Royer-Collard (E. Faguet)

Royer-Collard (E. Faguet)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 159-189).
ROYER-COLLARD

Royer-Collard écrivait le 19 septembre 1833 à M. de Barante : « Je n’avais de vocation libérale qu’avec la légitimité. » Il s’est fort bien défini ce jour-là. Un légitimiste libéral, c’est tout Royer-Collard. Il n’est libéral qu’en tant que légitimiste, et légitimiste qu’en tant que libéral, et il ne veut ni de la légitimité sans liberté, ni de la liberté sans légitimité : « Séparez la liberté de la légitimité, vous allez à la barbarie ; séparez la légitimité de la liberté, vous ramenez ces horribles combats où elles ont succombé l’une et l’autre. » Il ne veut de la légitimité qu’avec la liberté, parce que, sans liberté, la légitimité, c’est non seulement le despotisme, mais l’anarchie morale, une sorte de folie des grandeurs héréditaire, traditionnelle, consacrée par le temps et illustrée par l’histoire. Il ne veut de liberté qu’avec la légitimité, parce que la liberté pour lui n’est qu’une borne, une frontière où s’arrête le pouvoir et qui consacre le droit du pouvoir en le limitant. Si donc elle ne borne plus un pouvoir légitime, de borne elle devient pouvoir elle-même, pouvoir arbitraire, capricieux, indéfini et illimité, autre forme d’anarchie et de désordre civil et moral.

Légitimiste donc avec obstination, et libéral avec entêtement, il l’a été d’une suite et d’une constance parfaites jusqu’à la fin. Son caractère comportait ce système et l’y retenait. Il y a des gens qui sont libéraux par libéralisme, et il y en a qui sont libéraux parce qu’ils sont autoritaires. Royer-Collard était de ces derniers. Sévère, sinon austère, ce qui peut-être serait trop dire, un peu dur même, pour ne rien cacher, à l’égard des siens, dans la vie privée, très orgueilleux et très tranchant, ayant eu de très bonne heure un tempérament de procureur général et l’ayant toujours gardé, « dictateur, » comme a très bien dit M. Taine, il n’était nullement légitimiste par sentiment de fierté et d’amour. Il n’avait aucunement l’âme royaliste. Un état politique où lui, ou bien, si l’on veut, un homme comme lui, eût une part d’influence respectée, consacrée et inattaquable, où nulle puissance ne pût le toucher dans sa chaire de professeur, sur son banc de député ou sur son siège de magistrat inamovible, c’était ce que son caractère exigeait. Et, d’autre part, assez paresseux, fuyant les tracas et les responsabilités du pouvoir avec un soin extrême, ce n’était point par la participation à la puissance exécutive qu’il pouvait songer à satisfaire ses instincts de commandement. Restait donc bien qu’il fût un « parlementaire, » un homme qui veut, non pas le grand pouvoir du ministre dirigeant, mais le pouvoir, plus restreint en son action, aussi absolu et plus absolu dans sa sphère étroite, du magistrat, du député inviolable, que sais-je ? de l’homme qu’un droit, inscrit dans la constitution, protège, défend, et maintient dans l’exercice d’une certaine autorité. Si quelqu’un a dû rêver de l’institution des sénateurs inamovibles et désiré y figurer, c’est bien lui.

Voilà pour son libéralisme et pour sa manière de comprendre le mot de liberté. Pour ce qui est de son légitimisme, il vient de la même source. Si les libertés sont des droits constitutionnels dont profitent certaines classes de citoyens pour exercer un certain pouvoir, il est bien sûr que ces droits ne seront véritablement et efficacement garantis que par un droit aussi, un droit supérieur et unanimement respecté, dont la présence, le passé surtout, et la longue autorité traditionnelle, habituent la nation à vénérer et à maintenir par son respect même les droits inférieurs et de second ordre. Si la royauté est une délégation populaire, à plus forte raison tous les pouvoirs et toutes les autorités le sont aussi ; si la royauté est l’effet d’un coup de fortune, et le trophée d’un soldat heureux, ou le butin d’un intrigant habile, elle n’est plus qu’une aventure, et tous les pouvoirs et autorités d’ordre inférieur sont des accidens.

Un état, donc, où la royauté soit un droit et ne soit pas le seul droit, pour qu’il y ait des droits pour d’autres ; soit un pouvoir, et ne soit pas le seul pouvoir, pour qu’on puisse être puissant au-dessous d’elle, sans la courtiser : c’est l’état social où Royer-Collard aime à vivre.


I

On dit qu’il trouva un jour un volume de Thomas Reid sur les quais, et qu’en l’ouvrant il vit que sa philosophie était dans ce livre-là. Il en a trouvé un autre, en 1815, où il vit que toute sa politique était renfermée, à le bien traduire ; et ce livre, c’était la Charte. Royer-Collard, comme a très bien dit Rémusat, « a fondé la philosophie de la charte. » C’est là qu’il a trouvé écrit ce qu’il avait dans l’esprit à l’état de système, et dans sa complexion intime à l’état de besoin, l’union de la légitimité et de la liberté : « La charte n’est autre chose que cette alliance indissoluble du pouvoir légitime dont elle émane avec les libertés nationales qu’elle consacre. C’est là son caractère ; c’est par là qu’elle est forte comme la nécessité. » Royer-Collard s’est aperçu en 1815 que, depuis environ soixante ans, les Français n’avaient qu’une question à se poser les uns aux autres quand ils s’entretenaient de politique : Où est la souveraineté ? Est-elle dans le roi ? Est-elle dans le peuple ? Est-elle dans le roi en tant que délégué du peuple ? Est-elle dans le roi en tant que délégué de Dieu ? Est-elle dans le peuple d’une manière immanente et inaliénable ? Est-elle dans le peuple représenté par des délégués qui se réuniront autour du roi, ou sans lui ? — Royer-Collard a répondu : « La question est mal posée, pour cette bonne raison qu’elle ne doit pas être posée. On dit : où est la souveraineté ? Je dis : il n’y a pas de souveraineté. Dès qu’il y a une souveraineté, il y a despotisme ; dès qu’il y a despotisme, il y a, sinon mort sociale, et encore souvent il ne s’en faut guère que cela soit, du moins désordre organique profond. Demander où est la souveraineté, c’est être despotiste, et déclarer qu’on est despotiste. C’est n’avoir pas même le soupçon, le sens et l’instinct de ce qu’est la liberté. »

il n’y a pas de souveraineté, voilà tout l’esprit politique de Royer-Collard. Successivement il s’est tourné vers tous les pouvoirs sociaux, anciens, nouveaux, ou à naître, et à chacun il a dit : vous n’êtes pas souverain.

Il a eu à faire. Car au temps où il vivait, tout le monde, chacun à son moment, ayant été souverain, et tout le monde aspirant à le redevenir, il avait à parler à beaucoup de gens. Il disait au roi : Vous n’êtes pas souverain ; vous êtes gouvernement, ce qui est très différent. Il disait au peuple : Vous n’êtes pas souverain ; vous êtes la force, ce qui est autre chose. Il disait aux membres du parlement : Vous n’êtes pas souverains ; vous êtes législateurs, ce qui n’est pas la même affaire. Le secret, facile certes à démêler, de ses variations, ou plutôt de ses changemens d’attitude, est tout entier là. En 1816, il est avec le gouvernement contre la chambre, et je le crois bien ; car la chambre de 1816 n’est pas autre chose, en ses intentions et son esprit, qu’une convention. Elle prétend gouverner, elle prétend être souveraine : « Vous n’êtes pas souverains ! » — En 1828, il est avec la chambre contre le gouvernement ; et je le crois bien, car le gouvernement de 1828 prétend être Louis XIV : « Vous n’êtes pas souverain ! » Il répète toujours la même chose, il tient toujours le même langage. Seulement il le tient à différentes personnes selon différens temps. Il n’y a rien autant que cela qui vous donne l’air d’être extrêmement versatile.

Et cette théorie ferme et constante, c’est dans la charte qu’il la trouve ou croit la trouver. C’est la charte, suivant lui, qui a dit qu’il n’y a pas de souveraineté. Elle a institué un pouvoir anonyme et impersonnel qui est la loi, et voulu que personne, en vérité, ne fît la loi, tant seraient nombreuses, diverses et séparées les puissances dont l’accord serait nécessaire pour qu’elle fut faite. La loi, selon la charte, n’est point faite par le peuple, point par le roi, point par l’aristocratie, point par les élus du peuple. Elle est faite par le roi, les pairs et la délégation du peuple, quand ils sont tombés d’accord, ce qui revient à dire, et ce n’est pas là une simple subtilité de langage, qu’elle n’est point faite par le roi, les pairs et les députés, mais que, quand roi, pairs et députés consentent, elle se trouve faite. La source de la loi reste mystique, tant sont multiples les élémens de sa formation ; et, en définitive, seule elle est souveraine ; et nul ne saurait dire qui l’a conçue et produite ; et quelque chose est souveraineté, et personne n’est souverain, non pas même tout le monde.

Voilà le sens de la charte, voilà son esprit. Tout vient d’elle. C’est elle qui nous institue en nos droits, en nos autorités, en nos puissances. Tout pouvoir dent d’elle et n’est que par elle, précisément pour que personne dans le pays ne soit puissant de par soi. C’est elle qui nous fait roi, pair, député, éligible ou électeur. Si tout le monde n’est pas électeur, par exemple, des esprits pratiques et positifs pourront dire que c’est parce que la compétence est chose où il faut avoir égard même quand il s’agit du salut du pays, et que pour faire un métier il faut le savoir faire ; et ils n’auront sans doute pas tort ; mais c’est surtout pour qu’il soit bien marqué qu’on n’est pas électeur de par un droit naturel, mais de par un droit qui vous est constitué par la charte, qui vient tout d’elle, qui naît avec la désignation qu’elle fait de vous, et qui, avant qu’elle existât, n’existait pas. — Pour donner à la constitution une telle autorité, pour la douer d’une telle toute-puissance et lui attribuer une telle vertu, il faut la rehausser autant qu’il se peut dans l’estime des hommes. C’est à quoi Royer-Collard ne manque point, et il s’efforce de la confondre, comme nous avons déjà vu, avec la u nécessité, » entendant par là la nécessité historique. La charte, c’est l’histoire de France. Ses premiers « linéamens » sont visibles au temps de Louis le Gros. Elle n’est pas d’hier ; d’hier seulement le papier où on l’a écrite. En dépendant d’elle, c’est de notre histoire que nous dépendons. C’est la France éternelle qui oblige le Français d’un moment ; et c’est elle aussi qui lui donne ses droits, qui, après l’avoir créé comme homme, le crée, — est-ce plus étrange ? — comme citoyen, magistrat, législateur, ou roi.

