Éditions Édouard Garand (13p. 3-78).



PREMIÈRE PARTIE

La Gardienne des Barrières

CHAPITRE I

LE CHEVAL FANTÔME


Il fait une nuit épouvantable ; une de ces nuits où chacun goûte profondément le bienfait d’un abri et plaint de tout son cœur celui qui est obligé de sortir par un pareil temps. Le vent souffle avec force, produisant, quand il passe sur les grandes plaines de la Saskatchewan, un sifflement de sirène. Mille voix semblent se mêler au bruit du vent ; on dirait parfois un chuchotement, parfois une plainte, parfois aussi les lamentations d’une âme tourmentée.

Les nuages courent très-bas à l’horizon, de gros nuages noirs et courroucés, puis, soudain, on entend le tonnerre gronder, au loin, et un éclair zèbre le firmament. Le tonnerre se rapproche vite cependant et les éclairs deviennent plus fréquents. Le vent semble crier une menace à qui serait assez imprudent pour se risquer dehors par ce temps. Enfin, la pluie se met à tomber par torrents.

Sans doute, nul n’oserait quitter son foyer cette nuit. La route est déserte et aucun bruit ne parvient à l’oreille, si ce n’est celui de la tempête.

Mais, écoutez… Là-bas, tout là-bas… Qu’est-ce qu’on entend ?… N’est-ce pas le galop d’un cheval ?… Quel est le cavalier assez hardi pour s’aventurer ainsi ?… Oui, c’est bien le galop d’un cheval qu’on entend, et bientôt, on aperçoit sur la route, un cheval, en effet : un grand cheval blanc, dont les pieds semblent à peine effleurer le sol, tant son galop est souple et léger.

Un formidable coup de tonnerre éclate, tout à coup. Le cheval blanc s’arrête, puis il se cabre ; il renâcle avec force et se met à trembler de peur. L’obscurité est si profonde, excepté quand un éclair sillonne les nues, qu’on aperçoit à peine le cheval ; on sait seulement qu’il est blanc, tout blanc. Même sa queue et sa crinière sont blanches ; on dirait vraiment un cheval-fantôme — peut-être en est-ce un — ! Cet animal prend-il ses ébats, seul sur la route ?… Personne ne le monte, semble-t-il…

Pourtant, dans une accalmie de la tempête, on eut pu entendre une voix douce murmurer :

— Courage, Bianco, courage ! Ne crains rien, pauvre bête !

Une voix de femme ! Ce n’était presque pas croyable !… Mais voilà que, à la faveur d’un aveuglant éclair, on peut distinguer, quoiqu’imparfaitement, celle qui monte le cheval-fantôme : c’est une jeune fille, de dix-huit à vingt ans, et, si on peut en juger par le rapide éclair, une jeune fille d’une extraordinaire beauté. Recouverte d’une mante de nuance sombre, cette amazone semble ne faire qu’un avec sa monture.

— Un coup de cœur, Bianco ! redit la voix. Il ne te reste que cinq milles à parcourir. Vois ce petit bois, là-bas ; quand tu l’auras franchi, nous commencerons à apercevoir les lumières de la maison vers laquelle nous nous dirigeons. Il me l’a assuré, tu sais, Bianco, et il ne peut pas s’être trompé… Tiens, voici le bois ! Courage, Bianco, courage !

La voix de la jeune écuyère tremblait légèrement cependant, et elle pâlit un peu, au moment de pénétrer dans le bois : sous ces grands arbres, elle le sait, elle va courir un affreux danger, car le tonnerre éclate avec fracas, à chaque instant, et les éclairs sont presque continuels.

Il fait noir, bien noir, dans le bois, où elle a peine à trouver un sentier ; mais le cheval semble connaître la route et il avance, d’un pas assuré.

À plus d’une reprise pourtant, Bianco fait un écart, il dresse les oreilles et hennit de frayeur… La jeune fille sait bien pourquoi : au loin — très au loin, heureusement — elle entend le hurlement du coyote.

— Dieu me voit ! Il est partout, se dit-elle ; il me protégera ! C’est le temps ou jamais de me rappeler la devise des Monthy : Rien ne craint !

Se penchant soudain, elle prend, dans une des poches de la selle, un revolver, qu’elle passe à sa ceinture.

— Il vaut mieux être prête à toute éventualité ! se dit-elle. En avant, Bianco, brave Bianco !

Les hurlements sont moins éloignés maintenant, et voilà que Bianco part au grand galop. Le cheval-fantôme a pris le mors aux dents, et celle qui le monte a beau essayer de le retenir, elle n’y parvient pas. La situation semble être désespérée, car le sentier est parsemé de pierres, qui roulent sous les pieds du cheval et vont se perdre dans quelqu’abîme, qu’on ne peut apercevoir, mais qu’on devine, dans l’ombre : de plus, la jeune écuyère entend le bruit d’une chute d’eau ou d’un rapide, et le bruit que fait cette eau paraît effrayer le cheval, autant que le hurlement du coyote.

Mais Bianco a le pied sûr ; de plus, il connaît la route, et bientôt le bois est franchi.

Un soupir de soulagement s’échappe de la poitrine de la jeune fille, car presqu’aussitôt, elle aperçoit, à moins d’un demi-mille, une maison, dont le premier étage est brillamment éclairé ; c’est là sa destination.

— Voici les Peupliers ! murmura-t-elle. Du train que nous allons, nous y arriverons dans quelques minutes. Hâte-toi, Bianco !

Mais, le cheval n’a pas besoin d’encouragement ; il connaît cette maison vers laquelle il se dirige. Sans même attendre la pression de la main qui le guide, il tourne à gauche et entre, de lui-même, dans une avenue bordée de peupliers, au fond de laquelle est une grande maison blanche, entourée de galeries peintes en vert : cette résidence c’est les Peupliers.

La jeune fille descend de cheval, puis, apercevant une sorte de remise vers la droite, elle y conduit Bianco, et l’attachant par la bride, elle le caresse doucement.

— Brave Bianco ! Bon cheval ! dit-elle. Tu as parcouru à bonne allure ces quinze milles depuis les Barrières de Péage jusqu’ici. Repose-toi, pauvre bête !… J’enverrai quelqu’un qui te donnera des soins ; car nous ne retournerons que quand poindra le jour. Il est minuit et vingt minutes, reprit-elle, en regardant l’heure à sa montre ; tu auras le temps de te reposer, cher Bianco.

La jeune fille se dirigea ensuite vers la maison. Elle monta de larges marches de pierre, puis elle sonna à la porte d’entrée. On prit un temps assez long pour se décider à ouvrir ; mais enfin, elle entendit tirer les verrous, et elle se trouva en face d’un domestique aux cheveux blancs.

— C’est bien ici que demeure M. de Vilnoble ? demanda la jeune fille.

— Oui, mademoiselle, répondit le domestique. Mais M. de Vilnoble est malade, très malade… même, il est à la dernière extrémité.

— Raison de plus pour que je lui parle, sans perdre un instant ! dit la jeune fille. Vous êtes Adrien, n’est-ce pas, le fidèle Adrien ?

— Oui, Mademoiselle, répondit le vieillard. Je suis Adrien, depuis au-delà de vingt ans, domestique de M. de Vilnoble.

— Adrien, je suis envoyée ici par M. Hugues de Vilnoble ; je viens de sa part.

— De la part de M. Hugues ! s’écria Adrien. Ô Mademoiselle, veuillez me suivre !… Mon pauvre maître, quoiqu’il soit mourant, retrouvera un reste de vie pour vous écouter lui parler de son fils bien-aimé… C’est M. Hugues qui vous envoie !… Venez, Mademoiselle ; je vais vous conduire après du cher moribond mon vieux maître, venez !… Ah ! c’est le ciel qui vous a conduite ici !


CHAPITRE II

BARRIÈRE-DE-PÉAGE


À quinze milles des Peupliers se dressait une modeste maisonnette, demeure du gardien de la barrière de péage. Cette maisonnette était désignée par tous du nom de Barrières-de-Péage, et Barrières-de-péage était aussi, en quelque sorte, un point de repère dans les environs. Depuis dix ans, la barrière avait eu le même gardien : un nommé Philippe Monthy.

La barrière de péage, la maisonnette de Philippe Monthy et ses dépendances étaient construites sur un îlot. Autrefois, il avait fallu faire un long détour pour franchir la rivière des Cris, large de 250 pieds, en cet endroit. La rivière des Cris, qui coule très au nord de la Saskatchewan, est profonde, et elle coupait la route tout à fait ; c’est pourquoi un pont avait été construit, l’îlot servant de base à ce point. De cette manière, les voyageurs venant de l’est ou de l’ouest, n’avaient plus à faire un inutile détour. Une barrière de péage avait été établie ensuite, et c’est Philippe Monthy qui en avait obtenu la garde.

En avant de la maisonnette du gardien, des fleurs de toutes nuances, et des arbres fruitiers croissaient en qualité, faisant de ce coin de l’îlot un vrai lieu de délices. Des fenêtres de la maisonnette, on voyait la rivière des Cris serpenter à travers un paysage des plus agrestes et des plus beaux. Philippe Monthy avait lieu de se féliciter d’avoir pu obtenir la charge de la barrière et de vivre ainsi, au milieu d’un site pittoresque et enchanteur.

Barrières-de-Péage n’était pas un palais, ni par ses dimensions, ni par son luxe ; mais c’était une bien confortable demeure. On pénétrait d’abord dans une salle assez vaste, parfaitement éclairée par deux grandes fenêtres, l’une ayant jour du côté est et l’autre du côté ouest. La porte d’entrée étant, elle aussi, vitrée, la lumière et la chaleur du soleil avaient libre accès dans la pièce.

En arrière de la salle d’entrée était une grande cuisine. À l’étage supérieur il y avait trois chambres dont deux au-dessus de la salle et la troisième au-dessus de la cuisine.

Dans la salle d’entrée se voyaient tous les signes d’une vie intellectuelle et amusante : il y avait un piano, une mandoline, puis des livres et des revues éparpillés un peu ici et là. Un large canapé et quelques fauteuils confortables complétaient l’ameublement.

Philippe Monthy vivait, aux Barrières-de-Péage avec ses deux filles : Roxane et Rita. Roxane venait d’atteindre ses dix-huit ans ; Rita avait à peine huit ans. C’est que Philippe Monthy, qui était veuf, s’était marié deux fois, et ses filles étaient nées de ses deux mariages.

La différence d’âge n’était pas la seule qui existait entre les deux sœurs : Roxane était une brunette, à la taille élancée, à la chevelure abondante et noire comme l’aile du corbeau, aux yeux bruns, grands et très-doux, voilés par de longs cils et surmontés par de fins sourcils. Son visage était presque parfait et sa peau avait une blancheur satinée ; seule, une forte émotion faisait monter un peu de rose à ses joues. On sentait qu’une grande énergie jointe à une extrême bonté, étaient les traits caractéristiques de cette jeune fille.

Rita était une frêle et délicate enfant blonde, dont les yeux bleus, doux et tristes en même temps, semblaient toujours implorer la sympathie ou la pitié. Non sans raison peut-être, car Rita était infirme : à côté de sa chaise, et toujours à portée de ses mains, se voyaient deux béquilles, sans l’aide desquelles elle n’eut pu faire un pas. Un dépôt de fièvre, qui s’était localisé dans ses jambes, alors qu’elle n’avait que deux ans, avait rendu l’enfant infirme pour la vie. Rita — est-il nécessaire de le dire ? — était choyée et gâtée par Philippe Monthy et par Roxane ; tous deux entouraient de soins et d’infinie tendresse cette pauvre petite, si éprouvée.

Barrières-de-Péage servait de gîte aussi à un domestique, qui avait nom Belzimir. Philippe Monthy n’eut pu dire, lui-même, d’où venait Belzimir. Il l’avait trouvé, certain soir d’hiver, il y avait cinq ans, à moitié gelé, couché près de la barrière de péage. Quand Philippe Monthy l’avait questionné, Belzimir lui avait répondu qu’il ne possédait ni feu ni lieu, et qu’alors, étant à bout de forces et de ressources, il s’était laissé tomber près de la barrière, pour y mourir… du moins, il l’avait cru. Philippe Monthy avait recueilli Belzimir et celui-ci n’avait plus quitté les Barrières-de-Péage. Le pauvre garçon était tout dévoué à celui qui lui avait sauvé la vie ; il était profondément dévoué aussi à Roxane et à Rita.

Belzimir se rendait utile, aussi bien à la maison — en faisant la lessive, balayant les planchers, pelant les légumes etc. — qu’aux environs des Barrières-de-Péage. Philippe Monthy possédait quelques arpents de terre, qui devaient être cultivées, puis il y avait une vache à soigner et à traire, il y avait aussi Pompon, le petit poney de Roxane et de Rita, à soigner, à atteler et à dételer.

Un gardien fidèle veillait sur les Barrières-de-Péage : Bruno, un énorme chien danois, doux comme un agneau pour tous… excepté les malintentionnés ; ceux-là avaient besoin de se bien tenir ! Quand Bruno ouvrait sa formidable gueule, garnie de grosses dents blanches, mieux valait ne pas s’entêter avec lui.

On ne s’ennuyait jamais aux Barrières-de-Péage, quoique le voisin le plus rapproché fût à près de trois milles de distance. La famille se suffisait à elle-même. Tout le jour, chacun était occupé, et le soir, on se réunissait dans la salle d’entrée, on faisait la lecture à haute voix, ou bien Roxane se mettait au piano et elle accompagnait la petite Rita, qui jouait très joliment de la mandoline. De plus, la fille aînée de Philippe Monthy possédait une bien belle voix, et chaque soir, il se donnait des concerts dans la maison.

Tous étaient donc heureux… Pourtant, Philippe Monthy, lorsqu’il était seul, soupirait profondément et une expression d’angoisse se peignait sur son visage : c’est qu’il se savait atteint d’une maladie qui ne pardonne pas.

Enfin, un après-midi, le gardien de la barrière de péage dut se mettre au lit, et jamais il ne se releva. Au bout de cinq semaines, il mourut. Mais, avant de mourir, il avait obtenu que la barrière fut confiée à sa fille Roxane.

— Roxane, lui avait-il dit au moment de mourir, ne te désole pas ainsi !… Dieu sait que j’eusse voulu vivre bien des années encore, j’étais si heureux avec vous, chères enfants !… La divine Providence en a décidé autrement, cependant ; donc, FIAT !… N’abandonne jamais ta petite sœur Roxane… Pauvre Rita ; elle n’aura plus que toi au monde… Courage, ma fille !… La devise des Monthy… ne l’oublie jamais : « Rien ne craint ».

— Père ! Père ! sanglotait Roxane. Ne nous quittez pas !

— Pauvre Roxane ! Pauvre chérie ! soupira Philippe Monthy. Tu es bien jeune pour avoir tant de responsabilités, je sais ; mais Belzimir t’aidera… Ne te sépare jamais de ce fidèle serviteur… Belzimir ! appela-t-il.

Belzimir, qui se tenait appuyé sur le cadre de la porte et qui pleurait, s’approcha du lit du moribond.

— Belzimir, dit Philippe Monthy, n’abandonne jamais mes enfants, jamais ! Elles n’auront plus que toi pour protecteur, dorénavant… Sers-les fidèlement, jusqu’à la mort…

— Je le jure, mon maître ! répondit Belzimir ! en éclatant en sanglots.

— Roxane ! Rita !

Ces deux noms, qui lui étaient si chers, furent les derniers que prononça le mourant. Bientôt, il tomba en agonie, puis, au moment où le soleil allait apparaître à l’horizon, Philippe Monthy, le fidèle gardien de la barrière de péage, rendait son âme à Dieu.


CHAPITRE III

L’ACCIDENT


Il y avait trois mois que Philippe Monthy était mort. Roxane, maintenant avait la garde de la barrière de péage, aidée de Belzimir. Roxane gardait la barrière durant le jour et Belzimir, durant la nuit ; couché dans la salle d’entrée, le domestique se tenait prêt à accourir, au passage d’un piéton, d’un cheval ou d’une voiture. Point n’était besoin d’avoir l’œil et l’oreille constamment au guet pour la garde de la barrière, car Philippe Monthy avait installé un timbre, qui résonnait, aussitôt qu’un piéton ou un cheval posait le pied sur les premiers madriers du pont, soit d’un côté, soit de l’autre. Ce timbre, placé dans la salle d’entrée, avertissait fidèlement de toute approche ; de cette manière, le gardien de nuit pouvait dormir, quitte à s’éveiller chaque fois que résonnait le timbre.

La vie s’écoulait douce, mais peut-être un tant soit peu monotone aux Barrières-de-Péage. Sans voisin que l’on pouvait visiter et dont on pouvait recevoir la visite, il n’y avait pas beaucoup de variété. Heureusement, Roxane recevait plusieurs revues et journaux ; ces revues et journaux, c’est le vieux facteur rural qui les lui apportait.

C’était toujours un évènement que l’arrivée du vieux facteur, le père Noé, et plus souvent qu’autrement, on le gardait à souper et à coucher. Le père Noé ressentait une grande reconnaissance envers Roxane et Rita pour leur généreuse hospitalité ; aussi, était-il, avec Belzimir, le meilleur ami qu’eussent cette jeune fille et cette enfant.

L’avant-midi, Roxane vaquait aux soins du ménage, tout en ayant l’œil à la barrière. L’après-midi, durant la belle saison, elle et Rita s’asseyaient dans leur parterre ; elles lisaient, ou bien Roxane brodait, ou bien encore elle montrait à Rita comment confectionner du linge pour ses poupées.

La veillée se passait comme avant la mort de Philippe Monthy, car Roxane n’avait pu se décider à fermer son piano et à obliger Rita d’enfermer sa mandoline dans son étui. C’eut été trop triste, trop lugubre, de longues veillées à ne rien faire, excepté la lecture.

Parfois, quand Belzimir n’était pas occupé dehors, il donnait congé à Roxane et il gardait lui-même la barrière de péage. Alors, les deux sœurs faisaient atteler Pompon à leur voiture à deux roues et elles allaient se promener, tout l’après-midi. Ou bien, à bord de leur chaloupe Le Cygne elles naviguaient sur la rivière des Cris, s’arrêtant aux endroits les plus pittoresques pour faire la pêche, ou bien passant une heure sur leur ferme, dans la hutte que Philippe Monthy y avait construite, et qu’on désignait du nom de Mon Refuge.

Ai-je dit qu’elle était monotone la vie aux Barrières-de-Péage ?… Les jours de pluie et de mauvais temps, ce n’était pas gai assurément ; privées de sortir, Roxane et Rita se voyaient obligées d’inventer des moyens de distractions. Elles y réussissaient, et les jours sombres passaient tout comme ceux qu’égayait le soleil.

Un soir, après le souper, Roxane se mit au piano et Rita prit sa mandoline. Roxane avait composé une mélodie, la veille, et elle désirait vivement l’entendre jouer sur la mandoline tandis qu’elle l’accompagnerait au piano. Mais, tout annonçait la tempête, et Rita, que le vent effrayait beaucoup, ne parvenait pas à jouer.

— Entends-tu le vent, Roxane ? dit-elle. J’ai peur. J’ai bien peur !

— Ne crains rien, ma chérie, répondit Roxane. Ce n’est rien, crois-moi. Le vent c’est le souffle de Dieu, petite sœur ; il ne faut pas le craindre ainsi. Joue plutôt ce…

— J’ai trop peur ! Il vente si fort ; peut-être qu’il va tonner aussi ! pleura l’enfant. Penses-tu qu’il va tonner, Roxane ?

— Je ne le crois pas, mon aimée… Tiens, essaie donc de jouer cette partie de ma mélodie ; tu vas trouver cela joli, joli !

Le vent se mit à hurler, soudain, et tout craqua aux Barrières-de-Péage. Rita pâlit, puis elle se mit à sangloter.

— Si tu veux, Rita, dit Roxane, nous allons monter dans notre chambre toutes deux, et je te mettrai au lit.

— Tu ne me quitteras pas, Roxane ?

— Mais, non ! Quand tu seras endormie, je m’installerai non loin de toi et je lirai, jusqu’à ce que le sommeil me prenne, à mon tour. Viens !

À ce moment, Belzimir entra dans la salle.

— Ô Belzimir, demanda Rita, penses-tu qu’il va tonner ?

— Non ! Non ! Mlle Rita ! répondit Belzimir. Voyez-vous, le vent souffle du nord… et le vent du nord, Mlle Rita… n’est pas favorable au tonnerre.

Pauvre Belzimir ! Inutile de dire qu’il ne s’y connaissait guère en fait de direction du vent ; que lui importait d’ailleurs, d’où soufflait le vent ? Qu’il soufflât du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, ça lui était bien égal. Quant à savoir si le vent du nord — à supposer qu’il vînt du nord — éloignait le tonnerre, eh ! bien s’il parlait ainsi, c’était pour essayer de rassurer la pauvre petite infirme.

Roxane et Rita montèrent dans leur chambre. Belzimir, s’installant dans la cuisine, se mit à fumer sa pipe. Le vent secouait les châssis et les portes des Barrières-de-Péage ; ce serait une épouvantable nuit !

— Si, au moins, la petite peut dormir, malgré tout ce branle-bas ! se dit Belzimir. Pauvre chère Mlle Rita !

Roxane, ayant déshabillé Rita et l’ayant mise au lit, s’assit auprès d’elle et lui raconta des contes, afin de la distraire un peu, si


Elle enveloppa la tête saignante du blessé… page 8

possible : mais l’enfant pleurait tout bas, tant le bruit du vent lui faisait peur. Alors, la jeune gardienne des barrières chanta, d’une voix douce, une petite berceuse, qu’elle avait composée elle-même, la veille :


LE SOUFFLE DE DIEU


(Berceuse)


Pourquoi frémir quand le vent siffle ou pleure ?…
Rita chérie, endors-toi, ne crains rien,
Car cette plainte autour de ta demeure,
C’est bien la voix de ton Ange-Gardien.


Refrain


Enfant, cet étrange murmure
Nous vient directement des cieux ;
Le vent, vois-tu, chacun l’assure,
Le vent c’est le souffle de Dieu.


II


Le vent, ce soir, une berceuse entonne…
Ton Ange est là, ses ailes agitant
Pour rafraîchir ton front brûlant, mignonne ;
N’entends-tu pas leur doux bruissement ?


III


Le vent, encor, c’est la sylphe, chérie ;
Sur la nature on la voit secouant
Ses voiles et sa fine draperie,
Au loin, là-haut, tout près du firmament.


IV


Puis le vent c’est le bruit que font les ailes
De quantité d’oiseaux du paradis,
Lançant soudain comme des étincelles…
Quelle beauté, Rita, quel coloris !


V


Petite sœur, n’est-ce pas que tu l’aimes
Le vent, chantant son caressant refrain ?…
Ferme tes yeux ; avec l’étoile blême,
Je veillerai sur toi jusqu’au matin.


À peine eut-elle fini de chanter, que sa petite sœur s’endormait d’un sommeil profond et paisible. Alors, Roxane se mit à lire et à prendre des notes dans un petit calepin. Il pouvait être neuf heures. L’obscurité était complète dehors. Le vent continuait à gémir, et c’était assez déprimant.

Tout à coup, Bruno se mit à gronder, et Roxane perçut un bruit singulier sur la route, tout près du pont, comme si quelqu’un y eut roulé un objet pesant. La jeune fille alla porter sa lampe dans la chambre voisine, puis elle s’approcha de sa fenêtre et essaya de distinguer ce qui se passait dehors. Inutilement… Elle ne vit rien, et de plus, tout bruit, si vraiment il y en avait eu tout à l’heure, avait cessé. Bruno s’était tu ; tout était silencieux aux Barrières-de-Péage et aux environs. Seul, le gémissement du vent interrompait le silence.

Roxane alla chercher sa lampe et se remit à lire.

Il y avait à peine dix minutes qu’elle lisait, quand elle entendit le galop d’un cheval. Quelqu’un s’en venait vite, très vite sur la route, et bientôt, le cheval poserait le pied sur le madrier faisant résonner le timbre. Sans s’en rendre tout à fait compte, Roxane suivait les progrès du cheval… qui ne devait plus être qu’à une courte distance du pont maintenant… Le timbre… Mais, soudain, tout bruit cessa, et presqu’aussitôt, Bruno se mit à aboyer avec fureur.

Un accident ?… Ça en avait tout l’air !…

Vite, Roxane descendit dans la salle d’entrée, où Belzimir essayait de faire taire le chien.

— Tais-toi donc, Bruno ! disait Belzimir. Tu finiras par réveiller la chère petite Mlle Rita !

— Belzimir ! appela Roxane.

Mlle Roxane ! s’écria Belzimir. Qu’y a-t-il ? Mlle Rita ?…

— Vois donc Bruno, Belzimir ! Il est arrivé un accident, je le crains.

— Un accident, Mlle Roxane !

— Oui. J’ai entendu le galop d’un cheval, puis… plus rien… Prends le fanal, Belzimir, et viens !

Il y avait toujours un fanal allumé dans la salle, la nuit ; Belzimir s’en saisit, et précédé de Roxane, qui s’était recouverte à la hâte d’une mante, ils sortirent sur le pont, accompagné de Bruno, qui ne cessait d’aboyer.

Quand on fut parvenu au bout du pont, Roxane aperçut un grand cheval blanc qui se roulait par terre et faisait des efforts pour se relever. Au moment où la jeune fille et son domestique arrivaient près de lui, le cheval parvint à se lever, puis, s’étant secoué, il se mit à trembler.

