec l’abbé de Saint-Ambroise relativement aux mesures des tableaux, puisqu’elle m’a tenu en suspens depuis plus de quatre mois sans «mettre la main à l’œuvre, et il me semble que c’est mon bon génie qui m’a ainsi empêché de pousser plus avant mon travail. Je considère comme perdue toute la peine que j’ai prise, car il est à craindre qu’une personne si éminente ne reste absolument à l’écart et l’exemple de la précédente escapade[25] provoquera à l’avenir une telle vigilance qu’il n’y a pas à espérer qu’elle puisse se renouveler. En somme, toutes les cours sont sujettes à de grands changemens, mais surtout celle de France. Il est bien difficile de porter à distance un jugement sur de tels événemens; aussi me tairai-je de peur de censurer mal à propos. »

L’exil de la reine et son éloignement des affaires étaient définitifs, et le travail dont Rubens s’était promis tant d’honneur devenait désormais sans objet. Toutes les espérances de l’artiste étaient anéanties. Non seulement, en effet, les peintures de la galerie d’Henri IV sont demeurées inachevées, mais plusieurs des toiles ébauchées par le maître et qu’il garda jusqu’à sa mort dans son atelier ont aujourd’hui disparu. Il est donc impossible de reconstituer l’ensemble de la décoration telle qu’il l’avait projetée; mais, à raison de la symétrie qu’elle devait présenter avec la galerie déjà faite, elle aurait vraisemblablement contenu, comme cette dernière, vingt-quatre tableaux, y compris les portraits du roi et de ses parens. Des dix-huit compositions restantes, sept seulement nous ont été conservées et parmi elles deux des trois grandes toiles servant de pendans à celles de mêmes dimensions dans la galerie de Médicis : la Bataille d’Ivry et l’Entrée triomphale d’Henri IV à Paris qui appartiennent an Musée des Uffizi, ainsi que l’esquisse en petit de la troisième et la Prise de Paris du musée de Berlin. Pour les autres esquisses connues, trois font partie de la collection de sir Richard Wallace : la Naissance d’Henri IV, le Mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV, et l’Entrée triomphale à Paris, dont lord Darnley possède à Cobham-Hall une variante plus conforme au tableau exécuté. Trois autres esquisses se trouvent dans la galerie Liechtenstein : une dont le sujet est incertain, la Bataille de Coutras et Henri IV saisissant l’occasion par les cheveux; de cette dernière, assez modifiée, Rubens a tiré les élémens d’un tableau important et très remarquable, acheté récemment en Écosse par M. Miethke, de Vienne. Enfin, M. Léon Bonnat possède également une esquisse de la Bataille d’Ivry.

Ces diverses esquisses, en général moins arrêtées que celles de la galerie de Médicis, sont aussi plus vivement et plus librement enlevées. Celles qui appartiennent au prince Liechtenstein sont conçues toutes trois d’une manière très originale. Des figures allégoriques placées à la partie inférieure servent à caractériser les sujets qui, encadrés par des amours et des guirlandes de fleurs ou de fruits, forment, au centre, des médaillons avec des personnages de proportions plus réduites. Cette disposition très fantaisiste prêtait aux qualités décoratives que Rubans y manifeste et semble avoir inspiré nos peintres du XVIIIe siècle. Mais, à moins qu’elle n’ait été motivée par l’agencement architectural de la salle qui devait contenir ces peintures, nous avons peine à croire que le maître s’y serait définitivement conformé, car elles n’offrent aucune analogie avec l’ordonnance très simple des autres esquisses connues, pas plus qu’avec celle des tableaux de la galerie de Médicis.

Si intéressantes d’ailleurs que soient ces diverses esquisses, les deux tableaux des Uffizi ont à la fois une importance et une valeur d’art très supérieures. La Bataille d’Ivry n’est cependant, à vrai dire, qu’une grande ébauche dans laquelle Rubens s’est surtout préoccupé de la répartition des masses et des valeurs, en posant çà et là, sur un fond de tons neutres et très rapprochés les uns des autres, quelques colorations amorties, des jaunes pâles et des rouges effacés. Mais l’ampleur magistrale avec laquelle le peintre a conduit cette vaste toile et le sens pittoresque dont il fait preuve dans la composition montrent assez le profit qu’il a tiré de ses travaux antérieurs. On sait quel est d’ordinaire l’écueil de ces tableaux de batailles dont le mouvement, s’il n’est pas réglé, n’aboutit souvent qu’au chaos et s’il est trop contenu ne nous laisse qu’une impression de froideur, peu compatible avec ce qu’on attend d’un pareil sujet. En nous donnant partout l’idée d’une lutte violente et acharnée, Rubens a réservé pour le centre l’action décisive. Tandis qu’au ciel Bellone et la Victoire traversent les airs d’un vol rapide, les combattans se pressent de part et d’autre autour de leurs chefs qui s’abordent menaçans. Mais à voir de quelle impulsion irrésistible Henri IV affronte son ennemi on sent que celui-ci ne pourra résister à un pareil choc. Déjà, en effet, la débandade se met dans ses rangs et l’élan toujours plus impétueux des assaillans achève sa défaite. Participant à la furie générale, les chevaux eux-mêmes se heurtent et se mordent mutuellement, et Rubens, dans cet épisode dramatique, s’est sans doute souvenu du groupe de la Bataille d’Anghiari qu’il avait copié pendant son séjour en Italie. On ne saurait pourtant songer à une réminiscence, tant ce groupe est intimement lié au reste de la composition et fait corps avec elle. L’unité de l’œuvre est parfaite et, sans effort apparent, l’artiste y atteint un effet très pathétique.

