Royer-Collard orateur et politique

ROYER-COLLARD
ORATEUR ET POLITIQUE

Vie politique de Royer-Collard, par M. de Barante.

Depuis la chute du gouvernement parlementaire, les hommes que ce régime a produits sont restés debout, donnant l’exemple d’une activité qui ne se dément pas, bien qu’ils soient arrivés pour la plupart à l’âge ordinaire de la retraite. M. Guizot publie ses Mémoires, M. Thiers termine son Histoire de l’Empire, M. le duc de Broglie trace dans le silence ses Vues sur le Gouvernement ; M. Villemain, M. Cousin, M. de Rémusat nous charment tous les jours par des écrits encore pleins de jeunesse et de vie. Un des plus laborieux dans ce groupe d’élite, M. de Barante, nous a donné successivement une Histoire de la Convention, une Histoire du Directoire, des Notices biographiques sur M. de Sainte-Aulaire et M. le comte Molé ; le voilà maintenant qui recueille les œuvres politiques de Royer-Collard, en les accompagnant d’un commentaire historique. En réalité, ces deux volumes ne sont rien moins qu’une histoire complète de la restauration et de la monarchie de 1830, écrite par un témoin parfaitement placé, puisqu’il a été lui-même acteur dans la plupart des événemens qu’il raconte, et dont l’âme droite, le jugement sain, l’esprit élevé, nous garantissent contre toute vue étroite et toute passion personnelle.

Pour s’expliquer cette fécondité, il faut suivre de l’œil M. de Barante dans la retraite qu’il affectionne. À l’entrée de la Limagne d’Auvergne, et non loin de l’industrieuse ville de Thiers, s’élève le château paternel, rebâti à la moderne depuis un incendie qui l’a détruit. La vue s’étend sur la vallée de la Dore, un des affluens de l’Allier, et s’arrête sur le majestueux Puy-de-Dôme. Une immense bibliothèque remplit le premier étage. C’est là que M. de Barante a passé la plus grande partie de sa vie ; conseiller d’état, pair de France, ambassadeur, c’est là qu’il aimait à se retirer dans ses jours les plus remplis, là qu’il a trouvé un refuge contre les vicissitudes de nos temps agités. Il y a maintenant bien près de quarante ans qu’il y écrivait l’Histoire des Ducs de Bourgogne, ce modèle de narration simple et attachante, et on l’y retrouve encore aujourd’hui élevant de la même main ferme et calme un monument à un ancien ami. À la vie brillante du monde, où l’attrait de son esprit lui a valu de si illustres amitiés, il a su mêler la solitude, la méditation et le travail ; il a répandu dans ses écrits la sérénité du beau paysage qui l’entoure, et chaque heure de ce temps qui passe si vite, il a pu l’arrêter et la remplir.

Les études biographiques ont toujours été une des formes favorites de son talent. Il aime les détails de l’histoire, et il y excelle. Même sans remonter à des temps éloignés, que de portraits peints avec finesse il nous aura laissés sur des contemporains ! La bienveillance, cette grâce de l’âme, y ajoute un agrément de plus sans nuire à la vérité. Lui-même nous Va dit en termes charmans dans une de ses dernières préfaces : « Ces notices peuvent être lues avec confiance ; je les donne pour sincères et vraies. La bienveillance est souvent plus juste que l’esprit chagrin et satirique. Les portraits de Saint-Simon, qui ont tant de relief et de vie, sont parfois calomnieux ; ce grand peintre n’est pas toujours vrai. » Comment écrirait de nos jours Saint-Simon lui-même ? Aurait-il les mêmes violences de passion et de style ? Sous Louis XIV, tout était mystère, dissimulation, haine cachée et contenue de nos jours, les hommes se voient en pleine lumière ; on apprend davantage à les plaindre et moins à les haïr.

La biographie politique de Royer-Collard présentait des difficultés particulières ; elle est tout entière dans ses discours, et que sont des discours loin des émotions du moment qui les a produits ? « M. Royer-Collard, dit en commençant M. de Barante, s’entretenait un jour avec moi des succès de tribune et de la gloire décernée aux orateurs. Il disait que leur nom pouvait rester illustre dans la postérité, mais que leurs discours, détachés des circonstances où ils avaient été prononcés, ne pouvaient produire leur effet sur de froids lecteurs qui cherchaient seulement un plaisir littéraire. Si on voulait, ajoutait-il, rendre la vie aux discours des orateurs politiques, il faudrait les encadrer dans un récit, dire quelle était la situation générale, la direction du gouvernement, l’état des partis. L’idée me vint que c’était peut-être une sorte de recommandation qu’il adressait à mon amitié. » Ce début, qui rappelle la manière des historiens de l’antiquité, nous apprend avec une simplicité de bon goût quelle a été l’origine de ce livre.

Royer-Collard aurait aujourd’hui bien près de cent ans ; les ombres commencent à s’étendre sur sa mémoire. Tout ce qu’il a défendu est tombé, tout ce qu’il a combattu est vainqueur. Il aimait l’antique maison de Bourbon, la monarchie constitutionnelle, la discussion parlementaire, la liberté réglée de la presse et de la parole, le suffrage restreint, le règne paisible des lois ; il détestait la révolution, la république, l’empire, les coups d’état, le règne de la force, le suffrage universel, qu’il accusait de n’être que la force sous un autre nom. Il eût été bien malheureux depuis quinze ans, hâtons-nous de dire qu’il l’eût été trop. Il n’était pas exempt d’exagération, de pessimisme, et l’énergie superbe de ses convictions lui grossissait à la fois le bien et le mal. Ses idées n’ont pas aussi complètement péri qu’elles en ont l’air ; l’apparence les condamne, la réalité leur est moins contraire. Ce n’est pas en vain que trente ans d’un gouvernement libre et régulier ont passé sur la France ; les habitudes et les mœurs en ont gardé l’empreinte encore plus que les lois. Ce n’est donc pas peine perdue que de suivre M. de Barante dans cette biographie politique d’un homme qui a régné par la pensée, et dont l’esprit ne s’est pas tout à fait retiré de nous.


I

Né en 1763, Royer-Collard venait d’avoir vingt-cinq ans, quand commença le drame révolutionnaire. Alors avocat au parlement de Paris, il fut un moment membre et secrétaire du conseil de la fameuse commune ; après le 10 août, il se hâta d’en sortir. Le spectacle dont il fut témoin à cette terrible époque lui laissa une impression qui ne s’effaça jamais. Après avoir échappé par miracle aux poursuites du comité de salut public, il se signala en 1796 par une protestation vigoureuse contre le maintien des réquisitions sous une constitution qui posait en principe la liberté des personnes et le respect des propriétés. L’année suivante, il fut élu député au conseil des cinq-cents par l’assemblée électorale du département de la Marne. Le discours qu’il prononça le 14 juillet 1797 doit être considéré comme le point de départ de sa vie politique ; il s’agissait d’obtenir la réparation d’une des plus odieuses violences de la révolution, la révocation des lois qui prononçaient la déportation ou la réclusion des prêtres, lorsqu’ils avaient refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé. Camille Jordan commença l’attaque, Royer-Collard le suivit.

Trois ans seulement après le 9 thermidor, quand le sang des échafauds fumait encore, il s’est trouvé un homme pour dire à une assemblée alors toute composée d’élémens révolutionnaires : « Vous ne voulez pas détruire le catholicisme en France, parce que vous n’êtes pas d’absurdes tyrans ; vous ne le devez pas, parce que le culte catholique est, comme tous les autres, sous la garantie de la constitution. Je me hâte d’affirmer que vous ne le pouvez pas. La destruction du catholicisme ne pourrait s’opérer que de deux manières, ou par l’anéantissement de tout principe religieux, ou par l’établissement d’une religion nouvelle, qui deviendrait aussi la religion de la majorité. Ce n’est pas à des législateurs éclairés qu’il est besoin de redire que jamais, non jamais, ils ne donneront le change au plus impérieux besoin de la multitude, le besoin de croire, de s’élancer dans l’avenir, d’étendre ses espérances et ses craintes au-delà des bornes du monde physique et de la vie humaine. Et si les principes religieux sont inhérens à notre nature, en telle sorte que nous ne puissions pas, même par la pensée, en séparer l’existence des sociétés civiles, où est-elle cette religion plus digne que la religion catholique de la protection des lois et prête à s’élever triomphante sur ses ruines ? O vous qui, dans la profondeur de votre ineptie, prétendiez substituer aux dogmes d’une religion que dix-huit siècles ont couverts de leur vénérable poussière je ne sais quelles niaiseries philosophiques, savez-vous ce que c’est qu’une religion ? » On a justement loué le premier consul d’avoir rétabli, quatre ans après, le culte national ; mais on voit que Bonaparte avait été précédé : la tribune avait commencé ce que l’épée devait accomplir.

Ce discours se terminait par cette péroraison admirable : « Hommes d’état, vous vous emparerez de la justice comme du plus profond des artifices et de la plus savante des combinaisons politiques ; par elle, vous pacifierez le présent et vous conjurerez l’avenir ; vous relèverez l’opprimé, vous épouvanterez l’oppresseur. Aux cris féroces de la démagogie invoquant l’audace, et puis l’audace, et encore l’audace, vous répondrez enfin par ce cri consolateur et vainqueur, qui retentira dans toute la France : La justice, et puis la justice, et encore la justice ! » Un pareil langage ne pouvait retentir longtemps impunément aux oreilles de la faction dominante ; le coup d’état du 18 fructidor éclata. Royer-Collard ne fut pas, comme son ami Camille Jordan, placé sur la liste des déportés qu’on envoyait mourir à Cayenne ; mais son département était au nombre des quarante-huit dont les élections furent annulées, et il rentra dans l’obscurité.

Il n’avait eu jusqu’alors aucune relation avec les princes émigrés ; mais, comme il l’a remarqué lui-même, « bien des gens ont été proscrits pour des opinions qu’ils n’avaient pas et que la persécution leur a données. » Au printemps de 1798, il se rendit en Suisse, où se trouvaient plusieurs exilés, et là il consentit à faire partie d’un comité établi à Paris dans l’intérêt d’une restauration. Pendant les années qui suivirent, ce comité correspondit avec Louis XVIII, pour l’informer de l’état des esprits en France. Au mois de juin 1800, le parti de l’action l’ayant emporté un moment dans les conseils des princes, Royer-Collard et ses collègues donnèrent leur démission. La note qu’il écrivit à ce sujet est reproduite tout entière par M. de Barante ; elle montre une aversion légitime pour les conspirations, les insurrections, les complots avec l’étranger, tous ces petits et mauvais moyens qui perdent les meilleures causes. « Comme c’est la force des événemens et des choses qui a produit et conduit la révolution, c’est la même force qui peut seule l’arrêter et la détruire. Tous les plans qui ne s’appuient pas sur cette force, qui n’ont pas pour unique objet de l’employer quand elle existera, ne sont que des intrigues impuissantes, qui ne tardent pas à devenir la pâture de la police et le scandale de l’opinion ; les vrais royalistes ne peuvent y prendre aucune part. »

L’avortement de toutes les trames tentées à cette époque, et en particulier de l’horrible tentative de la machine infernale, ne tarda pas à montrer que Royer-Collard avait vu juste. Au lieu d’ébranler le pouvoir du premier consul, ces machinations le fortifièrent. La proclamation de l’empire vint encore ajourner les espérances des amis de la monarchie tempérée. Royer-Collard n’accepta, sous le gouvernement impérial, aucune fonction politique, et s’occupa uniquement d’études littéraires et philosophiques. Il publia sans signature, dans le Journal des Débats, un piquant article sur M. de Guibert, où se révèle pour la première fois cette mordante ironie qui était une des qualités de son esprit, et qui avait fini, dans ses derniers jours, par dominer toutes les autres. Devenu presque malgré lui professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Paris, on sait quel éclat inattendu il répandit sur cette chaire, qu’il n’occupa que si peu de temps.