Ce cheval — une superbe bête — portait une selle… Mais la selle était vide… Où était le maître de ce cheval ?…

Tout à coup, la voix de Belzimir, qui s’était porté vers la droite, se fit entendre :

— Ici, Mlle Roxane ! Ô ciel ! Quel malheur ! Pauvre jeune homme !


CHAPITRE IV

HUGUES


Roxane, accourant à l’appel de Belzimir, faillit tomber, car ses pieds s’accrochèrent à une pierre, qui lui sembla énorme, et qui était placée de travers sur le chemin. À la lueur du fanal, dont Belzimir projeta soudain les rayons dans sa direction, la jeune fille aperçut deux grosses pierres. Ces pierres… Elles n’avaient pas été là durant le jour… Alors, que penser ?…Tout à coup, elle se rappela le bruit qu’elle avait entendu, il y avait un quart d’heure à peine, alors qu’elle lisait, auprès de sa petite sœur endormie ; le bruit d’un objet pesant roulé sur la route… Cet accident qui venait d’arriver avait donc été provoqué ?… Mais, pour le moment, il s’agissait d’aller au secours de Belzimir, qui ne cessait de se lamenter.

— Oh ! Pauvre jeune homme ! Est-ce assez malheureux !

Roxane, arrivée auprès de son domestique, vit un jeune homme, couché sur le sol et baignant dans son sang.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle.

— Il est mort, je crois, dit Belzimir. Pauvre jeune homme !

À ce moment, le bruit du trot d’un cheval parvint jusqu’à eux, et bientôt parut un cavalier. On ne pouvait distinguer son visage, que cachaient le bord d’un grand chapeau en feutre et aussi le collet relevé d’un imperméable.

Belzimir s’approcha de l’étranger, aussitôt que son cheval eut mis le pied sur le pont et lui demanda :

— Monsieur, de grâce, donnez-moi un coup de main ! ce jeune homme…

— Un accident ? fit l’inconnu, quand il eut aperçu le blessé. Et au son de sa voix, Bruno se mit à gronder.

— Oui, monsieur, un accident !… Il est mort, je crois, ce jeune homme ; mais nous ne pouvons le laisser là, n’est-ce pas ?… Veuillez m’aider, Monsieur ; nous le transporterons à la maison ; c’est tout près d’ici.

— Impossible ! dit l’étranger. Je suis pressé d’arriver à destination. Voici le prix de passage ! ajouta-t-il, en jetant une pièce de monnaie sur le pont. Adieu !

Ayant dit ces remarquables paroles, le cavalier fouetta son cheval, qui partit au galop.

— Hein ! s’écria Belzimir. En voilà un singulier individu, Mlle Roxane ! Refuser de nous aider, dans une situation si embarrassante !

— Qu’allons-nous faire ? demanda Roxane.

Elle s’approcha du blessé et elle posa sa main sur son cœur.

— Il vit ! s’exclama-t-elle. Son cœur bat ! Belzimir, il faut le transporter à la maison tout de suite !

— C’est vite dit, Mlle Roxane ; mais comment ferons-nous pour le transporter ?… Il a près de six pieds, et il doit peser dans les cent-cinquante livres. Je…

— Cours vite à la maison chercher la bouteille de cognac, qui est dans le buffet de la salle d’entrée ! dit Roxane à son domestique.

— Vous laisser seule ici, Mlle Roxane !

— Ne crains rien pour moi et va, sans perdre un instant !

Pendant l’absence de Belzimir, la jeune fille prit un foulard de soie blanc qu’elle portait autour de son cou, et elle en enveloppa la tête saignante du blessé. Il avait dû se frapper la tête sur le garde-corps du pont, en tombant de cheval, et la blessure qu’il s’était faite était large et profonde.

Quand Belzimir revint, apportant la bouteille de cognac, Roxane imbiba son mouchoir de cette boisson et en humecta les lèvres et le front du jeune homme, puis, aidée de Belzimir, elle parvint même à lui faire avaler quelques gouttes du liquide. Le blessé ouvrit les yeux.

— Monsieur, lui dit Belzimir, si vous pouviez vous tenir debout, je vous conduirais à la maison. Essayez de vous lever, je vous prie !

Le blessé, avec l’aide du domestique, put se lever ; mais aussitôt, il retomba dans les bras de Belzimir, tandis que des plaintes inarticulées s’échappaient de sa bouche.

Roxane, encore une fois, parvint à lui faire avaler un peu de cognac. Il ouvrit de nouveau les yeux et aperçut la jeune fille, pour la première fois. Une expression d’étonnement se peignit sur ses traits.

— Monsieur, dit Roxane au blessé, je suis seule ici avec mon domestique. Nous ne pouvons pas vous porter jusqu’à la maison. Je vous en prie, essayez de vous lever et de marcher !

— Bianco ? demanda le blessé.

— Votre cheval ? Il est ici, tout près.

— Veuillez l’appeler. Mademoiselle, balbutia le jeune homme.

— Bianco ! — appela Roxane.

Aussitôt le cheval s’approcha, et apercevant son maître, il se mit à hennir et à piocher le sol.

— En m’appuyant sur votre bras, et aussi sur Bianco, dit le jeune homme à Belzimir, je pourrais peut-être marcher jusqu’à la maison… si ce n’est pas trop loin.

Et l’on partit…

Ce fut une assez lugubre procession ; de plus, on allait très-lentement. Quoique la distance fut courte, le blessé perdit deux fois connaissance durant le trajet, de la tête du pont aux Barrières-de-Péage. Il avait fallu l’appuyer sur le cheval et lui mouiller les lèvres de cognac.

Enfin, on arriva à la maison et le malade fut déposé sur le canapé de la salle, où il s’évanouit pour la troisième fois.

La blessure du jeune homme saignait si abondamment que le foulard de Roxane était complètement imbibé de sang. Belzimir, qui connaissait les propriétés médicales de certaines herbes, eut bientôt préparé des compresses, qu’il appliqua sur la tête du blessé, et bientôt, le sang se coagula autour de la plaie.

Roxane était seule auprès du malade, quand il revint de son évanouissement. Ses yeux s’arrêtèrent sur la jeune fille, puis ils firent le tour de la salle.

— Vous êtes aux Barrières-de-Péage, lui dit Roxane.

— Aux Barrières-de-Péage ! répéta le jeune homme. À quinze milles, conséquemment, de ma destination !… Ô ciel !

Il essaya de se lever, mais il retomba aussitôt sur le canapé.

— Je vous en prie, Monsieur, dit Roxane, n’essayez pas de vous lever. Vous ne le pourriez pas, d’ailleurs !

— Mademoiselle, balbutia le blessé, veuillez m’aider à me lever !… Il faut que je sois à destination, cette nuit même, il le faut.

Encore une fois, il essaya de se lever, avec le même résultat ; tombant dans un long évanouissement.

— Monsieur, lui dit Roxane, vous vous êtes fait à la tête une blessure large et profonde et vous ne pourriez pas vous lever ; n’essayez plus, je vous prie !

— Mais, il le faut ! répéta le blessé. Écoutez, Mademoiselle, je me rends aux Peupliers, chez mon père… qui se meurt.

— Vous ne pourriez pas vous lever de ce canapé, vous dis-je ! — répéta Roxane, pour la troisième fois. Chaque fois que vous faites un mouvement, vous retombez épuisé.

— Mon père… murmura le blessé. Il se meurt, et les Peupliers sont encore à quinze milles de la barrière de péage… sur le bord du lac des Cris… Nous nous sommes séparés, il y a deux ans, mon pauvre père et moi, en d’assez mauvais termes… Voyez-vous, Mademoiselle, si je n’arrive pas, cette nuit même, aux Peupliers, mon père va mourir… avec la pensée que je lui ai gardé rancune. Aidez-moi, s’il vous plaît à me lever et…

Belzimir revenait dans la salle, après être allé enlever du chemin les deux pierres qui y avaient été roulées et qui avaient été cause de l’accident : il fallait empêcher qu’une autre catastrophe se produisît. Le domestique avait, aussi, mis à l’abri Bianco, le cheval du blessé.

— Belzimir, dit Roxane, en désignant le jeune homme, il veut se lever et continuer son chemin. Or…

— Impossible, Monsieur ! dit Belzimir. Votre blessure saigne très abondamment, au moindre mouvement que vous faites, et, de plus, j’ai dû couper votre chaussure pour vous l’enlever, car vous vous êtes fait une entorse, en tombant de cheval et votre pied est déjà bien enflé. Vous ne pourriez vous tenir en selle.

— Mon père… Il se meurt… Il ne peut pas passer nuit, m’a écrit Adrien… Il va croire mon pauvre père…

— Monsieur, dit Roxane, je comprends votre situation ; elle est très pénible… Mais, écoutez : j’irai, moi, aux Peupliers ; je partirai à l’instant ! Je verrai votre père…

— Vous, Mademoiselle ! Oh ! non. La tempête… la forêt… les coyotes. Mille dangers…

— Vous n’y pensez pas, Mlle Roxane ! s’écria Belzimir. Seule sur la route, par ce temps épouvantable ! — Ô Mlle Roxane !…

— Je ne crains rien, et… laisse-moi faire, Belzimir.

— Impossible ! Impossible ! répéta le blessé.

— Votre cheval Bianco me portera jusqu’aux Peupliers… La tempête ne m’effraie pas… beaucoup, et les coyotes… Que dirai-je à votre père ?

— Ah ! c’est trop de bonté !… Votre domestique pourrait peut-être…

— Belzimir n’a jamais pu conduire un cheval de selle, répondit Roxane. Je vais partir… Mais, donnez-moi soit une lettre, soit un objet quelconque qui vous appartienne, afin que je puisse le montrer à votre père, comme preuve que je viens véritablement de la part de son fils.

— Dans la poche de mon pardessus… une lettre de notre fidèle domestique le vieil Adrien murmura le blessé.

Roxane trouva vite la lettre, qui était adressée comme suit : « M. Hugues de Vilnoble, Par messager privé. » Le jeune homme remit ensuite à la jeune fille une bague, qu’il enleva de son petit doigt : cette lettre et cette bague lui serviraient de passe-port aux Peupliers.

Après avoir causé assez longtemps avec Hugues de Vilnoble et pris ses dernières instructions, Roxane partit pour les Peupliers.

— Mademoiselle, vous êtes une héroïne ! s’était écrié Hugues, les yeux remplis d’admiration, au moment où la jeune fille le quittait, pour accomplir une mission qui n’était pas sans dangers.

Nous avons vu comment Roxane accomplit le voyage. Nous l’avons vue, arrivant aux Peupliers, et nous l’avons quittée au moment où elle se dirigeait vers la chambre de M. de Vilnoble précédée du vieil Adrien.


CHAPITRE V

LES PEUPLIERS


Roxane pénétra dans un vaste corridor, orné de candélabres, supportés par des statues de marbre et de bronze. Sur le plancher en bois franc verni, étaient de splendides peaux de buffles. Ce corridor s’étendait sur toute la profondeur de la maison et se terminait par une porte, qui devait s’ouvrir sur une galerie ou portique ayant vue sur le lac des Cris.

Deux autres corridors s’ouvraient, l’un à droite, l’autre à gauche, sur le corridor principal. C’est celui de droite que prit Roxane, précédée d’Adrien, puis on parvint dans une pièce d’assez grande dimension ; cette pièce, qui précédait la chambre à coucher de M. de Vilnoble, était meublée comme une étude.

— Mademoiselle, dit Adrien à Roxane veuillez vous asseoir un instant tandis que je vais préparer M. de Vilnoble à vous recevoir. Dans l’état où il est…

— C’est bien, répondit Roxane, allez !!

Adrien ne fut absent que quelques minutes.

— Ayez la bonté de me suivre, s’il vous plaît Mademoiselle, dit-il quand il fut de retour dans l’étude. Mon maître… combien il lui tarde d’avoir des nouvelles de M. Hugues !

Roxane pénétra dans la chambre de M. de Vilnoble. Couché sur un lit surmonté d’un ciel, elle vit un homme très grand et qui avait dû être fort corpulent : c’était M. de Vilnoble, père de Hugues. Il était évident qu’il n’en avait plus que pour peu d’heures à vivre. Son visage couleur de cire, ses yeux étranges, ses lèvres pâles disaient assez que la mort n’était pas bien éloignée.

— M. de Vilnoble, dit Adrien, en se penchant sur le malade, voici Mademoiselle…

— Monthy, ajouta Roxane.

Mlle Monthy… Elle vous apporte des nouvelles de M. Hugues. Puis le domestique se retira discrètement.

— Mon fils… dit le malade. Hugues…

— M. de Vilnoble, dit Roxane, M. Hugues, votre fils est chez moi dans le moment. Il accourait aux Peupliers, quand un accident…

— Un accident !

— Oui, un accident… qui n’aura pas de suites graves, je l’espère, j’en suis même convaincue. Il est tombé de cheval et il s’est blessé à la tête ; il s’est fait, aussi, une entorse au pied droit.

— Pauvre Hugues ! murmura M. de Vilnoble.

— Si vous saviez, M. de Vilnoble, comme il voulait continuer son chemin ! Je ne sais combien de fois il a essayé de se lever du canapé où mon domestique l’avait couché… Il désirait tant vous voir, car il craignait que vous n’eussiez l’impression qu’il vous gardait rancune, à propos d’un certain malentendu…

— D’où venez-vous, jeune fille ? demanda le malade.

— Je demeure aux Barrières-de-Péage, répondit Roxane.

— Aux Barrières-de-Péage ! Mais, la barrière est à quinze milles d’ici et il fait un temps épouvantable, me dit Adrien !

— Que m’importe, Monsieur ! Pouvais-je voir votre fils dans une situation aussi pénible et ne pas m’offrir pour lui venir en aide ?

Mlle Monthy, balbutia le malade, vous êtes une héroïne !

Roxane sourit. Ces mêmes paroles lui avaient été dites, il y avait trois heures à peine, par Hugues de Vilnoble.

— J’ai sur moi, dit-elle, les preuves que je viens bien de la part de votre fils M. de Vilnoble. Cette lettre, puis cette bague…

— Cette bague !… Ah ! elle appartenait à ma femme, la mère de Hugues. Cette pierre dont elle est surmontée est une escarboucle d’une grande valeur, dit M. de Vilnoble. Mais, ciel ! s’écria-t-il tout à coup, il faut que je… répare… une injustice, une grave injustice. Un notaire ! Vite, un notaire !… J’ai déshérité mon fils, mon unique enfant ! Le mois dernier, j’ai fait mon testament et… Un notaire ! Un notaire !

— Monsieur, dit Roxane, qui avait pâli légèrement, dites-moi où demeure le notaire, et j’irai le chercher, sans retard.

— Oui ! Oui ! Vite ! Vite ! Adrien…

— Adrien ! appela Roxane.

Quand le domestique fut arrivé, M. de Vilnoble lui dit :

— Adrien, un notaire !… Mon testament… il faut que je le fasse… cette nuit même, immédiatement… Mlle Monthy…

— J’irai chercher le notaire, dit Roxane à Adrien. Si vous voulez bien me donner les renseignements voulus et vite me seller un cheval… Pas Bianco, car il est bien fatigué.

— Bien, Mademoiselle ! répondit Adrien. Je vais seller Jupiter, une excellente bête, qui enlèvera les six milles d’ici chez le notaire Champvert en peu de temps.

— Allons, alors ! fit Roxane. M. de Vilnoble, ajouta-t-elle, je ramènerai le notaire, soyez-en assuré, et le plus tôt possible.

— Merci ! Merci ! soupira le malade. Et que Dieu vous bénisse pour votre sublime dévouement, votre exquise bonté !


CHAPITRE VI

LE TESTAMENT


Quand Roxane revint aux Peupliers, accompagnée du notaire Champvert, Adrien l’attendait dans l’avenue.

— Mademoiselle, dit-il, M. de Vilnoble désire que vous accompagniez le notaire, dans sa chambre.

Aussitôt que la jeune fille et le notaire furent arrivés dans la chambre de M. de Vilnoble, celui-ci s’écria, s’adressant à Champvert :

— Vite ! Vite ! Je veux faire mon testament… Le temps presse ! Vite ! Dépêchez-vous, Notaire Champvert !

— Mais, M. de Vilnoble, dit le notaire, vous ne vous souvenez donc pas de l’avoir fait votre testament, le mois dernier ?

— Celui que je ferai cette nuit sera le seul valable, M. Champvert, répondit M. de Vilnoble. Hâtez-vous !

— C’est bien dit le notaire. Mais Roxane crut voir une expression de colère et de haine sur son visage.

— Vite ! vite ! redit le malade. Je laisse tous mes biens : les Peupliers, mes propriétés sur les bords du lac à l’Ours, et ma fortune entière, évaluée à plus d’un demi-million, à mon fils unique Hugues de Vilnoble…

— Votre fils Hugues de Vilnoble, pourquoi n’est-il pas près de vous, en ce moment ? osa demander le notaire. Vous déshéritez votre nièce Yseult, qui vous a soigné avec tant de dévouement, pour votre fils ingrat, qui vous abandonne !

— Oh ! s’exclama Roxane, extrêmement surprise de tant d’impudence !

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! cria presque le moribond. Écrivez ! Mais écrivez donc !

Le notaire se mit à écrire, sous la dictée de M. de Vilnoble.

— Est-ce tout ? ! demanda-t-il ensuite.

— Non, ce n’est pas tout… Mon fils Hugues devra payer à sa cousine Yseult la somme annuelle de $1.000, jusqu’au mariage de celle-ci. Le jour de son mariage, il devra lui donner en dot, $10,000… (Écrivez ! Écrivez et dépêchez-vous !) À Mme Blanche Dussol, ma sœur et la mère d’Yseult, mon fils devra donner l’hospitalité aux Peupliers sa vie durant, de plus une rente viagère de $500. Les legs à mes domestiques demeurent les mêmes que dans le testament que j’ai fait, le mois dernier.

Quand le notaire eut cessé d’écrire. M. de Vilnoble dit à Adrien :

— Soulève-moi, pour que je puisse signer mon testament. Mlle Monthy, reprit-il, vous voudrez bien signer, comme témoin, et toi aussi. Adrien ? Mais d’abord, Mlle Monthy, veuillez me lire tout haut ce testament : je veux m’assurer qu’il est tel que je l’ai dicté.

— Monsieur ! — s’exclama le notaire. Est-ce que vous vous défiez de moi ?

— Sans doute ! répondit M. de Vilnoble. Mlle Monthy, reprit-il lisez ce document, je vous prie.

Roxane lut le testament tout haut, il était tel que le testateur l’avait dicté. Ensuite, le malade signa le document, d’une main tremblante, puis Roxane et Adrien signèrent, à leur tour, comme témoins.

Mlle Monthy, dit M. de Vilnoble à la jeune fille, vous lui direz à mon fils… que j’ai réparé… l’injustice que j’avais commise à son égard… Vous lui direz aussi que je lui laisse ma bénédiction.

— Je n’y manquerai pas, M. de Vilnoble ! répondit Roxane, d’une voix émue. Je rapporterai fidèlement vos paroles à M. Hugues.

Le notaire se disposait à replier le testament et le mettre dans la poche de son pardessus, mais le malade l’arrêta, du geste.

— Donnez-moi ce testament, M. Champvert ! dit-il.

Quand le papier lui eut été remis, il dit à Adrien :

— Mets ce papier sous mon oreiller… Tu le retrouveras là… quand le temps sera venu de le produire.

— C’est fait, mon maître ! — répondit Adrien, quand il eut glissé le testament entre les oreillers.

— Ce testament est le seul valable, le seul ! dit M. de Vilnoble, d’une voix très-affaiblie, une pâleur mortelle recouvrant ses joues. Le seul valable, reprit-il ; souvenez-vous en tous !

Le notaire prit son chapeau et se dirigea vers la porte de sortie. Son visage, quand il quitta la chambre, était effrayant à voir, tant il exprimait de colère et de haine : cette expression, Roxane seule la vit.

Le malade semblait avoir épuisé ses dernières forces en dictant son testament, car il retomba, haletant, sur ses oreillers, et une respiration très irrégulière s’échappait de sa bouche.

— Mademoiselle, dit Adrien à Roxane, je vais vous conduire à la chambre mauve, que, sur l’ordre de M. de Vilnoble, j’ai préparée pour vous. Vous devez être épuisée de fatigue, Mademoiselle ! Sur un guéridon, près de votre lit, vous trouverez des biscuits et du vin…

— Mais… M. de Vilnoble ?… Allez-vous le laisser seul tandis que vous me conduirez à ma chambre ? s’écria Roxane.

— Pour quelques instants seulement. Il m’a donné l’ordre de pourvoir à votre confort et à vos besoins, Mademoiselle ; je dois lui obéir. Mon pauvre maître, voyez ; il dort profondément en ce moment. Veuillez me suivre s’il vous plait, Mademoiselle !

Comme il quittait Roxane à la porte de la chambre mauve, Adrien dit, parlant bas :

— Mademoiselle, le notaire Champvert est très désappointé, concernant le testament de mon maître : Voyez-vous, il courtise Mlle Yseult, la nièce de M. de Vilnoble, et quoique celle-ci n’ait pas l’air d’aimer beaucoup M. Champvert, le notaire avait espéré, jusqu’à tout à l’heure, se faire agréer de Mlle Yseult, et de devenir possesseur, en même temps, de la fortune de M. de Vilnoble.

— Ah ! fit Roxane. C’est donc pour cela qu’il avait un air si… singulier, ce personnage ! Le notaire Champvert me parait être un assez triste sire, Adrien !

— M. de Vilnoble n’a pas confiance en lui. (vous avez dû vous en apercevoir, Mademoiselle), mais, M. Champvert est le seul notaire des environs.

— C’est un individu d’aspect assez sinistre, je l’admets, approuva Roxane. Chose singulière, la première fois que j’ai entendu la voix de M. Champvert, tout à l’heure, il m’a semblé que je ne l’entendais pas pour la première fois. Pourtant…

— Mademoiselle, dit Adrien, d’une voix émue, je ne suis qu’un humble domestique, il est vrai, mais, de tout cœur je le dis : Dieu vous bénisse pour le bien que vous avez fait cette nuit !… M. Hugues, voyez-vous, Mademoiselle, je l’aime tant… comme s’il était mon fils !… Et des larmes coulèrent sur les joues du fidèle serviteur.

À peine Roxane eut-elle posé la tête sur son oreiller qu’elle s’endormit d’un profond sommeil. Mais elle ne dormit pas longtemps, car il pouvait être trois heures du matin, quand elle s’éveilla subitement : la maison semblait être remplie de bruits de toutes sortes ; la jeune fille entendit des pas pressés, des portes refermées brusquement, des chuchotements, puis une voix de femme qui criait : « Mon Dieu » !


CHAPITRE VII

DRAME MUET


Quand le notaire Champvert quitta la chambre à coucher de M. de Vilnoble, il n’alla pas loin ; il se dirigea vers l’étude du malade.

Au fond de l’étude était une armoire, dans laquelle étaient des papiers, tels que comptes, reçus, etc. Le notaire se faufila dans cette armoire, dont il laissa la porte entr’ouverte. De sa cachette, il put entendre Adrien proposer à Roxane de la conduire à la chambre mauve, puis quand lui parvint le bruit des pas de la jeune fille et du domestique, s’éloignant dans le corridor, il sortit de l’armoire et se dirigea du côté de la chambre de M. de Vilnoble.

— Il dort ! murmura-t-il, quand, du seuil de la porte, il eut écouté la respiration du moribond. Ce testament, il me le faut ! Vais-je laisser déshériter Yseult, me laisser déshériter moi-même, conséquemment ?… Car malgré sa froideur, je sais qu’Yseult sera ma femme un jour, bientôt même ; oui, bientôt.

Retenant son souffle, le notaire s’approcha du lit.

— Je ne crois pas qu’il s’éveille de ce sommeil, se dit-il ; s’il s’éveille, ce sera dans l’autre monde… Allons ! Emparons-nous du testament et filons au plus vite ! Adrien ne sera pas longtemps absent.

Les yeux fixés sur le visage du malade, le notaire glissa son bras sous un des oreillers ; mais le papier qu’il cherchait n’y était pas.

— Voyons, ne nous énervons pas !… se dit-il. Il y a quatre oreillers… Sous lequel le testament a-t-il été mis ?… La seule chose à faire, c’est d’essayer sous le deuxième maintenant… Si le vieux peut ne pas s’éveiller, au moins, et si Adrien… Adrien ; voilà le hic ! Mais, s’il devenait embarrassant, celui-là, il me faudrait employer les grands moyens pour me débarrasser de lui.

Des pas s’approchaient de la chambre : c’était Adrien qui revenait auprès de son maître.

— Malédiction ! gronda le notaire.

D’un coup d’œil, il inspecta la chambre et il aperçut, dans un coin, un écran.

— Voilà mon affaire ! se dit-il.

Sur la pointe des pieds et à la course, il se dirigea vers l’écran. À peine eut-il le temps de s’y cacher, qu’Adrien entrait dans la chambre. Le domestique s’approcha du lit et considéra son maître.

— Pauvre M. de Vilnoble ! Mon cher, cher maître ! murmura-t-il, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Il dort bien profondément, ajouta-t-il tout haut. J’aurais le temps d’aller enlever la selle à Jupiter, avant que M. de Vilnoble s’éveille, je crois.

Jetant les yeux autour de lui pour s’assurer que tout était en ordre, Adrien sortit.