Dans cette conception, Royer-Collard est très à l’aise. En faisant la constitution aussi ancienne que la monarchie, il peut se permettre d’être aussi constitutionnel que royaliste, et libéral tout autant que légitimiste, et comme du même sentiment et de la même pensée. Charte et royauté sont deux faces du même droit, et ce droit à double aspect a toujours existé en France et confond ses origines avec celles du pays. Légitimité et charte, en histoire, même destinée ; en raison, même sens et même esprit. L’une et l’autre sont pour que là où il y aurait la force, ou une aventure, il y ait un droit. Légitimité, pour qu’un avènement ne soit pas un accident et un règne une circonstance. Charte, pour que la loi ne soit pas un coup de la force, une pesée du plus grand nombre sur le plus petit et d’un gros chiffre sur un chiffre un peu plus faible. Toutes les deux ingénieuses et salutaires substitutions d’un droit à la force, de quelque chose de spirituel à quelque chose de matériel et de grossier, toutes les deux formes, et produits, et soutiens de la civilisation parmi les ; hommes ; car le seul concours, ou le seul jeu, pour faire l’histoire humaine, de la force et des circonstances, c’est la définition même de la barbarie.


II

Fort de cette conception générale, Royer-Collard se place, et très fermement, et avec un coup d’œil très sûr et très juste, dans le temps où il vit, qu’il comprend très bien et pénètre avec une véritable perspicacité d’homme d’état ; et il remarque que la France, en 1816, est entre deux « souverainetés, » l’une dans le passé, l’autre dans l’avenir. La souveraineté d’autrefois, c’était la monarchie presque absolue ; la souveraineté à venir, c’est la souveraineté du peuple absolue.

La souveraineté d’autrefois, c’était la monarchie presque absolue. Elle l’était, quoi que Royer-Collard ait dit de la double continuité et de la légitimité et de la charte. Il sait bien qu’en ce qui concerne la charte, ce qu’il en a dit était pour la théorie, mais que, dans la réalité des choses, de ces deux droits éternels, l’un était très fort et l’autre au moins très languissant. Il faut bien avouer qu’avant 1789 il y avait une souveraineté. Cependant, elle n’était vraiment que presque absolue. Il y avait des droits en France, à côté, au-dessous, si l’on veut, du droit du roi. Il y avait des puissances qui n’étaient pas dérivées du pouvoir royal, il y avait des autorités et des magistratures qui relevaient d’elles-mêmes, il y avait des fonctions qui étaient des propriétés. La France fut longtemps « hérissée, » elle fut toujours pleine, « non-seulement d’ordres, de seigneuries, de communes, mais d’une foule de corporations avec leurs magistratures domestiques. Le droit est partout… C’étaient là comme des faisceaux puissans de droits privés, vraies républiques dans la monarchie. Ces institutions ne partageaient pas, il est vrai, la souveraineté ; mais elles lui opposaient partout des limites que l’honneur défendait avec opiniâtreté. » Tout ceci a disparu. La Révolution, qui a cru fonder la liberté, n’a fait que déplacer la souveraineté, tout en la faisant, de presque absolue qu’elle devenait, absolue sans aucune restriction. « La Révolution n’a laissé debout que des individus. » Actuellement, en 1816, nous sommes centralisés, ce qui veut dire isolés ; isolés les uns par rapport aux autres, centralisés par la prise directe et sans intermédiaire de l’état sur chacun. « La servitude publique,.. voilà l’héritage que Louis XVIII a recueilli » de ceux dont il n’était pas l’héritier. Nous ne sommes pas des citoyens, nous le sommes moins qu’avant l’invention de ce mot, « nous sommes des administrés. » La souveraineté nous submerge ; nous sommes noyés dans la souveraineté ; « ce sont les délégués de la souveraineté qui nettoient nos rues et qui allument nos réverbères. »

Dans cet état, nous sommes sur un chemin qui mène de l’ancienne souveraineté presque absolue à une nouvelle souveraineté qui sera littéralement écrasante. Nous sommes tout préparés à tomber sous le joug de l’absolue souveraineté populaire. Nous l’avons subie à l’état d’accident ; nous allons la subir demain à l’état régulier et permanent. Encore quelques années et c’est chose faite, encore quelques années et « la démocratie coule à pleins bords. » — Que faire pour empêcher cette souveraineté future et prochaine de s’établir ? D’abord garder la légitimité. Certes, il le faut. Dans cette France égalisée et centralisée, des choses de droit, et non de force, qui étaient si nombreuses autrefois, c’est la seule qui reste ; et, sans doute, du moment que c’est la seule qui reste, on peut me dire que c’est comme s’il n’en restait pas, un droit, quand il devient unique et n’est plus limité par aucun autre, devenant une simple force oppressive. Mais encore est-il que c’est un droit, en ce sens, si vous voulez, que c’en a été un, qu’il garde ce caractère, au moins honorable, vénérable et peut-être de bon exemple ; et qu’à ce titre il vaut mieux qu’une force pure et simple, qui n’aurait pas même ceci d’un droit, de l’avoir été. — De plus, puisque rien ne reste des droits anciens, il en faut créer. Il faut que certaines choses en France soient établies à l’état d’institutions indépendantes et inviolables que ne pourra toucher la souveraineté, ni celle, toute relative, puisque la charte existe, qui existe en ce moment, ni celle, absolue à cette fois, que nous aurons probablement demain et qui s’appellera la souveraineté du peuple. Et, dès lors, remarquez que la légitimité, seulement souvenir d’un droit, quand elle était tenue pour droit unique, redevient un droit véritablement dès qu’il y en a d’autres, et que je la légitime, si on me passe le mot, en la limitant.

Quels sont ces droits nouveaux qu’il faut consacrer pour remplacer les anciens qu’on a laissé prescrire et qu’on a fini, formellement, par effacer ?

Ces droits devront être des droits généraux, c’est-à-dire des libertés, au lieu d’être, comme autrefois, des droits particuliers, c’est-à-dire des privilèges. C’est en cela, c’est en observant cette différence entre le passé et le présent qu’il convient d’être démocrate et qu’il convient d’accepter la révolution. Un droit de classe, un droit de corporation, un droit de commune, un droit personnel, c’est une liberté, ne nous y trompons point ; car est une liberté, et profit indirect de tous, quoique propriété d’un seul, tout ce qui limite, arrête ou contrebalance le pouvoir absolu ou d’un maître ou de tout le monde ; mais encore c’est une liberté, générale sans doute en son dernier effet, particulière pourtant, privée et comme « domestique » en sa nature et en son essence. Ce que le monde moderne peut comprendre, d’abord, et ensuite ce qui est pratique et possible, c’est, non plus des libertés particulières, qui, étant des exceptions, au point qu’elles paraissent des abus, ne peuvent être instituées que par le temps ; mais des libertés générales, des libertés, qui, certes, ne seront point à l’usage de tout le monde, n’y comptez pas, des libertés qui seront parfaitement, comme les anciennes, et, forcément, le privilège de quelques-uns, mais enfin des libertés générales en ce sens, que, comme aux « fonctions publiques » tous les Français y seront admissibles, et, sinon aptes, du moins conviés. — En ce sens, elles auront un caractère un peu trompeur, soit, mais spécieux et séduisant, de généralité, qui satisfera l’instinct démocratique et égalitaire ; et, aux yeux du penseur sérieux, elles auront le même office et le même effet que les anciennes, ni plus ni moins, et c’est assez : elles empêcheront qu’il y ait une souveraineté.

Ces libertés générales, destinées à remplacer les libertés particulières, quelles seront-elles ?

Ce sera la liberté de la presse, la liberté des cultes, l’inamovibilité de la magistrature, le gouvernement parlementaire.

La liberté de la presse n’est pas, comme on l’a dit, la garantie, la sauvegarde des autres libertés. Elle n’en est pas le gardien jaloux ; car elle n’en a souci, n’ayant cure que de soi-même. Ce que veut la presse, c’est exister et persister et se développer et être puissante, et rien de plus. Elle ne se sent nullement solidaire des autres libertés, et elle a raison ; car elle ne l’est pas. Au contraire, elle se sent plus considérable, et elle l’est, quand le parlement est paralysé et la magistrature asservie ; car alors l’opinion, dont elle vit, est toute avec elle. Elle a donc un caractère tout égoïste, peu généreux, et volontiers assez malfaisant, qui ne vaut pas qu’on ait pour elle une vénération singulière. Mais remarquez qu’elle est, de sa nature, un peu plus que les autres libertés, une liberté populaire. Ces petites libertés populaires et droits « domestiques » d’autrefois, qui n’existent plus, c’est elle qui les remplace, à peu près. Il sera toujours facile, relativement, à n’importe qui, de faire connaître sa plainte et de produire sa réclamation par le journal. De ce fait « la souveraineté » est bornée ; car la vraie souveraineté est faite surtout du silence des gouvernés. Ce qu’on reproche à la presse, et ce dont elle se vante, c’est d’être un u troisième » ou un « quatrième pouvoir. » C’est pour cela qu’il faut qu’elle soit. Ce sont des pouvoirs qu’il faut élever, ou dont il faut permettre la formation autour du Pouvoir proprement dit. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne soit pas seul, c’est qu’il n’absorbe pas la somme totale des forces sociales. La presse est un des pouvoirs limitateurs ; et celui-ci a pour lui qu’il est, sinon aux mains, du moins à la disposition des petits. C’est leur arme ; mettons que ce soit leur consolation. Il est d’hygiène sociale qu’ils en aient ou qu’ils croient en avoir une.

Et cette liberté deviendra un privilège ! — Sans aucun doute. Toute chose qui est liberté en théorie devient privilège en pratique. La presse, à le bien prendre, sera un pouvoir aux mains de certaines gens, dont ne profitera guère et dont pâtira plutôt le particulier (sur quoi il faudra même prendre certaines précautions). Mais encore c’est une liberté en ce sens que c’est un pouvoir limitateur de la souveraineté. Pourquoi s’intéresser à celui-là plutôt qu’à un autre ? Parce que nous n’avons plus beaucoup de choix. Ces pouvoirs limitateurs que Montesquieu appelait « pouvoirs intermédiaires, » et qui étaient si nombreux dans l’ancienne France, encore que, sur la fin, languissans, ils sont très peu nombreux aujourd’hui. Le nivellement s’est fait ; le rouleau a passé. Je cherche les barrières à opposer à l’absolutisme. Je trouve celle-ci. Elle n’est pas sans inconvénient. Elle a des avantages. Tout compte fait, je la garde.