Nous n’essaierons pas d’apprécier ici ce qui a été jugé tant de fois et avec tant d’éloquence. La métaphysique est une divinité jalouse, elle ne souffre que les hommages de ses adeptes. Tout le monde doit savoir gré à Royer-Collard d’avoir ramené au spiritualisme la philosophie rabaissée, mais tout le monde ne peut pas se flatter de comprendre également le langage abstrait qu’il lui prête. Le fond de la doctrine nous paraît excellent, la forme nous effraie un peu par son obscurité majestueuse et presque sacerdotale. Ce langage doit être en tout cas une puissante gymnastique pour l’esprit, car Royer-Collard lui doit sans aucun doute cette élévation de style et de pensée qui a fait son succès comme orateur politique. Il a été à la tribune un philosophe, ramenant tout, comme les législateurs de l’antiquité, à des principes généraux et en tirant des déductions rigoureuses ; c’est par là qu’il a longtemps dominé les intelligences. Dans le parlement d’Angleterre, où règne avant tout l’esprit pratique et positif, ce genre d’éloquence aurait moins d’ascendant ; mais le génie français aime l’enchaînement logique et le ton souverain.

Avec la restauration commence sa grande carrière politique. S’il ne fut pas précisément un des rédacteurs de la charte de 1814, il eut une assez grande influence sur les principales mesures qui suivirent la rentrée des Bourbons. M. de Barante lui attribue surtout l’ordonnance du 7 février 1815 sur l’instruction publique, qui transformait complètement le régime de l’université impériale en instituant dans les provinces dix-sept universités. « Il nous a paru, disait l’exposé des motifs, que le régime d’une autorité unique et absolue était incompatible avec les intentions libérales de notre gouvernement ; que cette autorité, essentiellement occupée de la direction de l’ensemble, était en quelque sorte condamnée à négliger cette surveillance journalière qui ne peut être confiée qu’à des autorités locales, mieux informées des besoins et plus directement intéressées à la prospérité des établissemens placés sous leurs yeux ; que le droit de nommer à toutes les places, concentré dans les mains d’un seul homme, en laissant trop de chance à l’erreur et trop d’influence à la faveur, affaiblissait le ressort de l’émulation et réduisait les maîtres à une dépendance mal assortie à l’honneur de leur état et à l’importance de leurs fonctions. » Il est fort à regretter que ce système n’ait pas été essayé. La révolution du 20 mars en empêcha l’exécution. Au retour du roi, Royer-Collard abandonna ce premier projet et y substitua le maintien pur et simple de l’université impériale, en transportant les fonctions de grand-maître à une commission de l’instruction publique dont il devint le président.

Nommé député de la Marne à la chambre de 1815, le premier discours qu’il y prononça eut pour but de défendre l’inamovibilité de la magistrature, attaquée par la réaction ultra-royaliste. M. de Barante, ordinairement si modéré, a des termes amers pour caractériser la violence de cette réaction. « Lorsqu’on se rappelle cette époque, dit-il, on a peine à en croire ses propres souvenirs ; on voudrait douter de ce qu’on a vu et entendu. » La commission de la chambre des députés, saisie par le roi d’une proposition d’amnistie, voulut y introduire des exceptions et des catégories ; Royer-Collard s’opposa à ces amendemens, inspirés par la vengeance. « La nécessité de punir cesse avec l’utilité de le faire. Ce n’est pas toujours le nombre des supplices qui sauve les empires. L’art de gouverner les hommes est plus difficile, et la gloire s’y acquiert à un plus haut prix. Nous aurons assez puni, si nous sommes sages et habiles ; jamais assez, si nous ne le sommes pas. » La commission ayant proposé en même temps d’indemniser l’état, sur les biens des condamnés, des. préjudices causés par le 20 mars, Royer-Collard donna à cette prétendue indemnité son véritable nom. « C’est de la confiscation qu’il s’agit, s’écria-t-il. Les confiscations sont si odieuses que notre révolution en a rougi, elle qui n’a rougi de rien ; elle a lâché sa proie, elle a rendu les biens des condamnés. Que doit-on penser quand la confiscation est proposée, non pour l’avenir, mais pour le passé, contre la charte, qui abolit cette peine et qui défend de la rétablir ? »

Jusque-là tout était bien ; mais la manière magistrale de Royer-Collard allait bientôt l’entraîner trop loin. On sait quel singulier spectacle présenta vers la fin de sa session la chambre de 1815. Les ardens partisans de l’ancien régime, ou de ce qu’on appelait l’ancien régime, se sentant en majorité, voulaient transporter le pouvoir dans la chambre ; les défenseurs des droits et des intérêts nouveaux, se sentant appuyés par le roi, invoquaient au contraire à tout propos l’autorité royale. Cette interversion des positions naturelles se fit sentir surtout dans la discussion de la loi sur les élections proposée par M. de Vaublanc. Royer-Collard y fit plusieurs professions de foi d’un royalisme outré ; il s’attacha à démontrer que le gouvernement organisé par la charte n’était pas un gouvernement parlementaire à la manière anglaise, car ce n’est pas d’hier que datent les récriminations contre l’imitation de l’Angleterre. « En Angleterre, l’initiative, qui est le principe de l’action, la haute administration et une grande partie du gouvernement résident dans la chambre des communes ; chez nous, le gouvernement tout entier est dans la main du roi ; le roi gouverne indépendamment des chambres ; leur concours, toujours utile, n’est cependant indispensable que si le roi reconnaît la nécessité d’une loi nouvelle et pour le budget. Si vous voulez substituer le gouvernement anglais à notre charte française, donnez-nous la constitution morale et physique de l’Angleterre ; faites que l’histoire d’Angleterre soit la nôtre ; mettez dans notre balance politique une aristocratie puissante et honorée ; faites plus encore, donnez-nous ce qu’on appelle si improprement les abus de l’Angleterre, car si la réforme parlementaire depuis si longtemps invoquée avait lieu, si les irrégularités nombreuses qui se sont introduites malgré la théorie n’existaient plus, c’est l’opinion des hommes d’état de ce pays que l’Angleterre serait aussitôt précipitée dans l’abîme des révolutions. »

Ces paroles ont reçu des événemens un double démenti. D’abord la réforme parlementaire s’est faite en Angleterre, ainsi que bien d’autres réformes, et ce pays n’a pas été précipité dans l’abime des révolutions ; ensuite l’homme qui parlait ainsi en 1816 est précisément le même qui devait, quatorze ans plus tard, présenter au roi Charles X l’adresse des 221, expression fort nette et fort péremptoire de cette doctrine parlementaire qu’il avait repoussée avec tant d’énergie. M. de Barante n’essaie pas de dissimuler cette contradiction ; il l’explique seulement par la différence des temps. Avant tout, Royer-Collard était un écrivain. Il appartenait plus qu’il n’en voulait convenir à l’école littéraire de Rousseau ; absolu et dogmatique comme l’auteur du Contrat social, il recherchait comme lui les effets de style, qui ne s’accordent pas toujours avec la justesse. Il avait, tout en s’en cachant, cette vivacité d’impressions qui fait l’art d’écrire comme les autres arts, et qui entraîne la mobilité ; il ne savait rien dire froidement, faiblement, et frappait d’une forte empreinte toutes ses idées. Le roi Louis XVIII aimait qu’on parlât de lui, de sa volonté, de sa sagesse ; mais on eût pu s’en tenir un peu plus à la personne et généraliser un peu moins l’éloge. Ce n’est pas l’imitation de l’Angleterre, c’est la nature même des choses qui, dans tous les pays constitutionnels, attribue le pouvoir prépondérant à la majorité parlementaire. Faire de cette majorité l’instrument unique et habituel du gouvernement, comme l’ont voulu d’autres esprits systématiques, c’est tomber dans un autre excès, car il est de l’essence des majorités d’être flottantes, irrésolues, impropres à l’action ; mais leur refuser une influence générale et décisive sur la marche des affaires publiques, c’est supprimer la conséquence après avoir accepté le principe. À son origine, la restauration a essayé de disputer aux chambres le droit d’initiative et le droit d’amendement, comme découlant uniquement de la prérogative royale ; ces subtilités n’ont pu se maintenir. La théorie a beau s’y attacher, elles disparaissent d’elles-mêmes dans la pratique.

Ce n’est pas que nous ne rendions pleine justice au gouvernement de la restauration, surtout à ses débuts. Quand on compare l’état de la France en 1815 à ce qu’il était quatre ans après, on ne peut qu’éprouver une profonde reconnaissance pour le roi et pour ses deux principaux ministres, le duc de Richelieu et M. Decazes. Oublieuse et ingrate comme elle est, la nation ne placera jamais assez haut ceux qui l’ont retirée de l’abîme où l’avait précipitée Napoléon. Envahie par des armées victorieuses, déchirée par des partis implacables, elle avait à la fois à se délivrer des étrangers et à se pacifier elle-même. Quatre ans après, ces redoutables problèmes étaient, résolus ; ce pays ruiné, décimé par la guerre et par la disette, se relevait à vue d’œil ; il payait à l’Europe une rançon de deux milliards, rétablissait sa population et son activité productive, et prenait peu à peu possession de ses libertés nouvelles sous les auspices d’un gouvernement modérateur. L’ordonnance du 5 septembre 1816, qui arracha le pouvoir à la majorité réactionnaire élue dans le premier emportement du succès, fut un des principaux épisodes de ces belles années et un des actes les plus habiles de Louis XVIII. Sans elle, la révolution de 1830 aurait probablement éclaté dix ans plus tôt.