— Oui, va, mon vieux ! ricana le notaire. Va enlever la selle à Jupiter ; moi, pendant ce temps, j’enlèverai le testament à M. de Vilnoble. Hé hé hé !

S’étant assuré que les pas d’Adrien s’éloignaient, Champvert sortit de derrière l’écran et s’approcha, encore une fois du lit.

— Sous le deuxième oreiller maintenant !

Avant de glisser son bras sous l’oreiller, cependant, il se pencha et écouta la respiration du mourant.

— Bah ! dit-il entre ses dents et en haussant les épaules. J’aurais tort de craindre une surprise ; il se meurt cet homme ; sa respiration n’est plus qu’un râle !

Sous le deuxième oreiller, il ne trouva rien non plus, et une sueur froide perla à son front.

— Adrien aurait-il enlevé le testament, pour le mettre dans un endroit plus sûr ?… Ce serait jouer de malheur vraiment !

Il s’épongea le front avec son mouchoir. Les moments étaient si précieux ! Adrien devait être rendu aux écuries maintenant… Enlever la selle à Jupiter et revenir à la maison, c’était l’affaire d’une dizaine de minutes seulement.

Mais, voilà que Champvert eut une exclamation de triomphe ; c’est que sa main, glissée sous le troisième oreiller, était venue en contact avec un papier… Le testament ! Enfin !

Sans user de la moindre précaution, il retira sa main de sous l’oreiller. Oui, c’était bien le testament ; ce testament qui déshéritait Yseult Dussol ! Cependant, il allait s’en assurer sans retard.

Dépliant le papier, il y jeta les yeux. Oui, c’est bien le document qu’il avait préparé tout à l’heure !… Il s’apprêtait à mettre le testament dans la poche de son pardessus, quand une main, une main de moribond, aux doigts froids, de ce froid qui n’appartient qu’à la mort, et qui fait toujours frissonner d’horreur, se cramponna à son poignet. Champvert se sentit pâlir et son sang se glaça dans ses veines. Il eut voulu crier ; surtout quand agités par un coup de vent, les rideaux blancs voilant les fenêtres de la chambre de M. de Vilnoble se mirent à exécuter une sorte de ronde spectrale, et que les châssis et les portes des Peupliers furent secoués soudain comme par d’invisibles mains, tandis qu’un fulgurant éclair accompagné d’un formidable coup de tonnerre, sembla frapper la maison. Mais, pas un son ne sortit de la bouche du voleur de testament.

Instinctivement, ses yeux tombèrent sur le moribond… Oui, c’était bien les doigts du mourant qui se crispaient autour du poignet du notaire. Ces doigts, qui devenaient de plus en plus froid, chaque instant, serraient les poignets de Champvert comme des étaux. Les yeux de l’agonisant, que la mort glaçait déjà, étaient largement ouverts et fixés sur le voleur et ses lèvres pâles étaient figées dans un horrible rictus.

Le notaire ne parvenait pas à faire un seul mouvement, tant les doigts crispés du mourant lui enlevaient ses forces et son courage.

Tout à coup, Tigre, le chien favori de M. de Vilnoble, le farouche gardien des Peupliers, un Terre-Neuve de grande taille, se mit à hurler lamentablement, au loin, dans l’avenue. Le moribond râlait… Mais, bientôt ce râle s’éteignit dans sa gorge : il était mort…

Pourtant, ses doigts crispés autour du poignet du notaire ne relâchaient pas leur étreinte. En vain Champvert essayait-il d’écarter les doigts du mort ; chaque doigt, aussitôt écarté, retombait sur le poignet du notaire comme si le cadavre eut voulu l’entraîner avec lui, dans l’éternité.

Champvert se dit qu’il allait sûrement s’évanouir, tant il trouvait la situation terrible !

Par un suprême effort, cependant, il parvint à réagir contre cette impression de faiblesse et de frayeur ; sans précaution aucune, sans respect aucun pour celui qui venait de mourir, il écarta les doigts crispés, au risque de les casser. Étant parvenu à dégager son poignet enfin, il se laissa tomber sur un siège, à moitié mort d’épuisement et de terreur.

Avant de quitter la chambre mortuaire, le notaire avait autre chose à faire, et il devait se presser, s’il ne voulait pas être surpris par Adrien ; ensuite, il s’en irait des Peupliers, emportant le testament de M. de Vilnoble, qui lui avait causé de si terribles angoisses.

Champvert retira de sa poche un papier légal sans valeur, et s’approchant du foyer, où brûlait un feu clair, il y jeta le papier, qu’il laissa se consumer presqu’en entier. L’entête du papier restait intacte. Il s’agissait de laisser croire que le moribond avait retrouvé assez de forces, avant de mourir, pour détruire son dernier testament.

Ensuite, quoiqu’il lui en répugnât beaucoup le notaire revint vers le cadavre, et le saisissant par les jambes, le tira à moitié hors du lit ; ainsi, on serait porté à croire que M. de Vilnoble était tombé mort, en revenant de brûler son testament, et avant même d’avoir pu se coucher tout à fait.

Le sinistre personnage alors, se décida de quitter la chambre. Il se glissa dans l’étude, puis passant par la porte-fenêtre ouvrant sur une des galeries extérieures, il s’élança dans l’avenue des Peupliers et disparut dans la nuit.


CHAPITRE VIII

YSEULT


Debout devant une glace, dans un boudoir meublé avec luxe, une jeune fille est à essayer l’effet d’une boucle en gaze noire. Cette jeune fille c’est Yseult Dussol. Elle est très blonde. Ses cheveux ont des reflets d’or, ses yeux sont de la couleur des pervenches et sa bouche est toute mignonne. Trois choses pourtant nuisaient à sa beauté de blonde : premièrement, dans ses yeux se voyait parfois une expression de grande dureté. Deuxièmement ses lèvres étaient trop minces. Troisièmement, son teint était trop pâle, ou plutôt, elle n’avait pas de teint, et ce visage trop blanc faisait un singulier effet, encadré de cheveux blonds. Yseult était obligée de se mettre du rouge sur les joues ; mais elle savait si bien appliquer ces couleurs artificielles, que personne encore ne s’en était douté.

C’était le soir de la mort de M. de Vilnoble. Tout était silencieux et sombre aux Peupliers, excepté dans le grand salon, où était exposé le corps de M. de Vilnoble. Dans ce salon, ce n’était qu’allées et venues, et près de cinquante cierges jetaient leurs clartés scintillantes…

Cependant, le boudoir de Mme Dussol et de sa fille était brillamment éclairé. Ce boudoir et les chambres à coucher y attenant étaient situés en arrière de la maison et avaient vue sur le lac des Cris.

Assise dans un fauteuil, non loin d’Yseult, était sa mère, Mme Dussol, âgée de cinquante-cinq ans à peu près. Mme Dussol pleurait ; de temps à autre, on entendait ses sanglots.

— Seigneur, mère, ayez donc la bonté de sécher vos larmes et de répondre à la question que je vous ai posée, pour le moins trois fois déjà : quand auront lieu les funérailles de mon oncle de Vilnoble ?

— Lundi, ma fille, répondit Mme Dussol.

— Pas avant lundi ?

— Non, Yseult, pas avant lundi. C’est aujourd’hui vendredi, tu sais. Ce ne serait pas convenable d’enterrer ton oncle dès demain, puis ce sera dimanche… Les funérailles de ton oncle auront donc lieu lundi, à dix heures de l’avant-midi. Et Mme Dussol se remit à pleurer.

— Vraiment, mère, je ne sais pas pourquoi vous pleurez ainsi ! s’écria Yseult.

— Mon frère, ton oncle… murmura Mme Dussol. Il a été si bon pour moi… et il n’est plus !

— Sa mort n’a pas raison de nous surprendre, dit Yseult. Depuis plus d’un an que mon oncle de Vilnoble était malade, et voilà près de deux mois qu’il n’a pas quitté sa chambre.

— Mais, mon enfant, protesta Mme Dussol, la mort surprend toujours… Et puis ton oncle est mort seul, tout seul, sans personne auprès de lui pour recueillir son dernier soupir, pour lui fermer les yeux… Adrien, revenant de dehors, vers deux heures du matin, jeta un coup d’œil dans la chambre, toujours tenue très sombre, de son maître, et n’entendant aucun bruit, il le crut endormi. Adrien, très fatigué, se jeta sur un canapé, dans le corridor et ce n’est qu’à trois heures qu’il s’éveilla… Alors… Alors… Mme Dussol éclata en sanglots.

— Allez-vous pleurer ainsi tout le reste de vos jours, parce que mon oncle est mort ! cria presque Yseult. C’est déjà assez ennuyant cette maison… avec ce cadavre, en bas…

— Yseult ! Yseult ! N’as-tu pas de cœur, ma fille ?… Comment peux-tu parler ainsi ?… Ton oncle, qui a été si bon pour toi !… Ce qui me désole, ce sont ces détails qui me sont parvenus : la manière dont on a trouvé mon frère, à moitié hors de son lit… Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Ah ! cessez, mère, voulez-vous ! Ça m’ennuie de vous entendre vous lamenter, et je vais…

— Yseult, ton oncle a été si généreux pour nous !… Quand ton père mourut, ruiné par de malheureuses spéculations, il me laissa sans moyens de subsistance et chargée d’une enfant en bas âge : toi, Yseult. Alors, ton oncle, mon frère…

— Oui ! Oui ! Je la connais celle-là ; c’est la vieille chanson, le vieux refrain, répondit Yseult, en haussant les épaules. Mon oncle de Vilnoble nous a recueillies, vous et moi, etc. etc. Mais, en retour, nous avons pris bien soin de lui ; vous le savez, mère, je l’ai soigné avec dévouement. Lundi… Lundi, j’aurai ma récompense, une royale récompense !

— Ta récompense ? Quelle récompense ? Que veux-tu dire, Yseult ? demanda Mme Dussol.

— Voyons, mère, vous le savez bien que mon oncle de Vilnoble a fait de moi son héritière ! Son testament est entre les mains du notaire Champvert depuis près d’un mois, et j’en connais le contenu. Vous aussi d’ailleurs !

— Ah ! oui, murmura Mme Dussol. Puis elle ajouta : Pauvre Hugues !

— Comment ! Vous dites ? s’exclama Yseult, les yeux remplis de colère.

— Je dis : pauvre Hugues ! répéta Mme Dussol. C’est lui qui, de droit, devrait hériter des biens de son père…Hugues a toujours été parfait pour moi, et en toute circonstance, il m’a traitée avec la plus grande courtoisie ; c’est pourquoi je regrette et regretterai constamment qu’il ait été déshérité.

— J’aurais peut-être été portée à le plaindre, moi aussi, mon cousin Hugues… il y a deux ans, dit Yseult. Depuis, les circonstances ont changé et vraiment…

— Yseult, dit soudain Mme Dussol, j’avais cru ; même, j’aurais juré que ton cousin ne t’était pas indifférent… jadis…

— C’est vrai, je l’avoue, Hugues ne m’était pas indifférent… jadis… même, je crois que je l’aimais autant qu’il est dans ma nature d’aimer. Mais aujourd’hui, Hugues, je le déteste !

— Yseult ! protesta Mme Dussol.

— Écoutez, mère, vous n’avez jamais connu la cause de la querelle entre mon oncle de Vilnoble et son fils, n’est-ce pas ?

— Non, jamais, Yseult !

— Eh bien, je la connais, moi, et je vais vous la dire…

— Tu la connais, dis-tu la cause de cette malheureuse querelle ! s’écria Mme Dussol. Ton oncle t’aurait-il mise dans ses confidences ?

— Oh ! non ! répondit la jeune fille. Mais, j’ai eu connaissance de la conversation qui a eu lieu entre mon oncle de Vilnoble et Hugues, moins d’une heure avant que celui-ci eut quitté les Peupliers, pour n’y plus revenir… J’étais dans la bibliothèque, cachée par une portière…

— Yseult ! cria, pour la deuxième fois, Mme Dussol.

— Et ! bien fit Yseult. N’auriez-vous pas fait comme moi, mère, si vous aviez entendu prononcer votre nom par M. de Vilnoble, et crié par son fils ?… Mon oncle voulait obtenir de Hugues la promesse qu’il m’épouserait… sous peu ; à cette condition seulement, il ferait de Hugues son héritier.

— Ah ! fit Mme Dussol. Et Hugues ?

— Hugues refusa net. Il préférait, dit-il à son père, s’en aller gagner sa vie, plutôt que de rester aux Peupliers, à de telles conditions… Sa cousine Yseult était très bien, comme cousine ; comme femme, jamais ! Elle n’était pas du tout dans son genre, et patati et patata… Est-ce surprenant, mère, que je le déteste mon cousin Hugues, depuis cela ?

— Mais, dis-moi, ma pauvre enfant, qui aimes-tu ? Serait-ce le notaire Champvert ?

— Le notaire Champvert ! s’écria Yseult. En voilà un que je déteste… encore plus peut-être que mon cousin ! Savez-vous combien de fois cet homme m’a demandé en mariage ?… Cinq fois ! La semaine dernière encore…

— Je suis contente que tu n’aimes pas ce garçon, ma fille, car c’est un piètre individu, je crois… Fasse le ciel que l’un de mes enfants, au moins, soit heureux !

D’un bond, Yseult fut auprès de sa mère. Lui serrant les mains à les briser, elle s’écria ; les lèvres pâles, les yeux dilatés :

— « L’un de mes enfants » dites-vous ! Mais, vous n’avez jamais eu d’autre enfant que moi ! Qu’avez-vous voulu dire ? Allons, parlez ! Expliquez-vous ! Je veux savoir !

Mme Dussol essaya, mais en vain, de dégager ses mains de l’étreinte de sa fille. La mère d’Yseult était pâle, si pâle que la jeune fille crut qu’elle allait s’évanouir ; de plus, un tremblement nerveux la secouait toute.

— Ai-je dit : l’un de mes enfants ? demanda-t-elle, avec un sourire contraint. Je voulais dire… Ah ! vois-tu, ma fille, dans l’état d’énervement où m’a jetée la mort de mon frère, je ne me rends pas tout à fait compte de ce que je dis… Tu es ma seule enfant, Yseult, et je prie Dieu continuellement pour que tu sois heureuse.

Cette explication sembla satisfaire Yseult, car aussitôt, elle parla d’autre chose :

— Quand les Peupliers m’appartiendront, dit la jeune fille, je ferai abattre ces arbres autour de la Roche Noir car ils empêchent la vue de s’étendre sur le lac des Cris, vers l’est. Je ferai aussi remplir, de nouveau, le lac artificiel, dans l’avenue des Peupliers, puis je ferai restaurer et meubler à neuf l’aile gauche de cette maison, du moins l’étage supérieur.

— L’étage supérieur de l’aile gauche ! s’écria Mme Dussol. Assurément, Yseult, tu ne toucheras pas à cette partie de la maison, qui est sacrée, en quelque sorte. C’est là qu’est morte ma belle-sœur, la femme de ton oncle de  Vilnoble, la mère de Hugues…

— Et c’est là que, d’après les domestiques, la défunte Mme de Vilnoble marche, presque chaque nuit.

— Hein ! cria Mme Dussol, en portant la main à son cœur. Mon Dieu, chère enfant, tu ne me dis pas que les domestiques…

— Eh ! oui. Même le vieil Adrien, prétend avoir vu l’ombre de la défunte se dessiner sur l’une des fenêtres de l’aile gauche, il y a quelques semaines… D’où venez-vous, ma mère, que vous ne sachiez rien de la superstition qui règne parmi le personnel des Peupliers ?

— Tu te trompes !

— Je ne me trompe pas, et je vais vous le prouver immédiatement. Voilà Flore, la fille de chambre… Vous allez voir !… Flore ! appela Yseult.

Une jeune servante, qui passait dans le corridor, entra dans le boudoir.

— Mademoiselle m’a appelée ? demanda-t-elle.

— Oui. Flore, je ne trouve pas mon collier de pierres vertes ; je crois que j’ai dû le perdre non loin de l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche. Allez donc voir s’il ne s’y trouve pas.

— Près de l’escalier de l’aile gauche ! s’écria Flore, en pâlissant. Ô Mademoiselle, je ne puis aller là… pas à cette heure, du moins… Je…

— C’est bien ! dit Yseult, sèchement. J’irai moi-même. Retirez-vous !

— C’est la plus singulière chose ! s’exclama Mme Dussol, après le départ de Flore.

À son tour, elle pâlit.

— L’aile gauche des Peupliers, je le répète, est hantée… d’après les domestiques. Je détruirai cette superstition, je vous le promets, aussitôt que… Ce boudoir et nos chambres à coucher sont dans l’aile gauche, il est vrai, mais l’étage supérieur seul est hanté, parait-il, ajouta-t-elle, en riant d’un grand cœur. Je ferai tout restaurer et…

— Non ! Non ! protesta Mme Dussol. Ne touche pas à l’aile gauche, Yseult ; quoiqu’il arrive, n’y touche pas !

— Je verrai ! Je verrai !… En attendant, je me rends à la bibliothèque y chercher un livre. À tout à l’heure !

— Pauvre Yseult ! se dit Mme Dussol, aussitôt que sa fille eut quitté le boudoir. Je crains bien que la pauvre enfant n’ait pas beaucoup de cœur !… Elle s’essuya les yeux, et reprit : Fera-t-elle vraiment ce qu’elle se propose de faire à l’aile gauche… Mon Dieu, ne le permettez pas !… N’ai-je pas assez souffert, et votre main ne cessera-t-elle pas de s’appesantir sur moi, Seigneur !… Quel martyre est le mien, depuis… depuis… Mon Dieu ! Mon Dieu, ayez pitié !

Et Mme Dussol éclata en sanglots convulsifs, l’œil fixé sur l’escalier conduisant à l’étage supérieur de l’aile gauche des Peupliers.


CHAPITRE IX

FAITS POUR S’ENTENDRE


Yseult, en se rendant à la bibliothèque, rencontra deux domestiques, qui se rangèrent respectueusement, pour la laisser passer. Le personnel des Peupliers savait, ou du moins, se doutait qu’Yseult était l’héritière de son oncle. Comment cette nouvelle s’était-elle répandue parmi les serviteurs ?… Qui eut pu le dire ?… Le testament de M. de Vilnoble, celui qu’il avait fait en faveur de sa nièce, avait eu pour témoins le Docteur Philibert, le médecin et l’ami intime du testataire, et le fidèle domestique Adrien. Or, inutile de le dire, ni l’un ni l’autre n’avait soufflé mot de ce que contenait le testament. Pourtant, c’était chose comprise, parmi les domestiques des Peupliers, que Mlle Dussol héritait de son oncle… et on la traitait en conséquence.

Parvenue à la bibliothèque, Yseult alluma une lampe surmontée d’un abat-jour, qui se trouvait sur une petite table, non loin de la porte. Toute à ses pensées, elle ne s’aperçut pas qu’elle n’était pas seule dans la pièce : à l’autre extrémité de la bibliothèque brûlait une veilleuse ; mais, cachée par un écran, la lumière de cette veilleuse était presqu’invisible.

La jeune fille se mit à la recherche d’un livre. Montée sur un petit escabeau, elle examinait les volumes à portée de sa main, quand une voix, tout près d’elle, dit :

— Puis-je vous aider, Mlle Yseult ?

Elle faillit tomber, tant sa surprise fut grande ; elle s’était crue seule dans la bibliothèque.

— Je vous remercie, M. Champvert, répondit-elle ; je me passerai très bien de votre aide.

Saisissant un livre au hasard, Yseult descendit de l’escabeau, et elle se disposait à quitter la bibliothèque, quand le notaire Champvert lui posa la main sur le bras, en disant :

— Un instant je vous prie, Mlle Yseult ! J’aurais quelque chose à vous dire… quelque chose de la plus grande importance… Si vous voulez bien me prêter attention…

— S’il s’agit de renouveler la conversation que nous avons eue ensemble tout récemment… commença Yseult.

Mlle Yseult, demanda le notaire, voulez-vous consentir à devenir ma femme ?

— Encore ! s’écria Yseult, avec un regard de profond mépris à l’adresse du jeune homme.

— Eh ! oui, encore ! Je renouvelle ma demande, Mlle Dussol, avec l’espoir qu’elle sera agréée favorablement, cette fois… Voulez-vous m’accepter pour mari ?

— Jamais ! s’exclama la jeune fille. Jamais, entendez-vous !… Mais, mon pauvre M. Champvert, je vous hais, je crois !… Non ; je vous méprise !

Le notaire pâlit sous ces paroles, qui lui produisirent l’effet d’un soufflet en pleine figure ; mais bientôt, un sourire crispa ses lèvres ; même, il haussa les épaules.

— Jamais, dites-vous, Mlle Dussol ?… Il ne faut jurer de rien… Quand je vous aurai dit — et prouvé — que je tiens dans mes mains votre destinée, votre avenir, votre… fortune…

— Ma fortune fit Yseult. Ah ! bah ! ajouta-t-elle aussitôt, avec un sourire méprisant, je sais bien ce que vous voulez dire : parce que vous avez en votre possession le testament de mon oncle de Vilnoble, fait en ma faveur, vous croyez tenir ma fortune entre vos mains… Vous proposez-vous, par hasard, de le détruire ce testament — vous en êtes bien capable, je crois, pour essayer de vous venger de moi ! — N’oubliez pas, cependant, M. Champvert, que la copie de ce testament est dans le coffre-fort de mon oncle, et seul, Adrien, le domestique de confiance de M. de Vilnoble, en connaît la combinaison. Et Yseult se mit à rire.

Mlle Yseult, dit le notaire, en souriant, je suis heureux de constater que vous ne souffrez pas d’insomnie… Vous dormiez si profondément, la nuit dernière, que vous n’avez pas eu connaissance des allées et venues, dans cette maison.

— Que voulez-vous dire ?…

— Je veux dire que, tandis que vous dormiez paisiblement, sûre que vous étiez d’être l’héritière en perspective de votre oncle, il se passait des choses étranges, aux Peupliers, des choses vous concernant. Bref, j’ai été appelé ici, en toute hâte, au beau milieu de la nuit : votre oncle désirait faire un nouveau testament, un testament annulant, nécessairement, celui qui avait été fait en votre faveur, il y a un mois.

— Ce n’est pas vrai ! cria Yseult, avec plus de conviction que d’élégance.

— Pardon, ce n’est que trop vrai ! Une jeune fille du nom de Monthy, vint, la nuit dernière, malgré la tempête, apporter à M. de Vilnoble des nouvelles de son fils Hugues.

— Hugues !

— Mais, oui, Hugues ! En accourant aux Peupliers, pour recueillir le dernier soupir de son père, Hugues de Vilnoble avait été victime d’un accident. Mais cette demoiselle Monthy, chez qui Hugues avait été transporté, s’est offerte pour venir aux Peupliers apporter à M. de Vilnoble des nouvelles de son fils.

— Mon Dieu ! s’exclama Yseult, en portant la main à son cœur.

— Et voilà pourquoi, reprit le notaire, votre oncle, pris de remords, a voulu réparer l’injustice « la grande injustice » disait-il faite à son fils et qu’il me fit venir ici. M. de Vilnoble a donc fait un nouveau testament le seul valable… en faveur de Hugues, cette fois.

— Non ! Non ! pleura Yseult. C’est impossible !

— L’impossible arrive plus souvent qu’on serait porté à le croire.

— La preuve ! La preuve de ce que vous venez de me dire, M. Champvert !

— La preuve… je l’ai sur moi, Mlle Dussol. Votre oncle, qui s’est toujours défié de moi a remis son dernier testament à Adrien ; mais je suis parvenu à m’en emparer. Le voilà ! Lisez, et vous verrez si je vous ai trompée.

Ce disant, le notaire retira de l’une de ses poches le dernier testament de M. de Vilnoble et il l’étendit devant Yseult, ayant soin cependant de tenir la jeune fille à une distance respectueuse ; il n’allait pas risquer qu’elle lui volât le testament et qu’elle le détruisît.

La jeune fille, à mesure qu’elle lisait le document placé devant elle, pâlissait à vue d’œil. Ses yeux exprimaient un grand étonnement et une affreuse déception, une respiration haletante s’échappaient de ses lèvres minces.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota-t-elle, quand elle en eut terminé la lecture.

Elle se laissa tomber sur un fauteuil et le notaire craignit qu’elle eût une crise de nerfs. Sur un guéridon était une carafe contenant du vin. Champvert versa un peu de vin dans un verre et il vint l’offrir à la jeune fille.

— Remettez-vous, je vous prie, Mlle Dussol ! implora-t-il. Il aimait véritablement cette jeune fille, quoiqu’il convoitait aussi la fortune qui lui reviendrait un jour… bientôt… si ça dépendait de lui.

Déshéritée ! pleurait Yseult.

— Bien des jeunes filles, à votre place, se considéreraient chanceuses d’avoir un revenu tel que votre cousin Hugues devra vous payer, et aussi de la dot de $10 000, qui deviendra vôtre, le jour de votre mariage, dit Champvert. Il est vrai que, entre $10,000 et un demi-million la différence est grande, et quand on s’est crue héritière d’une telle somme… Mais il y a moyen de tout arranger, Yseult, et si nous nous entendons…

— Tout arranger ! Que voulez-vous dire ?

— Ce testament peut… disparaître, répondit le notaire, et ainsi, celui qui a été fait en votre faveur sera le seul valable… Comprenez-vous, Yseult ?… Lundi, on ne trouvera nulle part ce dernier document, alors…

— Vous feriez cela ! s’écria Yseult. Mais, ce serait vous exposer à tomber sous le coup de la loi, si jamais vous étiez découvert !