La liberté des cultes est un pouvoir limitateur, et, elle seule, a ce caractère de ne pouvoir aucunement devenir un privilège. Elle est exceptionnelle à cet égard. C’est un pouvoir limitateur qui n’a de force qu’en tant que limite, et, pour en parler mieux, c’est une limite qui n’est pas un pouvoir. Cela vient de ce qu’elle se détruit comme puissance en s’établissant comme liberté. Une église est une puissance, une église privilégiée est un joug, et une église confondue avec l’état est un despotisme, le plus complet des despotismes. Des églises libres sont des libertés, rien que des libertés, et des enseignemens perpétuels de liberté. Elles apprennent au citoyen, continuellement, qu’il n’appartient pas tout entier à l’État, qu’il a une partie de lui-même, intime et sacrée, où l’État n’a rien à voir, et dont l’homme dispose pleinement à son gré, pouvant l’associer spontanément ou à telle communion ou à telle autre. Ce sont, en cela, des pouvoirs limitateurs, mais ce sont des limites toutes morales. Ce sont des âmes affranchies ; ce sont des consciences qui se saisissent d’elles-mêmes et s’aperçoivent qu’elles sont des consciences, et, du moment qu’elles s’en aperçoivent, le deviennent, au lieu de n’être que des soumissions. La liberté de conscience est création de consciences. Il n’y a pas ferment d’individualisme plus puissant au monde. — C’est précisément au temps où monarchie presque absolue, révolution, empire, tous, renchérissant l’un sur l’autre, ont nivelé, centralisé, et socialisé la nation au point que voilà l’État, c’est-à-dire en pratique le gouvernement, qui est tout, qu’il convient plus que jamais qu’il y ait au moins une chose individuelle qui soit la conscience, et des associations libres de consciences qui soient les églises. « De petites républiques dans la monarchie, » nous avons vu qu’autrefois il y en avait ; de petites républiques aujourd’hui dans la monarchie, demain, dans la démocratie autoritaire, il n’y en aura pas, si ce n’est les églises. Une église d’état est un danger formidable pour la liberté plus que jamais ; car dans l’ancienne monarchie, l’Église officielle n’était pas église d’État : elle était un corps de l’État, c’est-à-dire pouvoir limitateur de la souveraineté ; désormais, agrégée à l’État, soudée à lui, dotée par lui, vivant par lui, elle lui serait non plus une limite, mais un surcroît d’autorité et de force ; elle serait l’État religieux renforçant l’état civil, une aggravation de centralisation, de compression et de despotisme. Le despotisme absolu, c’est l’État-Église. L’école de la liberté, c’est l’Église libre.

L’inamovibilité de la magistrature, c’est un pouvoir limitateur plus matériel et plus palpable, aussi nécessaire. C’est l’État reconnaissant, non plus qu’il peut y avoir une conscience en dehors de lui, mais qu’il peut y avoir une justice contre lui, l’État reconnaissant que, dans un démêlé avec un citoyen, il peut être condamné, et qu’il est d’utilité sociale qu’il puisse l’être. C’est l’État reconnaissant qu’il ne peut pas être juge, parce qu’il lui arriverait d’être juge et partie. La liberté civile et la sécurité du citoyen honnête, et partant la sécurité sociale tout entière repose sur ce sacrifice nécessaire. Que dit l’État au juge en l’installant ? n’importe quel État ; car on est toujours juste en principe, et ce n’est que les occasions qui vous sollicitent plus tard à l’être moins. « Il lui dit : Soyez impassible. N’ayez ni crainte ni espérance. Si mes propres erreurs, si les influences qui m’assiègent m’arrachent des commandemens injustes, désobéissez-moi. — Le juge répond : Je ne suis qu’un homme… Vous êtes trop fort et je suis trop faible. Je succomberai… Je ne puis m’élever toujours au-dessus de moi-même, si vous ne me protégez à la fois et contre moi et contre vous. Secourez ma faiblesse. Affranchissez-moi de la crainte et de l’espérance. » Voilà ce que seul peut faire, non pas même l’État, mais le principe de l’inamovibilité. La justice ne peut être juste que si la fonction de juger est la propriété du juge. Elle l’était autrefois. Cette vénalité des charges, née de la plus basse origine, du besoin d’argent d’un roi, n’en a pas moins fondé la justice en France. Elle a fait des juges qui ne craignaient pas d’être destitués, une magistrature qui ne redoutait pas une épuration périodique. Un temps viendra peut-être (ce n’est plus Royer-Collard qui parle) où le besoin d’argent rétablira la vénalité des charges, et ce sera un scandale dans l’opinion publique, et ce sera un progrès social, malgré le sentiment de la foule, et malgré la bassesse de l’expédient d’où elle renaîtra ; car ce n’est pas la vénalité des charges qui est un malheur, c’est la vénalité du juge, ou seulement son ambition ou sa faiblesse. Un autre temps viendra peut-être, dans une république de Salente, où la magistrature, qui ne sera composée ni d’acheteurs, ni d’héritiers, ni de fonctionnaires, sera un corps de l’État se recrutant lui-même parmi les juristes, aura sa pleine autonomie et sera aussi indépendante du pouvoir exécutif qu’elle l’est maintenant de la puissance législative, et pour les mêmes raisons… En attendant, l’inamovibilité, qui rassure la timidité, mais qui n’empêche point l’ambition, est un minimum de garantie qui peut suffire, à la condition qu’il soit tenu pour un principe constitutionnel inattaquable, et qu’on ne le viole que tous les trente ans. — Et voilà encore un privilège qui naît. — Soyez-en sûrs, et que les abstractions en politique ne peuvent point ne pas devenir des réalités. De même que l’État, en théorie, c’est tout le monde, ce tout le monde qui ne peut pas être oppresseur, comme nous l’enseigne Rousseau, mais en pratique c’est toujours le gouvernement, lequel trouve le moyen d’être oppresseur non-seulement de la minorité, mais assez souvent de la majorité elle-même ; tout aussi bien la liberté en théorie c’est la liberté, mot sous lequel chacun entend toutes les choses qu’il estime les plus belles, mais en pratique la liberté c’est toujours une liberté, c’est-à-dire un droit qui appartient à quelqu’un et qui limite le droit de l’État ; c’est-à-dire (sous peine de n’être qu’un droit théorique, à savoir un mot) une quantité de pouvoir donné à quelqu’un ; c’est-à-dire un privilège. Oui, la magistrature inamovible, c’est un privilège, c’est le privilège, singulier au premier abord, d’être salarié de l’État sans être un fonctionnaire du gouvernement, et d’être payé sans être tenu d’être obéissant. C’est un privilège ; mais entendez bien que la liberté générale ne sera constituée que par l’établissement d’un certain nombre de privilèges raisonnables. Privilèges établis par le temps et constituant une certaine somme de libertés, c’était l’ancien régime ; privilèges, au défaut des anciens, établis par la raison, c’est le régime nouveau. « L’esprit moderne » doit trouver sa satisfaction à ceci qu’au moins ce ne sont pas les mêmes.

Enfin, le gouvernement parlementaire est la plus grande garantie de liberté et le plus puissant pouvoir limitateur, et aussi le plus considérable « privilège » des temps nouveaux. A la rigueur, comme garantie de liberté, il suffirait. Un peuple libre est un peuple qui ne paie que l’impôt qu’il vote. Un peuple libre est un peuple qui a un conseil d’administration des finances. Cela constitue, à la vérité, une manière de liberté un peu grossière, pour ainsi parler, et brutale et violente, le peuple n’ayant qu’un moyen, et qu’un moyen formidable de « limiter » et de réduire son gouvernement, pour répondre aux mille petits moyens d’oppression continuelle dont le gouvernement dispose. Quand il n’a que cette liberté-là, il ne peut, s’il est mal administré, que refuser l’impôt ; s’il est mal jugé, que refuser l’impôt ; s’il est engagé dans une mauvaise voie diplomatique, que refuser l’impôt ; si ses réverbères sont mal allumés par « les délégués de la souveraineté, » que refuser l’impôt. C’est pour cela que cette garantie de liberté a quelque chose d’élémentaire, de grossier et de violent. Ce n’est guère qu’une organisation pacifique de l’insurrection. Mais enfin c’est une puissante et même énorme garantie qui constitue la liberté politique à elle seule, et si elle est colossale, aussi est-elle essentielle. Personne, du reste, ne songe à en attaquer le principe. Ce qu’il faut, c’est en comprendre la nature, en bien voir les limites et en conjurer les dangers.

Le gouvernement parlementaire est une liberté, c’est un pouvoir limitateur, et par conséquent c’est un privilège. Seulement, celui-ci, c’est un si grand pouvoir limitateur qu’il risque d’absorber ce qu’il limite, et c’est un si grand privilège qu’il risque de devenir une omnipotence. Ce qui est inventé pour fonder ou maintenir la liberté, cette fois peut la détruire. Le parlement a une tendance invincible à faire ce pour quoi il est le moins fait, à gouverner ; d’abord parce que c’est un penchant naturel aux hommes de vouloir être ce à quoi leur nature ne les destine point, ensuite parce que gouverner est toujours ce que tout homme ou toute corporation désire le plus. Le parlement ne peut pas gouverner, et il ne le doit pas. Il ne le peut pas, parce qu’il est un corps. L’action demande toujours un chef unique. Un parlement ne gouverne, quand il gouverne, que par un homme qu’il a investi de sa confiance ; ce qui revient à dire que tant s’en faut qu’il puisse gouverner qu’il ne gouverne que quand il abdique. — Le parlement ne doit pas gouverner, parce qu’il gouvernerait sans rapidité, sans secret et sans suite. Tout au plus une aristocratie très forte, très vigoureuse et très rigoureuse, concentrée en un conseil héréditaire et peu nombreux, a-t-elle pu, quelquefois dans l’histoire, mener un peuple. Un parlement moderne, c’est-à-dire plus ou moins démocratique, et tellement responsable devant le peuple, qu’il est toujours mené par lui, loin qu’il le mène, ne gouvernera jamais. Il s’accommodera, il imaginera non une politique, mais une série d’expédiens ; il subira, peut-être adroitement, l’histoire ; il ne la fera pas. Le parlement ne doit pas gouverner. — Pourtant il voudra prendre le pouvoir, et il pourra le prendre. Dès qu’il y a eu un parlement en France, la première chose qu’il ait faite a été de prendre le gouvernement ; la seconde, de subir celui de la foule. Vouloir gouverner, se résigner à être gouverné, c’est l’histoire du gouvernement parlementaire. Comment empêcher ces deux malheurs, en conjurant le premier ?