On a souvent dit que cette ordonnance avait eu le caractère d’un coup d’état. Cette qualification n’est pas exacte. En prononçant la dissolution de la chambre des députés, le roi usait d’un droit constitutionnel qui lui appartenait par la charte ; en réglant par ordonnance les formes provisoires de l’élection, il ne violait aucune loi, puisqu’il n’en existait aucune, la loi électorale votée par la chambre des députés ayant été rejetée par la chambre des pairs. Les élections nouvelles montrèrent que Louis XVIII et ses ministres avaient parfaitement jugé les véritables sentimens du pays. La chambre de 1815 y disparut, et fut remplacée par une majorité franchement constitutionnelle. Royer-Collard, qui avait été pour beaucoup dans l’ordonnance du 5 septembre, fut nommé par le roi président de son collège électoral ; c’est en s’adressant aux électeurs qu’il prononça cette phrase devenue célèbre : « Le roi, c’est la légitimité ; la légitimité, c’est l’ordre ; l’ordre, c’est le repos ; le repos s’obtient et se conserve par la modération, vertu éminente que la politique emprunte à la morale. La modération, attribut naturel de la légitimité, forme donc le caractère distinctif des véritables amis du roi et de la France : » proposition vraie sous un roi sage, mais qui devait cesser de l’être avec un prince d’un autre caractère.

Alors prit naissance ce petit groupe d’amis politiques qui a reçu le nom de doctrinaires, et qui a exercé une si puissante action sur la fondation du gouvernement représentatif en France. Il se composait à l’origine de cinq ou six noms : Royer-Collard, Camille Jordan, de Serre, M. de Barante, M. Guizot ; il s’est accru depuis de la plupart de ceux qui ont joué un rôle sous le gouvernement de juillet. On n’avait vu jusqu’alors aux prises que deux théories politiques : celle de l’ancien régime et celle de la souveraineté populaire ; les doctrinaires apportaient un nouveau système, une nouvelle doctrine, et c’est de là que leur vint leur nom. « Appelés tour à tour, dit M. Guizot dans le premier volume de ses Mémoires, à combattre et à défendre la révolution, ils se placèrent dès l’abord dans l’ordre intellectuel, opposant des principes à des principes, affirmant des droits au lieu de n’alléguer que des intérêts. Il y avait dans cette tentative un grand orgueil, mais qui commençait par un acte d’humilité, car il proclamait les erreurs d’hier en même temps que la volonté de n’y pas retomber. »

Puisque les doctrinaires eux-mêmes s’accusent d’orgueil, on aurait mauvaise grâce à les en disculper. Ils avaient donc ce défaut, et d’autres encore ; mais on ne peut leur contester l’esprit, le talent, le caractère, l’activité, la conviction et en fin de compte l’ascendant. Ils ont échoué dans quelques-unes de leurs entreprises, mais ils ont encore plus réussi qu’échoué ; ils ont trop professé, trop discuté, trop écrit et trop parlé pour avoir eu toujours raison, mais ils ont eu raison plus souvent que personne. Ils ont marqué profondément leur trace dans la législation, dans la politique, dans la littérature, dans la philosophie, dans les études historiques et critiques. Parmi les écoles qui cherchent à les remplacer, il n’en est encore aucune qui puisse se flatter d’un pareil succès. Qu’on demande maintenant de nouveaux pilotes pour des horizons nouveaux, c’est la loi de ce monde changeant ; qu’on fasse appel à des idées plus larges et plus pratiques à la fois, qui s’enferment moins dans le cercle inflexible d’une forme de gouvernement, c’est très bien, pourvu qu’on les trouve ; mais la première condition pour dégager l’avenir est d’être juste envers le passé. La France manquait en 1816 de l’expérience des institutions libres, elle marchait à l’aveugle, en tâtonnant, et elle a été fort heureuse de trouver pour la guider des hommes qui lui apportaient des principes à défaut d’autres enseignemens. Ces principes n’étaient pas tous également essentiels, également infaillibles ; le temps seul peut faire le partage, et il n’a pas encore prononcé en dernier ressort.


II

Le plus grand succès de Royer-Collard et de ses amis, après l’ordonnance du 5 septembre, fut la loi électorale du 5 février 1817. Tous les partis attachaient alors une extrême importance à la loi des élections ; suivant qu’elle serait combinée dans un sens ou dans un autre, on la considérait comme devant donner le pouvoir à l’une ou à l’autre des grandes opinions qui se partageaient la société. L’expérience a prouvé que les combinaisons de la loi, sans être précisément dépourvues d’influence, n’avaient pas une vertu aussi complète. C’est l’état général des esprits au moment de l’élection qui décide les choix beaucoup plus que la forme du suffrage. On ne le savait pas encore en 1817, et chaque parti avait son système, qu’il défendait avec passion. Le côté droit, pour organiser une souveraineté aristocratique, voulait l’élection indirecte ou à deux degrés. Le côté gauche, pour constituer une démocratie pure, tendait vers le suffrage universel. Les doctrinaires, prenant comme toujours une situation intermédiaire, se prononcèrent pour des électeurs censitaires payant 300 francs de contributions et nommant directement les députés. Ce système avait le mérite d’être le plus sincère des trois. Pendant toute la période révolutionnaire et impériale, on n’avait eu que le nom et l’apparence du suffrage universel. Pour obtenir de véritables électeurs, exerçant sérieusement leur droit, il fallait en restreindre le nombre et chercher dans le cens des garanties d’indépendance et de lumières. Le nombre des censitaires à 300 francs était d’environ cent mille ; on constituait ainsi au milieu de la nation un corps politique accessible à tous, et dont la chambre élective émanait sans intermédiaire. Pour le côté droit, c’était beaucoup trop ; pour le côté gauche, ce n’était pas assez : les uns n’auraient voulu, sous une forme déguisée, que quinze ou vingt mille électeurs au plus ; les autres voulaient faire de l’élection un droit personnel.

Royer-Collard défendit ce projet dans un discours qu’on a quelque peine à comprendre aujourd’hui : les grandes raisons y sont dissimulées sous les petites. Il affecta de ne présenter la loi que comme l’exécution littérale de la charte. Cependant, comme il était facile de répondre que le texte de la charte n’excluait pas l’élection indirecte, il dut traiter cette question ; il le fit avec une subtilité qui rend cette partie de son discours extrêmement obscure. Ce n’est pas là qu’il faut chercher sa véritable pensée, mais dans ce qu’il dit quelque temps après, pour défendre la loi attaquée par la chambre des pairs : « L’influence de la classe moyenne n’est pas une préférence arbitraire, quoique judicieuse, de la loi ; sans doute elle est avouée par la raison et par la justice, mais elle a d’autres fondemens encore que la politique a coutume de respecter davantage, parce qu’ils sont plus difficiles à ébranler. L’influence de la classe moyenne est un fait, un fait puissant et redoutable ; c’est une théorie vivante, organisée, capable de repousser les coups de ses adversaires. Les siècles l’ont préparée, la révolution l’a déclarée. C’est à cette classe que les intérêts nouveaux appartiennent. »

Ainsi s’est formulée pour la première fois cette fameuse théorie du gouvernement des classes moyennes, qui, éloquemment soutenue par M. Guizot, violemment attaquée par l’opposition de toutes les couleurs, a fini par sombrer le 24 février 1848. Autant qu’on peut en juger aujourd’hui à la lumière des événemens, la puissance des classes moyennes était à la fois plus faible et plus forte que ne croyait Royer-Collard : plus faible, en ce qu’elles n’ont pu soutenir la théorie qui leur donnait le privilège électoral ; plus forte, en ce que rien n’a pu leur enlever l’ascendant de fait, pas même le suffrage universel. Sous la république de 1848, sous l’empire actuel, l’esprit des classes moyennes a toujours fini par dominer dans le gouvernement. Tous les intérêts étant solidaires dans la société française telle que l’ont constituée les principes de 1789, la force qui dirige est nécessairement une résultante, c’est-à-dire une moyenne. Il devient alors inutile et même dangereux d’isoler en apparence les classes moyennes pour leur attribuer le pouvoir ; on semble indiquer par là qu’elles ont des intérêts distincts des intérêts généraux, ce qui n’est pas, et on soulève sans nécessité d’injustes défiances ; c’est sous l’empire de cette illusion que la France a été entraînée en 1848 à faire une révolution contre elle-même. Nous avons essayé quatre systèmes électoraux depuis cinquante ans, et tous quatre ont tourné contre ceux qui les avaient institués. Le premier a été cette loi de 1817, rédigée par les doctrinaires contre la droite, et qui a amené en 1820 le triomphe de la droite. Le second a été la loi de 1820, rédigée par la droite, et qui a fini par produire la chambre de 1827 et l’adresse des 221. Le troisième a été la loi de 1830 sur les électeurs à 200 fr., qui a abouti à la catastrophe de 1848. Le quatrième a été la loi du suffrage universel, instituée par la république, et qui a renversé la république. En présence de ces résultats, la question de savoir si l’électorat est un droit ou une fonction, si l’élection doit être directe ou indirecte, s’il faut un cens et quel cens, perd beaucoup de son importance. Nous avons eu, sous M. de Villèle, l’élection par les plus imposés, nous avons aujourd’hui l’élection par les moins imposés. La différence est-elle bien grande ?

En 1817, Royer-Collard était ardent ministériel comme ardent royaliste. Il défendit en cette qualité les deux lois d’exception qui furent votées alors, l’une pour suspendre la liberté individuelle, l’autre pour soumettre les journaux à la nécessité de l’autorisation préalable. À la distance où nous sommes de ce temps, nous ne pouvons juger si ces mesures étaient réellement indispensables. Le gouvernement n’avait encore que deux ans de durée, et l’inexpérience de la nation, les passions ardentes des partis, pouvaient en effet exiger quelques restrictions passagères aux grands principes que la charte venait d’inaugurer. En pareil cas, la nécessité sert d’excuse, mais seulement d’excuse, et tout ce qui dépasse la mesure exacte de la nécessité la plus évidente doit être condamné. Ce qu’il y avait de mieux à dire en faveur de la loi, c’est qu’elle devait expirer au 1er janvier 1818, et c’est sur ce caractère essentiellement transitoire qu’insista, le moins Royer-Collard. De même on ne lit pas sans quelque surprise le discours qu’il prononça à la même époque pour la défense de l’université. Rien ne ressemble moins au préambule de l’ordonnance de 1815 ; la théorie de l’université impériale y est présentée avec une rigueur que n’aurait pas désavouée Napoléon. « L’université a été élevée sur cette base fondamentale, que l’instruction et l’éducation publiques appartiennent à l’état et sont sous la direction supérieure du roi. L’université a le monopole de l’éducation à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la Justice, ou l’armée celui de la force publique. » Si la réflexion avait amené Royer-Collard à changer d’avis sur l’université, si la crainte d’une invasion de la part du clergé le déterminait à passer pour le moment dans un autre camp, ce changement pouvait se comprendre à la rigueur ; mais il n’était pas nécessaire de l’appuyer sur une théorie si impérieuse.