— Sans doute, si j’étais découvert… Je ne le serai pas cependant, et vous hériterez de la fortune entière de votre oncle.

— Ô ciel ! s’exclama la jeune fille.

— Mais, reprit Champvert, vous le pensez bien, je ne suis pas prêt à courir tant de risques sans en réclamer une récompense ; il vous faudra me donner, par écrit — par écrit, entendez-vous ? — la promesse que vous m’épouserez, d’ici trois mois.

— Et si je vous donne cette promesse, vous détruirez ce testament ? demanda Yseult, qui avait l’air d’une morte, tant son visage était défait. Vous le détruirez à l’instant, en ma présence ?

— Yseult, répondit le notaire, avec un sourire amusé, me prenez-vous pour un naïf ou un imbécile ? Détruire ce testament tout de suite ! Oh ! que nenni ! Je le garderai, ma chère ; ce sera ma garantie que vous tiendrez votre promesse de m’épouser. Mais, un mois, jour pour jour, après notre mariage, je vous remettrai ce testament et vous le détruirez vous-même.

— Vous épouser dans trois mois ! murmura Yseult. Sera-ce convenable de faire des noces si tôt après le décès de mon oncle, surtout si j’hérite de lui ? Six mois…

— J’ai dit trois mois, Yseult ! riposta froidement le notaire. C’est à prendre ou à laisser ! Votre sort est entre mes mains, ne l’oubliez pas. Si vous me donnez votre promesse, bien ! Sinon, ce testament sera remis… où je l’ai pris, ou du moins, je m’arrangerai pour qu’il soit trouvé par le vieil Adrien, lundi, et alors… vous connaissez le résultat.

— Perdre la fortune de mon oncle de Vilnoble ! Non ! Non ! cria Yseult.

— Il ne tient qu’à vous d’hériter de votre oncle, insinua le notaire. Que décidez-vous ?

— J’accepte ! Je serai votre femme, d’ici trois mois, je…

— Merci ! dit Champvert. Il ne vous reste plus qu’à signer ce papier, que j’étais à préparer, quand vous êtes entrée ici, tout à l’heure, pour le cas où vous consentiriez à m’épouser. Veuillez signer ici… et ne craignez rien.

Haussant les épaules dédaigneusement, Yseult signa le papier.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle ensuite, avec une expression d’implacable haine sur son visage.

— Oui, c’est tout, et encore merci ! Ne vous préoccupez de rien, dit Champvert ; les choses se passeront telles que je vous l’ai promis.

— Vous ne m’avez pas dit comment vous vous étiez emparé de ce dernier testament de mon oncle, M. Champvert.

— Non. À quoi sert ?… Je désire vous épargner certains détails qui, en fin de compte, ne sauraient vous intéresser.

Malgré lui, le notaire jeta les yeux sur son poignet droit, qui portait encore la marque des doigts du moribond.

— Comme vous voudrez ! répondit la jeune fille avec un geste indifférent. Maintenant, je retourne trouver ma mère ; elle va se dire que suis bien longtemps à me choisir un livre.

— Au revoir alors, Yseult ! dit Champvert, en tendant à sa fiancée une main qu’elle fit semblant de ne pas apercevoir.

— Au revoir, M. Champvert ! répondit froidement Yseult.

Le notaire fronça les sourcils, mais il ne dit mot.

Yseult quitta la bibliothèque et elle se dirigea vers le boudoir qu’elle partageait avec sa mère ; Mme Dussol commençait à s’inquiéter, en effet, de l’absence prolongée de sa fille.


CHAPITRE X

LA FORÊT DES ABÎMES


Roxane, en s’éveillant, le matin de la mort de M. de Vilnoble, résolut de se lever et de retourner chez elle, sans retard, malgré l’heure matinale. En cette saison, le jour commence tôt, et la jeune fille comptait qu’en quittant les Peupliers dans une heure à peu près, elle arriverait aux Barrières-de-Péage un peu après six heures, heure à laquelle Belzimir se levait d’ordinaire.

— Pauvre Belzimir ! se dit Roxane. Je ne sais comment il a passé la nuit. Je me demande si M. Hugues a pu dormir, et si Rita s’est aperçue de mon absence… M. Hugues avait l’air d’être aux prises avec une forte fièvre quand je l’ai quitté, hier soir… Décidément, je vais partir immédiatement ; il me tarde beaucoup de voir ce qui se passe chez-nous !

S’étant habillée à la hâte, elle écrivit, à l’adresse d’Adrien, le billet suivant :


« Adrien,

« Il n’est que trois heures du matin, mais je vais quitter les Peupliers, sans retard. Je sais que M. de Vilnoble est mort, mais je préfère n’être vue de personne, et peut-être feriez-vous aussi bien de ne pas mentionner mon arrivée ici, la nuit dernière.

Quand le médecin viendra — le Docteur Philibert ; je le connais bien —, dites-lui de venir aux Barrières-de-Péage le plus tôt possible, cet avant-midi, s’il le peut. M. Hugues, voyez-vous, Adrien, nous le soignons de notre mieux, mon domestique et moi ; mais nous aurions grandement besoin de l’avis du médecin. »

Roxane MONTHY.

P. S. J’essayerai de vous faire parvenir des nouvelles de M. Hugues, dans le courant de la semaine prochaine, par le père Noé.

R. M.


Ce billet, Roxane le mit, bien en évidence, sur un petit guéridon. En plaçant le papier, elle aperçut le vin et les biscuits que le domestique avait mis dans sa chambre la nuit précédente. Elle avait été tellement fatiguée quand elle s’était retirée pour le reste de la nuit qu’elle s’était couchée sans prendre une bouchée de nourriture. S’apercevant soudain qu’elle avait faim, elle versa un peu de vin dans un verre et elle le but, tout en grignotant un biscuit. Ensuite, elle quitta sa chambre.

Marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas attirer l’attention, Roxane enfila le corridor de gauche — où était la chambre mauve — puis le corridor principal. Ouvrant la porte d’entrée, elle sortit dans l’avenue des Peupliers, sans avoir rencontré âme qui vive ; tous étaient auprès de M. de Vilnoble, probablement.

Au bout de l’avenue étaient les écuries, et Roxane eut vite trouvé celle qui abritait Bianco, qui se mit à hennir et à piétiner, en entendant le pas de la jeune fille.

— Beau Bianco ! dit Roxane, en s’approchant du cheval. Nous allons retourner chez-nous ; c’est là qu’est ton maître, tu sais. Mais, tout d’abord, je vais te donner une bonne portion d’avoine.

Il est douteux que Bianco eût compris tout ce que Roxane lui disait ; ce qu’il comprit et apprécia parfaitement cependant, c’est qu’elle plaçait devant lui une généreuse portion d’avoine, qu’il mangea avec des hochements de tête très significatifs.

Il était quatre heures et demie quand Roxane quitta les Peupliers. Le temps était magnifique. L’orage de la veille avait, en quelque sorte, lavé le firmament. Le soleil se levait dans des nuages de pourpres et d’or, et les oiseaux commençaient à gazouiller dans leurs nids ; ce serait une admirable journée !

Voici déjà le bois dans lequel Roxane avait tant eu peur, la nuit précédente ; il n’avait certainement pas une apparence aussi sinistre, aux lueurs de l’aurore… Cependant, elle se dit qu’elle ne sera pas fâchée d’en sortir et de reprendre la grande route.

Bianco connaît son chemin, évidemment, car il reprend, de lui-même, celui qu’il avait suivi, la veille.

Roxane admirait le sentier qu’elle suivait : les arbres, dont les faîtes se rejoignaient, formaient une arche au-dessus de sa tête. À travers la feuillée, le soleil projetait ses rayons, encore discrets. On allait lentement, trop lentement, au gré de la jeune écuyère.

— Allons ! Dépêche-toi donc, Bianco ! dit-elle. Au train que tu vas, nous n’arriverons aux Barrières-de-Péage que juste pour dîner. Un temps de galop, Bianco ! Marche, bonne bête !

Le cheval partit au galop ; mais bientôt son galop se ralentit peu à peu, puis il se remit au pas.

— C’est singulier ! se disait Roxane. Bianco serait-il malade ?… La nuit dernière, il a passé ici en coup de vent ; ce matin, il ne veut pas marcher autrement qu’au pas…

À peine eut-elle fait ces réflexions que, jetant un regard autour d’elle, elle s’aperçut de la raison de la paresse inexplicable du cheval ; on longeait un précipice… Un terrible précipice, dont le soleil ne devait jamais parvenir à éclairer les sombres profondeurs. Les bords de ce précipice tombaient à pic comme un mur, et quatre pieds à peine séparaient Roxane de ce gouffre, qui était à sa gauche. À sa droite, le terrain se creusait aussi en une sorte de ravin d’une quinzaine de pieds de profondeur ; au fond de ce ravin coulaient en bouillonnant, les eaux d’un rapide.

Entre ces deux abîmes, un sentier de quatre pieds au plus se déroulait, ainsi qu’un pont, pont sans garde-corps pourtant !

Notre héroïne sentit le cœur lui manquer. Elle ne pourrait chevaucher longtemps ainsi… La sensation du vertige la saisirait bientôt ; irait-elle se précipiter dans un de ces insondables abîmes ?…

Retourner en arrière et chercher un autre chemin ; voilà ce qu’il lui restait à faire… Hélas ! la chose était impossible. Il lui faudrait faire marcher le cheval à reculons, tandis qu’elle resterait sur la selle, car le sentier était trop étroit pour lui permettre de marcher à côté de sa monture.

Un bruit de petites pierres roulant dans les gouffres lui rappela la course vertigineuse de Bianco, la veille… Ce roulement presque continuel des pierres, ainsi que le bruit des rapides lui étaient parvenus, comme en ce moment… et c’est le mors aux dents que le cheval était passé ici, la nuit précédente ! Dans l’obscurité, elle n’avait pas vu les terribles dangers du chemin ; combien elle eût voulu ne pas les voir ce matin ! !

De place en place, un mur de pierre s’élevait, du côté droit du sentier et ce mur se continuait pendant plusieurs arpents… Ce gouffre d’un côté, ce mur de l’autre…

Soudain, Roxane, la brave et courageuse Roxane se mit à pleurer, car l’attraction du vide se faisait sentir, à chaque instant davantage. Malgré toute sa volonté, elle ne pouvait détacher ses yeux de ce qui l’entourait : sans cesse, son regard se portait, soit du côté gauche du sentier où était l’abîme, soit du côté droit où était le mur en pierre. À son imagination surexcitée, ce mur semblait être zébré de figures menaçantes. À un moment donné, une pierre très en relief présenta la figure grimaçante d’un monstre, et la jeune amazone fit aussitôt un mouvement, comme pour se précipiter du côté opposé, c’est-à-dire dans le gouffre.

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle ; Je vais fermer les yeux et laisser Bianco marcher à sa guise. Je puis avoir confiance en son instinct, quoiqu’il soit de toute évidence qu’il s’est trompé de chemin… J’aurais dû chercher un autre sentier ; il doit y en avoir un, vers la droite, qui longe le lac des Cris… Dans tous les cas, je vais fermer les yeux et me fier à l’instinct et à la sûreté de pieds de Bianco.

Résolument, elle ferma les yeux, et quoiqu’une sueur froide s’échappât de son front, elle osa se fier à sa monture… il n’y avait pas autre chose à faire, pour le moment, d’ailleurs.

Bianco allait lentement, très lentement… La nuit précédente, c’est le hurlement des coyotes qui lui avait fait précipiter le pas. Les oreilles pointées et renâclant par intervalles réguliers, le cheval marchait au petit pas…

Il n’est pas un animal — si ce n’est le chien — qui ait plus la prescience du danger qu’un cheval. Bianco ne mettait un pied devant l’autre qu’après s’être assuré de la solidité du sol ; si rien n’arrivait pour l’effrayer, tout promettait de bien aller.

Roxane, à supposer qu’elle parvînt à sortir de ce bois, n’oublierait jamais la sensation qu’elle éprouvait à chevaucher ainsi, les yeux fermés, afin de ne pas voir les abîmes qu’elle côtoyait, les dents serrées, afin de ne pas crier, le cœur palpitant, au point de croire qu’il allait s’échapper de sa poitrine, les jambes tremblantes, au point de pouvoir à peine tenir ses pieds dans les étriers, et les mains glacées, au point de pouvoir à peine tenir ses rênes.

Soudain, Bianco s’arrêta net, puis il se mit à hennir, Roxane ouvrit les yeux. Avait-on atteint la grande route ?… Le bois était-il franchi enfin et le cheval hennissait-il de joie ?… Hélas, non !… Deux arbres — des ormes — côte à côte, barraient la route ; ils avaient été jetés là par la tempête de la veille, sans doute. Ces arbres n’étaient pas couchés à plat sur le sol ; ils gisaient à près de trois pieds de terre… Que faire ?… Ces ormes étaient trop haut placés pour que Bianco pût les franchir ; d’un autre côté, ils étaient trop bas pour qu’il pût passer dessous. Pour comble de malheur, le cheval avait peur de ces troncs d’arbres, qui avaient l’air d’énormes boas ; il reniflait très fort et tout à coup, il fit quelques pas en arrière. Roxane se dit qu’ils allaient être précipités tous deux dans l’abîme ou dans les rapides, et elle se prépara à mourir…

Pourtant, il restait quelque chose à faire pour essayer de surmonter cette difficulté : il fallait faire sauter Bianco pardessus les troncs d’arbres ; sans cela, la jeune fille se dit qu’elle était condamnée à rester de longues heures, des jours peut-être, sur ce sentier où personne ne devait jamais passer… Mais, Bianco sauterait-il ?… Le risque serait grand ; si grand, que Roxane se demanda s’il ne valait pas mieux attendre qu’un secours quelconque lui arrivât… Si aucun secours ne lui venait cependant, elle se verrait obligée de passer la nuit dans ce bois… Elle se rappela les hurlements des coyotes entendus, la nuit précédente et elle frissonna de terreur.

— Je vais tout risquer, se dit-elle. Bianco a tellement peur de ces arbres renversés, qu’il finira par nous précipiter tous deux dans l’abîme… Si je le pouvais, je descendrais de cheval, je ferais sauter Bianco, puis j’irais le rejoindre ; mais je courrais le risque que la pauvre bête, que ces troncs d’arbres effrayent tant, soit trop affolée, après avoir sauté, pour m’attendre, et qu’elle retourne aux Barrières-de-Péage sans moi. Cela ne m’avancerait guère !… Ô Bianco, dit-elle, en pleurant tout haut, si la parole pouvait t’être donnée un instant, un seul, afin que tu me dises si tu peux sauter ou non !… À la grâce de Dieu !… Je vais faire sauter le cheval et je resterai sur la selle. Fasse le ciel qu’il ne saute ni dans le gouffre, ni dans les rapides ! Allons ! Allons ! Rien ne craint ! Rien ne craint ; c’est la devise des Monthy !

Heureusement, Bianco s’était arrêté à quelques pas des arbres renversés ; il pourrait donc prendre son élan avant de sauter, sans cela, il aurait fallu le faire reculer de plusieurs pas, et on sait quel danger comporterait, même un pas, à reculons sur cet étroit sentier, que l’on nommait, dans la Saskatchewan le « Sentier de la Mort », Roxane était loin de se douter du nom sinistre de ce sentier dans lequel elle s’était aventurée !

— Saute, Bianco ! Bon cheval, saute ! s’écria Roxane, décidée à tout risquer.

Elle appliqua une petite tape sur la croupe du cheval ; mais, au lieu de se précipiter vers l’obstacle qui obstruait la route, il se mit à reculer… La jeune amazone, alors, se compta perdue… Les rênes s’échappèrent de ses doigts… pourtant, instinctivement, elle se cramponna à la selle.

Bianco dut faire une dizaine de pas à reculons. Pas un son ne s’échappa de la bouche de Roxane… Elle pensa à Rita — pauvre petite infirme — ! qu’elle ne reverrait plus et qui allait rester seule au monde… Peut-être une autre vision passa-t-elle aussi devant ses yeux : celle d’un grand jeune homme pâle, portant, à la tête une blessure large et profonde…

Cependant, elle n’allait pas mourir, sans faire un suprême effort pour se sauver. Retirant de l’une des poches de la selle un revolver, elle pressa sur la gâchette, et un coup partit. Aussitôt, Bianco, au comble de l’épouvante, s’élança, à la course, dans la direction des troncs d’arbres.

Si Bianco savait sauter, tout irait bien ; sinon, ses pieds s’embrasseraient dans les troncs d’arbres, il tomberait, et tous deux, Roxane et sa monture, seraient précipités dans un des abîmes…

Les voici les arbres renversés !… Bianco, lancé à toute allure, prend son élan et saute de l’autre côté, arrivant fermement sur ses quatre pieds.

— Merci, mon Dieu ! s’exclama Roxane avec ferveur.

Pendant près d’une heure encore le cheminement se fit sur le Sentier de la Mort, puis enfin, Bianco mit le pied sur le grand chemin.

Il pouvait être huit heures quand la jeune fille aperçut les Barrières-de-Péage. Ses aventures l’avaient beaucoup retardée ; mais elle revenait chez elle saine et sauve, après avoir échappé aux terribles dangers de la Forêt des Abîmes et du Sentier de la Mort.

CHAPITRE XI

LA JOIE DU RETOUR


Aussitôt que Bianco eut mis le pied sur le madrier du pont qui faisait résonner le timbre dans la salle des Barrières-de-Péage, Belzimir accourut au-devant de Roxane, suivi de Bruno, qui aboyait joyeusement. Belzimir avait été très inquiet au sujet de sa jeune maîtresse et il ne sentait tout réjoui de la revoir saine et sauve.

— Dieu merci, vous voilà, Mlle Roxane ! s’écria-t-il, en saisissant la bride de Bianco et marchant à côté du cheval. J’ai été si inquiet !

— Le blessé, comment est-il ? demanda la jeune fille.

— Mal, Mlle Roxane ! Il paraît avoir beaucoup de fièvre, et il parle, il parle…

Au moment où Roxane descendait de cheval, Rita sortait de la maison.

— Ô Roxane ! s’écria la petite infirme. Que je suis contente que tu sois revenue !

— Petite sœur chérie ! dit Roxane.

— Quand j’ai su que tu étais partie, ce matin, en m’éveillant, reprit Rita, j’étais inquiète, oh ! tant !… Et ce monsieur qui est malade ; lui aussi, il est inquiet à ton sujet, même dans ses crises de délire.

— Inquiet ! Que veux-tu dire, Rita ?

— Je veux dire, Roxane, qu’il prononce ton nom sans cesse… « Mademoiselle Roxane… dit-il, à chaque instant. J’ai oublié de lui dire… La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort… » C’est affreux de l’entendre, grande sœur, et moi, ça me fait pleurer !

Comme pour prouver ce qu’elle disait, Rita se mit à pleurer tout bas.

— Ne pleure pas, petite Rita ! dit Roxane. Viens avec moi plutôt. Mais nous entrerons à la maison par la porte de cuisine… Je t’ai apporté un cadeau, un cadeau qui te fera plaisir. Viens !

Ce disant, Roxane s’empara d’une boîte trouée, qu’elle avait déposée par terre, puis elle et Rita entrèrent dans la maison. Déposant sur une table la petite caisse, Roxane en fit sauter le couvercle et aussitôt, tel que d’une boîte de surprise, il en sortit un petit lapin tout blanc, aux yeux de corail… un lapin vivant, par exemple.

— Oh ! Oh ! Oh ! s’exclama Rita, en battant des mains, tant sa joie était grande. Tu me le donnes, Roxane, ce beau petit lapin blanc ? Il est à moi, à moi ?

— Certainement, mignonne, il est à toi. Je l’ai acheté à un ranch, en passant. Je sais que depuis longtemps, tu désires posséder un petit lapin blanc, vois-tu. Belzimir lui fera un appartement, dans l’étable.

— Je l’apprivoiserai ; je l’accoutumerai à venir manger dans mes mains. Roxane, j’aimerais à nommer mon petit lapin « Zitka », comme Mme de St -Éloi, la grand’mère de ton amie de cœur Lucie. Mais, non, car ça ne serait pas respectueux envers Mme de St -Éloi, hein ?… Je vais l’appeler « Zit ». Qu’en dis-tu, Roxane ?

— Bien sûr ! consentit Roxane. Zit, c’est un joli nom pour un lapin, je trouve, Rita. Maintenant, ma chérie, je vais aller jeter un coup d’œil sur le monsieur qui est malade, puis je viendrai déjeuner, car j’ai bien faim.

Hugues de Vilnoble était, en effet, en proie à la fièvre et au délire. Quand Roxane se pencha sur le canapé où il était couché, le blessé ouvrit grands les yeux et regardant fixement la jeune fille, il dit :

— Madame connaissez-vous Mlle Roxane ?… Elle est partie, vous savez ; elle est allée aux Peupliers, chez mon père, qui se meurt…

— Cher M. Hugues ! commença Roxane.

— Partez ! reprit le malade. Essayez de la rejoindre !… J’ai oublié de lui dire de se défier de Bianco… La Forêt des Abîmes… Le cheval est sûr de prendre le Sentier de la Mort, et Mlle Roxane… Sauvez-la ! Sauvez-la ! cria-t-il, en saisissant les mains de la jeune fille et les serrant à les briser. La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort…

Il n’y avait rien à faire, hélas, avant l’arrivée du médecin. Le Docteur Philibert viendrait sûrement cet avant-midi, et quel soulagement de pouvoir prendre conseil de lui !

— La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort… continuait à balbutier Hugues de Vilnoble.

Roxane savait, depuis au-delà d’une heure, le nom de ce bois qu’elle avait traversé, et celui de ce sentier entre les deux abîmes.

En sortant de la Forêt des Abîmes, la jeune fille était tellement épuisée, après les terribles dangers qu’elle venait de courir, qu’elle avait peine à se tenir en selle. Bianco, lui aussi, était épuisé, car il allait à petits pas et il soufflait très fort.

Il y avait à peu près une demi-heure qu’on cheminait sur la grande route, quand Roxane aperçut la rivière des Cris, qui coulait parallèlement au chemin. Bianco devait avoir soif ; la jeune écuyère dirigea donc sa monture du côté de la rivière.

Bianco avait soif, bien soif, et il but à longs traits. Quand il se fut désaltéré, il se mit à brouter l’herbe verte et souple qui croissait sur les bords de la rivière des Cris.

Roxane descendit de cheval, et sûre que Bianco n’abuserait pas de sa liberté, elle le laissa manger en paix. S’asseyant sur l’herbe, le dos appuyé à un rocher, elle se reposait de ses fatigues, quand elle entendit le pas cadencé d’un cheval, puis arriva un cavalier, se dirigeant, lui aussi, vers la rivière. C’était un homme âgé. Il salua Roxane, comme c’était l’habitude dans la Saskatchewan, et il dit, en s’épongeant le front avec son mouchoir :

— Il fait bien chaud, n’est-ce pas, Madame ?

— Oui, répondit Roxane. Et ce sera pire que cela quand le soleil aura pris de la force, tout à l’heure.

— Venez-vous de loin ? demanda l’étranger.

— Je retourne chez moi, aux Barrières-de-Péage, répondit indirectement Roxane. Je suis la gardienne des barrières.

— Ah ! Mlle Monthy, n’est-ce pas ? J’ai bien connu votre père, Mademoiselle. Quel brave homme que Philippe Monthy !

— Vraiment, Monsieur, vous avez connu mon bien-aimé père ! s’écria la jeune fille. Puis, avide d’informations, elle demanda : Connaissez-vous ce bois qui est à trois milles à peu près d’ici, dans la direction de l’ouest ?

— Oh ! oui, Mademoiselle, répondit l’homme : c’est la Forêt des Abîmes.

— La Forêt des Abîmes ! répéta Roxane.

— Nom assez sinistre, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit l’homme, en souriant. Mais, si jamais vous vous dirigiez de ce côté, ayez bien soin de ne pas vous tromper de route : celle de gauche, en allant vers l’ouest, est la seule praticable ; c’est une belle route aussi, car elle longe la rivière des Cris, jusqu’à la tête du lac de ce nom.

— Et la route de droite ? demanda Roxane, d’une voix qui tremblait un peu.

— La route de droite ?… Dieu vous préserve d’être jamais prise là, Mlle Monthy !… Il n’y a qu’un sentier, au nom aussi sinistre que celui de la forêt elle-même : le Sentier de la Mort. Ce sentier est, en quelque sorte, suspendu entre deux abîmes, et quiconque s’y hasarde n’en revient jamais.

— Merci pour les renseignements que vous avez bien voulu me donner ! dit Roxane, car le cavalier se disposait à partir.

Cet homme était loin de se douter que cette jeune fille avec qui il venait de causer, la gardienne des barrières de péage, avait, deux fois, parcouru la Forêt des Abîmes sur le Sentier de la Mort : la première fois, la nuit, au fracas du tonnerre et à la lueur des éclairs, sur un cheval ayant le mors aux dents ; la deuxième fois, tout à l’heure, alors que le soleil levant lui révélait les terribles dangers de ce sentier !

— J’espère que je finirai par oublier les dangers que je viens de courir, se disait Roxane ; cela finirait par m’énerver tellement ! Quand je serai de retour chez-nous, en sûreté auprès de petite Rita, je n’y penserai plus, probablement… Et cela me fait penser qu’il serait temps de partir. Allons, Bianco, dit-elle tout haut, aux Barrières-de-Péage, et d’un bon train !.