D’abord il faut tâcher d’ôter ses prétendus titres au gouvernement parlementaire. Les députés croient toujours qu’ils sont les représentans du peuple souverain et par conséquent souverains eux-mêmes. Ils disent couramment, ce qui est significatif : « Gouvernement parlementaire, gouvernement représentatif. » Ce sont des mots impropres, et c’est une idée fausse. Les députés ne sont pas les mandataires de la nation ; ils sont les représentans des intérêts de la nation, ce qui est très différent. S’ils étaient les mandataires de la nation, d’abord nous serions en république, ensuite ils représenteraient quoi ? des hommes, des hommes tout entiers, avec leurs passions, leurs désirs, leurs penchans, c’est-à-dire qu’ils représenteraient des forces. Mais la force ne se délègue pas. Elle est où elle est. Dès qu’il est établi que le député représente des citoyens, des hommes, un total d’hommes, il devient un contresens. Il ne devrait pas exister. Les hommes, au lieu de se faire représenter par lui, devraient se compter, et dire : « Nous sommes trois millions à avoir telle passion, vous êtes deux millions à avoir la passion contraire. C’est la nôtre qui va être loi. » Le gouvernement représentatif, suivant sa propre logique, doit se transformer en gouvernement direct, c’est-à-dire ne plus être. Mais cette doctrine et cette logique n’est pas la nôtre. Dans la doctrine de la charte, il n’y a pas de représentant des droits du peuple. Les droits du peuple sont reconnus, ils sont proclamés, ils sont respectés, ils ne sont pas représentés. Les députés ne sont pas représentans du peuple, ils sont dépositaires des intérêts du peuple ; ils ne sont pas mandataires du peuple, ils sont mandataires de la charte. C’est la charte qui les crée, qui les fait, comme elle maintient le roi, comme elle fait les pairs, comme elle fait les magistrats, comme elle fait les électeurs, et, pour la même raison, — parce qu’elle en a besoin. Elle a besoin que les divers, et très divers, intérêts de la nation soient gardés et défendus. La nation a intérêt à une certaine continuité et unité traditionnelle dans son existence : pour cet intérêt, la charte maintient le roi. Les hautes classes, pensantes, intellectuelles, à grandes entreprises, à longs desseins, ont des intérêts particuliers qu’il est d’utilité générale qui soient protégés : pour elles la charte crée les pairs. Le peuple a ses intérêts, ses besoins et ses souffrances : pour lui la charte fait les députés. Elle ne les fait pas directement, il est vrai ; elle nomme des électeurs pour les faire. Mais les électeurs ne sont pas autre chose que des fonctionnaires de la charte. C’est bien évident. Si les députés étaient représentans du peuple, c’est le peuple qui devrait les nommer. Le suffrage universel serait rationnellement inévitable. La charte ne l’admet pas. Elle dit : « Les citoyens dans telles conditions de cens nommeront les députés. » C’est dire : « Je nomme électeurs les citoyens tels et tels. Je leur suppose une aptitude, et je leur donne un office. » L’électorat est une fonction. — Et la députation en est une autre, comme la pairie, comme la royauté. Un gouvernement composé de trois fonctions gouvernementales est organisé par la charte pour garder, protéger et défendre les différens intérêts de la nation. La chambre des députés est une de ces trois fonctions, et rien de plus. Quand elle prétend prendre le gouvernement, elle renverse la constitution tout entière, d’abord ; de plus, des trois grands intérêts du pays elle en ruine deux.

Donc, avant tout, tâchons d’établir fermement ce principe que le gouvernement du pays par les députés est inconstitutionnel, est irrationnel, et est funeste. — Ensuite opposons aux empiétemens du « gouvernement parlementaire » des barrières autres que des raisonnemens.

C’est une « souveraineté » qui nous menace. Traitons-la comme nous faisons toute « souveraineté. » Disons d’abord qu’il n’y a pas de souveraineté ; ensuite brisons celle-ci comme nous faisons les autres, en la divisant. Rien que pour cette raison, sans plus nous occuper de la diversité des intérêts, il faudrait deux chambres. La dualité parlementaire est le principe auquel les libéraux tiennent le plus, et auquel, pour ainsi dire, on les reconnaît, parce que c’est la dualité parlementaire seule, absolument seule, qui empêche que le parlement ne soit une souveraineté absolue. Ils y tiennent encore plus en république qu’en royauté sans doute, parce qu’en république, à cette souveraineté parlementaire il y a une limite de moins ; mais ils y tiennent toujours essentiellement parce qu’il faut diviser toute souveraineté pour l’atténuer, et que, de toutes les souverainetés possibles, sans qu’il y paraisse au premier regard, la souveraineté parlementaire est la plus oppressive. — Elle est plus oppressive qu’un peuple, elle est plus oppressive qu’un roi ; plus oppressive que le gouvernement démocratique direct, plus oppressive que le gouvernement personnel absolu. Le gouvernement direct serait absurde en ce qu’il ne gouvernerait pas du tout, mais il ne serait pas minutieusement et subtilement oppresseur, à supposer qu’il pût fonctionner. Il ne tiendrait qu’à deux ou trois grandes mesures radicales, par exemple, à ce qu’il n’y eût plus d’impôt, ni plus d’armée ; mais il n’aurait nullement le tempérament tyrannique, il laisserait très bien vivre chacun à sa guise, et, pour en parler un instant sérieusement, il se transformerait très vite en une fédération vague de cent mille petites républiques agricoles ou industrielles. Ce n’est pas la liberté qui y périrait. Il est vrai que ce serait la nation.

La souveraineté parlementaire est plus oppressive qu’un roi absolu, parce que l’isolement est une responsabilité qu’il est rare qu’un roi ne sente pas. Un roi est très en vue, étant tout seul l’autorité. A chaque mesure injuste, ou seulement rude, il sait vers qui les yeux se tournent, les plaintes montent, les bras, supplians ou menaçans, se tendent. Ce qui est beaucoup plus rare qu’on ne pense, c’est qu’un roi gouverne contre l’opinion, du moins d’une façon continue. — Il est vrai qu’il fait de temps en temps, et le plus souvent d’accord avec l’opinion, une bévue énorme, qu’en ses lentes délibérations un parlement, surtout divisé, n’aurait pas faite, et qui ruine un grand peuple en une minute.

Le parlement, lui, est oppresseur d’une manière continue, de sa nature même. Il est oppresseur parce qu’il se sent relativement irresponsable, relativement irresponsable parce qu’il est anonyme, anonyme parce qu’il est collectif. Les mesures qu’il prend ne sont signées de personne, sauf des ministres, qu’il rend irresponsables en les faisant dépendans de lui, et qu’il couvre en les absorbant. Il gouverne sans qu’on sache qui gouverne, et à qui précisément il faut s’en prendre. Ce gouvernement, si manifeste et en plein jour quant à ses opérations, est occulte quant à sa responsabilité. De plus, il est comme mieux situé qu’un autre pour empiéter sur des pouvoirs qui ne sont pas les siens. Faisant la loi, il peut et il veut toujours la diriger et la tourner au bénéfice de son autorité. Il fait des lois qui lui assurent plus ou moins complètement le pouvoir exécutif ; il fait des lois qui diminuent, comme pouvoir d’état, le pouvoir judiciaire ; il fait des lois qui diminuent ou suppriment le « pouvoir » de la presse ; il fait des lois qui diminuent ou suppriment tous les droits qu’il tient pour des pouvoirs, en ce qu’ils lui sont des limites ; et rien n’est plus difficile, et c’est où s’épuise toute l’imagination ingénieuse des libéraux, que de soustraire à la prise du pouvoir législatif en les plaçant dans une forteresse qu’on appelle constitution, les droits auxquels on veut que le pouvoir législatif ne touche pas, et que de tracer la limite assez nette et que de creuser le fossé assez profond entre la loi proprement dite que le pouvoir législatif doit faire, et la loi constitutionnelle qu’il doit respecter.

Pour ces raisons, c’est autour de lui qu’il faut tracer des limites, autant qu’on le pourra, mais c’est surtout par lui-même qu’il le faut limiter. Il faut deux chambres de droits égaux, chacune impuissante, puissantes à elles deux seulement quand elles sont d’accord. Ainsi partagé, le parlement ne gouvernera pas. Comme il ne peut gouverner qu’en se concentrant, qu’en se sublimant, qu’en ramassant sa force active dans un comité, qui lui-même condense la sienne en un chef, ce comité et ce chef, dans le cas de deux chambres, appartiendront toujours à l’une d’elles, et l’autre, se trouvant écartée du gouvernement, deviendra immédiatement opposition, résistance, limite, frein. La seule conviction, sensation continue, pour mieux dire, dans chacune des deux assemblées, que les choses iront ainsi dès qu’une des assemblées voudra gouverner, empêchera perpétuellement qu’aucune y tâche. Elles se résoudront toutes deux, d’une part à faire la loi, ce qui est leur office, et d’autre part à avoir contrôle sur le gouvernement, et, par le contrôle, influence indirecte, ce qui est légitime et salutaire. Nous avons, ici encore, où c’était plus difficile qu’ailleurs, empêché qu’il y eût une souveraineté.

Ce n’est pas tout. De souveraineté permanente, dans le système que nous venons d’exposer, il n’y en a nulle part. De souveraineté intermittente, pour ainsi dire, et éruptive, si l’on nous passe le mot, il serait bon qu’il n’y en eût pas davantage. En langue technique, cela signifie qu’il ne faut pas de plébiscite. Le plébiscite, c’est la souveraineté du peuple intervenant de temps en temps, brusquement. C’est le « gouvernement direct » accidentel, c’est-à-dire quelque chose de beaucoup plus mauvais que le, gouvernement direct ; car le gouvernement direct, s’il était possible de l’organiser dans une grande nation, aurait encore, peut-être, à s’exercer constamment, une certaine suite. Mais le plébiscite, c’est le gouvernement direct appelé un jour, subitement, et par hasard, à s’exercer. C’est la plus aventureuse des aventures. Il ne peut être, par définition, que l’expression d’un caprice. Il ressemble à un homme qui pointerait au hasard une date dans son calendrier et se dirait : « L’humeur dont je serai ce jour-là en me levant, j’en ferai mon principe de conduite, ma loi, ma morale, ma religion pour toute ma vie, ou pour dix ans. » Et, si cet homme était d’une merveilleuse égalité d’humeur il ne ferait pas là une folie, étant sûr à l’avance que son humeur de tel jour à venir serait son humeur habituelle, mais il est rare qu’on soit si constant, et encore mieux vaut-il composer sa loi morale d’une série de consultations sur soi-même finissant par donner une moyenne qui a des chances d’être raisonnable.