Ces exagérations sont d’autant plus regrettables qu’elles devaient être bientôt suivies d’autres exagérations dans un sens opposé. Nous arrivons à une période assez difficile à expliquer dans cette vie si belle. Le conseil d’état était plein des amis de Royer-Collard, lui-même dirigeait l’instruction publique. Il avait conseillé l’ordonnance du 5 septembre, et cette ordonnance avait été rendue ; il avait voulu faire la loi des élections, et il l’avait faite. On le voit cependant, dès la fin de 1817, s’éloigner du ministère et cesser de l’appuyer. On a attribué dans le temps cette nouvelle attitude à un mécompte d’ambition, explication qui paraissait en effet la plus vraisemblable ; mais M. de Barante nous dit au contraire que Royer-Collard n’a jamais voulu être ministre : il attribue son éloignement à une autre cause qui serait presque puérile. « Sans avoir aucune ambition, dit-il, sans envier la position de ministre, il tenait à conserver et à montrer une entière indépendance ; il ne voulait, il ne savait pas faire le sacrifice d’une seule nuance de ses opinions. Il craignait surtout d’être enveloppé dans la responsabilité des ministres, s’il passait pour les appuyer toujours de son approbation. »

Le dissentiment se produisit pour la première fois dans la discussion de la loi sur la presse. La loi proposée avait pour principe que la culpabilité des écrits imprimés consistait dans la provocation à des crimes et délits qualifiés par le code pénal ; en conséquence, pour se conformer au droit commun, la provocation aux délits était déférée aux tribunaux de première instance, et la provocation au crime à la cour d’assises et au jury. C’était à coup sûr une immense conquête qu’une pareille loi en 1817 ; aujourd’hui encore, après plus de quarante ans, nous serions fort heureux de l’avoir. Royer-Collard et son ami Camille Jordan n’en furent pourtant pas satisfaits ; ils réclamèrent le jugement par jury pour tous les délits sans exception commis par la voie de la presse. C’était demander un privilège au lieu d’une liberté, une exception au lieu d’un droit. Cette mise en suspicion de la magistrature, qui est l’instrument judiciaire par excellence, excédait la mesure de la justice et de la vérité. La presse ne peut être véritablement libre qu’à la condition d’être soumise, pour ses excès, à une répression sévère, et dans un pays où les mœurs publiques commençaient à naître, le jugement par jury n’offrait pas toujours des garanties suffisantes pour cette répression.

Il ne choisit pas mieux son terrain pour se séparer du ministère sur une autre question. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr venait de proposer une loi sur l’organisation de l’armée qui répondait avec bonheur à tous les besoins. L’armée y était constituée sur ces bases qui la rendent si profondément nationale et qui se sont maintenues sous toutes nos révolutions. Royer-Collard ne pouvait méconnaître les mérites de cette loi, notamment en ce qui concernait les règles posées pour l’avancement. Il s’attacha à un point de détail et réclama le vote annuel du contingent. Le principe du vote annuel eût été en effet plus conforme à la stricte doctrine constitutionnelle ; mais au moment où la société nouvelle obtenait de si grandes concessions pour la constitution de la force publique, il eût été convenable de se montrer moins exigeant. La question n’avait en elle-même aucune importance, puisque le gouvernement ne pouvait dépasser un maximum sans consulter les chambres. Même aujourd’hui il y aurait un grand profit à renoncer au vote annuel, pourvu que le maximum du contingent ne dépassât pas celui qu’avait fixé Gouvion Saint-Cyr (40,000 hommes). Le roi ayant cru son autorité engagée, le vote annuel ne l’emporta pas.

L’opposition de Royer-Collard fut plus fondée et plus heureuse quand il s’agit du nouveau concordat qui venait d’être négocié à Rome par M. de Blacas pour remplacer celui de 1801. Ce concordat avait été conclu par des hommes qui ignoraient à la fois et l’esprit de l’ancien clergé et les exigences de la société nouvelle. Il ne plut à personne, et on dut le retirer avant discussion. Royer-Collard se donna le tort d’une extrême âcreté dans l’expression de son blâme. « La signature du concordat, dit-il, était un crime politique ; le soutenir est une bêtise. »

Deux nouvelles et éclatantes satisfactions lui furent encore données en 1819. Une résolution de la chambre des pairs ayant demandé la modification de la loi des élections comme trop démocratique, non-seulement le gouvernement ne l’accorda pas, mais il nomma d’un seul coup soixante pairs nouveaux pour changer la majorité. En même temps, la loi sur la presse présentée l’année précédente n’ayant pas abouti, le ministère en présenta une nouvelle tout à fait conforme aux idées de Royer-Collard. Cette loi, qui posait le principe absolu du jugement par jury, fut adoptée. L’expérience montra que ces deux concessions allaient trop loin, car elles contribuèrent certainement au déchaînement révolutionnaire qui ne tarda pas à éclater. La loi des élections, avec de grandes qualités, avait un grand défaut, le vote au chef-lieu de département, qui amenait des assemblées tumultueuses et faciles à influencer du dehors, et quant à la loi de la presse, on vit bientôt que dans l’état des mœurs publiques c’était l’organisation de l’impunité ; cette loi dura un an à peine, elle périt sous les excès qu’elle avait provoqués.

Tous les partis ont fait des fautes en France depuis cinquante ans ; le parti libéral fit la plus grande de toutes en ne se ralliant pas alors au gouvernement royal. L’éloignement du roi pour le parti réactionnaire, l’attachement des ministres aux principes de la charte, s’étaient manifestés par une série d’actes qui donnaient aux libertés publiques les gages les plus formels, l’ordonnance du 5 septembre, la loi des élections, la loi du recrutement, la promotion des soixante pairs, le rappel des bannis, la loi sur la presse, et même une mesure sévère contre le comte d’Artois, à qui son frère avait retiré le commandement des gardes nationales. La santé du roi pouvait, il est vrai, faire craindre à tout moment l’avènement des idées contraires ; mais c’était une raison de plus pour s’attacher fortement au trône, afin de rendre la rupture plus difficile en cas de succession. Les chefs apparens du parti, Laffitte, Casimir Perier, Benjamin Constant, le général Foy, en avaient le sentiment, le dernier surtout, dont l’honnêteté politique égalait l’éloquence ; la violence des passions qui s’agitaient derrière eux ne le leur permit pas. Au lieu de donner force et concours à la monarchie constitutionnelle, les mesures libérales du gouvernement ne firent qu’ouvrir la voie à des espérances et à des démonstrations ouvertement hostiles.

Dans cette situation, il n’est pas étonnant que le roi ait montré quelques inquiétudes, et que les royalistes constitutionnels, dont il aimait à s’entourer, aient songé à revenir sur leurs pas. Ce qui se comprend moins, c’est que Royer-Collard, un des plus engagés dans la foi monarchique, n’ait pas reconnu un des premiers cette nécessité. Avant les élections de 1819, on pouvait conserver quelques illusions ; l’élection d’un régicide, l’abbé Grégoire, dut ouvrir tous les yeux. On a dit que le parti ultra-monarchique n’avait pas été étranger à cette élection, et c’est en effet ce que semble indiquer ce mot d’ordre donné par les chefs et rappelé par M. de Barante : « plutôt des jacobins que des ministériels, car les jacobins amèneront une crise ! » Mais cette tactique habituelle des partis ardens n’aurait pas suffi pour amener un tel éclat, si les élémens révolutionnaires n’avaient été eux-mêmes exaltés jusqu’à la folie. Devenu président du conseil, M. Decazes songea, pour calmer l’irritation légitime du roi et des royalistes de bonne foi, à modifier la loi des élections. Aucun principe n’était engagé dans ces remaniemens, qui conservaient l’élection directe et les électeurs à 300 francs. Royer-Collard consulté refusa cependant son adhésion ; il choisit même ce moment pour rompre publiquement avec le ministère, en donnant sa démission de président de la commission de l’instruction publique. M. de Barante passe rapidement sur cette démission inopportune, qu’il fut loin d’approuver, car il ne suivit pas cet exemple et concourut à la préparation de la nouvelle loi ; il cite seulement ce mot au moins étrange de Royer-Collard à M. Decazes, qui essayait de le ramener en lui montrant le danger : « Eh bien ! nous périrons ; c’est aussi une solution. »

On sait quel coup de foudre mit fin à ces difficultés intestines et déplaça brusquement le terrain politique. Le duc de Berri fut assassiné dans la nuit du 13 au 14 février 1820. Le parti ultra-royaliste, éloigné des affaires depuis quatre ans, profita de l’effroi produit par ce crime pour renverser le ministère Decazes et vaincre le roi lui-même. Une réaction nouvelle commença ; elle devait durer dix ans, sauf une courte interruption, et ne cesser qu’à la chute du trône. Dans les premiers temps du second ministère du duc de Richelieu, la victoire du parti exalté n’étant pas encore complète, Royer-Collard continua à faire partie du conseil d’état, ainsi que la plupart de ses amis. La première fois qu’il parut à la tribune après la crise, il exprima plutôt de la tristesse qu’une opposition décidée.

Il adressa un éloquent appel à l’ancienne majorité, à celle qui avait maintenu au pouvoir les ministres conciliateurs ; cet appel ne fut pas écouté. Avant la catastrophe du 13 février, il eût pu être temps encore ; après ce coup fatal, tout poussait à la droite extrême. L’accusation de complicité dans l’assassinat du prince élevée contre M. Decazes était monstrueusement absurde ; mais ce n’était pas sans raison qu’on attribuait à la licence de la presse une influence quelconque sur le meurtrier. Nous avons vu dans plus d’une circonstance que ces sinistres pensées germent dans les cœurs dépravés sous le feu des déclamations incendiaires. Royer-Collard reconnut la nécessité de mesures restrictives ; il alla même jusqu’à accorder la censure, qui n’est jamais nécessaire. « On vous demande, dit-il, la censure provisoire des journaux ; ne la refusez pas, parce que dès aujourd’hui il est besoin d’un remède contre la licence impunie. » Il insista seulement pour restreindre à un an la durée de la loi, mais sans y réussir ; pour avoir eu trop tôt et en termes trop généraux le jugement par jury, la presse allait passer plusieurs années sous le régime aveugle et insolent de la censure, qui confond l’innocent et le coupable dans la même oppression.

Quand vint le tour de la loi des élections, Royer-Collard avoua aussi qu’il fallait y faire quelques changemens. « Dans les circonstances présentes, dit-il, la loi de 1817, coupable ou non, doit être modifiée, parce qu’il est dû quelque respect aux inquiétudes qu’elle excite. » Son constant ami Camille Jordan proposa donc un amendement qui supprimait le vote au chef-lieu de département et instituait les collèges d’arrondissement. Présenté avant l’assassinat du duc de Berri, cet amendement l’aurait certainement emporté, puisqu’il ne fut rejeté, même au milieu du trouble des esprits, que par une majorité de dix voix ; la fameuse loi du double vote passa dans l’entraînement de la réaction.