Nous avons vu Roxane arriver chez elle, nous avons vu aussi avec quelle joie elle a été reçue.

Comme elle se mettait à table pour déjeuner, quelqu’un frappa à la porte de la cuisine.

— Entrez ! fit-elle.

Le vieux facteur rural, le père Noé entra.

— Tiens, bonjour, père Noé ! dit Roxane. Vous êtes, comme toujours, le très bienvenu !

— Bien l’bonjour, Mam’zelle Roxane !

— Avez-vous déjeuné, père Noé ?

— Pas encore, Mam’zelle Roxane. Vous êtes bien honnête de me l’demander.

— Asseyez-vous, alors, et tenez-moi compagnie, dit la jeune fille, en plaçant un couvert sur la table. Avez-vous fini votre tournée, ou bien si vous ne faites que la commencer ?

— J’lai finie, Mam’zelle Roxane… J’ai deux revues pour vous, et aussi une lettre.

— Une lettre ! Vraiment !

— Voulez-vous que j’vous la r’mette tout d’suite votre lettre, Mam’zelle Roxane ?

— Non, non ! Rien ne presse. Quand vous aurez déjeuné ; la lettre peut attendre. Tenez, prenez de cette omelette ; elle est excellente.

— Et Mam’zelle Rita est en bonne santé, je l’espère ?

— Merci, père Noé, Rita se porte bien. Elle est avec Belzimir, dans le moment. Belzimir est à faire un petit appartement dans l’étable pour y loger un lapin que j’ai donné en cadeau à ma petite sœur.

— Chère petite Mam’zelle Rita ! s’exclama le vieux facteur. Eh ! bien j’vais aller donner un coup de main à Belzimir, si vous n’avez pas d’objections.

— Au revoir, alors ! dit Roxane. Vous passerez la journée avec nous ?

— Si vous voulez m’garder, je demande pas mieux que d’rester, bien sûr, Mam’zelle Roxane !

Aussitôt que le père Noé fut sorti, Roxane prit connaissance de la lettre que le facteur lui avait remise. En hâte, elle ouvrit l’enveloppe, car elle avait reconnu l’écriture de son amie Lucie de St -Éloi, l’enveloppe était bordée de noir ; la lettre contiendrait donc de mauvaises nouvelles… La grand’mère de Lucie peut-être ?…

Oui, Mme de St -Éloi était morte, et c’est pour apprendre cette triste nouvelle à son amie de cœur Roxane que Lucie écrivait. De la mort de sa grand’mère, elle avait le cœur brisé, car une affection presque extraordinaire avait lié Mme de St -Éloi et sa petite-fille Lucie.

Lucie, qui était restée orpheline, avait été adoptée par sa grand’mère à l’âge de deux ans. Mme de St -Éloi avait fait la vie belle pour sa petite-fille, et maintenant, elle n’était plus… Pauvre Lucie ! Sur chaque page de sa lettre se voyait la trace de ses larmes.

Dans un post scriptum, elle annonçait à Roxane qu’elle se proposait d’aller passer quelques jours aux Barrières-de-Péage. Pas maintenant ; dans un mois peut-être, si on était disposé à la recevoir.

Roxane se dit qu’elle écrirait à Lucie, le soir même, et qu’elle l’inviterait à venir passer le reste de la belle saison aux Barrières-de-Péage.

Cette amitié entre Roxane et Lucie datait de trois ans. Il y avait trois ans, en effet, Philippe Monthy avait loué Mon Refuge à Mme de St -Éloi, et dans cette petite cabane, elle avait passé tout l’été, avec Lucie et un domestique. Les deux jeunes filles, Roxane et Lucie, se voyaient tous les jours, et aussitôt, une amitié sincère et qui devait durer toute leur vie, les unit l’une à l’autre. Quand Mme de St -Éloi revint à Mon Refuge, l’année suivante, la joie avait été grande aux Barrières-de-Péage. Rita, elle aussi aimait beaucoup Mme de St -Éloi et Lucie. À Mme de St -Éloi petite Rita avait voué un véritable culte ; c’est que la grand’mère de Lucie comblait de gâteries la petite infirme.

Les réflexions de Roxane furent interrompues par le timbre résonnant dans la salle d’entrée : quelqu’un abordait le pont.

— Si c’était donc le médecin ! se dit-elle.

Elle courut à la fenêtre ayant vue du côté ouest de la route et elle vit une voiture s’approchant de la maison. Cette voiture contenait deux hommes : le Docteur Philibert et son domestique Célestin.


CHAPITRE XII

LE « BON DOCTEUR »


Le Docteur Philibert était un célibataire, âgé de soixante ans. Sa figure joviale était toujours rose et rasée de frais, ses yeux étaient bleus et rieurs, ses cheveux étaient blancs et bouclés. Il était bien l’homme le plus populaire de la Saskatchewan. Ses malades prétendaient ressentir du mieux aussitôt que le Docteur Philibert mettait le pied dans leur chambre. Il eut probablement fait fortune avec sa profession, s’il se fut établi dans quelque ville ; mais il préférait l’extrême nord, un peu sauvage de la Saskatchewan, sur le bord du lac des Cris. Il possédait d’ailleurs un ranch, dont les produits, ajoutés à ce que lui rapportait sa clientèle lui suffisait amplement pour vivre… et aussi pour faire la charité ; car ce bon médecin était extrêmement charitable. Le ranch du docteur avait nom le Valgai.

Le Docteur Philibert n’était pas un étranger aux Barrières-de-Péage ; c’est lui qui avait soigné Philippe Monthy. Quand nous avons mentionné, dans un autre chapitre, les noms des amis de Roxane et de Rita, nous avons oublié de nommer aussi le Docteur Philibert. Celui-ci avait gardé un souvenir affectueux de la famille Monthy, et Roxane pouvait être assurée de trouver en lui un ami dévoué, toujours prêt à lui venir en aide par de sages conseils, si jamais elle avait besoin d’être conseillée.

— Bonjour, Mlle Monthy ! dit le Docteur Philibert, en entrant dans la salle des Barrières-de-Péage. Comment vous portez-vous ? Comment se porte petite Rita ? Comment va le blessé ? !

— Merci, Docteur, nous sommes en parfaite santé Rita et moi. Mais notre malade va mal, répondit tristement Roxane.

— Pauvre Hugues ! dit le médecin, puis il ajouta : Vous êtes bien pâle, Mlle Monthy. Ne vous vantez-vous pas un peu en affirmant que vous êtes en parfaite santé ?

— Je ne me vante nullement, dit Roxane, en riant ; nous ne nous sommes jamais si bien portées Rita et moi. Rita, va être si contente de vous voir, car elle parle souvent du « bon Docteur ».

Le médecin se pencha sur la jeune fille et lui dit tout bas, en souriant :

— Les excursions nocturnes ne vous vont pas, Mlle Monthy gardez-vous bien d’en prendre l’habitude !

— Ah ! fit Roxane. Vous savez ?… Adrien vous a dit…

— Adrien m’a tout raconté, à moi, à moi seul… J’étais le meilleur ami de M. de Vilnoble, vous savez, et… C’est tout simplement extraordinaire ce que vous avez fait, Mlle Monthy !… Je pense bien que Hugues ne l’oubliera jamais de sa vie… M. de Vilnoble est mort ; mais son dernier testament, fait en faveur de son fils…

— La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort… balbutia, à ce moment, le malade.

Aussitôt, le Docteur Philibert s’approcha du canapé.

— Pauvre Hugues ! murmura-t-il. Puis, s’adressant à Roxane : Cette blessure qu’il a à la tête est large et profonde, dit-il ; je vais être obligé de faire quelques points, pour rapprocher les lèvres de la plaie. Qui m’aidera ?.

— Je vous aiderai, Docteur, répondit la jeune fille. Mais son cœur se contracta soudain ; vraiment, elle se demandait si elle pourrait assister impassible, à l’opération !

— Non ! Non ! Pas vous, Mlle Monthy ! s’exclama le médecin. Belzimir…

À ce moment, le père Noé entra dans la salle, en marchant sur la pointe des pieds.

— Ah ! père Noé ! dit le docteur. J’aurais bien besoin de vous… Voulez-vous me donner votre aide, pour une petite opération que je dois faire au malade ? Mlle Monthy s’est offerte, mais…

— J’vous aiderai d’mon mieux, M. l’Docteur, répondit le père Noé. Ce pauvre M. Hugues !

Quand l’opération fut terminée, le médecin proposa qu’on transportât le malade dans une chambre à coucher, et Roxane offrit immédiatement la sienne.

— Cela vous occasionnerait trop d’inconvénients, Mlle Monthy ! dit le Docteur Philibert. La chambre de Belzemir…

— Impossible, Docteur ! — la chambre de Belzimir est au-dessus de la cuisine et l’escalier qui y conduit fait un brusque détour ; vous ne pourriez passer par là, en portant le malade. Il n’y a pas de communication entre nos chambres et celle de Belzimir ; conséquemment, vous seriez obligé de monter le blessé par l’escalier de la cuisine, qui serait impraticable, dans les circonstances. Rita et moi nous prendrons la chambre de Belzimir, qui est libre puisque notre domestique couche dans la salle d’entrée, à cause de la barrière-de-péage, qu’il garde la nuit.

Quand Hugues eut été confortablement installé dans la chambre de Roxane, le vieux facteur s’offrit pour veiller à son chevet pendant une heure ou deux. Le Docteur Philibert redescendit, alors, dans la salle, où Roxane l’attendait. Le médecin donna quelques conseils à la jeune fille à propos des soins qu’exigerait le blessé, puis il se disposait à partir, quand entra Rita.

— Petite Rita ! — dit le médecin.

— Oh ! — C’est le bon docteur ! s’écria l’enfant.

— Maintenant, il faut que je parte, dit le médecin, après avoir donné à Rita un baiser affectueux ; je suis attendu à cinq milles d’ici.

— Mais, il est midi ! objecta Roxane. Quand dînerez-vous alors, si vous allez aux malades à cette heure ?

— Les repas d’un médecin, surtout dans le nord de la Saskatchewan, sont souvent chose assez problématique, vous savez, Mlle Monthy ! répondit, en riant le docteur.

— Rita, dit Roxane à sa petite sœur, demande au bon docteur de dîner avec nous ; il ne te refusera pas, j’en suis sûre.

— Oh ! oui, n’est-ce pas que vous resterez à dîner avec nous, bon Docteur ? s’écria l’enfant.

— C’est entendu ! fit Roxane.

— Mais, mes enfants…

— Ce sera prêt dans un tout petit quart d’heure, Docteur, assura Roxane.

— Et il y aura des poulets rôtis, puis du gâteau et de la crème fouettée pour le dessert, confia Rita à l’oreille du médecin. Aimez-vous la crème fouettée, bon Docteur ? demanda la petite, qui se pourléchait les lèvres d’avance.

— Pour prendre part à un tel festin, que ne ferais-je pas ! murmura le docteur, d’un air si comique que Roxane rit d’un bon cœur.

— Pendant que Roxane va mettre la table, voulez-vous venir voir mon beau lapin blanc Zit ? C’est Roxane qui me l’a donné en cadeau. Venez ! dit Rita au médecin.

— Rita, recommanda Roxane, il ne faut pas que tu fatigues le Docteur Philibert, ma chérie !

— Pas du tout ! — Pas du tout ! protesta le médecin. Comment aimerais-tu posséder un beau mouton tout blanc, ma chérie ? demanda-t-il.

— Un petit mouton blanc ! Oh —

— Je t’en apporterai un du Valgai bientôt, peut-être la semaine prochaine, promit le médecin. Eh ! bien, allons faire la connaissance de Zit !

Avant de quitter les Barrières-de-Péage, le Docteur Philibert eut quelques instants de conversation avec Roxane :

— Hugues pourrait bien reprendre connaissance demain, même ce soir. Ne le laissez pas parler, du moins empêchez-le de parler autant que possible. Il voudra avoir des nouvelles de son père, probablement, et vous pourrez lui raconter… ce que vous voudrez. Les bonnes nouvelles (je veux dire si vous parlez à Hugues des bonnes dispositions de son père, à ses derniers moments) cela ne pourrait que faire du bien au malade. Je reviendrai… attendez… c’est aujourd’hui samedi… j’essayerai de revenir lundi, dans l’après-midi car, dans l’avant-midi, je dois assister aux funérailles de M. de Vilnoble mon vieil ami, et ensuite, à la lecture de son testament.

— À lundi donc, Docteur ! dit Roxane. En attendant, nous prendrons le meilleur soin possible de votre malade ; je suivrai toutes vos indications, très à la lettre.

— C’est sans crainte que je laisse Hugues de Vilnoble entre vos mains, Mlle Monthy. À lundi !

— À lundi, répéta la jeune gardienne des barrières.

Mais le lundi se passa, et d’autre lundis encore sans que le Docteur Philibert revînt aux Barrières-de-Péage ; l’homme propose et Dieu dispose.


CHAPITRE XIII

EN VOIE DE GUÉRISON


Le lendemain, dimanche, il était onze heures de l’avant-midi, quand Roxane entrant dans la salle, pour y chercher quelque chose, entendit la voix de Rita, à l’étage supérieur. La petite avait obtenu de sa grande sœur la permission de s’installer dans la chambre du malade avec un album de gravures. Roxane ne fut pas très surprise d’entendre Rita parler ainsi, car elle jasait souvent avec ses poupées, ou bien en regardant des images. Mais soudain, une voix plus grave se fit entendre et la gardienne des barrières de péage monta immédiatement voir ce qui se passait en haut.

Hugues de Vilnoble avait repris connaissance. En apercevant la jeune fille, il s’écria :

Mlle Roxane !

— Oh ! Roxane, dit Rita, le monsieur est éveillé, enfin ! N’es-tu pas contente ? Moi, je le suis !

— Que je suis heureux de vous revoir, saine et sauve, Mlle Roxane ! — murmura le malade.

— Je vais aller chercher Zit, pour le montrer au monsieur, dit Rita.

Ce-disant, l’enfant sortit de la chambre, laissant Roxane seule avec le malade.

Mlle Roxane… commença Hugues.

M. de Vilnoble, interrompit la jeune fille, le médecin a expressément défendu de vous laisser parler. Cependant, comme je comprends que vous avez hâte de savoir ce qui s’est passé aux Peupliers, je vais tout vous raconter…

— Mon père ?… interrogea Hugues.

— Hélas ! répondit Roxane, M. de Vilnoble était presqu’à l’agonie quand je suis arrivée aux Peupliers et il est mort cette nuit-là… Mais, attendez : avant que je vous fasse le récit de ce qui s’est passé, vous allez prendre un peu de bouillon, Belzimir ! appela-t-elle.

— Oui, Mlle Roxane ! répondit le domestique.

— Monte donc un bol de bouillon ici immédiatement.

Au bout de quelques minutes, Belzimir arriva dans la chambre, portant sur un plateau, et avec de grandes précautions, un bol de bouillon.

— Ah ! le monsieur est mieux ! s’exclama-t-il.

— Oui, mon ami, je suis mieux, répondit Hugues.

— Nous sommes bien contents, alors, dit le domestique. Y a-t-il autre chose que je puisse faire, Mlle Roxane ?

— Non, Belzimir… excepté surveiller le dîner, car j’ai à causer avec M. de Vilnoble.

— Bien, Mlle Roxane ! Fiez-vous à moi.

Quand Hugues eut bu le bouillon, Roxane lui fit le récit de ce qui s’était passé aux Peupliers. Elle lui parla de son arrivée et de son entretien avec M. de Vilnoble. Elle dit comment celui-ci, pris de remords d’avoir déshérité son fils, avait exprimé le désir de faire un nouveau testament. Elle dit comment elle était allée chercher le notaire Champvert, homme d’aspect sinistre, et l’arrivée de ce dernier aux Peupliers. Elle dévoila le contenu du dernier testament de M. de Vilnoble, testament signé par elle et aussi par le fidèle Adrien. Elle insista sur le peu de confiance du testateur en son notaire et elle raconta que Adrien avait été chargé de mettre le nouveau document sous les oreillers de son maître. Elle parla aussi du regard de colère et de haine jeté sur le moribond par le notaire, au moment de quitter la chambre du malade, regard qu’elle seule avait surpris.

— Après que le testament de votre père eut été fait et signé, ajouta Roxane, il me dit : « Mlle Monthy, vous direz à mon fils que j’ai réparé l’injustice que j’avais commise à son égard… Vous lui direz aussi que je lui laisse ma bénédiction ».

— Pauvre père ! balbutia Hugues, tandis que des larmes coulaient sur ses joues.

— Les dernières paroles que j’entendis de lui furent celles-ci, reprit Roxane ; « Ce testament est le seul valable, le seul… Souvenez-vous en tous ».

— Merci, Mlle Monthy ! s’exclama Hugues. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi !… Combien je voudrais pouvoir vous dire toute l’admiration toute la reconnaissance que je ressens à votre égard !

— Je vous en prie, ne parlez pas ! Je vous l’ai dit, le médecin l’a défendu, dit la jeune fille. C’est aujourd’hui dimanche, reprit-elle, et c’est jeudi soir que vous avez été victime d’un accident. Bianco a buté sur une pierre qui… était sur le chemin. C’est jeudi, dans la nuit, que je suis allée aux Peupliers. Le lendemain matin, à trois heures, votre père expirait… Demain matin auront lieu les funérailles de M. de Vilnoble. Le Docteur Philibert assistera aux funérailles, puis à la lecture du testament, et il viendra vous voir, dans l’après-midi… Maintenant, vous allez prendre des remèdes, qui vous feront dormir, n’est-ce pas ?

On entendit le bruit des béquilles de Rita : l’enfant montait l’escalier, et bientôt, elle arrivait dans la chambre du malade, tenant Zit dans ses bras, pressé contre son cœur.

— Tenez, monsieur, dit-elle à Hugues : voici Zit ! N’est-ce pas qu’il est beau et gentil ?

— Certes, oui ! fit Hugues, en caressant le lapin.

— C’est Roxane qui me l’a donné, Monsieur, dit l’enfant. Elle est bonne Roxane, vous savez, et je l’aime de tout mon cœur. Il faut que vous l’aimiez, vous aussi, si vous désirez que nous soyons amis, vous et moi !

Hugues jeta un regard sur la jeune fille, en souriant ; celle-ci rougit et baissa les yeux.

— Rita, dit-elle, pour couvrir sa confusion, il faut que M. de Vilnoble prenne ses remèdes, puis, nous le laisserons seul, afin qu’il puisse dormir.

Quand Hugues eut pris ses remèdes, Roxane posa sa main sur l’épaule de sa petite sœur, pour l’entraîner ; mais celle-ci, s’approchant du lit, déposa un baiser sur le front du malade et dit :

— Je vous aime bien gros, Monsieur, vous savez !

— Petite Rita chérie ! murmura Hugues, en pressant l’enfant dans ses bras.

L’état de Hugues continua à s’améliorer et le lendemain matin, quand il s’éveilla, il paraissait être en voie parfaite de guérison.

Mais le médecin attendu ne vint pas. Toute la journée, Roxane l’attendit. Chaque fois qu’elle entendait résonner le timbre, dans la salle d’entrée, elle accourait à la fenêtre, dans l’espoir de voir apparaître la figure joviale du Docteur Philibert. Vain espoir ! Et maintenant, il était neuf heures du soir ; il ne viendrait assurément pas.

Heureusement, le malade allait de mieux en mieux ; de fait, au bout de trois jours, il put descendre à la salle, aidé par Belzimir, aidé aussi d’une canne, car, quoique sa blessure à la tête ne le faisait presque plus souffrir, l’entorse qu’il s’était faite au pied droit était loin d’être guérie. Tout allait bien, cependant ; du moins, aussi bien qu’on eut pu l’espérer. Même, Hugues put, avec de l’aide, se rendre à l’écurie, un après-midi, voir Bianco. Le cheval, entendant le pas de son maître, se mit à hennir, à piocher, à se mâter, à renâcler, manifestant ainsi bruyamment sa satisfaction.

Quand il fut de retour dans la salle, Hugues dit à Rita :

— À côté de la selle de Bianco, j’ai vu un joli jouet ; est-ce à toi ce petit poney pour rire qui se nomme Pompon, Rita ?

— Pompon n’est pas un cheval pour rire, M. Hugues ! répondit Rita, fort indignée. Quand vous serez mieux, je vous emmènerai faire un tour en voiture et vous verrez ce que Pompon peut faire !

— C’est bon ! C’est entendu, Rita ; nous irons faire une promenade ensemble, et si Pompon ne se comporte pas à ma guise, je le ferai asseoir à côté de toi, dans la voiture, et je m’attellerai à sa place, hein ?

Ceci amusa tellement la petite infirme, qu’elle alla immédiatement répéter la chose à Roxane, qui était occupée dans la cuisine. Ce soir-là, tandis que Rita sommeillait sur le canapé de la salle et que Belzimir fumait sa pipe, dans la cuisine, Hugues parla longuement de son père, et Roxane l’écoutait avec émotion. Il était facile de comprendre que, malgré le malentendu qui avait existé entre le jeune homme et M. Vilnoble — malentendu dont Roxane ne connaîtrait jamais la cause probablement —, une grande affection avait lié le père et le fils.

Cette soirée fut le prélude de plusieurs autres semblables. La vie s’écoulait douce — principalement pour deux de nos personnages — aux Barrières-de-Péage ; ils n’en attendaient pas moins cependant, et anxieusement le samedi soir, qui devait leur amener le père Noé, porteur de nouvelles du Valgai et aussi des Peupliers.


CHAPITRE XIV

MAUVAISES NOUVELLES…


Il était huit heures, le samedi soir, quand le père Noé arriva aux Barrières-de-Péage, entrant par la porte de cuisine, comme c’était son habitude. Le facteur ayant soupé à un ranch avoisinant, Belzimir l’introduit immédiatement dans la salle, où se tenaient Roxane, Rita et Hugues.

— Oh ! Père Noé ! s’exclama Roxane. Vous êtes le bienvenu ! Asseyez-vous ! Vous nous apportez des nouvelles, n’est-ce pas ?

— Bien l’bon soir, Mam’zelle Roxane ! Bien l’bon soir, Mam’zelle Rita ! Ça va mieux, j’l’espère, M. Hugues ?

— Merci, père Noé, ça va beaucoup mieux.

— Avez-vu vu le bon Docteur, père Noé ? demanda Rita.

— Oui, Mam’zelle Rita… ou, du moins, j’ai eu d’ses nouvelles… Mam’zelle Roxane, dit-il, en s’adressant à la jeune fille, vous vous souv’nez que l’Docteur Philibert s’rendait auprès d’un malade, lorsqu’il est venu ici, samedi dernier ?

— Oui, je m’en souviens, répondit Roxane. Le Docteur se rendait chez un malade, qui demeurait à cinq ou six milles d’ici… Il ne lui est pas arrivé d’accident, je l’espère ?

— Eh ! bien, Mam’zelle Roxane, c’malade chez qui l’docteur s’rendait, avait les fièvres typhoïdes et l’Docteur Philibert a pris les fièvres de son malade ; le soir même, on l’mettait au lit, et il n’s’est pas r’levé depuis, dit le facteur.

— Ah ! s’exclamèrent-ils tous.

— J’ai vu Célestin, l’domestique du docteur. Il m’a dit que l’Docteur Philibert, arrivé chez lui, en rev’nant d’voir son malade, samedi dernier, n’avait pu prendre son souper. Il avait appelé son domestique, dans l’courant d’la veillée et lui avait dit : « Célestin, mon garçon, j’crois vraiment qu’j’ai pris les fièvres, de mon client. Pour le cas où j’tomb’rais malade, tu trouv’ras, sur mon pupitre, les indications à suivre pour me soigner ». Une heure plus tard, Célestin dut mettre son maître au lit, car il était atteint des fièvres typhoïdes.

— Pauvre Docteur Philibert ! dit Roxane.

— Va-t-il mourir le bon Docteur ? demanda Rita, en pleurant.

— Non ! Non ! Mam’zelle Rita ! assura le père Noé. Ça va un peu mieux. Moi, j’dois r’tourner chez l’docteur mardi, avec des remèdes, dont Célestin m’a demandé d’me charger ; j’arrêt’rai vous donner des nouvelles à mon r’tour du Valgai.

— N’y manquez pas, père Noé ! dit Roxane.

— Vous êtes-vous rendu aux Peupliers, père Noé ? demanda Hugues.

— Nous avons bien hâte d’avoir des nouvelles des Peupliers aussi ! dit Roxane.

— J’me suis rendu aux Peupliers et j’vais vous donner des nouvelles de là aussi. (Pas toutes les nouvelles c’pendant, se disait, in petto le vieux facteur) Certaines choses qu’il avait apprises ne devaient pas venir de lui, bien sûr !

— Eh ! bien ? fit Hugues.

— Je r’grette, M. Hugues, d’être le porteur d’mauvaises nouvelles…

— De mauvaises nouvelles ! s’écria Roxane. Qu’est-ce donc ?

— Lundi ont eu lieu les funérailles de M. d’Vilnoble, reprit le facteur, puis ensuite, la lecture de son testament, dans l’salon des Peupliers. Personne ne sait c’qui s’est passé ; mais on a entendu la voix d’Adrien, à plusieurs reprises, voix entr’coupée d’sanglots… Nul ne saura jamais pourquoi Adrien pleurait ainsi (nul parmi les domestiques, j’veux dire) car, à la lecture du testament, il n’y avait, à part du notaire Champvert, que Mme Dussol, Mlle Yseult et Adrien… Eh ! bien, Adrien n’a plus jamais parlé, après la lecture du testament d’M. d’Vilnoble : une attaque d’paralysie totale, dit-on, et l’soir même… il mourait.