Il ne faut donc pas de plébiscite, d’abord, pour remonter à nos principes, parce qu’un plébiscite suppose la souveraineté du peuple, et qu’il n’y a pas plus de souveraineté (populaire que d’autre souveraineté. Le peuple n’est pas la souveraineté, il est la force. Se gouverner autrement que par le pur emploi et exercice de la force, il est probable que c’est le désir, l’effort et l’invention de la civilisation tout entière. Substituer la raison à la force, c’est le travail de l’humanité se dégageant de la barbarie. Le peuple n’a pas plus la souveraineté que ne l’a le parlement ou le roi. Il est fonction dans l’état, simplement, comme le roi, le parlement ou la magistrature. — C’est pour cela qu’il ne vote pas quand il veut, toutes les fois qu’il veut, selon son caprice, comme fait une insurrection, qui, elle, est la force pure et simple. Il vote quand la constitution lui dit de voter ; en d’autres termes, il y a des momens où la constitution lui donne une fonction, le fait fonctionnaire pour un temps, l’institue fonctionnaire-électeur pour le service de l’État. — C’est pour cela qu’il ne vote pas tout entier, nulle part, les enfans, les adolescens et les femmes étant partout exclus du vote ; ce qui veut dire que c’est bien la constitution qui choisit, qui nomme dans le peuple un certain nombre d’hommes pour être électeurs, en raison non de leur existence, car d’autres existent, non d’un droit, car pourquoi l’auraient-ils à l’exclusion des autres ? mais en raison d’une aptitude qu’elle leur suppose. Même en pays de prétendu « suffrage universel, » la souveraineté du peuple n’est donc pas reconnue par l’État, et n’existe, en pratique et réellement, que les jours d’insurrection. Sous le régime de la charte de 1815 la chose est, non pas plus nette, mais plus stricte, puisque la constitution, ne reconnaissant pour électeur qu’un nombre limité de citoyens, fait bien formellement de L’électorat une fonction, loin qu’elle le reconnaisse comme un droit de l’homme, ou, qu’elle le subisse comme une force.

Donc, nier la souveraineté du peuple ! et maintenir soigneusement cette négation, dans la charte, voilà le premier point ; mais, admît-on la souveraineté du peuple, ne pas permettre qu’elle s’exerce par plébiscite, c’est-à-dire capricieusement, aventureusement et par une sorte d’explosion inattendue, comme si l’on faisait du tremblement de terre de Lisbonne un article constitutionnel, voilà le second.

C’est pour cela qu’il ne faut pas de renouvellement intégral de la chambre éligible. Le renouvellement intégral, de quelque euphémisme qu’il vous plaise de l’appeler, c’est le plébiscite. Dans un pays où, une seule chambre gouverne, le renouvellement intégral de cette chambre, c’est hier tout, aujourd’hui rien, ce soir tout, de nouveau. Voilà, de bien rudes secousses. Dans un pays où le parlement ne gouverne pas et où il y a deux chambres, c’est encore trop d’instabilité, trop d’inconnu, trop d’anxiété pendant toute l’année qui précède les élections et toute celle qui les suit. A la vérité, on sait quand les élections doivent avoir lieu. La belle assurance ! On sait quand aura lieu l’éruption. On sait quand se déclarera la crise. Mais à prévoir l’état violent on y est déjà. « Le renouvellement intégral, c’est la périodicité de la tempête. » — C’est surtout le plébiscite reconnu par la constitution. La constitution ne doit pas reconnaître le plébiscite même indirect ; en d’autres termes l’Etat ne doit pas admettre qu’il soit lui-même mis en question. Il l’est quand on dit au peuple, ou seulement quand on semble lui dire : « Ceux qui font la loi n’existent plus. Désignez-en d’autres. » Le peuple traduit par : « Il n’y a plus rien ; et tout est à faire ; et c’est moi qui fais tout. » Vous donnez à la souveraineté je ne sais quelle consécration formidable ; à l’exercice de la souveraineté, je ne sais quelle forme solennelle et quel appareil terrifiant. Vous exaltez la souveraineté ; et elle n’existe pas ; et elle existerait, qu’il ne faudrait pas trop la reconnaître. Les députés sortis de ces grandes assises du peuple croient toujours être au commencement du monde et avoir tout à organiser. Et en vérité leur illusion est naturelle. C’est le « contrat social » qui vient de se renouveler. Chaque renouvellement intégral, c’est la prétendue origine des temps qui se reproduit, c’est l’état de société aboli pour permettre à l’état de société de renaître de l’état de nature. Ce sont jeux dangereux, tout au moins, et qui interrompent et brisent toute tradition. Épargnez à la chambre élective cette période d’inexpérience et d’audace, cette adolescence factice où elle retombe tous les cinq ans. Ne lui donnez pas périodiquement, en face des autres pouvoirs de l’État, cette illusion qu’elle est tout, et qu’elle vient de ramasser en elle tout droit et toute légitimité. Un parlement partagé en deux chambres, dont chacune sera lentement et progressivement renouvelée, n’aura ni la souveraineté, ni l’illusion, déjà dangereuse, qu’il est souverain. Il fera honnêtement et patiemment son métier de législateur, le seul auquel il soit propre.

Voilà l’ensemble des idées de Royer-Collard, tel qu’on peut le tirer des nombreux discours, sur diverses questions, qu’il a prononcés de 1815 à 1840. La « souveraineté » nulle part, le gouvernement partagé en divers pouvoirs, qui se limitent à la fois et se contrebalancent et s’aident l’un l’autre contre la « souveraineté » toujours menaçante, qu’elle vienne de la monarchie réparée ou de l’omniarchie victorieuse ; au lieu des privilèges particuliers d’autrefois, des privilèges généraux, qui s’appelleront, en langue courante, des libertés publiques ; tout cela présenté, non comme théorie d’un penseur isolé, mais comme défini, édicté et proclamé par la constitution de 1815 et formant « la philosophie de la charte ; » voilà le système politique de Royer-Collard.


III

Il faut remarquer d’abord que ce système est tout politique et historique. Il n’est nullement métaphysique. Royer-Collard n’a nullement cherché le principe ou les principes sur lesquels il établissait sa doctrine. Il n’a pas, comme Benjamin Constant, constitué un dogme du libéralisme ; il n’a pas, comme de Maistre ou de Ronald, constitué un dogme de l’autorité. Ce libéral n’a jamais défini la liberté, dit ce qu’elle était en son essence, en sa nature propre. Il n’a pas dit : c’est un droit de l’homme fondé sur ce que l’homme est un être moral, est une conscience. Le mot de droit de l’homme est même absolument inconnu à Royer-Collard, et très probablement lui répugne. Il n’a pas non plus rattaché la liberté au sentiment que doit avoir l’homme de la dignité de son semblable et au respect de cette dignité. Il n’en a pas fait une forme de la fraternité, de la charité. Il n’est pas assez homme de sentiment pour cela. Il ne la regarde jamais que comme une négation, que comme un veto, que comme une barrière et un halte-là ! Elle n’est jamais pour lui, sous quelque forme qu’elle se présente à ses yeux, qu’un pouvoir limitateur. Il a dit formellement : « Les libertés sont des résistances. » Il doit y avoir liberté, pour qu’il n’y ait pas souveraineté ; c’est toute sa pensée sur ce point, et il n’en sort jamais. Il est homme d’opposition, d’opposition conservatrice, certes, et d’opposition patriotique, mais d’opposition. Il dit toujours à quelqu’un : « Vous n’irez pas plus loin, » et à un certain moment c’est au pouvoir, et à un autre c’est à la chambre, et toujours c’est à la foule ; mais sa fonction est d’être opposant et limitateur ; ce n’est peut-être pas d’être fondateur.

C’est pourquoi ses « libertés » ont quelque chose de si arbitraire en leur institution, et de si flottant en leur définition et en leurs limites.

Ses libertés, elles sont quatre : de presse, de culte, de parlement, de magistrature. Pourquoi quatre, et non trois ou cinq ? Pourquoi celles-là et non d’autres ? Pourquoi, par exemple, de liberté individuelle, personnelle, domestique, Royer-Collard ne parle-t-il pas ? Je crois bien le voir : c’est parce que, pour Royer-Collard, une liberté n’est pas, à proprement parler, une liberté, c’est un pouvoir. Quelque chose qui puisse arrêter la souveraineté, la faire reculer, empêcher qu’elle soit, voilà, pour Royer-Collard, une liberté. Voyez-vous bien le caractère tout pratique, nullement philosophique, nullement général, et, on croit pouvoir le dire, nullement élevé de ce libéralisme ? Il croit, et ce n’est pas une vue fausse, que toute liberté deviendra un privilège ; mais c’est un peu parce qu’il ne compte, ne reconnaît et ne consacre comme liberté que ce qui déjà en est un. Il y a un esprit singulièrement autoritaire (et, en effet, le tempérament de Royer-Collard était très autoritaire) dans ce libéralisme-là.

Il y a surtout, et c’est un peu la même chose, un esprit de défiance et comme de désillusion préalable et préventive. « Confiance ! confiance ! » n’est pas le mot de Royer-Collard. Il a toujours cru que tout allait sombrer. Il a toujours dit : « Nous allons être submergés, par ceci, par cela, par la royauté oppressive, par la chambre envahissante, par la démocratie débordante, et après ce débordement-là, il n’y a plus rien. Des limites, des barrières, des digues ! » Ce n’est pas une mauvaise disposition d’esprit, et l’homme d’Etat ne doit pas être un homme confiant et rassuré ; mais, chez Royer-Collard, elle est un peu inquiète, morose et chagrine. Il était homme d’ancien régime par toute une partie de son caractère et par tout un côté de son esprit. Il avait bien raison de dire qu’il n’avait « de vocation libérale qu’avec la légitimité ; » il n’avait de vocation libérale qu’avec la légitimité, pour la restreindre, pour la gêner, et, il faut le reconnaître, pour la guider, et il faut lui rendre cet hommage, pour la sauver. Il avait un libéralisme de vieux parlementaire attaché aux grandes institutions françaises, et eu acceptant quelques-unes de nouvelles, et voyant, avec raison, dans les unes et les autres, des garanties de liberté, mais y voyant toute la liberté et ne concevant point et n’aimant point à entendre dire qu’elle fût ailleurs.

C’est pour cela, et, comme je l’ai dit, qu’il ne cherche jamais, pour y rattacher sa doctrine libérale, un principe philosophique ou moral, et que ses « libertés » ont quelque chose d’interminé, de mal délimité et de flottant. Il a pu varier singulièrement, quelquefois, sur la part à faire à une de ces libertés publiques, sans être inconséquent, pour cette raison. Par exemple, il se montre très coercitif à l’égard de la presse au début de la Restauration, et très libéral à son endroit vers la fin du règne de Charles X. C’est que, pour lui, la liberté de la presse n’est pas un droit, rattaché, je suppose, à la liberté de penser, à la liberté de croire, à la liberté d’être un être intelligent ; ce n’est pas un droit, c’est un pouvoir ; c’est une force, tout simplement, qui se trouve là, à la place de laquelle il pourrait y en avoir une autre, mais qui est là, et dont il peut être bon, dont il est bon de se servir pour limiter la souveraineté du monarque ou la souveraineté du parlement. Si elle n’est que cela, certes, elle est considérable, et il y tient ; mais elle n’est pas sacrée, et il a, selon les circonstances, en considération du bien, général de l’Etat, le droit de lui laisser toute sa puissance, ou de lui en ôter, s’il le peut.