Avec des qualités d’arrangement au moins égales, l’exécution de l’Entrée triomphale d’Henri IV à Paris a été poussée plus avant et l’inspiration de cette belle œuvre est d’une allure plus élevée, plus poétique et plus personnelle. Bien d’autres cependant avaient, avant Rubens, célébré la pompe et les enivremens du triomphe. Sans parler des nombreux bas-reliefs de l’antiquité qu’il avait eu l’occasion de voir à Rome, nous savons qu’il avait aussi copié à Mantoue plusieurs fragmens du Triomphe de Jules César par Mantegna; mais il ne semble pas non plus qu’il ait rien emprunté à ses souvenirs en traitant un sujet si bien fait pour lui plaire. Libre de l’interpréter à son gré, il en a tiré un chef-d’œuvre. Dominant la foule et comme insensible à ses acclamations, Henri IV est placé debout sur un char d’or traîné par des chevaux blancs. Un cavalier portant un étendard les précède et, à ses côtés, s’avancent des guerriers chargés d’armes et de drapeaux pris à l’ennemi. D’autres font résonner l’air de leurs fanfares et, derrière eux, des captifs enchaînés se fraient difficilement un passage à travers la foule des femmes et des enfans accourus pour fêter le héros. Tous les signes, toutes les magnificences du triomphe sont là réunis, exprimés dans le style le plus éloquent. La silhouette, singulièrement mouvementée, est en même temps très imprévue et très équilibrée. Dans cette composition si remplie, vous ne trouveriez aucune de ces figures banales ou trop peu châtiées qui déparent quelquefois les meilleures productions du maître. Les types comme les attitudes sont ici très nobles, très choisis, et la couleur, bien que très riche, demeure surtout grave et pleine. De plus en plus Rubens a reconnu l’efficacité de ces tons gris bleuâtres qui, répandus par toute la toile, servent de soutien et de merveilleux accompagnement à quelques notes plus vives et plus éclatantes qu’il veut faire chanter çà et là. Quant à l’exécution, à la fois fougueuse et sûre, pleine de sagesse et de passion, partout intelligente et expressive, elle achève de caractériser cette œuvre vraiment lyrique, une des plus originales et des plus complètement belles que le grand artiste ait produites. En vérité, ainsi qu’il l’écrivait à Peiresc, il avait bien le droit de dire modestement qu’il croyait « avoir progressé ». Qu’on pense donc à ce qu’il dut éprouver, alors que, sentant toute la beauté d’un sujet qui lui convenait si bien, il lui fallut, au moment même où il venait d’en prendre possession, renoncer à un travail qui eût été certainement le plus glorieux de toute sa carrière. Et cependant, en cette occasion, montrant un caractère égal à son talent, il n’avait proféré aucune plainte. Dans cette même lettre à Peiresc où il lui apprend sa disgrâce, il évite les récriminations et, en présence du coup qui l’atteint si profondément, il hésite, par délicatesse, à qualifier les événemens dont il est victime, afin de ne pas froisser son aimable correspondant.

Comme si la fatalité devait jusqu’au bout poursuivre Rubens dans ce travail ainsi interrompu, les deux grandes toiles qui seules nous en ont été conservées sont encore aujourd’hui exposées aux Uffizi de Florence dans les plus déplorables conditions. A demi masquées par les pitoyables statues des Niobides qui empêchent d’en découvrir l’ensemble, dévernies, mal tendues sur leurs châssis, elles montrent dans leurs plis des amas de poussière depuis longtemps accumulée et accusent cruellement l’indifférence et l’incurie de ceux qui, au lieu de se parer de semblables chefs-d’œuvre, les laissent dans un tel état d’abandon, au grand scandale de tous les véritables amis de l’art.