— Mort ! Adrien mort ! s’écrièrent, en même temps Roxane et Hugues.

— Oui, mort… Adrien a eu une peine extraordinaire d’la mort d’son maître et…

— Pauvre Adrien ! murmura Hugues.

— Il vous aimait tant, M. Hugues ! dit Roxane, en pleurant.

— Je r’grette de n’vous apporter que d’mauvaises nouvelles, dit le père Noé ; je l’r’grette infiniment !

— Qui avez-vous vu aux Peupliers ? demanda Hugues.

— J’n’ai vu que Flore, la fille de chambre. Elle va quitter l’service ; de fait, tous les domestiques s’en vont, car, depuis la mort de M. d’Vilnoble, c’n’est plus tenable aux Peupliers, parait-il, Mam’zelle Dussol a pris l’commandement, et tous la détestent. Elle se propose, dit-on, de faire restaurer l’étage supérieur d’aile gauche et d’y loger les domestiques…

— Les appartements de ma mère ! s’écria Hugues, très indigné.

— Oui, M. Hugues. Or, vous savez la superstition qui règne parmi les domestiques des Peupliers : ils prétendent que l’aile gauche, du moins, les pièces qu’occupait, d’son vivant Mme d’Vilnoble, sont hantées et…

— Et dire que je ne puis pas me rendre aux Peupliers ! s’exclama Hugues. Ma cousine Yseult prend des libertés, je trouve !

Le père Noé eut l’air un peu embarrassé à cette exclamation de Hugues ; il en savait beaucoup plus long qu’il n’en disait, mais, encore une fois, il considérait qu’il ne lui appartenait pas, à lui, d’en dire davantage.

— L’notaire Champvert, reprit le facteur, est presque continuellement aux Peupliers ; on prétend qu’il va épouser Mam’zelle Dussol le plus tôt possible, c’est-à-dire, en dedans de trois mois. Mme Dussol ne fait qu’pleurer et sa fille lui fait des scènes.

— Ce que vous nous dites à propos du notaire Champvert me surprend beaucoup, père Noé, dit Roxane. Adrien m’a dit que Mlle Dussol n’aimait pas cet homme…

— Elle va l’épouser, cependant, Mam’zelle Roxane, et l’notaire agit déjà en maître aux Peupliers.

— Ciel ! s’écria Roxane, M. de Vilnoble, reprit-elle, en s’adressant à Hugues, ne voyez rien d’inhospitalier dans mes paroles ; mais il me tarde de vous voir partir pour les Peupliers… Il s’y passe d’étranges choses, à mon avis.

— Aussitôt que je pourrai me tenir en selle, dit Hugues, j’irai voir ce qui se passe aux Peupliers… Ce notaire Champvert…

— M. Champvert est un triste sire, je vous l’assure, M. de Vilnoble, affirma Roxane. Je ne veux pas commettre un jugement téméraire, mais, cet homme, je le crois capable de tous les forfaits. Jamais je n’oublierai le regard de haine et de colère qu’il a lancé à votre père mourant, jamais !

Un pli soucieux se creusait sur le front de Roxane, et quand elle fut rendue dans sa chambre à coucher, elle se mit au lit, mais elle ne put dormir. Il se passait quelque chose de très étrange aux Peupliers… Elle ne comprenait pas comment il se faisait qu’Yseult Dussol eut pris sur elle de donner des ordres dans cette maison, qui appartenait à Hugues maintenant… De plus, il était singulier que le notaire ne fût pas encore venu aux Barrières-de-Péage avertir Hugues de son héritage : Champvert savait que Hugues était chez Roxane… alors, pourquoi ce retard ?…

Mais les inquiétudes de Roxane semblaient être mal fondées, car le lendemain, vers les onze heures de l’avant-midi, le notaire Champvert arriva à la tête du pont de la barrière de péage. Il était à cheval. Sans doute, il venait voir Hugues de Vilnoble pour lui annoncer qu’il était l’héritier de son père. Bruno, qui était couché dans la salle d’entrée, sembla ressentir une grande colère, aussitôt que le cheval du notaire posa le pied sur le premier madrier du pont, car il aboya avec fureur et voulut s’élancer dehors.

C’est Belzimir qui reçut le péage de Champvert, qui passa sur le pont sans s’arrêter, au grand étonnement de Roxane.

Aussitôt que le notaire eut disparu, Belzimir entra dans la salle et dit à Roxane :

Mlle Roxane, avez-vous reconnu cet homme qui vient de passer la barrière ?

— Mais… commença la jeune fille…

— Bruno l’a reconnu, bien sûr ! reprit le serviteur. Cet individu c’est celui qui est passé sur le pont le soir de l’accident de M. de Vilnoble, et qui a refusé de nous aider à transporter le blessé jusqu’à la maison.

— En es-tu sûr, Belzimir ?

— Sûr. Eh ! oui, Mlle Roxane. Et, Dieu me pardonne si je me trompe, mais je crois sincèrement que c’est ce personnage qui avait roulé sur le chemin des pierres qui ont fait buter Bianco.

Il était quatre heures de l’après-midi quand le notaire passa, de nouveau, la barrière ; il retournait chez lui, évidemment. Le temps étant splendide, Roxane et Hugues étaient assis dans le parterre. Hugues lisait tout haut, tandis que Roxane brodait. Rita, couchée dans un hamac, dormait.

Aussitôt que le cheval de Champvert eut mis le pied sur le pont, la jeune gardienne des barrières se leva, pour faire la collecte du prix de passage. Le notaire, sans même arrêter son cheval, qui allait au petit trot, jeta aux pieds de Roxane une pièce de monnaie. Mais, voilà que son cheval est saisi par la bride et que la voix de Hugues, tremblante de colère, dit :

— Monsieur, descendez de cheval, ramassez cette pièce de monnaie, et remettez-la poliment (poliment, entendez-vous) ! à cette demoiselle.

— Lâchez la bride de mon cheval ! cria Champvert.

Au son de cette voix, Bruno, qui était couché près du hamac, arriva en aboyant.

— Descendez de cheval à l’instant, et faites ce que je vous ai dit ! répéta Hugues.

Champvert saisit son fouet, et il se disposait à l’appliquer sur le visage de Hugues, quand celui-ci s’en saisit.

— Si vous ne faites pas ce que je vous commande, fit Hugues, je vous donnerai la volée et si ça ne suffit pas, Bruno, le chien, ne demande qu’à vous donner une… inoubliable leçon ; voyez plutôt !

Bruno montrait toutes ses dents et il grondait d’une façon peu rassurante.

Le notaire dut donc descendre de cheval. Il ramassa la pièce de monnaie et la remit à Roxane, avec une inclination de tête, que Hugues trouva insultante, tant elle était exagérée.

— Faites vos excuses à Mlle Monthy ! dit Hugues à Champvert.

Champvert sembla hésiter à obéir, ce que voyant, Hugues le saisit au collet et le secoua comme on ferait d’un chien.

— Faites vos excuses, entendez-vous, sinistre voyou ! Et cessez de sourire ainsi, ou je lance le chien sur vous !

M. Hugues de Vilnoble, dit le Notaire Champvert, quand il se fut soumis aux exigences de Hugues, vous avez la haute main aujourd’hui ; mais, ne l’oubliez pas : rira bien qui rira le dernier !

Puis, ayant fouetté son cheval, l’aimable personnage prit la route de l’ouest… Mais Roxane fut étreinte soudain d’un funeste pressentiment.


CHAPITRE XV

HUGUES ET ROXANE


Il y avait près de trois semaines que Hugues de Vilnoble était aux Barrières-de-Péage, et quoiqu’il n’eût pu encore se tenir en selle, son pied ne le faisait presque plus souffrir. Il pouvait marcher maintenant sans l’aide de Belzimir, et bientôt, il allait pouvoir se passer d’une canne. Si tout continuait à bien aller, il espérait pouvoir se rendre aux Peupliers à la fin de la semaine suivante.

En attendant, Hugues se trouvait très heureux aux Barrières-de-Péage, où on l’entourait de soins constants. Rita aimait Hugues follement ; il faut dire aussi que ce dernier comblait de gâteries la petite infirme. Il avait fait plus d’une promenade en voiture avec elle et aussi plus d’une excursion avec les deux sœurs sur la rivière des Cris.

Et Roxane ?… Ah ! Roxane, pour Hugues c’était la personnification de la perfection. Combien il l’admirait, combien il l’aimait cette jeune fille, et avec quelle joie il saisirait la première occasion qui se présenterait pour lui faire connaître les sentiments de son cœur.

L’occasion se présenta pour Hugues de parler à Roxane, certain jour où l’on fit une excursion sur la rivière des Cris, à la ferme Monthy. C’était un mardi, et Belzimir ayant pris la garde de la barrière, Roxane, Rita et Hugues organisèrent un pique-nique à Mon Refuge. Ils partirent vers les trois heures de l’après-midi, apportant un panier de provisions, car on souperait en plein air. Hugues maniait les avirons et Roxane le gouvernail. Arrivés à Mon Refuge, on y laissa les provisions, puis on alla se promener dans le bois. Rita s’étendit sous un pommier et bientôt elle s’endormit. Hugues, après avoir recouvert l’enfant d’un léger manteau, se dirigea vers le nord de la rivière, où se tenait Roxane.

Mlle Roxane, dit Hugues, je vais commencer à penser sérieusement à m’en aller aux Peupliers. Je serai bientôt tout à fait guéri et capable de me tenir en selle… Mlle Roxane, reprit-il, penserez-vous à moi quelque fois, quand je serai parti ?

— Oui, M. de Vilnoble, répondit Roxane, en rougissant un peu. Rita et moi nous nous entretiendrons souvent de vous… Et, M. Hu- gues, je crois qu’il serait temps que je vous remette cette bague, qui vous appartient et qui vous vient de votre mère, ajouta-t-elle, présentant au jeune homme l’anneau surmonté d’une escarboucle qu’elle avait porté à son doigt depuis la nuit de son excursion aux Peupliers.

Mlle Roxane, dit Hugues, ne me feriez-vous pas la faveur de garder cette bague ?

— Mais… c’est impossible ! répondit la jeune fille. Cette bague est en quelque sorte une relique de famille ; M. de Vilnoble, votre père, m’a dit qu’elle avait appartenu à Mme de Vilnoble votre mère… Je sais même que la pierre dont elle est surmontée est d’une grande valeur. Reprenez cette bague, je vous prie !

— Roxane, implora le jeune homme, gardez cette bague, voulez-vous, en souvenir de moi et… Ô Roxane, vous avez deviné que je vous aime, n’est-ce pas ?… Soyez ma femme, ma bien-aimée ! Je vous rendrai heureuse, oh ! si heureuse, ma toute chérie ! Là-bas, aux Peupliers…

— Vous me connaissez à peine, M. de Vilnoble… murmura Roxane.

— Ah ! ne dites pas que je vous connais à peine ! s’écria Hugues. Depuis plus de trois semaines que je suis en contact journalier avec vous… Est-ce surprenant que je vous aime, exquise et noble jeune fille !

Roxane se taisait, mais son cœur battait à rompre sa poitrine. Est-il nécessaire de dire qu’elle aimait Hugues ?… C’étaient deux nobles cœurs cette jeune fille et ce jeune homme, et ils savaient apprécier les qualités l’un de l’autre.

— Vous ne répondez rien, Roxane ? dit Hugues, avec un tremblement dans la voix. Certes, je le sais bien je ne suis pas digne de vous ; mais nul ne pourrait l’être. Vous êtes un ange, Roxane, un ange !

— Ne parlez pas ainsi, M. Hugues, je vous prie, je…

— Roxane ! Roxane ! Dites, ne pourriez-vous pas m’aimer ?… M’aimez-vous… un peu, chérie ?

— Oui… un peu…

— Beaucoup peut-être ?…

— Beaucoup, en effet, murmura la jeune fille.

— Alors… Oh ! alors, dites : « Je serai votre femme, Hugues ! » dites-le ma tant aimée !

— Je serai votre femme, Hugues ! répéta docilement Roxane.

— Que Dieu vous bénisse, ma bien-aimée ! Vous serez la plus heureuse des femmes, je le jure ! s’exclama le jeune homme.

— Mais, se reprit Roxane, je ne puis abandonner Rita !… Ma petite sœur je l’aime tant ! Et j’ai promis à mon père mourant…

— Abandonner Rita ! Certes non ! L’enfant m’est devenue très-chère, vous le savez. Les Peupliers, c’est assez grand pour nous loger tous.

— Puis il y a Belzimir, objecta Roxane. Il ne voudra pas nous quitter Rita et moi.

— Belzimir trouvera de l’emploi aux Peupliers. Vous verrez, Roxane que…

— Je vois bien une chose, dit en riant la jeune fille, c’est que vous avez réponse à tout, Hugues… Mais, l’anneau de votre mère…

— Vous continuerez à la porter, n’est-ce pas, Roxane, en signe de nos fiançailles ?

— Oui, Hugues, promit-elle.

— Ma fiancée ! s’exclama le jeune homme.

— Mon fiancé ! répéta Roxane.

— Vous aimerez Mme Dussol ma tante, Roxane, dit Hugues, car elle est la douceur, la bonté même, et, bien sûr, elle raffolera de vous et de Rita. Quant à Yseult ma cousine…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, avec la pension que je vais être obligé de lui payer, elle pourra aller demeurer ailleurs. Yseult ne possède pas le plus aimable caractère qu’on puisse rêver…

À ce moment, Rita arriva auprès des fiancés et, comme toujours, elle fut accueillie affectueusement par Hugues.

— Petite Rita, dit-il, félicite-moi, car bientôt, oui bientôt je l’espère, je serai devenu ton frère… Aimeras-tu avoir un grand frère, Rita ?

— Un frère ?… Vous, mon frère !… Je ne comprends pas… murmura l’enfant. Comment pourriez-vous être mon frère, M. Hugues ?

— Bien… vois-tu, Rita… si j’épousais ta sœur chérie Roxane…

— Épouser Roxane !… Vous voulez dire que vous allez vous marier Roxane et vous ? Oh !

— Aimerais-tu venir demeurer aux Peupliers, Rita ? demanda Hugues.

Le visage délicat de la petite infirme se rembrunit.

— Quitter les Barrières-de-Péage ! Oh ! non, non, non !

— C’est bien beau les Peupliers, petite, dit Hugues ; demande plutôt à Roxane…

— Oui, c’est bien beau, Rita, affirma Roxane. Situé sur le bord du lac des Cris…

— Mais, l’îlot ! Je m’ennuierais de notre cher îlot, Roxane ! sanglota l’enfant.

— Écoute, Rita, dit Hugues, en prenant la petite sur ses genoux ; au milieu du lac des Cris, il y a un beau petit îlot, bien plus grand que l’îlot de la barrière, et qui m’appartient ; il m’est parvenu en héritage, de ma mère. Sur cet îlot je construirai un splendide chalet ; de plus, l’îlot sera nommé l’Île Rita.

— Une île qui portera mon nom ! s’écria l’enfant, en battant des mains. Et nous y passerons tous les étés, vous, Roxane et moi ?

— Mais oui, petite chérie ! Nous ferons de l’Île Rita un vrai paradis terrestre, tu verras !

— L’Île Rita… Oh ! dit l’enfant.

— L’Île Rita. N’est-ce pas que c’est joli ? s’écria Hugues.

— Et nous emmènerons Belzimir avec nous ?

— Certes, oui, Rita !

— Et aussi Pompon ? Et Bruno ? Et Zit ?

— Bien sûr ! Bien sûr !

Rita ne put garder pour elle seule la grande nouvelle ; elle en fit part à Belzimir ; elle lui parla aussi et longuement de l’Île Rita, etc. etc. Le domestique ne fut pas du tout surpris des fiançailles de Roxane et de Hugues. Mais quand le père Noé apprit la nouvelle et que Rita lui parla des Peupliers lui disant qu’ils iraient tous y demeurer bientôt, il eut une exclamation qui intrigua un peu la petite.

— Les Peupliers ! Ah ! Pauvre M. Hugues !

Oui, en effet, pauvre Hugues, faisant des projets d’avenir, sans se douter des revers et des épreuves sans nombre que cet avenir lui réservait !


CHAPITRE XVI

APRÈS LA JOIE LA PEINE


C’est le Docteur Philibert qui raconta à Hugues les évènements qui se passaient aux Peupliers, depuis la mort de M. de Vilnoble.

C’était le lendemain du pique-nique sur la rivière des Cris. Aux Barrières-de-Péage, on sortait de table, après le repas du midi, quand le timbre résonna dans la salle d’entrée.

— Ne vous dérangez pas, Mlle Roxane, dit Belzimir ; je vais aller faire la collecte.

Le domestique sortit, et au bout de quelques instants, on entendit des pas dans la salle, puis le Docteur Philibert parut, dans l’encadrement de la porte, entre la salle et la cuisine. Quelle joie pour tous de revoir le bon médecin ! Tous, même Hugues, accoururent au-devant de lui.

— Cher cher Docteur Philibert ! s’écria Roxane, en donnant au médecin un baiser affectueux.

— Oh ! C’est le bon Docteur ! s’exclama Rita, en se suspendant au cou du médecin.

— Ça va mieux, tout à fait bien même, Docteur ? demanda Hugues, en tendant la main au vieil ami de son père.

Jusqu’à Belzimir, qui avait le visage souriant.

Le Docteur Philibert fut très-ému de la réception qui lui était faite ; sur sa figure joviale se lisait un grand attendrissement.

— Merci, mes enfants ! dit-il. Puis se tournant vers Hugues, il ajouta : J’étais venu te faire une visite professionnelle, Hugues ; mais je vois que tu n’en as pas besoin.

Tout en parlant, Roxane, Hugues et le médecin pénétrèrent dans la salle. Rita s’était excusée, disant qu’elle allait à l’étable soigner Zit.

— Je suis tout à fait guéri, ou presque, Docteur, répondit Hugues. Bientôt, je pourrai me tenir en selle et je compte me rendre aux Peupliers, dans le courant de la semaine prochaine.

— Aux Peupliers ! s’écria le Docteur Philibert, dont le visage s’attrista soudain.

— Mais oui, aux Peupliers ! Et, Docteur, si Mlle Roxane me le permet, j’aurais une grande nouvelle à vous apprendre… Le permettez-vous, Roxane ? demanda Hugues, en se tournant vers la jeune fille.

Elle fit un signe affirmatif et Hugues reprit, s’adressant au médecin :

— Docteur Philibert, voici ma fiancée !

— Ah ! dit le médecin. Je vous félicite, mes enfants ! Vous êtes dignes l’un de l’autre !

— Merci, Docteur ! dit Hugues. Je considère que je suis l’homme le plus heureux du monde… Comme je vous le disais tout à l’heure, j’irai aux Peupliers aussitôt que je le pourrai, pour voir ce qui s’y passe. Nous nous marierons à l’automne, ma Roxane chérie et moi, et il y a des réparations que je ferai faire aux Peupliers, immédiatement… D’ailleurs, on me dit que ma cousine Yseult fait des siennes, depuis le décès de mon père, et qu’elle mène tout… et tous d’une main de maître, dans la maison qui m’appartient, de par le testament de mon père. Or, je trouve que ma cousine prend trop de libertés et je vais…

Une expression douloureuse se peignit sur les traits du médecin, et ce fut d’une voix tremblante qu’il dit :

— Hugues, mon pauvre Hugues, si Yseult Dussol prend tant de libertés, comme tu le dis, aux Peupliers, c’est que, hélas, elle en a… le droit.

— Le droit ! s’écrièrent, en même temps, Roxane et Hugues.

— Le droit, Docteur Philibert ! dit, de nouveau Roxane. Mais… vous savez bien que, d’après le dernier testament de M. de Vilnoble…

Le Docteur Philibert leva la main, en signe de dénégation.

— Testament qu’on n’a pu trouver, et dont la mystérieuse disparition a causé la mort du fidèle Adrien.

— Mais, dit Roxane, ce testament, je l’ai signé moi-même, comme témoin je le jure, et Adrien…

— Ah ! je le sais bien… Je sais tout… Mais on a prétendu que M. de Vilnoble aurait changé d’idée, et que, après le départ d’Adrien (lorsque celui-ci était allé enlever la selle à Jupiter) M. de Vilnoble se serait levé et qu’il aurait brûlé son testament fait en faveur de son fils… testament dont on a retrouvé les cendres dans le foyer.

— C’est impossible ! Impossible ! cria Roxane. M. de Vilnoble… mais, il se mourait ; il n’aurait pu se lever !… Hugues ! Hugues ! Il y a du mystère dans ceci ! Votre père se lever pour détruire son testament ! Lui ! Un moribond.

— M. de Vilnoble, quand on l’a trouvé, mort, avait la moitié du corps sorti de son lit ; on a donc cru…

C’est impossible ! Impossible, vous dis-je ! Quand j’ai quitté la chambre de M. de Vilnoble, avec Adrien, votre père, Hugues, était à l’agonie.

— Hélas, Mlle Monthy, dit le médecin, le fait est là : le dernier testament de mon vieil ami n’a pu être retrouvé. Un document légal avait été brûlé dans le foyer de sa chambre et…

— Alors, ma cousine Yseult… commença Hugues.

Mlle Yseult Dussol, à cause de la disparition du dernier testament de ton père, Hugues, est l’héritière de celui-ci. Mme Dussol ne fait que pleurer et protester contre l’injustice de M. Vilnoble à ton égard.

— Docteur, dit Roxane, je donnerais deux ans de ma vie pour pouvoir sonder le mystère qui enveloppe la disparition du dernier testament de M. de Vilnoble, fait en faveur de son fils ! Je me souviens si bien des dernières paroles qu’il prononça : « Ce testament est le seul valable, le seul… Souvenez-vous en tous » !

— Quand s’est-on aperçu de la disparition du dernier testament de mon père, Docteur ? demanda Hugues.

— Le lundi seulement, après les funérailles. Adrien, sûr de trouver le testament là où il l’avait placé, c’est-à-dire entre les oreillers du lit de ton père, pénétra dans la chambre à coucher, accompagné du notaire Champvert, de Mme Dussol et d’Yseult. Personne n’aurait pu franchir le seuil de cette chambre, tu sais, à cause des scellés qui y avaient été apposés, aussitôt après la mort de M. de Vilnoble.

— Pourtant, malgré les scellés, quelqu’un a pénétré dans cette chambre ! s’écria Roxane. Je jure, moi, que M. de Vilnoble n’aurait jamais eu la force de quitter son lit… Mais, je vous dis qu’il était à l’agonie, quand nous l’avons laissé, Adrien et moi !

— Pauvre Mlle  Monthy ! dit le médecin. Votre bonté, votre dévouement et… les dangers épouvantables que vous avez courus (car, je sais par quel sentier vous avez cheminé en allant et en revenant des Peupliers) méritaient un meilleur dénouement. Hugues, ajouta-t-il, ta fiancée t’a-t-elle dit qu’elle avait franchi la Forêt des Abîmes, sur le Sentier de la Mort ?

— Grand Dieu ! s’exclama Hugues. Ce n’est pas possible ! Roxane ! Roxane ! Vous ne me dites pas que vous avez couru de tels dangers !

— C’est vrai, Hugues ; mais je ne comprends pas comment il se fait que le Docteur Philibert sache cela… Je n’aime pas à me rappeler ces choses cependant ; c’était si terrible, si terrible ! Plus tard, je vous raconterai tout.

— Mes pauvres enfants, dit le Docteur Philibert, en se levant pour partir, je suis vraiment désolé d’être le porteur de si mauvaises nouvelles. Que voulez-vous cependant ! Il fallait bien que tu saches à quoi t’en tenir, Hugues et c’est moi qui me suis chargé de te dire tout. Après la joie, la peine ; c’est toujours ainsi en ce bas monde. Il y a un instant, vous étiez, tous deux, tout à la joie de vos fiançailles, maintenant…

— Je vous remercie, Docteur, de la peine que vous vous êtes donnée de venir ici, tout m’apprendre ; c’est l’acte d’un bon ami, et jamais je ne l’oublierai, dit Hugues. Et maintenant, puisque je suis un pauvre déshérité, je désire que vous soyez témoin d’une chose, Docteur… Roxane, reprit-il, en étreignant la jeune fille sur son cœur, quoique j’en aie le cœur brisé, je vous rends votre parole. Ma présente position ne me permet pas d’aspirer à votre main et ce serait faire acte de la plus grande indélicatesse que de…

— Je refuse de reprendre la parole donnée, Hugues, répondit Roxane, en souriant. Au lieu de nous marier à l’automne, comme nous l’avions résolu, nous nous marierons… plus tard, quand la chose sera possible : d’ici là, je suis et serai votre fiancée.

— Mon ange ! Ma bien-aimée ! murmura Hugues.

— Bravo, Mlle Monthy ! s’écria le médecin. Vous êtes deux nobles cœurs, mes enfants ! Ayez confiance en l’avenir… J’ai dit, tout à l’heure : « après la joie, la peine » ; mais on dit aussi : « Après la pluie, le beau temps ». Maintenant, Hugues, n’iras-tu pas voir ta tante Dussol ?