Ces systèmes tout pratiques sont tout simplement des systèmes de circonstance, et ce n’est point, tant s’en faut, pour les mépriser que je leur donne ce nom, surtout quand ce que j’appelle une circonstance est une période de l’histoire d’une trentaine d’années. Il convient de louer, au contraire, Royer-Collard d’avoir, il me semble, plus précisément et avec plus de pénétration que personne, vu juste ce qu’il fallait croire et dire en politique de 1815 à 1840. L’immense autorité qu’il a possédée en ce temps-là tient principalement à cette cause. Il est homme d’ancien régime et de légitimité d’une manière très intelligente, et homme de liberté d’une manière très sagace, avec beaucoup de mesure et de tact. Au fond, ou plutôt par l’ensemble de sa doctrine, sinon par le fond de son caractère, Royer-Collard est un Ronald qui, parce qu’il n’est point passionné, raisonne et conclut mieux que Ronald. J’ai fait remarquer que Ronald, autoritaire (Royer-Collard l’est aussi), légitimiste (Royer-Collard l’est aussi), n’ayant point une « philosophie libérale », (Royer-Collard non plus), avait toujours raisonné de la ; façon suivante : Je suis homme d’ancien régime ; — il y avait mille fois plus de libertés sous l’ancien régime que sous le nouveau ; — je ne veux d’aucune liberté. Royer-Collard reprend le raisonnement et conclut d’une manière moins inattendue : « Il y avait toutes sortes de libertés sous l’ancien régime, j’entends toutes sortes de pouvoirs particuliers, très forts, très nombreux surtout, qui limitaient l’omnipotence centrale (quand il les énumère, complaisamment, on croit s’être trompé de volume et lire une page de Bonald, plus brillante et plus oratoire qu’à l’ordinaire) ; il n’y en a plus : la révolution a sinon fait, du moins consommé le despotisme. Il faut qu’il y en ait. Je conserve ceux dont il reste au moins un vague souvenir, pairie, magistrature, sinon autonome, du moins inamovible. ; je donne force de pouvoirs à de nouvelles institutions qui se sont élevées, assemblée bourgeoise, presse, et je trouve les anciennes libertés à peu près remplacées par les nouvelles. Je trouve du moins qu’il y a des garanties ; et j’estime que mieux vaut accepter celles-là que de dire : il y en avait, je les admire, je les crois nécessaires, et je n’en veux d’aucune sorte, »

Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs, comme nous l’avons noté, il leur donnait un certain caractère de généralité qui faisait qu’au lieu de libertés qui étaient des privilèges, comme la France ancienne, la France nouvelle avait des libertés plus accessibles, au moins en apparence, à tout le monde, des libertés qui, tout en étant très susceptibles de se tourner en privilèges à leur tour, avaient au moins l’air de l’exercice d’un droit, et par là quelque chose de plus accommodé à l’esprit moderne. C’est ce que Bonald appelait avec mépris : « Installer la révolution sur la base de la légitimité. » Ce n’était pas cela précisément ; c’était vouloir le pouvoir légitime limité, comme il l’avait toujours été, au moins en principe, et limité après la révolution par les barrières qui seules, après la révolution, étaient possibles.

C’était donc là un système, ou plutôt un ensemble d’idées très juste et très judicieux pour le temps où il a été exposé. Il est certain qu’il a quelque chose d’un peu étroit. Il convient à son temps et, trop modestement ou trop obstinément, n’est fait que pour lui. Il n’est pas transportable (sauf une partie, très importante) d’une époque à une autre. Les hommes du temps de Charles X, ou même de Louis-Philippe, en peuvent tirer profit. Le temps suivant, il le prévoit, certes, mais il ne veut pas le prévoir. Il se contente de le mépriser. Royer-Collard semble dire : « Je nie la souveraineté du peuple, comme toute autre. — Mais quand elle existera ? — On aura eu tort de la faire ! — Mais encore ? — Tout sera perdu ! — Mais encore ? Le moyen de vivre avec elle ? — Dieu merci, je serai mort. » — Sa fameuse boutade : « Nous périrons, c’est une solution ! » est plus qu’une boutade, c’est bien un trait de son caractère. Il était l’homme d’un système juste et peu flexible, dont il ne sortait point et dont il n’admettait pas qu’on pût sortir sans succomber. Montesquieu, qui est son maître, et il s’en est assez souvent réclamé avec raison, était capable et d’avoir un système, et de montrer tout ce qu’il y avait de praticable, et dans quelles conditions, dans les systèmes qui n’étaient pas le sien. Royer-Collard n’a pas cette largeur de vues et cette souplesse d’intelligence politique. C’est pour cela qu’il a un libéralisme si conditionnel et si conditionné, si difficile à placer, si l’on me permet l’expression, et qui, en dehors de la légitimité, ne sait plus où se prendre.

C’est que sa conception de la liberté est étroite et incomplète. Il est très vrai que des pouvoirs intermédiaires, comme dit Montesquieu, ou des pouvoirs limitatifs comme dit Royer-Collard, sont des garanties de la liberté ; il est très vrai qu’ils en sont comme les organes, à ce point que, là où ils n’existent pas, la liberté court risque, et grand risque, de n’être plus ; mais ils ne sont pas la liberté elle-même. — Et aussi, et pour dire à peu près la même chose à l’inverse, il est très vrai que toute liberté devient aux mains de ceux qui savent s’en servir, à l’exclusion de ceux qui s’en passent, une sorte de propriété, de privilège, dont il ne faut pas avoir peur, et au contraire, car ce privilège c’est la liberté pratiquée, au lieu de rester théorie, c’est la liberté devenue, droit possédé, au lieu de rester droit à prendre, et c’est la preuve que la liberté a existé et qu’on s’en est servi, et qu’elle continue d’exister et qu’on s’en sert ; et seulement il faut empêcher que tel de ses privilèges finisse par devenir une puissance oppressive, finisse, selon le cours de beaucoup de choses humaines, par s’exagérer jusqu’à devenir le contraire de ce qu’il était en son principe, et par détruire ce dont il est né. — Oui, cette conception aristocratique de la liberté est vraie, elle est historique, elle voit les choses telles qu’elles sont, et telles qu’elles se sont toujours passées. Mais elle est incomplète ; elle appelle liberté ce qui n’en est que le résultat, la preuve et le signe, le résultat heureux et respectable, la preuve éclatante, le signe certain, mais seulement le signe, la preuve et le résultat. Aussi ces pouvoirs limitateurs nés jadis de la liberté, les conserver c’est excellent ; ces pouvoirs limitateurs qui commencent à naître de la liberté, les consacrer dans la constitution, c’est très judicieux, et l’on ne saurait trop louer Royer-Collard de l’avoir fait avec décision ; mais croire que ces pouvoirs soient toute la liberté possible, et que s’ils disparaissaient, il n’y aurait plus qu’à désespérer, c’est désespérer trop vite. Croire que, si la démocratie s’établissait, non-seulement la liberté périrait, mais encore qu’elle ne pourrait plus renaître, c’est avoir une idée et une définition trop étroite de la liberté elle-même. La démocratie a une tendance incontestable et inévitable au despotisme ; mais elle ne le constitue pas. Elle ne peut pas aimer la liberté, mais elle ne peut pas non plus à coup sûr l’empêcher d’être. La démocratie est un fait historique, analogue à la monarchie absolue, et c’est précisément pour cela que, la liberté ayant trouvé sa voie à travers le despotisme monarchique, elle peut la trouver aussi à travers le despotisme de l’omniarchie. Sous la monarchie absolue, ou qui voulait l’être, la liberté s’établissait, grâce aux faiblesses du gouvernement, par les énergies des communes, des corporations, des classes, énergies devenant peu à peu des libertés, et de libertés prises devenant privilèges consacrés. Mais si la monarchie a ses faiblesses, la démocratie aussi a les siennes, et elle a ses limites dans ses faiblesses mêmes. C’est l’erreur et de Rousseau, et, je dirai presque conséquemment, de ses adversaires, d’avoir cru que la démocratie, et pour parler plus clair, qu’un peuple disposant de soi et appelé à se gouverner lui-même saurait ce qu’il veut, se conduirait comme un seul homme, par conséquent ne songerait qu’à être oppresseur, qu’à faire de sa volonté, de son goût, de sa croyance, de sa morale, de sa conception des choses, la loi, le décret, l’ordonnance, le règlement de police, et qu’à plier sous ce niveau toutes les façons de penser et d’agir des particuliers isolés. La démocratie poursuit continuellement ce but, cela est certain, et, de l’anxiété que cette perspective donne à tout homme qui aime à avoir une pensée à soi, tout ce qu’on appelle libéralisme est sorti ; mais elle n’y réussit presque jamais. Cette communauté et cet accord dans une pensée oppressive déterminée ne se rencontrent presque jamais en un grand peuple. Il est d’accord pour vouloir que sa volonté soit la seule, mais il n’est pas d’accord sur ce qu’il veut. L’instinct de combativité l’emporte sur l’instinct tyrannique, ou tout au moins le contrebalance. Une élection, un plébiscite même, est une occasion pour un peuple d’abord d’imposer ses goûts aux individualités solitaires, sans doute, mais ensuite de se disputer et de se battre, et à ceci il tient encore plus qu’à cela. C’est à ce point que, s’il était et se sentait unanime, ou presque unanime, il est probable qu’il ne voterait pas du tout. Mais il est toujours, par seul instinct de lutte, et éternel besoin de l’homme d’en venir aux coups, partagé en deux ou trois grands partis dont les élections ne sont pas autre chose que le champ de bataille, où triomphe la haine. Si une majorité est trop grosso, tenez pour certain qu’elle se divisera pour former deux fractions considérables qui se combattront avec acharnement l’une l’autre. Dans ces conditions, qui sont constantes, il arrive que la démocratie veut toujours gouverner et ne gouverne presque jamais. Elle n’est limitée par rien, et elle se limite intérieurement elle-même par ses divisions. Grâce à cela la liberté trouve sa voie et s’établit insensiblement, ce qui est sa manière, et la seule sûre pour elle, de s’établir. Il arrive qu’un grand effort d’un parti victorieux pour détruire une liberté qu’il n’aime point, n’aboutit qu’à la suspendre un temps, par la gêner quelque temps encore, et en dernier qu’à la laisser renaître pendant que les partis se battent sur une autre affaire.