Ajoutons, en manière d’épilogue, qu’après avoir vu Marie de Médicis dans son palais, entourée de tout le luxe qu’elle aimait à y étaler, Rubens ne devait pas être longtemps avant de la revoir, mais fugitive et venant implorer un asile auprès de la gouvernante des Pays-Bas. Sur la prière même de l’Infante et à raison des relations affectueuses qui s’étaient établies entre eux, le grand artiste avait même été un moment attaché à sa personne, jusqu’à ce que, par ses intrigues et ses menées compromettantes, l’altière princesse eût lassé les hôtes qui l’avaient si courtoisement accueillie. Tandis que Rubens poursuivait en pleine gloire sa royale carrière, la reine déchue allait promener tour à tour en Hollande, en Angleterre et en Allemagne son humeur inquiète et ses vaines revendications. Proscrite du royaume qu’elle avait gouverné, elle se voyait successivement exilée de toutes les cours qu’elle essayait inutilement d’intéresser à sa cause, jusqu’à ce qu’elle vînt obscurément mourir à Cologne, oubliée et presque dans la misère.


EMILE MICHEL.

  1. Du 15 octobre 1601.
  2. A raison de la difficulté que son confrère Brueghel éprouvait à écrire En italien, Rubens voulait bien, en effet, lui servir souvent de secrétaire.
  3. Voir à ce sujet : Henri IV et Marie de Médicis, par M. Berthold Zeller; 1877.
  4. Il y était déjà allé pour visiter la collection d’antiquités formée par le peintre W. Coeberger.
  5. Max Rooses, l’Œuvre de Rubens, III, p. 261.
  6. Le musée de l’Ermitage possède l’esquisse primitive; la seconde est à la Pinacothèque de Munich.
  7. Il était cette fois accompagné de son élève Justus van Egmont, qui devait prolonger son séjour à Paris bien au delà du temps que son maître y demeura.
  8. Bautru, marquis de Séran, était un des familiers de la reine mère, avant de s’attacher à Richelieu, qui l’employa successivement dans un grand nombre de missions. Rubens devait plus d’une fois, par la suite, le rencontrer sur son chemin.
  9. Ophovius avait été le confesseur de Rubens, et il devait, peu de temps après sa captivité, être nommé évêque de Bois-le-Duc.
  10. Ce portrait, on le sait, appartient au musée du Louvre, et il fut offert l’ambassadeur des Flandres par Rubens comme témoignage de gratitude pour son obligeante entremise dans la commande des tableaux de la galerie de Médicis.
  11. Rubens était en ce moment retenu au logis par suite d’une douleur au pied occasionnée par une chaussure trop étroite.
  12. A. Du Puy, 22 octobre 1626.
  13. Ce portrait appartient aujourd’hui au comte de Jersey.
  14. A Valavès, 26 février 1626.
  15. Peut-être est-ce à une médaille de G. Dupré que Rubens a emprunté le motif de cette composition, dont le Louvre possède un croquis sommaire. Du reste, pour plusieurs des portraits de Marie de Médicis, d’Henri IV et de Louis XIII, l’artiste a mis à profit celles des médailles de Dupré qui lui offraient les types de ces personnages à l’époque où il avait à les peindre.
  16. Lettre à Peiresc, 13 mai 1625.
  17. Un changement apporté à l’esquisse primitive, sans doute sur la demande de la reine elle-même, puisque le tableau fut exécuté sous ses yeux, montre bien toute sa vanité. Tandis que Rubens l’avait représentée d’abord la tête baissée et priant avec ferveur alors que son fils aide le cardinal de Joyeuse à poser sur son front la couronne royale, nous voyons, au contraire, dans ce tableau, Marie de Médicis les yeux et le visage levés, pleine d’assurance, recevoir la couronne sans le secours de son fils.
  18. Lettre à Dupuy, 27 janvier 1628.
  19. In-4°; Paris, Fr. Targa.
  20. Et en marge, estropiant son nom, Rubens écrit : « Nommé M. Maréchot. » C’était probablement en vue du privilège de ses gravures en France qu’il avait été en rapport avec lui.
  21. Il appartient à la Bibliothèque Nationale.
  22. Lettre du 22 avril 1629
  23. Aussi, contre son habitude, Rubens qui d’ordinaire emploie l’italien, a-t-il écrit cette lettre en français.
  24. Il s’agit de l’exil et de l’internement de la reine mère à Compiègne, auxquels le Cardinal de Richelieu venait de décider Louis XIII, à la suite de la Journée des Dupes.
  25. C’est probablement à la fuite du château de Blois que Rubens fait ici allusion.