Ainsi toutes les œuvres de Royer-Collard étaient renversées à la fois par cette même chambre où il avait longtemps dominé. Il trouva des accens énergiques pour qualifier le système qui commençait. « Ce système, je le crois infiniment dangereux ; je crois qu’il ébranle la monarchie, et puisque je le crois, je dois le dire. Les lois d’exception sont des emprunts usuraires qui ruinent le pouvoir, alors même qu’ils semblent, l’enrichir. » La discussion de la nouvelle loi des élections lui fournit l’occasion d’une de ces démonstrations brillantes et subtiles où se complaisait son talent. Il célébra en termes magnifiques le principe d’égalité que devait représenter la chambre élective en présence de l’inégalité sociale consacrée par la chambre des pairs. On lui répondit que lui-même admettait des exceptions à ce principe, et que l’égalité prise au pied de la lettre entraînait la souveraineté populaire et le suffrage universel. Il se défendit contre cette conséquence avec un grand appareil de distinctions métaphysiques. Il eût mieux fait de dire tout simplement que le droit d’élire commençait et finissait à ses yeux avec la capacité de choisir, toutes ces formules obscurcissant mal à propos une idée assez claire par elle-même. Il fut plus net et plus incisif quand il dit : « Qu’il y ait parmi nous des factions, on n’en saurait douter ; elles marchent assez à découvert, elles avertissent assez de leur présence. Il y a une faction, née de la révolution, de ses mauvaises doctrines et de ses mauvaises actions, qui cherche vaguement peut-être, mais qui cherche toujours l’usurpation, parce qu’elle en a le goût encore plus que le besoin. Il y a une autre faction, née des privilèges, que l’égalité indigne, et qui a besoin de la détruire. Si notre malheureuse patrie doit encore être déchirée, ensanglantée par elles, je prends mes sûretés ; je déclare à la faction victorieuse, quelle qu’elle soit, que je détesterai sa victoire ; je lui demande dès aujourd’hui de m’inscrire sur les tables de ses proscriptions. »


III

M. de Barante raconte sans aigreur la rupture qui éclata entre le ministère et les doctrinaires peu après cette discussion. « Un jour, dit-il, vers le mois de juillet, j’étais allé voir M. de Serre. Avec le même ton d’amitié de nos conversations habituelles, il me dit qu’il allait porter à la signature du roi une ordonnance qui retranchait du conseil d’état M. Royer-Collard, M. Camille Jordan, M. Guizot et moi. Il ajouta que M. Royer-Collard conservait le titre de conseiller d’état, et que sa place dans le conseil de l’université lui assurait un revenu convenable. M. Guizot avait, disait-il, une pension. Quant à moi, le roi me nommait son ministre à Copenhague. M. Camille Jordan était le seul dont la disgrâce fût complète et sans dédommagement. Je ne m’engageai à rien, et j’allai apprendre cette nouvelle à M. Royer-Collard. Comme on peut croire, il ne me témoigna ni chagrin ni émotion de cette disgrâce ; il s’attendait au dénoûment de la crise qui avait consommé l’union du ministère avec la droite. »

On connaît la lettre sévère que Royer-Collard écrivit à M. de Serre pour refuser avec une juste fierté la pension de 10,000 francs qui lui était offerte sur le sceau. « Jamais, ajoute M. de Barante, aucun rapprochement ne fut essayé entre eux ; jamais, depuis cette époque, M. de Serre n’a échangé une parole avec ses amis d’alors. Il s’était mépris sur la position de M. Guizot, qui ne jouissait d’aucune pension, et qui, sans faire entendre ni réclamation ni plainte, fit seulement remarquer cette inadvertance. M. Camille Jordan ne s’irrita point de la malveillance qu’on lui témoignait. Je n’allai point en Danemark. » Ce dernier trait surtout est d’une grâce parfaite.

Cette rupture ne devait pas sauver le ministère. La naissance du duc de Bordeaux donna un nouvel élan aux espérances de l’extrême droite. Les élections de 1820 et de 1821, car la chambre des députés se renouvelait alors tous les ans par cinquième, furent presque tout entières dans ce sens. Le ministère de transition que Louis XVIII avait appelé, après la chute de M. Decazes, pour modérer le mouvement qui l’entraînait, fut renversé par une adresse de la chambre au mois de décembre 1821, et l’extrême droite arriva aux affaires par un coup de majorité, donnant ainsi l’exemple de ce qui devait se reproduire contre elle en 1830. Royer-Collard, consultant son ressentiment beaucoup plus que sa raison, vota pour le paragraphe de l’adresse dirigé contre le cabinet, paragraphe injuste en lui-même, et qui devait avoir pour résultat d’appeler au pouvoir un parti qu’il regardait comme funeste. L’amitié de M. de Barante plaide pour lui les circonstances atténuantes. « Il hésita beaucoup, dit-il, avant de se décider, et réellement ce vote influa peu sur l’événement ; il avança tout au plus de quelques semaines la chute du ministère. »

Voilà donc la droite en possession du gouvernement. Dès ce moment, Royer-Collard et ses amis prirent place dans l’opposition. Son talent et sa renommée ne pouvaient qu’y grandir, car on allait lui faire beau jeu. Le poignard de Louvel avait tué la majorité constitutionnelle ; à son tour, la majorité réactionnaire allait ramener par ses emportemens le triomphe des idées libérales. L’opposition ne comptait en commençant que dix-sept voix dans la chambre élective ; elle finit par comprendre la France entière, mais il fallut dix ans pour reconquérir pied à pied ce qu’on avait à moins de frais en 1819. Royer-Collard fut au premier rang dans ce grand combat ; l’opposition lui convenait plus que le gouvernement, comme il n’arrive que trop souvent en France : la hauteur dédaigneuse de son esprit s’y sentait plus à l’aise.

L’interminable question de la presse avait reparu par la présentation d’un double projet de loi : c’est dans le cours de cette discussion qu’il présenta le tableau, souvent cité, de la démocratie française, pour l’opposer aux velléités aristocratiques du gouvernement. « La démocratie coule à pleins bords dans la France telle que les siècles et les événemens l’ont faite. L’industrie et la propriété ne cessant de féconder, d’accroître, d’élever les classes moyennes, elles se sont si fort rapprochées des classes supérieures, que, pour apercevoir encore celles-ci au-dessus de leur tête, il leur faudrait beaucoup descendre. Sans doute, et j’aime à le dire en ce moment, le monde doit beaucoup à l’aristocratie : elle a défendu le berceau de presque tous les peuples, elle a été féconde en grands hommes, elle a honoré par de grandes vertus la nature humaine ; mais de même qu’elle n’est pas de tous les lieux, elle n’est pas de tous les temps, et je ne l’insulte pas en lui demandant si elle est du nôtre. J’entends le mot, je ne vois pas la chose. La voix du commandement aristocratique ne se fait plus entendre au milieu de nous. »

Afin de poursuivre l’esprit révolutionnaire partout où il paraissait, le gouvernement résolut la guerre d’Espagne. Un crédit extraordinaire fut demandé aux chambres ; Royer-Collard n’hésita pas à le repousser, bien qu’on se servît de cet argument, que le roi seul avait le droit de paix et de guerre. « La loi qui vous est présentée engage pleinement et dans toute son étendue la question de savoir si la guerre est juste, nécessaire, avantageuse à la nation. Les votes de la chambre étant libres, elle peut refuser les subsides ou les accorder. » Quant au fond du débat, il n’eut pas de peine à montrer que cette guerre était un acte d’intervention dans les affaires d’un pays indépendant, et par conséquent une atteinte au droit des gens, tant qu’elle n’était pas justifiée par une évidente nécessité. En l’entreprenant, la France nouvelle se mettait en contradiction avec elle-même, car la guerre qu’elle avait soutenue en 1792 avait pour but de défendre sa propre indépendance contre l’intervention étrangère.

Cet argument ne pouvait pas avoir un grand succès auprès de la majorité ; il ne répondait pas d’ailleurs au véritable motif de l’appel aux armes. Tous les gouvernemens qui ont voulu distraire la nation de ses droits et de ses intérêts ont flatté sa manie belliqueuse. Le parti qui s’était emparé de la restauration voulait avoir aussi ses lauriers et ses victoires. Pourvu que la France guerroie, elle ne demande pas trop pourquoi. Après avoir guerroyé pendant la révolution sous prétexte de défendre les droits des peuples, elle allait guerroyer sous un autre régime pour défendre les droits des rois. Chacune de ces fantaisies militaires lui coûte des milliards et du sang ; mais la fumée du canon l’enivre et l’endort.

Tout en restant dans l’opposition, Royer-Collard avait grand soin de séparer sa cause du parti qui multipliait alors les émeutes et les conspirations. Ce qu’il voulait, c’était l’union de la monarchie et de la liberté, convaincu, comme il le disait souvent, que l’une ne pouvait subsister sans l’autre. Quand survint l’incident de l’expulsion de Manuel, il se prononça contre l’acte violent de la majorité, mais en même temps il fit ses réserves contre le fait imputé à l’expulsé. « Depuis trois ans, on se plaint de l’abus de la parole et de la licence de la tribune. Je ne suis pas le protecteur de la licence, et toute espèce d’excès m’est odieuse. Je dirai cependant avec franchise qu’il y a dans ces plaintes de l’exagération, de l’injustice, et trop peu d’attention à la nature et aux besoins du gouvernement représentatif. Nous avons besoin d’apprendre longuement, et par des expériences répétées, que la plupart des dangers qui nous effraient sont imaginaires. Cependant le gouvernement représentatif porte ce fardeau immense de la peur qu’il nous fait, et quelquefois il y succombe. Il porte aussi un autre fardeau, qui s’allégera chaque jour, mais dont le poids se fait aujourd’hui péniblement sentir. Nous sortons d’une révolution qui a duré assez longtemps et qui a été assez profonde pour laisser partout des traces. Cette révolution professait la justice, elle en contenait les principes, et cependant elle a été immorale dans ses actes, et non-seulement elle a été immorale, mais elle a fait trophée de son immoralité ; elle a été cynique, et c’est son plus mauvais caractère. Ce cynisme s’est empreint dans le langage, et il le corrompt encore aujourd’hui. Les opinions, j’en suis convaincu, valent mieux que le langage, et les sentimens, les intentions valent mieux encore que les opinions. Le temps emportera cette rouille, mais nous avons besoin de beaucoup de bons exemples pour que la décence rentre dans le langage, comme l’ordre est rentré dans la société. »

Il était impossible de mieux dire, et ce ton de discussion aurait dû, mieux que toutes les colères de la majorité, ramener au sentiment des convenances les orateurs qui s’en écartaient. Nous avons vu cependant l’habitude des intempérances de langage se maintenir dans une certaine école politique et faire surtout explosion dans les assemblées qui ont suivi la révolution de 1848. Là aussi les opinions valaient mieux que les discours, et les sentimens, les intentions valaient mieux encore que les opinions ; mais la violence des expressions était telle que ce gouvernement a succombé devant la peur qu’il a faite. Là aussi la plupart des dangers qui nous ont effrayés étaient imaginaires ; mais la peur ne raisonne pas. Quand viendra donc l’heure où le temps aura emporté cette rouille, comme disait Royer-Collard en 1824 ?