Il est donc bon, si l’on peut, de limiter extérieurement la démocratie, de soustraire à sa prise certains droits généraux qu’on dépose dans une constitution comme dans un fort ; mais cette précaution, quoique étant sage, ne laissant pas d’être un peu illusoire, il faut surtout compter sur l’aptitude de la démocratie à cultiver et à perfectionner son impuissance. C’est sur quoi Royer-Collard ne compte pas du tout, et de là cette certitude du déluge après lui, qui ne me paraît être qu’une demi-sagacité. On peut servir et véritablement contribuer à fonder la liberté sous tous les régimes. Sous la monarchie et l’omniarchie, on la fonde en étant quelque chose, en se distinguant, classe, corporation, compagnie, groupe, ou même particulier, par une pensée, un dessein, une volonté suivie, un but précis, une œuvre bien conduite. Dans ces conditions on devient une force sociale qui acquiert un droit à durer, par simple prescription. Ces forces sociales munies d’un droit, Royer-Collard l’a vu, comme elles sont les résultats de la liberté, en deviennent les soutiens, parce qu’elles deviennent peu à peu pouvoirs limitateurs, étant des pouvoirs ; et il a très énergiquement affirmé que c’était sauver la liberté que les défendre. Seulement il faut tenir compte de celles qui naissent et qui peuvent naître, autant que de celles qui existent ; et compter sur celles qui peuvent naître autant que sur celles qu’on trouve adultes et toutes grandes ; et croire que, les anciennes venant à disparaître, c’est un malheur, non un désastre, et qu’il n’y a qu’à recommencer, et qu’on peut toujours recommencer.

Défendre les pouvoirs limitateurs existans, c’est d’un bon libéral conservateur ; aider à naître les pouvoirs limitateurs à venir, c’est d’un bon libéral progressiste. C’est les deux parties de la tâche, dont on ne devrait jamais abandonner ni l’une ni l’autre ; car le pouvoir limitateur existant c’est de la liberté acquise, et elle fait tradition, et elle fait assise, et elle fait clé de voûte : elle maintient ; — et le pouvoir limitateur futur c’est de la liberté qui s’organise, qui s’efforce, qui se fait, c’est une énergie ; elle continue. — Et surtout c’est probablement une erreur de croire que, les conquêtes libérales du passé disparaissant, l’énergie libérale actuelle est impuissante à reconstituer son œuvre, différente de l’autre, équivalente pourtant. Des deux parties de la tâche, Royer-Collard a trop borné à une seule son activité, et attaché à une seule sa foi.

A la vérité, celle à laquelle il s’est appliqué, il l’a menée avec une singulière force de volonté, et une netteté admirable d’intelligence. C’est surtout à la théorie et à l’analyse du gouvernement parlementaire qu’il s’est consacré. De tous les pouvoirs limitateurs c’est celui-là qu’il s’est obstiné et à maintenir, et à bien comprendre, et à délimiter sûrement. C’était voir et toucher le point juste. Car si les craintes de Royer-Collard sur l’avenir de la liberté en France, et sa quasi-désespérance à cet égard, sans pouvoir être admises, à mon avis du moins, auraient une forte apparence d’être justes et trouveraient un fondement, ce serait bien dans le cas où le gouvernement parlementaire disparaîtrait, et même dans celui où le gouvernement parlementaire, changeant de nature en changeant, de forme, serait constitué d’une manière définitivement très différente de celle dont Royer-Collard voulait qu’il le fût. La plus pénétrante et solide et prévoyante doctrine sur le gouvernement parlementaire, c’est bien dans Royer-Collard qu’il faut la chercher.

Mieux que personne, il a bien vu que le gouvernement parlementaire était la plus solide garantie de liberté qu’un peuple pût avoir ; et que le gouvernement parlementaire pouvait devenir, à n’être pas constitué d’une manière normale, un despotisme aussi rude que tout autre ; et la manière enfin dont il fallait qu’il fût organisé pour remplir sa fonction et ne pas dégénérer en son contraire. Il a montré que tout gouvernement qui n’est pas sincèrement parlementaire ne peut être que despotisme, par une sorte de fatalité, et eût-il les meilleures intentions de ne l’être point, et que c’est le pire des sophismes que d’opposer le parlement au peuple en persuadant à celui-ci qu’il peut exprimer son vœu, manifester sa volonté et la réaliser autrement que par celui-là. Il a, sinon détruit, du moins poussé à bout la chimère du gouvernement direct et du régime plébiscitaire, aussi vaine qu’elle peut paraître séduisante, et montré que ce régime ne peut être, ou que la soumission continue à un pouvoir qui feint d’être contrôlé, et par conséquent un despotisme hypocrite, ou que la violence dans l’instabilité, et par conséquent l’anarchie. — Et, d’autre part, personne n’a mieux vu, en un temps où le despotisme paraissait ne pouvoir venir que du silence des assemblées et non de leur existence, que le gouvernement parlementaire peut, lui aussi, devenir un despotisme, qui, pour n’être pas monarchique, n’en est ni : moins inique ni moins pesant. Il a voulu deux chambres très différentes de nature et d’origine pour que jamais l’une ne pût, en l’absence de toute force égale à elle, concentrer tout pouvoir social, se considérer comme la nation, dire : « L’État c’est moi, » l’être, en effet, à vrai dire, contre toute vérité et toute raison, être une espèce de pays légal, c’est-à-dire une fiction aussi étrange, au moins, et aussi dangereuse, et plus encore, qu’un roi-état ; — et pour que la loi faite par deux assemblées différentes et rivales ne fût jamais l’intérêt ou l’ambition de l’une d’elles travestie en volonté législatrice, mais en réalité ne fût pas faite par les assemblées, ne vînt pas d’elles, fût quelque chose d’impersonnel, comme elle doit l’être, fût seulement ou la nécessité des choses s’imposant aux assemblées et reconnue par elles, ou l’utilité générale consentie par les assemblées et devenant loi, moins parce qu’elles la veulent que parce qu’elles tombent d’accord à s’y soumettre. — La loi devient ainsi, comme elle doit l’être, quelque chose de supérieur à ceux qui paraissent la faire, puisqu’elle n’est pas ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été abandonnés à la liberté de leurs caprices et de leurs passions, mais qu’ils la font par une sorte d’accord, de transaction, de soumission donc, d’adhésion au raisonnable et au nécessaire.

Et il a bien insisté sur une fiction qui est une vérité, comme on sait qu’il arrive souvent en science politique, sur cette idée qu’il ne faut pas considérer l’électorat comme un droit, mais comme une fonction. Dans « les pays constitués, » pour nous servir de la formule de Bonald, par définition même les droits ne sont pas défendus par ceux qui les possèdent. C’est dans l’état de barbarie que chacun défend, maintient, fait respecter son droit. Dans l’état constitué, c’est tout le monde qui défend le droit de chacun, interdiction faite à chacun de défendre le sien lui-même. Dans l’état constitué il est interdit de se rendre justice à soi-même, parce qu’il y a une justice d’état constituée pour tous. Dans l’état constitué, il n’est permis qu’au défaut de la force publique, et en l’attendant, c’est-à-dire dans un cas où il y a absence momentanée de l’état, en d’autres termes renaissance momentanée de la vie barbare, de défendre soi-même sa propriété, parce qu’il y a une force d’état constituée pour la défendre. Ainsi de suite. Tout de même, le droit de gouverner n’existe pas en tant que droit personnel. Personne ne gouverne, pas même tout le monde. C’est la loi qui gouverne. Pour qu’elle existe, l’état vous charge d’élire des législateurs. Il vous nomme électeurs ; c’est une fonction que l’état vous donne, non un droit que vous exercez. C’est une magistrature que vous remplissez. — Et ceci n’est pas une subtilité vaine. Si l’électorat était un droit, il faudrait que tout le monde en fût investi, et que personne n’en fût exclu. Il faudrait que chacun eût le droit de voter, comme il a droit à la liberté, à la sûreté, à la propriété. Et nous voilà au suffrage universel, non pas seulement au suffrage universel tel que certains peuples le pratiquent, mais au suffrage absolument universel, au suffrage des femmes, des enfans, des adolescens et des étrangers ; non pas seulement au suffrage absolument universel, mais au suffrage absolument universel continuellement pratiqué et gouvernant directement, c’est-à-dire ou par « gouvernement direct » ou plébiscite quotidien. — Non, il y a des droits du citoyen, que la constitution, que l’état constitué proclame et qui ne sont susceptibles, ni d’exception, ni de prescription, ni d’interruption. Et ces droits, liberté, sûreté, propriété, sont protégés et défendus par l’état et ne doivent pas l’être par le particulier. Et il y a des fonctions qui sont exercées par les particuliers, et qui sont leurs devoirs et non pas leurs droits. Si l’électorat est exercé par le citoyen, c’est donc signe précisément qu’il n’est pas un droit, mais une fonction et un devoir. Et non-seulement il y aurait confusion et contre-sens, mais il y aurait péril social à l’entendre autrement. — Considérations qui s’appliquent du reste aux députés comme aux électeurs. Le député, lui aussi, n’est point portion de souverain, fragment de souverain, exerçant pour sa part un droit de gouverner. Il est un magistrat. Il est un homme chargé, avec d’autres, par l’état constitué, de faire la loi qui, seule, est le souverain. Dès qu’il se considère comme exerçant un droit, il empiète, il est usurpateur ; car il se croit souverain ; il croit que l’assemblée dont il fait partie peut s’attribuer et exercer l’omnipotence, et cela est le contraire même, et est la ruine, de l’esprit du gouvernement parlementaire.

Toute cette partie de l’œuvre de Royer-Collard est si solide qu’elle reste vraie, et précieuse, et féconde en enseignemens, même pour un état politique tout différent de celui qu’il s’appliquait à analyser, à définir, à enseigner. Il est le vrai maître non-seulement en « gouvernement selon la charte, » mais en gouvernement parlementaire, et même en démocratie pour tout le temps où la démocratie se gouvernera par le moyen de parlemens. Il n’a pas seulement fondé « la philosophie de la charte ; » il a fondé et il a exposé avec profondeur et avec une admirable clarté la philosophie du gouvernement représentatif.