— J’aimerais à la voir, répondit le jeune homme. Peut-être…

— Il y a place dans ma voiture, si tu désires m’accompagner. Moi, je m’arrêterai chez moi, et Célestin ira te mener aux Peupliers, puis il te ramènera au Valgai ; cela te va-t-il ? En faisant ma tournée, demain ou après-demain je te ramènerai ici. Qu’en dis-tu ?

— C’est bien aimable à vous de me faire cette offre, Docteur, et je l’accepte de grand cœur. Qu’en pensez-vous, Roxane ?

— Vous faites bien d’aller voir votre tante, Hugues, répondit la jeune fille.

À ce moment, Rita entra dans la salle.

— Petite Rita, dit Hugues, je pars, avec le Docteur Philibert.

— Oh ! Non ! Non ! dit l’enfant, qui se mit à pleurer.

— Jusqu’à demain ou après-demain seulement.

— N’aimerais-tu pas à venir passer une journée ou deux au Valgai, petite Rita ? demanda le médecin.

— Si Roxane voulait me le permettre, j’aimerais cela beaucoup, beaucoup ! répondit l’enfant.

— Laissez-la donc nous accompagner, Mlle Monthy ! dit le Docteur Philibert. Ça lui fera une jolie promenade, ça sera pour elle en même temps une agréable distraction. Vous n’aurez pas à vous inquiéter de votre petite sœur, car ma vieille ménagère Euphémie prendra bien soin d’elle.

— Ah ! Que j’aimerais cela aller me promener chez le bon Docteur ! s’écria Rita.

Et Roxane, ayant donné son consentement, le Docteur Philibert quitta les Barrières-de-Péage, emmenant avec lui Rita et Hugues.


CHAPITRE XVII

LE SECRET DE MADAME DUSSOL


Malgré la nouvelle que venait de lui donner le Docteur Philibert, nouvelle qui remettait à une époque très éloignée sans doute, son mariage avec sa chère Roxane, Hugues ne se laissait pas aller à la tristesse ; il fut un gai compagnon durant le voyage des Barrières-de-Péage au Valgai, où il laissa le médecin et Rita, s’acheminant lui-même vers les Peupliers.

— Vais-je vous attendre, Monsieur ? lui demanda Célestin.

— Oui, attendez-moi ; je ne serai pas bien longtemps.

Le domestique qui vint lui ouvrir la porte était un étranger pour Hugues.

— Madame Dussol est-elle ici ?

— Oui, Monsieur, répondit le domestique. Mais Mme Dussol est légèrement indisposée et elle ne reçoit personne.

— Elle me recevra moi, dit Hugues. Tenez, mon brave, portez-lui cette carte à Mme Dussol : je vous attendrai ici.

Sur une carte qu’il trouva dans son portefeuille, il écrivit : « Voulez-vous me recevoir, tante Blanche ? » Il remit cette carte au domestique, puis il s’assit dans le corridor et attendit : c’était en qualité d’étranger qu’il revenait à la maison de son père. Plusieurs serviteurs passèrent tandis qu’il attendait d’être reçu par Mme Dussol, et tous étaient, pour lui, des figures inconnues.

Soudain, une voix dit, près de lui :

— Hugues ! Ô Hugues !

— Tante Blanche ! répondit le jeune homme, entourant de ses bras la taille de Mme Dussol.

— Viens, Hugues ! dit Mme Dussol. Je vais te recevoir dans mon boudoir.

Arrivés dans le boudoir de Mme Dussol, celle-ci se suspendit au cou de son neveu et éclata en sanglots.

— Hugues ! Ô Hugues ! s’écria-t-elle de nouveau. En te voyant faire anti-chambre dans la maison de ton père, dans cette maison qui aurait dû t’appartenir, de droit, j’ai cru que mon cœur allait se briser !

— Ne pleurez pas, tante Blanche, dit Hugues. Mon père…

— Ton père, Hugues, avait réparé, avant de mourir, le tort qu’il t’avait fait en te déshéritant ; Adrien l’a juré… Malheureusement, on n’a pu retrouver le dernier testament de mon frère. On a prétendu…

— Je sais ! Je sais tout, tante Blanche ! Le Docteur Philibert m’a tout raconté… Parlons d’autre chose… Parlons de vous ; comment vous portez-vous ?

— Ma santé est passable, Hugues ; mais j’ai le cœur brisé, me semble-t-il. Il y a des choses mystérieuses qui se passent ici et…

— Mystérieuses, dites-vous ?

— Bien, singulières, pour le moins. Ainsi, Yseult va se marier, dans dix jours ; elle épouse le notaire Champvert, un piètre individu qu’elle n’aime pas et qu’elle craint.

— Alors, pourquoi Yseult ?… commença Hugues.

— Mystère, Hugues, mystère !… Le soir même de la mort de ton père, Yseult m’a dit qu’elle détestait le notaire Champvert, que ce personnage l’avait demandée en mariage cinq fois, et que, les cinq fois, elle l’avait refusé Or, je ne comprends pas…

— Il faut croire que la persévérance du notaire a fini par émouvoir votre fille, tante Blanche, dit Hugues, en riant, et que la sixième fois…

— Oh ! Hugues, si tu savais ! Si tu savais ! Cet homme agit en maître ici déjà. Yseult n’est pas la seule qui ait peur de lui ; moi aussi, je le crains… Hugues, entends-tu ces coups de marteau, de scie et de rabot ?

— Mais oui, je les entends. Qu’est-ce ?

— Les nouveaux mariés vont prendre les pièces qu’occupait ton père, et on est à faire des réparations. Ensuite, on fera diviser l’étage supérieur de l’aile gauche (les pièces qu’occupait ta mère, Hugues) et on y logera les domestiques… Si tu pouvais comprendre, Hugues, ce que cela signifie pour moi ! Et Mme Dussol se mit à sangloter, tandis qu’une expression de frayeur se peignait sur ses traits.

— Qu’y a-t-il, tante Blanche ? demanda Hugues. Dites-moi ce qui vous affecte et vous effraie ainsi. Quelque chose à propos de l’aile gauche de cette maison… qu’on prétend être hantée, je sais.

— Combien je voudrais pouvoir tout te confier ! s’exclama Mme Dussol. Je ne le puis… J’ai un secret, un terrible secret et… Mais, dis-moi, Hugues, où vas-tu fixer ta résidence maintenant ?

— Je ne sais pas encore, répondit Hugues. Il faut que je gagne ma vie. Mon père étant mort, la généreuse pension qu’il me payait s’éteint avec lui. Pour le moment, je suis en visite chez le Docteur Philibert ; mais depuis mon accident, je suis aux Barrières-de-Péage, chez Mlle Monthy.

— Oui, je sais. Adrien m’a tout raconté : l’accident dont tu avais été la victime, l’arrivée ici, au milieu de la nuit, d’une jeune fille d’une extraordinaire beauté…

Mlle  Monthy, ma fiancée, tante Blanche.

— Ah ! Vraiment ?

— Vous la connaîtrez un jour peut-être ma fiancée, et je le sais d’avance vous l’aimerez, car elle est aussi bonne que belle… Ma Roxane !… Maintenant, chère tante, il faut que je parte. Je vous tiendrai au courant de mes plans. Peut-être irai-je dans l’Alberta, travailler dans une houillère.

— Toi dans une houillère ! s’écria Mme Dussol.

— Il n’y a rien de décidé encore ; mais, je le répète, je vous tiendrai au courant, tante Blanche. Et, n’oubliez pas que vous avez en moi un ami… Quelque chose vous cause de l’inquiétude, chère tante : si jamais vous avez besoin de moi…

— Hugues, dit Mme  Dussol, je suis, en effet dans une situation presque désespérée. S’il est quelqu’un au monde en qui j’aie confiance, c’est bien en toi ; toi seul peut-être pourrais m’aider.

— Alors…

— Reviens me voir Hugues, n’y manque pas !

— Je reviendrai. Dans une dizaine de jours, dans deux semaines au plus, je serai ici.

— Merci, Hugues ! Je t’attendrai. Dans dix jours, Yseult se marie, puis ils seront absents une huitaine ; viens durant ce temps. J’aurai peut-être un service, un immense service à te demander.

— Comptez sur moi, répondit Hugues. Nous avons toujours été de bons amis vous et moi, tante Blanche, n’est-ce pas ? Si je puis vous donner des preuves de mon amitié et de mon dévouement, je serai heureux de le faire.

— Merci, Hugues ! Merci ! Yseult, (tu la connais) elle ne me traite pas toujours avec le respect et la considération auxquels j’ai droit… Je ne parle pas de l’affection, que je serais aussi en droit d’attendre d’elle… Pauvre Yseult ! Je me dis parfois qu’elle n’a pas de cœur… Le notaire Champvert…

— J’ai oublié de vous dire que j’ai eu… l’honneur de faire la connaissance du notaire Champvert, tante Blanche.

— Vraiment ! Tu connais cet homme !

— Mais, si. J’ai eu l’occasion de lui donner une leçon d’étiquette et de savoir-vivre à ce personnage… distingué, dit Hugues, en riant.

— Hugues, répondit Mme Dussol, je suis peinée d’aprendre que tu t’es fait un ennemi du notaire Champvert. À mon avis, c’est un homme dangereux.

— Ah ! Bah ! fit Hugues, en haussant les épaules. Le notaire Champvert ne m’effraie pas, croyez-le ! Il a manqué de respect à Mlle Monthy, en ma présence ; or, je l’ai fait descendre de cheval ce rustre et je l’ai obligé de faire des excuses à ma fiancée… Bien, je suis dans l’obligation de partir maintenant. Au revoir donc, tante Blanche, fit le jeune homme, en déposant un baiser sur le front de Mme Dussol.

— Je n’ose pas te retenir, cher Hugues, répondit Mme Dussol ; mais, n’oublie pas ta promesse !

— Ne craignez pas ! Dans dix jours ou dans deux semaines, je reviendrai. Ce sera pour vous faire mes adieux, cette fois. D’ici là, j’aurai décidé où je devrai m’établir… Encore une fois, au revoir, tante Blanche. Ne pleurez pas ainsi, je vous prie, et, je le répéte, vous pourrez toujours compter sur moi. Bon courage ! Dans deux semaines, le plus tard !


CHAPITRE XVIII

SOUPLE-ÉCHINE


Deux semaines, ce n’est pas long, mais, que d’évènement dans un si court espace de temps parfois !

Tout d’abord, quand Hugues et Rita retournèrent aux Barrières-de-Péage, en compagnie du Docteur Philibert, après avoir passé trois jours agréables au Valgai, le fiancé de Roxane, en entrant dans la salle, aperçut une jeune fille, étendue sur le canapé, et qui paraissait dormir. La pièce était un peu sombre, car les stores avaient été baissées, à cause du soleil, par trop ardent, qui ne cherchait qu’à pénétrer par les fenêtres. Hugues s’approcha du canapé et se penchant sur celle qui dormait, il murmura :

— Ma Roxane !

Aussitôt, la jeune fille se leva et, avec un éclat de rire, elle dit :

— Je ne suis pas Roxane, Monsieur : je…

Mais Rita, qui venait d’entrer, eut une exclamation d’étonnement et de joie, et aussi vite qu’elle le put, avec l’aide de ses béquilles, elle accourut vers la jeune fille, en s’écriant :

— Lucie ! C’est Lucie !

— Rita ! Chère petite Rita !

— Ô M. Hugues, dit Rita, c’est Lucie… Mlle de St-Éloi, vous savez…

— Je suis fort heureux de faire votre connaissance, Mlle  de St-Éloi, dit Hugues, en saluant la jeune fille. Votre nom ne m’est certes pas inconnu, car Roxane… Mais, Rita, reprit-il, en s’adressant à l’enfant, tu as oublié de me présenter à Mlle de St-Éloi.

— Oh ! Lucie, fit Rita, c’est M. Hugues… Je veux dire M. de Vilnoble, vous savez, et je l’aime de tout mon cœur… Roxane, elle aussi, elle l’aime. Et M. Hugues a une île, au milieu du lac des Cris, qu’il va nommer l’Île Rita, et puis…

Lucie rit d’un bon cœur à cette présentation d’un nouveau genre, puis elle tendit la main à Hugues.

— Roxane est sortie en voiture pour quelques instants seulement… Ah ! la voilà, je crois, ajouta-t-elle, en reconnaissant sur le pont le trot menu de Pompon.

Hugues s’excusa et il alla à la rencontre de Roxane.

Lucie de St-Éloi était une charmante jeune fille et une jolie fille ; pas une de ces beautés extraordinaires qu’on ne peut voir sans se retourner deux ou trois fois pour les regarder encore, mais cette mignonne blonde aux yeux bleus foncés, à la bouche mutine, ne passait pas inaperçue dans une foule. D’ailleurs, Lucie était si aimable : d’un caractère si naturellement gai, qu’elle devenait populaire tout de suite. Hugues, qui eut froncé les sourcils à la pensée qu’une amie de Roxane eut été de trop entre lui et sa fiancée, aima Lucie, en l’apercevant ; même il était content de sa présence aux Barrières-de-Péage ; ce serait moins triste pour Roxane ainsi, après son départ à lui, Hugues.

C’est le Docteur Philibert qui annonça à Hugues la nouvelle du mariage de sa cousine Yseult, huit jours plus tard. Yseult était partie en voyage de noces, avec son mari le notaire Champvert ; ils étaient allés à Lloydminster et ne seraient de retour que dans deux semaines, puis ils s’installeraient définitivement aux Peupliers.

— J’ai vu ta tante Dussol, ajouta-t-il ; elle m’a demandé de te rappeler la promesse que tu lui as faite d’aller la voir.

— Je n’y manquerai pas, répondit Hugues. Vous le savez, Docteur, je pars dans six jours.

— Et où vas-tu, Hugues ? demanda le médecin.

— Je vais m’établir sur mon Île Rita, vous savez ! La terre est bonne ; je la cultiverai, avec l’aide de Mathurin et de sa femme, qui ont toujours demeuré sur mon île, depuis qu’elle m’appartient… Et maintenant, Docteur, j’aimerais à retourner au Valgai avec vous ; j’ai des arrangements à faire avant mon départ.

— Tu es le mille fois bienvenu, Hugues, mon garçon ! répondit le médecin. Il y a place dans ma voiture.

— Oh ! Je monterai Bianco, dit Hugues. Je suis parfaitement guéri maintenant. Roxane, ma chérie, ajouta-t-il, en se tournant vers sa fiancée, je serai de retour pour le souper.

— Nous vous attendrons, Hugues ; ne nous désappointez pas !

Tandis que Roxane préparait le souper et qu’elle était en frais de confectionner un mets spécial pour la délectation de Hugues, elle entendit résonner le timbre, dans la salle d’entrée.

— Serait ce déjà Hugues ! se dit-elle.

— Il est près de six heures, tu sais, Roxane, répondit Lucie.

Mais non, ce n’était pas Hugues, car on pouvait entendre Belzimir, en grand colloque avec quelqu’un, sur le pont.

Roxane et Lucie allèrent voir ce qui se passait dehors, et elles aperçurent, monté sur une jument noire comme la nuit, un jeune Sauvage de la tribu des Sioux. Il semblait questionner Belzimir, qui lui répondait par signes négatifs.

À l’arrivée des jeunes filles, le Sauvage (un enfant d’une douzaine d’années) salua et demanda :

— Belles dames, aux Arbres je veux aller.

— Aux Arbres ! s’exclamèrent Roxane et Lucie. Que veut-il dire, Belzimir ?

— Je ne sais pas, Mlle Roxane, répondit le domestique. Il dit…

— T’it maître il est aux Arbres, dit le jeune Sauvage, et…

Mais, à ce moment, on entendit le trot cadencé d’un cheval et aussitôt Roxane aperçut Bianco, arrivant sur le pont, et Hugues qui le montait enleva son chapeau en saluant les jeunes filles.

Le Sauvage, lui aussi, avait aperçu Hugues. Il conduisit son cheval à la rencontre de Bianco, et aussitôt que les deux chevaux furent de front, le petit Sioux fit un saut prodigieux, arrivant sur Bianco et entourant Hugues de ses bras.

— Ah ! dit Roxane à Lucie, je sais qui est ce jeune Sauvage maintenant ; c’est Souple-Échine, le domestique de Hugues. Tu sais, Lucie, l’enfant était malade et Hugues l’avait placé dans un ranch, afin qu’il y reçut des soins.

— Oui, répondit Lucie, et tu lui faisais parvenir des petites douceurs, par l’entremise du père Noé.

Hugues arrivait. Il eut vite sauté par terre, pressé la main de sa fiancée et salué Lucie. Le petit Sauvage, lui aussi, sauta sur le sol, il prit Bianco par la bride afin de le conduire à l’écurie, puis il appela :

— Netta !

Aussitôt, la jument noire accourut en gambadant et vint se ranger côte à côte avec Bianco.

— Souple-Échine, dit Hugues au Sauvage et désignant Roxane, c’est cette demoiselle qui t’a envoyé si souvent de bonnes choses pendant que tu étais malade.

— Merci, belle dame ! dit le Jeune Sauvage. Souple-Échine n’oubliera jamais ce que vous avez fait pour lui ! Quand le père Abraham…

— Le père Noé, Souple-Échine, corrigea Hugues, en riant.

— Ah ! oui, le père Noé, répéta l’enfant.

— Il voulait aller aux Arbres, dit Roxane à Hugues, en désignant le petit Sauvage. Je comprends maintenant ; il voulait dire : aux Peupliers ! et tous rirent d’un bon cœur.

— Oh ! Souple-Échine ne s’embarrasse pas des noms, dit Hugues, en riant. Quand il ne trouve pas le mot juste, il a vite fait d’y suppléer par un autre.

Ce soir-là, Hugues fit connaître à Roxane, à Lucie et à Rita un plan que lui avait suggéré le Docteur Philibert. Ce bon médecin possédait un yacht à vapeur fort confortable, et il avait proposé d’aller tous ensemble conduire Hugues à l’Île Rita. Tous ensemble, c’est-à-dire Roxane, Lucie, Rita et le Docteur Philibert (qui allait prendre trois jours de vacances). Un bac était en construction, pour y transporter Bianco et Netta, car Souple-Échine accompagnerait son maître et demeurerait avec lui sur l’île.

Ce plan parut tout simplement admirable aux deux jeunes filles et à Rita ; ce projet adoucissait, en quelque sorte, les angoisses du départ de Hugues, car on passerait deux jours sur l’Île Rita.

Enfin sonna l’heure de partir. Le Docteur Philibert vint, en voiture, chercher Roxane, Lucie et Rita ; Hugues et son domestique les précéderaient ou les suivraient, montés respectivement sur Bianco et sur Netta. Belzimir resterait donc seul aux Barrières-de-Péage ; mais il garderait avec lui le père Noé, quand celui-ci viendrait, comme c’était son habitude, ce soir-là.

Le trajet se fit gaiement jusqu’au Valgai. Immédiatement après le souper Hugues alla aux Peupliers faire à sa tante Dussol la visite promise, car, le lendemain, dès l’aube, on partirait pour l’Île Rita.


CHAPITRE XIX

L’HISTOIRE D’UN CRIME.


Célestin étant très-occupé, le Docteur Philibert accompagna Hugues aux Peupliers.

En pénétrant dans l’avenue des peupliers, le médecin et Hugues aperçurent Mme Dussol, qui se promenait de long en large en les attendant. Le Docteur Philibert lui avait dit que son neveu irait lui rendre visite ce soir-là et elle l’attendait avec impatience.

— Je vais vous conduire tous deux à mon boudoir, par un escalier dérobé, dont je suis seule à connaître l’existence, je crois. Venez ! leur dit-elle.

Ils se dirigèrent vers l’aile gauche et Mme Dussol ouvrit une petite porte que cachaient presque entièrement des lierres, puis elle fit signe à ses compagnons de la suivre. Un escalier en spirale conduisait presque directement à son boudoir, et bientôt, tous étaient installés confortablement et commençaient, dans l’intimité, une conversation qui devait se prolonger assez tard.

— Je sais que tu t’en vas demeurer sur ton île, Hugues ; le Docteur Philibert me l’a appris, fit Mme Dussol. Ô Hugues ! Pauvre enfant !

— Ne me plaignez pas, tante Blanche, répondit Hugues. Mon île est fertile et j’en ferai, un de ces jours, un vrai lieu de délices.

— Mais, l’hiver ?

— L’hiver ?… Mais, l’hiver, quand le lac des Cris est entièrement pris ce n’est qu’une agréable promenade de venir sur la terre ferme, de mon île… qui se nomme l’Île Rita, vous savez.

— Oui, je sais. Tu as donné à ton île le nom de cette petite infirme, la sœur de ta Roxane, n’est-ce pas ?… Je ne veux pas mépriser ton île, mon neveu, dit Mme Dussol ; ce serait un endroit idéal pour celui qui voudrait se mettre à l’abri de… toute découverte, de toute poursuite…

— Sans doute ! dit Hugues, en riant. Seulement, je n’ai rien fait qui m’oblige à me cacher, vous savez, tante Blanche !

— J’en suis convaincu, cher Hugues… Mais… pour rendre service à quelqu’un…

Mme  Dussol se tut subitement, puis elle éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, tante Blanche, qu’y a-t-il ? demanda Hugues. Ne vous ai-je pas dit…

Hugues se tut, à son tour et une expression d’étonnement se peignit sur son visage. C’est que, dans l’encadrement de la porte entre le boudoir et la chambre à coucher de Mme Dussol, venait d’apparaître un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans.

Se voyant découvert, le jeune étranger s’avança dans le boudoir, jusqu’auprès du fauteuil de Mme Dussol.

— Armand ! s’exclama Mme Dussol.

— Ah ! fit le Docteur, en apercevant le jeune homme.

— Armand ! répéta Mme Dussol. Mon Dieu !

— J’étais là, et j’ai tout entendu, dit l’étranger, en désignant les portières.

— Ô mes amis, dit Mme Dussol, en sanglotant, c’est pour lui que je sollicite de l’aide, Hugues… Armand… Il est ton cousin, mon… fils.

— Votre fils ! s’écrièrent les deux hommes.

— Votre fils, tante Blanche ! Mais, je croyais, nous croyions tous qu’Yseult était votre seule enfant !

— Armand est mon fils, par mon premier mariage, Hugues, répondit Mme Dussol. Tu le sais, M. Dussol, le père d’Yseult, était mon second mari ; mon premier mari avait nom de Châteauvert : voici Armand de Châteauvert, ajouta-t-elle, en posant sa main sur l’épaule de son fils.

— Mais, pourquoi…commencèrent, ensemble Hugues et le Docteur Philibert.

— Pourquoi ne vous ai-je jamais parlé de mon fils ?… Pourquoi Yseult même, ignore-t-elle qu’elle a un frère ?… C’est la confession d’une lâcheté de ma part que je vais vous faire, d’une lâcheté que mon fils, mon premier-né, m’a pardonnée…

— Certes, mère, je ne vous ai jamais blâmée pour ce que vous avez fait, dit Armand de Châteauvert. Les circonstances…

— Mon Armand ! fit Mme Dussol, en jetant sur le jeune homme un regard affectueux. Mais, ajouta-t-elle, je vais vous raconter tout, voici : Quand M. de Châteauvert mourut, Armand n’avait que six mois. Étant restée sans beaucoup de moyens d’existence, je dus gagner ma vie. Je devins donc la compagne payée d’une dame, et avec elle je voyageai, deux années durant. Pendant ce temps, mon fils était chez une brave femme nommée Lagrève. Au bout de ces deux années de voyages, je rencontrai, dans la ville de Québec, M. Dussol, un riche célibataire, et il me demanda en mariage. Mme Messiers, celle dont j’étais la compagne, me conseilla fortement d’épouser M. Dussol qui, véritablement, possédait de nombreuses qualités. Je suivis le conseil de Mme Messiers. D’ailleurs, j’aimais M. Dussol, qui se montrait si plein de délicates attentions envers moi… Mais voilà : mon fiancé, s’il n’avait pas d’objections à épouser une veuve, n’aurait jamais, me dit-il un jour, épousé une mère de famille ; un homme serait porté, nécessairement, à être un peu jaloux de celui qui l’avait précédé dans les affections de sa femme ; que devait-ce être quand il y avait un enfant, qui rappellerait chaque jour au deuxième mari celui qui n’était plus… Je le comprends, je fus lâche, horriblement lâche… J’étais pauvre, M. Dussol était riche… Je ne lui dis pas un mot de mon fils, que j’aimais pourtant et que je voyais aussi souvent que possible. Plus tard, me disais-je, j’avouerais tout à mon mari… Je n’en eus jamais le courage… Armand, dont je payais généreusement la pension, fut élevé comme l’enfant de Mme Lagrève, et encore aujourd’hui, il porte ce nom…

— Armand Lagrève ! s’écria le Docteur Philibert.

— Oui, Docteur, Armand Lagrève, répondit le jeune homme. Vous connaissez ce nom, à ce que je vois ; il a été associé, ce nom, à un crime, un meurtre horrible. Mais, je le jure devant Dieu qui m’entend, je n’étais pas coupable ! Cet homme qui fut trouvé mort dans sa voiture, un coup de poignard dans le cœur, je connais son meurtrier de vue et…

— Mais, Armand Lagrève, si je me souviens bien, fut condamné à mort ! dit le médecin.

— Oui… Écoutez, cousin Hugues, reprit Armand, je vais tout vous raconter ; ensuite, si vous désirez encore me venir en aide, je vous en serai reconnaissant…

— Je vous écoute, cousin Armand, répondit Hugues.