Cependant les événemens suivaient leur cours. La guerre d’Espagne avait tourné contre les vœux et les espérances de son principal auteur, M. de Chateaubriand. Au lieu d’un gouvernement constitutionnel, elle avait entraîné un despotisme sans grandeur. En France, les élections générales, faites sous l’influence de la victoire, avaient donné au ministère une sorte d’unanimité. Après s’être débarrassé de M. de Chateaubriand, M. de Villèle voulut s’assurer une domination incontestée pendant sept ans ; il proposa le renouvellement intégral de la chambre et la septennalité. Royer-Collard combattit ce projet ; mais, par des raisons qui n’ont pas prévalu, le principe du renouvellement intégral s’est maintenu dans nos lois depuis qu’il a été introduit par M. de Villèle : le gouvernement de 1830 l’a adopté, et après lui la république et l’empire.

Même dans ce discours, où Royer-Collard soutient une thèse que l’expérience a condamnée dans tous les pays constitutionnels, on trouve des passages admirables de force et de raison. Pour expliquer l’immense succès électoral du ministère, il dénonça les moyens mis en œuvre pour fausser les élections, et que fournissait largement la centralisation administrative. « Qui vote dans les collèges ? Les électeurs sans doute ? Non, c’est pour un très grand nombre le ministère. Le ministère vote par l’universalité des emplois et des salaires que l’état distribué, et qui, tous ou presque tous, directement ou indirectement, sont le prix de la docilité prouvée ; il vote par l’universalité des affaires et des intérêts que la centralité lui soumet ; il vote par tous ces établissemens, religieux, civils, militaires, scientifiques, que les localités ont à perdre ou qu’elles sollicitent ; il vote par les routes, les ponts, les canaux, les hôtels de ville, car les besoins publics satisfaits sont des faveurs de l’administration, et pour les obtenir, les peuples, nouveaux courtisans, doivent plaire. En un mot, le ministère vote de tout le poids du gouvernement qu’il fait peser en entier sur chaque département, chaque commune, chaque profession, chaque particulier. Et quel est ce gouvernement ? C’est le gouvernement impérial, qui n’a pas perdu un seul de ses cent mille bras, qui a puisé au contraire une nouvelle vigueur dans la lutte qu’il lui a fallu soutenir contre quelques formes de liberté, et qui retrouve toujours au besoin les instincts de son berceau, la force et la ruse. Voilà où nous sommes descendus. Le gouvernement représentatif n’a pas été seulement subverti par le gouvernement impérial, il a été perverti ; il agit contre sa nature. Peu d’années ont suffi pour divulguer ce fatal secret. »

Ce tableau n’est pas d’une vérité absolue, en ce sens que le mouvement de l’opinion a plus d’une fois vaincu dans les élections l’influence du gouvernement, et M. de Villèle n’allait pas tarder à en avoir la preuve. Quand la France a réellement une volonté, rien ne l’arrête ; elle ne se laisse mener et séduire que quand elle le veut bien. Ce qui est vrai, c’est que l’action continue de l’administration empêche un esprit public permanent et régulier de se former par l’exercice quotidien des droits politiques ; l’opinion n’agit que par bouffées, elle ne se montre que comme ces torrens qui laissent tantôt leur lit à sec et qui tantôt débordent leurs rives. Jusqu’alors le ministère avait pu faire tout ce qu’il avait voulu, sans rencontrer la moindre résistance. On aurait dit la France éteinte et vaincue à jamais. Peu à peu elle se réveilla. La résistance commença dans la chambre des pairs, qui fit échouer le projet favori de M. de Villèle, la conversion des rentes ; elle se répandit bientôt dans le sein de la chambre des députés, où se forma cette fraction opposante des royalistes qu’on appela la défection.

Depuis quelques années, Louis XVIII ne gouvernait plus que de nom. Affaibli par la maladie, dominé par un parti qu’il n’aimait pas, il laissait à son frère la plus grande part de l’autorité. Au mois de septembre 1824, il acheva de s’éteindre, et Charles X devint roi. Un des premiers actes de son règne fut la présentation du projet de loi, depuis longtemps préparé, sur l’indemnité des émigrés. Royer-Collard se garda bien de s’opposer à ce grand acte de réparation nationale, qui a contribué plus qu’aucun autre à réconcilier l’ancienne et la nouvelle France en calmant à la fois les ressentimens des anciens propriétaires et les inquiétudes des nouveaux. Il ne prit la parole qu’une fois dans cette session, et ce fut pour combattre la loi sur le sacrilège. Son opposition fit beaucoup d’effet, parce qu’on le savait très attaché à la religion catholique, qu’il avait si courageusement défendue au conseil des cinq-cents. De même qu’il s’était prononcé alors contre la constitution civile du clergé, c’est-à-dire contre l’intervention abusive du pouvoir civil dans la constitution intérieure de l’église, de même il repoussa l’intervention abusive de l’église dans le pouvoir civil par la répression sanglante de tout un ordre de crimes qui ne pouvait exister qu’aux yeux de la foi religieuse.

Le projet de loi sur le droit d’aînesse, ayant été d’abord présenté à la chambre des pairs et rejeté par elle, ne fut pas discuté dans la chambre des députés. Royer-Collard n’eut donc pas à s’expliquer sur ce projet, dont l’importance a été fort grossie de part et d’autre ; il eut seulement à défendre à cette occasion le droit de pétition. De nombreuses pétitions avaient été adressées à la chambre contre le droit d’aînesse : un député de la majorité prétendit qu’il y avait abus. Royer-Collard lui répondit : « Je remarque d’abord que le mot droit de pétition est impropre, car la pétition est plus qu’un droit, c’est une faculté naturelle comme la parole. Quiconque à la parole peut demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Une pétition n’est pas un commandement : c’est l’expression d’un vœu, d’une pensée, d’une plainte si l’on veut ; comment peut-on concevoir là quelque limite ? » Il n’est pas hors de propos de rappeler ces vérités évidentes par elles-mêmes dans un moment où des esprits non moins intolérans commencent à contester le droit de pétition, reconnu par la constitution actuelle. À ces nouveaux ultras, plus royalistes que le roi, comme on disait alors, on peut répondre avec Royer-Collard : « Des résistances efficaces et habituelles ou des révolutions, telle est la condition laborieuse de l’humanité. Les résistances ne sont pas moins nécessaires à la stabilité des trônes qu’à la liberté des nations. Malheur aux gouvernemens qui réussissent à les étouffer ! »

Quand on se reporte par la pensée au moment où fut présenté le projet de loi pour la police préventive de la presse qui apportait la dernière pierre à l’édifice de la compression, on croit rêver, tant nous sommes loin de ce temps. De tous les rangs, de tous les partis, sortit à la fois un cri d’indignation. La France comprit que son honneur était engagé à ne pas tolérer cette audacieuse entreprise. L’Académie française se réunit et chargea MM. de Chateaubriand, "Villemain, Lacretelle et Michaud de rédiger une adresse au roi. Dans les deux chambres, un orage terrible éclata. « Autant vaudrait, s’écria Casimir Perier, proposer un simple article qui dirait : L’imprimerie est supprimée en France au profit de la Belgique. » Un des chefs de la droite, M. de La Bourdonnaye, s’associa à ces patriotiques colères. « Jamais, dit-il, l’indignation publique n’a été si loin. La société est soulevée contre un ordre de choses qui compromet tout ce qu’elle a de plus cher. » On sait quel fut le sort de la loi malgré l’intervention fort active de Charles X, qui refusa de recevoir l’adresse de l’Académie française et destitua ses rédacteurs. Mutilée par la majorité ministérielle elle-même, elle alla mourir à la chambre des pairs sous les coups d’une commission qui comptait parmi ses membres M. le duc de Broglie. Pour éviter une discussion nouvelle dont les éclats étaient connus d’avance, le gouvernement la retira. Jamais Royer-Collard n’avait été mieux inspiré. Le discours qu’il prononça, mérite de devenir classique. Il exprime une vérité fondamentale en philosophie comme en politique, le principe de la responsabilité et par conséquent de la liberté humaine.

« L’invasion que nous combattons n’est pas dirigée contre la licence, mais contre la liberté, et ce n’est pas contre la liberté de la presse seulement, mais contre toute liberté, naturelle, politique et civile, comme essentiellement nuisible et funeste. Dans la pensée intime de la loi, il y a eu de l’imprévoyance, au grand jour de la création, à laisser l’homme s’échapper, libre et intelligent, au milieu de l’univers ; de là sont sortisse mal et l’erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l’humanité, sagement mutilée, le service de l’élever enfin à l’heureuse innocence des brutes. Il ne s’agit plus du régime légal de la presse, il s’agit de l’homme lui-même, dégradé de sa dignité originelle et déshérité, avec la liberté, de la vertu qui est sa vocation divine. L’oppression de la presse n’est rien moins que le manifeste d’une vaste tyrannie, qui contient en principe toutes les oppressions et qui les légitime toutes. Une loi des suspects, largement conçue, qui mettrait la France en prison sous la garde du ministère, ne serait qu’une conséquence exacte et une judicieuse application du même principe. Cette égalité de destinée entre l’erreur et la vérité, cette confusion superbe du bien et du mal, c’est dans l’ordre de la justice la confusion de l’innocent et du coupable. N’était-il pas animé et comme illuminé de l’esprit de la loi, cet inquisiteur qui jetait dans les mêmes flammes les orthodoxes avec les hérétiques ? C’est qu’il y a au fond de toutes les tyrannies le même mépris de l’humanité, et quand elles daignent philosopher, ce mépris se déclare par les mêmes sophismes. »

L’Académie française, dont la voix n’avait pu se faire entendre, devait un témoignage de reconnaissance à celui qui avait défendu ainsi les droits de la pensée. Une place étant devenue vacante dans son sein par la mort de Laplace, elle y appela Royer-Collard. Son discours de réception, un des plus beaux que l’Académie ait entendus, roula tout entier sur Laplace et le Système du monde, qu’il apprécia dignement. En lui répondant au nom de l’Académie, M. Daru rappela qu’il avait été élu à l’unanimité ; tous les partis s’étaient confondus dans le sentiment d’une cause commune.


IV

Ce triomphe fut suivi d’un plus grand encore. Le ministère ayant dissous la chambre des députés, Royer-Collard fut élu par sept collèges. Dans le sein même de ce corps électoral si savamment organisé pour le monopole, la majorité ministérielle succomba. M. de Villèle fut remplacé par M. de Martignac. Royer-Collard devint président de la chambre ; mais de pareils combats ne se livrent pas sans laisser des traces profondes. M. de Barante raconte sans passion, non sans émotion, la longue crise qui précéda la révolution de 1830. Lui aussi aurait voulu l’alliance de la légitimité et de la liberté ; cette alliance devint impossible. « J’aimerais mieux scier du bois, avait dit Charles X, que d’être roi aux conditions du roi d’Angleterre. » L’adresse des 221, rédigée sous les yeux et sous l’influence de Royer-Collard, exprima dans des termes respectueux, mais fermes, la seule doctrine constitutionnelle possible, qu’elle soit anglaise ou non. Si Charles X avait cédé, la puissance des intérêts conservateurs, qui devait bientôt se révéler sous un nouveau règne, aurait probablement suffi pour contenir les entreprises révolutionnaires, et Royer-Collard aurait eu la gloire d’attacher son nom au triomphe de l’idée qui a rempli sa vie ; Charles X ne céda pas, et la nation, provoquée par les ordonnances de juillet, répondit par une révolution.