IV

Toutes ces idées, il les a soutenues avec éloquence, avec une puissance de dialectique incomparable, qui du reste serait de nul effet aujourd’hui, mais qui faisait une impression profonde dans le temps où il y avait des auditoires capables de suivre une argumentation ; avec une clarté dans la subtilité qui a quelque chose de miraculeux, surtout avec une autorité, que personne peut-être au monde n’a eue comme lui. Il semblait être l’autorité personnifiée. C’est que de cette puissance si difficile à définir qui s’appelle l’autorité, il avait tous les élémens connus, sans qu’il en manquât un, Il avait l’aspect extérieur, la haute taille, la tête énergique, la face pleine, les grands traits largement taillés, nullement affinés, vigoureux et impérieux. Il avait le débit lent, égal, sans hésitation, ferme et comme martelé. Du mouvement tranquille et sur de son balancier il frappait et laissait tomber à ses pieds ses formules et ses aphorismes nets et d’un relief tranchant comme les médailles neuves. Il avait la conviction pleine, absolue, superbe et imperturbable d’un olympien, que dis-je, du destin lui-même, car il ne se donnait même pas la peine, de tonner. Il avait ce parfait mépris de ceux à qui il parlait, qui est la moitié du génie oratoire, à la condition qu’on ait l’autre. Il avait la gravité naturelle et constitutionnelle, non pas celle qui est apprise et qui trahit la timidité qu’elle veut cacher. Et, ce qui achevait de la rendre redoutable, cette gravité n’était pas « un mystère du corps inventé pour dissimuler les défauts de l’esprit » et le manque d’esprit ; il était spirituel et caustique à faire frémir ses ennemis, ses adversaires, ses alliés et ses amis intimes. On le sentait toujours prêta vous transpercer, avec un sérieux magistral, d’un javelot à triple dard trempé dans un venin subtil comme sa dialectique. Ses mots sont célèbres et sont devenus classiques. Je cite les moins connus. On vantait devant lui un homme charmant, d’une séduction irrésistible, peut-être un peu gâté sous son élégance : « Oui, c’est la fleur des drôles, » disait tranquillement Royer-Collard. Il rencontrait un de ses collègues récemment honoré de je ne sais quelle distinction très recherchée : « Mes complimens, monsieur… — Oh !… — Si ! si ! mes complimens… cela ne vous diminue pas. » Rencontrant Odilon Barrot après un discours de celui-ci : « Vous m’intéressez, monsieur… — Vraiment ? — beaucoup. Il y a du reste très longtemps que je vous suis. Très longtemps. Dans ce temps-là vous vous appeliez Pétion. » — Il allait ainsi, entre deux discours, promenant autour de lui une petite terreur à son usage, qui est celle devant laquelle les Français tremblent le plus. Quelquefois, très rarement, ces boutades, il les apportait à la tribune ramassées et serrées en un faisceau solide, et c’était comme une haie de dards qu’il portait devant lui en marchant sur l’adversaire. C’était alors un grand spectacle, et quelque chose d’aussi terrible et de plus continu, de plus obstiné, de plus cruellement acharné, toujours dans une gravité parfaite, que les coups de hure de Mirabeau. Il s’agissait de traduire à la barre de la chambre l’éditeur du Journal du Commerce, qui avait fait remarquer qu’il y avait dans la chambre beaucoup d’émigrés et beaucoup de fonctionnaires, ce qui expliquait peut-être l’indemnité aux émigrés et le zèle gouvernemental de la chambre. Voyez cet homme au visage imperturbable et au maintien imposant monter lentement à la tribune, et écoutez-le : «… De ce qu’il y a beaucoup d’émigrés dans notre assemblée, le journaliste conclut que l’indemnité a été votée dans des intérêts personnels ; et de ce qu’il y a beaucoup de fonctionnaires il conclut que la chambre protège beaucoup les commis… Je crois, moi, que les émigrés qui siègent dans cette chambre ont été mus par des considérations supérieures à leur intérêt personnel ; il me plaît ou il m’appartient de le croire, mais ni la raison ni la morale ne m’en font un devoir. De même je crois que les fonctionnaires conservent leur indépendance dans cette chambre ; mais je ne suis obligé ni de le croire ni de le dire… La prudence commune, cette prudence aussi ancienne que le genre humain, enseigne que la situation particulière des hommes détermine leurs intérêts, et qu’il faut s’attendre trop souvent que leurs intérêts déterminent leurs actions. Là où le contraire arrive, il y a de la vertu ; la vertu seule opère ce miracle. Je le dis donc hautement, je le dis avec l’autorité de l’expérience universelle, il a fallu de la vertu aux émigrés pour se préserver de leur intérêt personnel dans le vote de l’indemnité ; il faut de la vertu aux fonctionnaires, et une vertu sans cesse renaissante, pour rester indépendant dans la chambre. Quel est maintenant le crime du Journal du Commerce ? C’est uniquement d’avoir jugé la chambre sur les apparences, comme juge la prudence, comme juge l’histoire ; c’est d’avoir cherché et trouvé l’esprit qui l’anime dans la loi ordinaire du cœur humain plutôt que dans la loi extraordinaire de la vertu… Je vous demande, messieurs, si un peuple peut être condamné à ne jamais trouver que de la vertu dans ceux, qui le gouvernent ! » — Royer-Collard avait pour les Pensées de Pascal la plus profonde admiration ; il est à croire qu’il ne négligeait pas les Provinciales

Instinctivement ce qu’on approuve et ce qu’on aime dans les institutions politiques et, en général, dans les établissemens humains, c’est ce que d’une certaine façon on est soi-même, c’est ce dont on a en soi le caractère : Royer-Collard a aimé et il a curieusement cherché partout des pouvoirs limitateurs, parce qu’il était un pouvoir limitateur, lui-même, à lui tout seul, et qu’il se sentait tel. Peu fait pour le gouvernement, et évitant soigneusement d’en faire partie, il était tour à tour contre les empiétemens du gouvernement, de la chambre, de la foule, une barrière solide, monumentale et terriblement hérissée. Il a rempli cet office, qui est utile et nécessaire dans toute société organisée selon le système représentatif, et même dans toute société, avec vigueur, avec âpreté, avec entêtement, avec dignité. — Et peu à peu, et même assez vite, parce qu’il avait l’esprit systématique, de cette série de polémiques est sortie, sinon une doctrine, du moins une méthode, une sorte de grammaire politique très nette, très précise et un peu subtile. Il a été un défenseur des libertés nécessaires, puis un professeur de gouvernement libre. Je me le représente très souvent comme un disciple d’un grand philosophe, qui de l’œuvre vaste et touffue de son maître retient un point essentiel, s’y retranche et s’y confine, et sur ce point est plus précis, plus lumineux, plus explicite et plus complet que son inspirateur ; qui de la pensée puissante, libre, parfois un peu vagabonde de son maître retient une idée, et, il se peut bien, l’idée essentielle, la creuse, la pénètre, la suit en ses conséquences et applications et en fait un livre solide, plein, certain, à lire avec assurance, non plus un livre excitant et suggestif, mais un bon livre de vérité acquise et d’enseignement. Il a été l’élève de Montesquieu. A Montesquieu, il a pris la théorie de la division des pouvoirs, et de cette théorie il a fait sa pensée tout entière, son enseignement, sa prédication, son apostolat et sa polémique. Mais, et c’est en cela qu’il est considérable, d’une part il a analysé plus profondément que Montesquieu non-seulement la théorie des trois pouvoirs, mais la théorie de tous les pouvoirs dont à la fois la concurrence et le concours font la société libre sans que le gouvernement soit rendu faible ; d’autre part, vivant dans un commencement de pratique et dans un essai à peu près loyal des institutions conçues par Montesquieu, il a pu contrôler par les faits et accommoder aux faits la théorie de Montesquieu ; et il a vu, ou cru voir, conviction qui, émanant d’un si grand esprit, est au moins en faveur du système une présomption à laquelle on ne saurait rester indifférent, que la doctrine de Montesquieu donnait satisfaction aux plus impérieux besoins, très divers, de la société moderne et en même temps aux émancipations, très exigeantes aussi, de l’esprit public nouveau. Et il a professé sa science politique avec une certaine hauteur qui était de trop, et aussi avec une certaine recherche de déduction déliée, un certain raffinement de finesse qui ne laisse pas d’être un peu ardu. C’est le docteur superbe et c’est le docteur subtil de la philosophie politique. On sent en lui l’ancien professeur de philosophie. Le mot qui courut sur lui, ou à propos de lui, ou en souvenir de lui : « Le doctrinaire est un être insolent et abstrait » n’est pas sans quelque justesse dans beaucoup d’irrévérence. La superbe était inutile, n’eût été qu’elle ajoutait beaucoup à son autorité. La subtilité était inévitable. La science politique est une science. Toute science n’est simple, et accessible de plain-pied au sens commun, qu’avant d’être constituée, c’est-à-dire tant qu’elle n’est pas scientifique. Quand elle est devenue une science véritable, elle est infiniment complexe et a besoin de toutes les ressources de l’esprit pour être comprise, pour être pénétrée et pour être enseignée. Cela ne l’empêche nullement d’être pratique. Elle est pratique par ses résultats et ses applications. Elle livre à ceux qui n’ont pas le temps de l’étudier des formules qu’ils n’ont qu’à tenir pour acquises, qu’à respecter et qu’à employer. Il en est en politique comme dans toute autre science, avec cette différence, je ne sais pourquoi, que la foule, qui des autres sciences accepte très pieusement les formules et les applique avec confiance sans prétendre pénétrer la science elle-même, n’a nullement en politique la même docilité, et prétend se connaître en politique directement et immédiatement, soit qu’elle nie que la politique soit une science, soit qu’elle se croie par privilège pourvue naturellement de celle-ci. En conséquence, elle reproche aux professeurs de science politique d’être complexes, d’être abstraits, de se livrer à des analyses laborieuses, et, en un mot, d’être savans. Royer-Collard traitait, comme Montesquieu, la politique en science très difficile et très délicate. Il savait, en particulier, comme Montesquieu, que la science de la liberté est, entre toutes, infiniment compliquée ; car la liberté n’est et ne peut être autre chose qu’un équilibre très difficile à atteindre et à maintenir, et toujours menacé, entre les différentes formes de despotisme, le despotisme, sous une forme ou sous une autre, étant l’état naturel de la société humaine. La liberté est une réussite, comme la civilisation, dont, aussi bien, la liberté est une des expressions. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la science de la liberté soit chose subtile, et que, pour gagner la partie et apprendre aux autres à la gagner, il faille être un expert aux règles du jeu. — Royer-Collard connaissait presque tous les secrets de cette science, comme presque toutes les ressources de cet art. Il n’a mis qu’un peu d’affectation peut-être et coquetterie de fin professeur dans les leçons qu’il en donnait. Son enseignement, dont toute une partie reste solide, forte, essentielle, doit être l’objet, encore aujourd’hui, de nos méditations. Sa bonne vieille grammaire, comme les ouvrages d’éducation de ce Port-Royal qu’il aimait tant, doit être consultée par nous avec attention, et ne peut l’être qu’avec profit.


EMILE FAGUET.