Sans aucun doute ce fut un malheur ; mais à qui la faute ? M. de Barante le dit expressément, et on peut en croire un pareil témoin. « La royauté n’était point menacée, aucun complot n’était tramé. La majorité ne voulait rien de plus que le gouvernement de la charte et le renvoi d’un ministère qui se proposait de la violer. » Sans doute encore il eût mieux valu accepter l’héritier direct de la couronne après l’abdication du roi et du dauphin, mais c’était évidemment impossible ; les royalistes constitutionnels étaient encore les maîtres le 26 juillet, ils ne l’étaient plus le 29 ; il n’y avait plus de choix alors qu’entre le duc d’Orléans et la république. Le duc d’Orléans lui-même aurait voulu échapper à cette alternative ; il le prouva par ses hésitations. La nécessité devenait pressante, éclatante ; le danger croissait à tout, moment, ce même danger qui a reparu dix-huit ans plus tard. Il fallut constituer en toute hâte un gouvernement. Si Royer-Collard ne prit aucune part à la fondation de la monarchie nouvelle, il en reconnut la nécessité et la sanctionna par son serment, quoiqu’elle renversât ses espérances.

L’hérédité monarchique est une institution excellente en soi, un des plus sûrs gages d’ordre et de liberté ; mais ce n’est point un dogme. Pour les uns, le principe de l’ordre politique est dans la légitimité des rois ; pour les autres, dans la souveraineté des peuples. Ce ne sont pas là des principes, ce sont des moyens. Le but de toute association politique, c’est le respect des personnes et (les propriétés, la défense du faible contre le fort, c’est-à-dire la justice. Voilà le véritable principe, celui qui sert à juger tous les autres. Le meilleur gouvernement n’est pas celui qui découle logiquement de telle ou telle doctrine, mais celui qui garantit le mieux aux gouvernés la sûreté des personnes et des propriétés. On a vu tous les droits foulés aux pieds sous des monarchies et sous des républiques ; on a vu la justice et la liberté fleurir sous les unes comme sous les autres. Souveraineté populaire et légitimité, aristocratie et démocratie, monarchie et république, ces éternels débats ont leur importance ; mais quand on leur donne la première place, la forme emporte le fond. À juger la restauration par ses effets, on ne peut que la placer très haut ; même dans ces dix années où un parti hostile aux droits nouveaux avait pris le pouvoir, telle était l’action souveraine des principes généraux posés par la charte que la France prospérait, se fortifiait, plus qu’à aucune autre époque de son histoire. La véritable cause de cette grandeur n’était pas la légitimité, mais la charte, et on allait en avoir la preuve. Si haut que la restauration ait porté la France, la monarchie de juillet devait la porter plus haut encore.

Pendant les intervalles que lui laissaient ses devoirs politiques, Royer-Collard se retirait à la campagne, dans une terre qu’il possédait du chef de sa femme en Béni, près de Valençay. Là il vivait dans une solitude presque complète, ne voyant guère que son voisin, le prince de Talleyrand, quand il y était ; M. de Barante vivant de son côté en Auvergne, ils s’écrivaient. Nous devons à M. de Barante quelques fragmens de cette correspondance. Les lettres de Royer-Collard portent l’empreinte d’un esprit inquiet et chagrin, mais vigilant et perspicace. Il ne cesse de se préoccuper de l’avenir, qui lui paraît obscur et redoutable. Quand la catastrophe arriva, il l’avait prévue depuis longtemps, sans pouvoir l’empêcher. « Moi aussi, dit-il au premier moment, je suis parmi les vainqueurs ; mais la victoire est bien triste. » Il ne pouvait dire moins. En se représentant devant les électeurs de la Marne, il exprima avec une justesse parfaite les motifs qui l’y déterminaient : « Les révolutions, nous l’avons éprouvé, vendent cher les avantages qu’elles nous promettent. La postérité jugera si celle-ci était inévitable, si elle pouvait s’opérer à d’autres conditions ; pour nous, hommes du présent, elle est accomplie. Un nouveau gouvernement s’est élevé, adopté par la France, reconnu par l’Europe ; il a pour lui le plus puissant des titres, il est nécessaire. Par là sont marqués les devoirs de tous. Nous sommes appelés à consolider, à revêtir de la force nationale ce gouvernement faible encore, notre dernière digue contre l’anarchie et le despotisme. »

Il avait d’abord manifesté l’intention de ne plus reparaître à la tribune ; une grande question l’y rappela, celle de l’hérédité de la pairie. Il défendit courageusement, noblement, cette cause perdue d’avance, et il ne fut pas le seul. M. Guizot et M. Thiers appuyèrent aussi le principe de l’hérédité. Le discours de Royer-Collard fut son chef-d’œuvre ; c’est le résumé et la dernière expression de sa doctrine politique. Sans attacher tout à fait autant d’importance que lui à l’hérédité de la pairie, on ne peut contester que ce ne soit, comme l’hérédité monarchique, un puissant instrument d’ordre et de liberté. L’exemple de l’Angleterre le démontre. Malheureusement il ne suffit pas de vouloir une institution utile pour l’établir, il faut encore qu’elle puisse pousser ses racines dans le sol qui doit la porter. Quand elle excite plus d’ombrages qu’elle ne fait de bien, il est prudent d’y renoncer. Royer-Collard l’a dit lui-même un autre jour : « C’est la perfection, la misérable perfection des institutions humaines que de présenter en somme moins d’inconvéniens que d’avantages. » L’hérédité de la pairie n’apporte une force qu’autant qu’elle est admise par l’opinion publique ; sinon, elle devient une cause de faiblesse. L’hérédité de la pairie n’a pas sauvé la restauration, et si elle l’avait emporté en 1831, la monarchie de juillet aurait probablement succombé plus tôt. Ce qu’on a dit contre l’aristocratie bourgeoise des électeurs à 200 francs, on l’aurait dit avec encore plus de force et de succès contre la pairie héréditaire.

La France est intraitable quand on lui parle d’aristocratie constituée ; il n’y a pas de sottise qu’elle ne soit prête à faire pour échapper à cet épouvantail. On peut d’autant plus lui céder sur ce point qu’une fois rassurée du côté des lois, elle devient dans les mœurs beaucoup plus accommodante. Pour disparaître des institutions, le principe aristocratique ne disparaît pas de la société ; il semble au contraire prendre de nouvelles forces. « La gloire des armes, les services politiques, l’éclat des talens, l’illustration de la naissance, la propriété et la richesse poussée à ce point où elle est une force, » toutes ces supériorités que Royer-Collard voulait réunir dans sa pairie héréditaire ne périssent pas pour ne plus conférer un privilège légal. L’inégalité des situations est un fait indestructible, l’égalité des droits le légitime et le consacre au lieu de l’ébranler. Royer-Collard attachait donc trop de prix à la forme contingente de son idée (n’est-ce pas ainsi qu’on dit en métaphysique ?). Il ne se confiait pas assez à ce qu’elle avait de nécessaire. En même temps il montrait trop d’aversion à la démocratie, plus d’aversion qu’il n’en avait réellement. « La démocratie dans le gouvernement est incapable de prudence ; elle est de sa nature violente, guerrière, banqueroutière. Avant de faire un pas décisif vers elle, dites un long adieu à la liberté, à l’ordre, à la paix, au crédit, à la prospérité. » Ce sont là les dangers de la démocratie, ce n’est pas son essence. Outre que Royer-Collard en avait parlé lui-même en d’autres termes, elle allait montrer que, bien conduite, elle pouvait vaincre ses mauvais instincts.

En revanche il fut admirable quand il s’attaqua à la souveraineté du peuple. Il ne faut pas confondre la démocratie avec la souveraineté : la démocratie est une forme de gouvernement, le gouvernement du plus grand nombre ; l’idée de souveraineté va beaucoup plus loin, elle suppose la légitimité de tout ce que fait le pouvoir souverain, quel qu’il soit. « La souveraineté du peuple, symbole grossier de la force, cri éternel des démagogues, pâture des factions qui s’en nourrissent et ne s’en rassasient jamais ! Rappelez vos souvenirs ; excepté les premiers jours de 89, si vite écoulés, où la souveraineté du peuple n’avait que l’aspect innocent d’une vérité philosophique, quels sont les crimes publics auxquels elle n’a pas présidé ? À quelle divinité barbare a-t-on immolé plus de victimes humaines ? Je ne confonds point l’empire avec ces temps funestes ; je sais ce que nous lui avons dû, et je lui en garde une sincère reconnaissance. Cependant, pour avoir été glorieux et à quelques égards bienfaisant, l’empire n’en a pas moins été un monstrueux despotisme, tempéré seulement par les lumières supérieures du despote. Eh bien ! aucun des gouvernemens révolutionnaires qui l’ont précédé ne s’est autant appliqué à émaner de la souveraineté du peuple et ne lui a rendu autant d’hommages, hommages qu’elle n’a point repoussés, car, dès que l’anarchie lui manque, c’est dans le despotisme qu’elle va se précipiter. »

S’élevant alors au plus haut sommet qu’il eût encore atteint, il s’écria : « J’ai assez vécu pour voir réformer bien des arrêts rendus par la souveraineté du peuple. Aujourd’hui comme alors, il est permis d’en appeler de la souveraineté du peuple à une autre souveraineté, la seule qui mérite ce nom, souveraineté supérieure aux peuples comme aux rois, souveraineté immuable et immortelle comme son auteur, je veux dire la souveraineté de la raison, seul législateur véritable de l’humanité. » Il est impossible d’aller plus loin et plus haut, c’est le dernier mot de la philosophie politique. Au milieu de toutes nos agitations, nous avons désormais un point fixe qui nous sauvera : il n’y a point d’autre souverain que la raison, éclairée par la discussion et l’expérience.

Quand mourut Casimir Perier, Royer-Collard voulut lui rendre publiquement le dernier hommage ; le discours qu’il prononça sur la tombe de cet héroïque défenseur de l’ordre était énergique et simple. « Chef du cabinet dans une révolution qu’il n’avait point appelée, il l’a souvent dit, et je l’en honore, sa probité généreuse et la justesse de son esprit lui ont fait comprendre que l’ordre était surtout la dette d’un gouvernement nouveau. Il a combattu jusqu’au dernier soupir avec une intrépidité qui ne s’est pas démentie. Il a succombé trop tôt. Que les bons citoyens, les amis de l’humanité qu’il a ralliés achèvent son ouvrage. Elevons sur sa tombe le drapeau de l’ordre, ce sera le plus digne hommage que nous puissions rendre à sa mémoire. »

Ces paroles semblaient contenir un engagement personnel. Il est triste d’avoir à dire que Royer-Collard ne l’a pas rempli complètement. Au moment où ses amis, répondant à sa voix, se ralliaient pour tenir élevé le drapeau de l’ordre, on le vit peu à peu s’éloigner d’eux, comme il avait fait en 1819. Ce n’est pas qu’il crût la bataille gagnée ; il exprime au contraire dans ses lettres les craintes les plus sombres. « C’est le National, écrit-il, qui gagne du terrain, non pour édifier, mais pour démolir, ce qui est la vertu de l’esprit révolutionnaire. Notre bourgeoisie est un corps fort respectable qui conduit bien ses affaires privées, mais il ne lui a pas été donné de gouverner les affaires publiques. » Les complots et les insurrections se succèdent, et quand le roi et ses ministres luttent vaillamment pour soutenir l’œuvre de Casimir Perier, non-seulement il se tient à l’écart, mais il blâme plus souvent qu’il n’approuve. Ses épigrammes acérées n’épargnent personne. Irritable et susceptible, il était de ceux qui ne savent être ni le premier ni le second. « Il n’aimait, dit M. de Barante, ni à obéir ni à commander. « Il affectait un profond mépris pour tout ce qu’il voyait ; mais, si grand qu’on soit, personne n’a le droit de mépriser les autres à ce point.

Après l’horrible attentat de Fieschi, le gouvernement proposa les lois dites de septembre. Ces lois, qui n’avaient rien de commun avec les mesures préventives d’une autre époque, qualifiaient d’attentat et déféraient à la cour des pairs l’offense à la personne du roi et l’attaque contre le principe du gouvernement. Royer-Collard sortit de son silence pour condamner cette définition de l’attentat. « Elle n’est pas franche, cette loi ; ce qu’elle osé faire, elle n’ose pas le dire. Par un subterfuge peu digne de la gravité du gouvernement, et appelant tout à coup attentat ce qui est délit selon la loi et selon la raison, les délits les plus importans de la presse sortent du jury et s’en vont clandestinement à la chambre des pairs. Par le délit érigé en attentat, le jury est destitué, spolié de ses attributions constitutionnelles. Je me défie profondément d’un pouvoir, quel qu’il soit, qui se défie de la justice même ordinaire et, à plus forte raison, de la justice du pays. » Voilà des termes bien durs pour caractériser un changement de juridiction. Le gouvernement de juillet peut avoir trop usé de la chambre des pairs comme corps judiciaire ; mais en agissant ainsi, il ne violait aucun principe. De tout temps et par tout pays, il y a eu un tribunal particulier pour juger les attentats contre la sûreté de l’état, et s’il n’était pas nécessaire de lui déférer les attaques commises par la voie de la presse contre le principe du gouvernement, on ne ’pouvait voir non plus aucune énormité à l’en saisir. Il n’y a pas aujourd’hui un seul écrivain qui ne vît avec bonheur la presse ramenée aux conditions de la loi de septembre et l’attaque contre le principe du gouvernement déférée à la haute cour. Royer-Collard pouvait signaler les inconvéniens politiques du rôle attribué à la pairie, inconvéniens réels et sensibles, sans parler de sa défiance pour ses anciens amis et sans accuser la loi d’un défaut de franchise. Cette loi n’avait rien de clandestin, elle expliquait parfaitement ce qu’elle entendait par attentat, et, à tout prendre, le mot n’était pas trop fort pour désigner les fureurs de langage qui venaient de se traduire par le crime le plus sauvage et le plus effrayant.

Heureusement la fin du discours de Royer-Collard était plus belle et plus juste que le commencement ; il y signalait avec force les causes du désordre des idées. « Le mal est grand, il est infini ; mais est-il d’hier ? Enhardi par l’âge, je dirai ce que je pense, ce que j’ai vu. Il y a une grande école d’immoralité ouverte depuis cinquante ans, dont les enseignemens, bien plus puissans que les journaux, retentissent dans le monde entier. Cette école, ce sont les événemens qui se sont accomplis presque sans relâche sous nos yeux. Repassez-les ; le 6 octobre, le 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructidor, le 18 brumaire ; je m’arrête là. Que voyons-nous dans cette suite de révolutions ? La victoire de la force sur l’ordre établi, quel qu’il fût, et, à l’appui, des doctrines pour la légitimer. Nous avons obéi aux dominations imposées par la force ; nous avons reçu, célébré tour à tour les doctrines contraires qui les mettaient en honneur. Le respect est éteint, dit-on : rien ne m’afflige, ne m’attriste davantage, car je n’estime rien plus que le respect ; mais qu’a-t-on respecté depuis cinquante ans ? Les croyances sont détruites ! mais elles se sont détruites, elles se sont battues et ruinées les unes les autres. Cette épreuve est trop forte pour l’humanité, elle y succombe. Est-ce à dire que tout soit perdu ? Non, tout n’est pas perdu ; Dieu n’a pas retiré sa main, il n’a pas dégradé la créature faite à son image ; le sentiment moral qu’il lui a donné pour guide, et qui fait sa grandeur, ne s’est pas retiré des cœurs. Le remède que vous cherchez est là et n’est que là. » On retrouve ici le grand philosophe politique, indiquant à l’a fois la source du mal et le seul remède vraiment efficace. Royer-Collard s’y plaçait à ce point de vue commode d’où il aimait à dominer les nécessités du gouvernement. Avec plus de justice pour les hommes qui portaient le poids du jour, il aurait été tout à fait dans le vrai. Ceux qu’il blâmait pensaient comme lui, et il le savait bien : pourquoi donc les accuser avec cette amertume, parce qu’au milieu de l’horreur générale ils cherchaient des garanties peut-être impuissantes, mais à coup sûr légitimes ? M. de Barante, qui fut rapporteur de la loi à la chambre des pairs, et qui conclut à l’adoption, s’exprime sur cette séparation avec une réserve délicate qui laisse percer une juste sévérité.

Ce discours devait être le dernier. Le cabinet présidé par M. le comte Mole ayant présenté un projet de loi pour rétablir dans le code pénal l’article qui punissait la non-révélation des complots contre la sûreté de l’état, article introduit sous l’empire et abrogé en 1832, Royer-Collard avait écrit un discours pour combattre ce projet, une des erreurs du gouvernement de juillet ; mais il n’eut pas l’occasion de monter à la tribune, la loi fut retirée avant discussion. En 1839, il quitta définitivement la vie politique, et il mourut à quatre-vingt-deux ans, en 1845, dans sa terre de Châteauvieux, où il s’était rendu en sentant sa fin prochaine. Il voulut être enterré dans le modeste cimetière de son village.

À l’exemple de M. de Barante, nous n’avons rien caché dans la vie politique de Royer-Collard. Il faut commencer par dire la vérité sur ses maîtres, quand on veut la dire sur tout le monde. Il lui est arrivé trois fois de payer tribut à la faiblesse humaine : quand il s’est séparé sans motif suffisant du premier ministère du duc de Richelieu ; quand il a contribué à renverser le second par une manœuvre parlementaire ; quand il s’est montré sévère jusqu’à l’injustice pour le gouvernement du roi Louis-Philippe. Comme sa conduite, son talent a eu ses imperfections ; il s’est contredit assez souvent en réalité, et plus souvent encore en apparence. Il est tombé dans plus d’une exagération, dans plus d’une subtilité, dans plus d’une obscurité. Cette part faite aux défauts inséparables de l’humanité, nous avons le droit d’ajouter que personne n’a répandu plus de vérités généreuses et utiles, et n’a mieux tracé, entre deux excès contraires, la véritable marche des sociétés modernes.

Qu’importe qu’il ait paru placer une confiance trop exclusive dans des formes politiques qui ont actuellement disparu, comme la légitimité monarchique, l’hérédité de la pairie, le cens électoral ? Nous ignorons ce que l’avenir nous réserve ; nous ne pouvons prévoir jusqu’où iront, jusqu’où s’arrêteront ces grandes fluctuations de l’opinion qui se traduisent en Angleterre par des changemens de ministère et en France par des changemens de gouvernement. Ce n’est pas là qu’il faut regarder, mais au fond des choses. Le char national ne suit pas une ligne droite et continue ; il verse tour à tour à droite et à gauche du chemin, mais en fin de compte il se relève et il avance. Si la France est toujours travaillée du même mal, qui se manifeste par des accès périodiques, ces accès s’éloignent et s’affaiblissent. La monarchie constitutionnelle, qui sous Louis XVI a duré à peine un an, en a duré trente de nos jours. Elle a fini, comme en 1792, par s’abîmer dans la république ; mais quelle différence entre la république de 1848 et sa redoutable aînée ! La république a ramené l’empire, mais quelle différence entre l’empire de 1861 et celui de 1812 ! Pour prendre un exemple que Royer-Collard aimait à citer, parce qu’il en avait été le témoin et même la victime, nous pourrions dire aussi que la seconde république a eu son 18 fructidor le 13 juin 1849 ; mais cette fois c’est l’ordre qui a vaincu la révolution. De même sous le premier empire il a fallu la défaite et l’invasion pour arracher à Napoléon des concessions politiques, et sous le second il a suffi de l’influence pacifique des idées et des mœurs.

Autour de nous s’étendent encore plus ces idées de liberté légale qui sont partout la forme suprême de la civilisation. La monarchie constitutionnelle soutient l’Angleterre au plus haut point de puissance qu’aucun peuple ait jamais atteint. Le même système de gouvernement régénère l’Espagne et fait le bonheur de la Belgique. L’antique empire d’Autriche, cette citadelle de l’absolutisme, s’ouvre à des institutions nouvelles. La Russie commence par l’émancipation des serfs un vaste mouvement social qui ne peut manquer d’arriver tôt ou tard à d’autres libertés. L’esprit révolutionnaire vit toujours, il vivra longtemps encore ; mais il se sent forcé de se faire monarchique, aristocratique, parlementaire, libéral, légiste, diplomate, financier, presque juste-milieu. Pour nous-mêmes, ne désespérons jamais. La démocratie française est imprévoyante et mobile, mais honnête et sensée au fond ; elle a de grands défauts, ses qualités sont plus grandes encore. On peut dire, d’elle comme du Dieu de Joad :

Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.


Ne nous lassons pas surtout de répéter ces paroles de Royer-Collard, les premières qu’il ait prononcées à la tribune, et qui restent la plus haute et la plus complète expression de sa pensée fondamentale : « Aux cris de toutes les tyrannies invoquant l’audace, puis l’audace, et encore l’audace, répondons par ce cri consolateur et vainqueur qui retentira dans toute la France : la justice, et puis la justice, et encore la justice ! »


L. DE LAVERGNE.