— Un soir, il y a trois ans, une querelle s’éleva dans une auberge où j’étais employé ; cet auberge avait nom : « Le Tigre-Rampant ». Un étranger s’engagea dans une partie de cartes avec un individu nommé Décart. Cet homme, ce Décart, a dû changer son nom cent fois, depuis ; mais non son visage, et je le reconnaîtrais si je le revoyais. Décart fut découvert trichant aux cartes, et l’étranger, qui avait perdu beaucoup d’argent (avec ce Décart) accusa hautement le tricheur. Il y eut des menaces échangées entre les deux hommes, puis tous deux quittèrent l’auberge. Le malheur voulut que, poussé par la curiosité, je quittasse l’auberge, à la suite des deux hommes. Je les vis : l’étranger monta en voiture et Décart à cheval. Ils partirent assez lentement, la voiture précédant le cheval… Je n’avais que vingt ans et j’étais curieux d’assister à la bataille qui assurément aurait lieu entre les deux hommes. Je sellai vite un des chevaux de l’auberge et je partis à leur suite… L’obscurité était si grande que je ne pouvais les apercevoir ; j’entendais seulement le bruit de la voiture de l’étranger et le galop du cheval de Décart… Si vous le voulez bien, Docteur Philibert, vous raconterez ce qui suivit.

— C’était dans tous les journaux d’alors, dit le Docteur Philibert. Un passant vit une voiture arrêtée sur le bord du chemin ; dans cette voiture était un homme assis, qui tenait les guides, mais qui maintenait une étrange immobilité. À côté de la voiture était un chien collie ; il hurlait la mort. Le passant s’approcha de la voiture et regarda à l’intérieur… Alors, la parfaite immobilité de l’occupant lui fut expliquée : il était mort… Il avait été dardé au cœur et le sang coulait à flot de sa blessure… Levant les yeux soudain, le passant aperçut un jeune homme, le visage, les mains et les habits couverts de sang ; il tenait à la main un poignard, duquel dégouttait le sang… Ce jeune homme…

— C’était Armand Lagrève, l’employé de l’auberge du Tigre-Rampant, c’était moi, dit le fils de Mme  Dussol. Quand j’arrivai près de la voiture, je vis ce que vit, quelques instants plus tard, le passant, excepté que le poignard était enfoncé dans le cœur de l’étranger. Dans mon inexpérience, je crus qu’en arrachant le poignard je pourrais peut-être sauver la vie de cet homme, dont le visage m’avait été sympathique. Hélas ! Aussitôt le poignard arraché, le sang de l’étranger se mit à couler à flot, m’inondant de la tête aux pieds… Et je fus arrêté, puis condamné à mort… Décart, le meurtrier ne fut pas même inquiété… Je parvins à m’évader de la prison, et depuis, je suis resté dans l’aile gauche de cette maison, à l’étage supérieur… Je le répète, je le reconnaîtrai Décart, si jamais je le rencontre ; Rollo aussi, le chien de l’étranger, un énorme collie, qui ne m’a jamais quitté depuis ma sortie de prison, Rollo dis-je reconnaîtrait Décart, si jamais il le revoyait… Et maintenant, cousin Hugues, à vous de décider ! Si vous entretenez le moindre soupçon à mon égard…

Hugues s’approcha d’Armand et il entoura ses épaules de son bras.

— Des soupçons ! Certes, non, cousin Armand ! Tu as été malheureux et mes sympathies te sont acquises… À l’île Rita, tu seras en parfaite sûreté, et, si tu le veux, nous partirons immédiatement pour le Valgai… car je ne doute pas que le Docteur Philibert…

— Oui, venez, mon garçon, dit le Docteur Philibert, et emmenez Rollo !

Un quart d’heure plus tard, le Docteur Philibert, Hugues et Armand, suivis de Rollo, quittaient les Peupliers, par le petit escalier dérobé.


CHAPITRE XX

UN VILLAGE FLOTTANT


Il était dix heures de l’avant-midi. Sur le lac des Cris, qui miroitait gaiement au soleil, voguait un petit village flottant. Il y avait d’abord un grand yacht de plaisance, et remorqués par ce yacht étaient deux radeaux. Le premier de ces radeaux était fait de forts madriers et de planches, supportant un poêle, deux matelas, des couvertures, une batterie de cuisine, de la vaisselle et quatre châssis. Sur le second radeau étaient deux chevaux, dont l’un, blanc comme la neige, et l’autre noir comme la nuit, entre le yacht et les radeaux, un pont provisoire avait été jeté ; de cette manière, chacun pouvait se promener à sa guise, soit sur le yacht, soit sur le train de bois, soit sur le radeau où étaient les chevaux.

Au moment où nous apercevons ce village flottant pour la première fois, voici ceux que contiennent le yacht et les radeaux : sur le yacht, dont le nom, à l’arrière était L’Ouragan, on voyait, d’abord, le Docteur Philibert, propriétaire de L’Ouragan, puis on voyait Roxane Monthy et sa petite sœur Rita. Il y avait aussi Lucie de St-Éloi et Mme  Dussol. Oui, Mme  Dussol avait voulu, pour des raisons que nous comprendrons facilement, faire partie de l’excursion à l’Île Rita, et comme elle avait été la bienvenue ! Célestin, le domestique du Docteur Philibert, se tenait à l’engin, car L’Ouragan était un yacht à vapeur.

Sur un des radeaux et muni d’une forte perche, était Armand de Châteauvert, que nous continuerons à nommer Armand Lagrève puisque c’est ainsi qu’il était connu. Tout en surveillant le radeau, les yeux du jeune homme se dirigeaient souvent vers L’Ouragan, car, à côté de Roxane, était Lucie, et Armand avait été victime du coup de foudre proverbial, la veille, dès qu’il s’était trouvé en présence de cette jeune fille. Et Lucie, de son côté, jetait souvent les yeux sur le radeau ; quand le regard des jeunes gens se rencontraient, tous deux rougissaient, puis ils baissaient les yeux, comme s’ils eussent été subitement intimidés.

Sur l’autre radeau était Hugues de Vilnoble et son petit domestique Souple-Échine. Hugues restait auprès de Bianco et Souple-Échine auprès de Netta. Les deux chevaux mangeaient paisiblement leur foin et ils avaient l’air assez à l’aise sur leur radeau ; cependant, il fallait prévenir le cas où ils pourraient être soudainement effrayés pour une raison ou pour une autre. Hugues, lui aussi, jetait souvent les yeux sur le yacht, qui contenait ce qu’il avait de plus cher au monde ; sa Roxane ! Roxane, de son côté, souriait souvent à son fiancé.

Tout à coup, Rita prit sa mandoline et elle joua une jolie ritournelle alors tous, sur le yacht et sur les radeaux, se mirent à chanter ce qui suit :


VOGUE, MON NAVIRE

Sur ce yacht de plaisance,
Naviguons ;
Dans notre joie immense,
Redisons :

REFRAIN

Vogue, mon navire,
Sur ce lac charmant ;
À la brise vire
Gracieusement.

II

Sous le vent qui te pousse,
Sans cesser,
Puisse la vague douce
Nous bercer !

III

Conduis-nous, je te prie,
Sans effort
Et sans nulle avarie,
Droit au port.


On allait lentement sur le village flottant, si lentement, qu’on était certain de ne pouvoir atteindre l’Île Rita ce soir-là. On n’était pas du tout pressé d’ailleurs, et une nuit passée au beau milieu du lac des Cris n’était pas pour effrayer nos excursionnistes. On arrêterait l’engin, puis on laisserait le yacht aux dames et les hommes coucheraient sur le train de bois, bien enveloppés dans de chaudes couvertures. Il était si agréable ce voyage qu’on ne demandait qu’à le prolonger indéfiniment.

Après le repas du midi, Roxane dit :

— Allons nous promener un peu ! Viens, Lucie ! Mme Dussol, ajouta-t-elle déposez donc Rita sur un banc : elle dormira tout aussi bien que dans vos bras et elle finira par vous fatiguer. Venez donc avec nous, chère Madame !

— Mais, où allez-vous, mes enfants ?… Vous parlez d’aller vous promener comme si nous étions sur la terre ferme plutôt qu’au milieu du lac des Cris ! et Mme Dussol se mit à rire.

— Nous allons faire une promenade sur les radeaux, Mme Dussol, répondit Roxane, en souriant ; venez donc avec nous !

— Merci, répondit Mme Dussol ; mais je suivrai peut-être l’exemple de Rita, car je m’endors vraiment.

— Vous nous accompagnez, Docteur ? demanda Lucie au Docteur Philibert.

— Sans doute ! Sans doute ! fit le médecin, en riant. Pourrais-je vous laisser aller vous promener, sans escorte ? Qui sait quels dangers vous allez rencontrer sur votre route !

Du yacht, Mme  Dussol vit le visage de son fils s’éclairer, à l’arrivée de Lucie sur le radeau, et elle soupira. Lucie de St-Éloi était une riche héritière, Armand ne se préparait-il pas des peines, en aimant cette jeune fille ? Pauvre Armand ! N’avait-il pas assez souffert ; fallait-il qu’il souffrit encore !… Et à supposer que Lucie aimât Armand, quand elle connaîtrait son histoire, serait-elle disposée à l’épouser ?… Non, vraiment, l’ère des épreuves n’était pas finie pour son fils, se disait Mme Dussol. Pauvre Armand ! Son premier-né ! Son enfant préféré !

— Pourquoi que vous pleurez, bonne Madame ? demanda Rita tout à coup.

— Petite Rita ! dit Mme Dussol, en pressant l’enfant dans ses bras. Je te croyais endormie, mignonne !

— Je ne fais que de m’éveiller, répondit l’enfant. Mais, est-ce que vous n’aimez pas cela vous promener ainsi sur le lac des Cris, bonne Mme Dussol ? Moi, j’aime cela beaucoup, et j’aime tous ceux avec qui nous voyageons : Roxane, Lucie, M. Hugues, le bon Docteur, vous, Mme  Dussol et aussi M. Lagrève… Est-ce que vous l’aimez M. Lagrève ?

— Mais oui, chère petite !

— Et Rollo, c’est un bon chien. Et Souple-Échine, il aime tant M. Hugues ! Et ce pauvre Célestin, qui fait marcher notre village flottant, lui aussi, il est bon… Quand est-ce que nous arriverons à l’Île Rita, Mme Dussol ?

— Demain, dans l’avant-midi, ma chérie, et nous y passerons au moins deux jours, car les deux radeaux seront défaits, aussitôt arrivés sur l’Île et Hugues en construira tout de suite une maison.

— Construire une maison ! Tout de suite, comme cela ?

— Oui. Tu verras, Rita, comme ça se construit vite une maison, quand on s’y met.

— Voyez donc, Mme Dussol : Roxane et le bon Docteur sont sur le second radeau maintenant et ils causent avec M. Hugues. L’aimez-vous Roxane, bonne Madame ?

— Certes oui, je l’aime ! Elle est si bonne, si charmante ; je comprends que Hugues l’adore.

— Lucie est restée sur le premier radeau ; elle cause avec M. Lagrève… Savez-vous, bonne Madame, je crois que Lucie l’aime M. Lagrève.

— Oh ! ne dis pas cela, petite !

— Pourquoi ?… Est-ce que vous n’aimez pas Lucie ?

— On ne peut faire autrement que de l’aimer cette jeune fille, si aimable, si gaie…

— La grand’mère de Lucie, Mme de St-Éloi, je l’aimais tant !… Et c’est parce que vous lui ressemblez beaucoup à Mme de St-Éloi que je vous ai aimée tout de suite… parce que vous êtes bonne aussi et parce que vous êtes la tante de M. Hugues. Et puis, parce que… parce que…

Mais Rita se tut soudain ; la cause de son silence subit c’est qu’elle s’était endormie. Mme Dussol installa l’enfant confortablement sur un banc, puis s’appuyant sur le bord du yacht, elle se livra à ses réflexions, qu’elle n’interrompit qu’au retour des promeneurs.

Il avait été décidé qu’on souperait tous ensemble sur le premier radeau ; ce serait un festin en règle, et vers les cinq heures, Roxane et Lucie, aidées de Hugues et Armand, commencèrent à préparer le repas, après avoir élevé une table : quatre planches sur des chevalets ; des caisses de biscuits serviraient de sièges.

Mme  Dussol, dit le Docteur Philibert, en désignant Lucie et Armand ; ces enfants sympathisent bien ensemble.

— C’est un malheur, Docteur, un grand malheur ! répondit la mère d’Armand.

— Un malheur, dites-vous ? Mais, pas du tout ! Mlle de St-Éloi est une charmante jeune fille et Armand possède grand nombre de qualités ; donc…

— Mais, quand Mlle de St-Éloi apprendra que mon fils…

— Chut ! fit le médecin. Les voilà précisément, tous deux !

En effet, Armand et Lucie franchissaient le pont reliant le radeau au yacht.

— Nous venons chercher de la vaisselle ! dit la rieuse Lucie, à Mme Dussol et au Docteur Philibert.

— Préparez-nous un bon repas, au moins ! s’écria le médecin, en riant.

— Nous ferons de notre mieux, répondit Lucie. M. Lagrève est à confectionner une salade qui… que…

— Vous n’avez pas l’air d’avoir confiance en ma salade, Mlle de St-Éloi, dit Armand, sur le même ton ; pourtant…

— Qui vivra (après en avoir mangé) verra ! fit Lucie, et tous de rire d’un bon cœur.

— Moi aussi je veux aller souper sur le radeau ! s’écria Rita.

— Bien sûr, petite, que tu vas souper avec nous sur le radeau ! affirma le Docteur Philibert.

— Si tu le veux, petite Rita, dit Armand, je vais te porter sur le radeau tout de suite ?

— Vous êtes capable de me porter jusque là ? Bien sur, bien sûr, M. Lagrève ? demanda l’enfant. Je suis bien pesante, vous savez ; M. Hugues dit…

— Malgré ton grand poids, je suis capable de te porter mignonne, assura Armand en souriant. Désires-tu que je transporte L’Ouragan sur mon dos, pour te prouver comme je suis fort ?

Elle fut très amusée de cela, et bientôt, Mme Dussol, le Docteur, Lucie et Armand, ce dernier portant Rita dans ses bras avec grandes précautions, arrivèrent sur le radeau.

Ce fut un gai festin, et malgré les taquineries de Lucie, la salade préparée par Armand eut un grand succès. La veillée se passa sur le radeau, puis vers les dix heures, la machine de L’Ouragan fut arrêtée et tous s’installèrent le plus confortablement possible pour passer la nuit au milieu du lac des Cris.

À sept heures, le lendemain matin, le village flottant se remit en marche, et à onze heures précises, on accosta à l’Île Rita.


CHAPITRE XXI

L’ÎLE RITA


L’Île Rita avait vraiment belle apparence et elle semblait très fertile, car des arbres y croissaient en quantité et le sol était, ailleurs, couvert d’une sorte de mil et aussi de trèfle qui devaient être excellents, à en juger par l’empressement que mirent Bianco et Netta à en manger, aussitôt qu’ils eurent été débarqués sur l’île.

Roxane, en abordant ce coin de terre où Hugues allait, pour toujours, sans doute, fixer sa demeure, se sentit tout attristée. Cette île, perdue au milieu du lac des Cris, était peu connue des navigateurs ou touristes, ou plutôt, ils ne prenaient pas la peine d’y aborder. Elle le savait d’avance cette pauvre Roxane, elle aurait le cœur bien gros chaque fois qu’elle penserait à son fiancé, condamné à vivre loin de ses semblables ainsi. Combien elle regrettait de n’avoir pas insisté pour que leur mariage se fît, avant de quitter la terre ferme ! Mais Hugues, malgré le bonheur que lui assurait la vie avec Roxane, n’avait pu y consentir. Non, il n’allait pas risquer l’insuccès sur l’île, et que sa bien-aimée n’y eut pas, du moins, le nécessaire. Il préférait attendre, afin d’offrir à la jeune fille, plus tard, le confort auquel elle était habituée.

Hugues aimait son île ; tout de même, il faisait d’assez sombres réflexions, en l’abordant. Pendant combien d’années serait-il obligé d’y vivre et quand serait-il en mesure de pouvoir offrir à Roxane de partager sa vie ?… N’aurait-il pas dû insister pour lui rendre sa parole à sa fiancée chérie ?… Sa Roxane, qui serait digne de porter une couronne de reine !

Mme  Dussol, elle, ne songeait qu’à l’asile sûr que son fils allait trouver sur cette île perdue. Sans doute, il lui en coûterait d’abandonner son Armand, mais elle ne pourrait le laisser en meilleure compagnie, et puis, une grande sympathie, une sincère amitié liait déjà les deux cousins ; s’ils n’étaient pas tout à fait heureux sur l’île Rita, ils ne sauraient non plus être malheureux.

Armand, s’il ne se fut dit que, dans deux jours, Lucie quitterait l’île pour n’y plus revenir, aurait été parfaitement heureux sur ce domaine appartenant à son cousin. Obligé de se dérober à la justice, aurait-il pu trouver un lieu plus sûr que l’île Rita ?… S’il n’avait pas rencontré Lucie de St-Éloi, Armand se serait considéré bien chanceux, lui qui, pendant deux ans, n’avait connu d’autre demeure que l’étage supérieur de l’asile gauche des Peupliers. Regrettait-il que le hasard lui eut fait rencontrer Lucie ? Certes non, car le souvenir des quelques heures passées en sa présence lui aiderait à supporter les jours sombres que lui réservait peut-être l’avenir.

Et Lucie ? Que pensait-elle de l’île Rita ? Elle en était tout bonnement enchantée, et ce petit coin de terre lui paraissait être un vrai paradis terrestre. Peut-être y avait-il une raison pour son enthousiasme, et c’est cette raison qui faisait que son cœur se serrait, à la pensée de retourner, dans deux jours, sur « la prosaïque terre ferme », disait-elle. Lucie aimait Armand Lagrève… Que résulterait-il de cet attachement entre ces deux jeunes gens ?… « Rien de bon », pensait Mme Dussol ; ils souffriraient tous deux. Sans doute, Lucie était libre de disposer de son cœur et de sa fortune à sa guise ; « mais se disait la mère d’Armand, quand elle apprendrait que celui qu’elle aimait était un évadé de prison, qu’il avait été condamné à la potence (pour un crime dont il était innocent, il est vrai) que ferait-elle ? Car, tant que le véritable meurtrier de l’étranger de l’auberge du Tigre-Rampant n’aurait pas été découvert, Armand Lagrève était coupable, aux yeux de la loi. Lucie, quand elle apprendrait cela…

Les seuls véritablement heureux, éprouvant une joie sans mélange d’être rendus à l’île Rita étaient le Docteur Philibert et petite Rita… si on veut en excepter Célestin, qui n’était pas fâché d’avoir quitté l’atmosphère surchauffé de la machine de L’Ouragan. Le Docteur Philibert jouissait de ses vacances, sans arrière-pensée. Le fait est qu’il avait réellement besoin de se reposer, et pouvait-on rêver un endroit plus beau pour y passer son congé ! L’Île Rita, c’était, idéal, à l’avis du médecin.

Quand à Rita, n’était-elle pas sur son île, du moins, l’île qui portait son nom ? C’était tout dire, et la pauvre petite était si heureuse qu’elle ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’elle ressentait. À l’âge qu’avait Rita, on ne pense pas beaucoup au lendemain. Roxane, elle songeait déjà à la séparation ; mais à Rita, le présent suffisait.

Pourtant, il y avait un être vraiment malheureux d’être arrivé sur l’île, c’était Souple-Échine. De fait, le petit Sauvage était triste, triste, depuis qu’on avait quitté la terre ferme. C’est que ça ne lui allait pas du tout l’eau et le grand air, pour le moment.

Il relevait d’une grave maladie et ses poumons étaient restés faibles. Le Docteur Philibert avait, plus d’une fois, depuis la veille, froncé les sourcils, en entendant tousser Souple-Échine. Aussitôt que le médecin put causer seul à seul avec Hugues il lui parla de son jeune domestique.

— Hugues, lui dit-il, ton domestique Souple-Échine ne pourra pas supporter le grand air, ici. Il tousse beaucoup cet enfant.

— C’est vrai qu’il tousse, répondit Hugues, et je suis inquiet à son sujet. Que me conseilleriez-vous de faire, Docteur ?

— Ses poumons sont restés faibles et il aurait besoin de toniques ainsi que de bons soins. Je crois que je ramènerai Souple-Échine avec moi, à mon retour, car je t’assure, Hugues, qu’il n’en aurait que pour quelque temps à vivre, ici.

— Pauvre petit Sauvage ! Comme il se révolta contre l’idée d’abandonner « Tit maître » ! Le Docteur Philibert lui promit de le guérir avant l’automne et Hugues lui promit qu’il reviendrait sur l’île aussitôt que sa toux l’aurait laissé. Souple-Échine finit par se laisser persuader à retourner sur la terre ferme avec le médecin, qui le garderait avec lui au Valgai.

Le premier dîner qu’on prit sur l’Île Rita fut très gai. Vers les quatre heures de l’après-midi, tous se dirigèrent vers une petite colline, qui fut nommée, par Hugues et adopté par tous, du nom de « Mont Roxane ».


CHAPITRE XXII

SUR LE MONT ROXANE


Les excursionnistes se dirigèrent gaiement vers le Mont Roxane ; il y avait, d’abord Hugues et Roxane, puis venaient Mme  Dussol et le Docteur Philibert, entre lesquels marchait Rita, il y avait aussi Armand et Lucie. À une petite distance en arrière étaient Célestin et Souple-Échine, puis Mathurin et sa femme, qui avait nom Prospérine.

La colline fut bientôt atteinte et, parvenus à son sommet, une petite cérémonie eut lieu ; Roxane déploya un grand drapeau blanc, sur lequel Lucie avait écrit en grosses lettres : « ÎLE RITA ». Dans un coin de ce drapeau, elle avait peint une touffe de marguerite. Car, on s’en doute bien, le véritable nom de la petite infirme c’était Margarita, quoiqu’elle n’eut jamais porté ce nom. Ce drapeau, attaché à une longue et forte perche, fut ensuite planté au sommet du Mont Roxane.

— Mes amis, dit Hugues, il est d’usage de saluer un drapeau par trois coups de canon. Nous n’avons pas de canon ici ; nous nous contenterons donc de crier à pleins poumons : « Vive l’Île Rita  ! »

— Vive l’Île Rita, crièrent-ils tous.

— Et vive la mignonne Rita, la marraine de l’île ! ajouta Lucie.

— Vive la mignonne Rita, la marraine de l’île, répétèrent-ils.

Hugues fit asseoir Rita sur un rocher. Aussitôt, Mme  Dussol s’approcha de l’enfant et lui posa sur la tête une guirlande de marguerites. Alors, tous se mirent à chanter les couplets suivants, que Roxane avait composés, pour la circonstance :


L’ÎLE RITA


Comme un pendentif d’émeraude,
L’Île Rita,
Durant toute la saison chaude,
Se voit là-bas.

REFRAIN


        Ô vous qui naviguez
        Sur ce lac, arrêtez
        Devant cette île belle ;
        Vous serez enchantés
        Quand vous contemplerez
        Sa beauté si réelle.

II


Comme l’on aime et l’on admire
Ce pur joyau !…
Voyez : dans le lac il se mire
Le cher îlot.

III


Que hautement notre voix chante,
En ce moment,
L’Île Rita, qui nous enchante
Si grandement !


Rita devint, soudain, très-pâle, puis des larmes coulèrent sur ses joues. Mme  Dussol, qui observait l’enfant, s’aperçut qu’elle était très énervée. Elle ne jouissait pas d’une santé bien robuste la pauvre petite infirme, et ce qui venait de se passer l’avait trop fortement émue. Roxane, en voyant pâlir sa petite sœur, voulut s’élancer vers elle, mais Mme  Dussol lui fit signe de n’en rien faire.

— Rita, dit Mme  Dussol, si tu voulais, nous redescendrions la colline, toi et moi. Je suis un peu fatiguée.

— Oui, oui ! Descendons ! fit Rita. Puis s’adressant à tous, elle ajouta : Oh ! je suis si contente ! L’Île Rita…je…

— J’ai tenu ma promesse, hein, Rita ? demanda Hugues, en souriant.

— Oui ! Oui ! répondit la petite, et je vous aime tant, M. Hugues ! Merci, bon Docteur, de nous amenés ici sur votre beau yacht ! Merci, Roxane, pour la belle chanson ! Merci, Lucie, pour le beau drapeau, et merci M. Lagrève, pour la jolie guirlande de marguerites ; Mme  Dussol m’a dit que c’était vous qui l’aviez faite… Je vous aime bien gros, M. Armand ; Lucie elle aussi vous aime. N’est-ce pas, Lucie, que vous….

— Viens ! Viens, Rita ! s’empressa de dire Mme  Dussol. Et vite, elle entraîna l’enfant. Armand et Lucie avaient rougi. Le Docteur Philibert, Roxane et Hugues avaient souri : le secret d’Armand Lagrève et de Lucie de St-Éloi était connu de tous.

— « La vérité sort de la bouche des enfants », dit, sentencieusement et assez malicieusement le Docteur Philibert. Et tous de rire d’un bon cœur.

— Oh ! Voyez donc ce beau port naturel qu’on aperçoit d’ici ! s’écria Lucie, afin de changer le cours des idées de tous.

— Puisque c’est vous qui l’avez découvert ce port, Mlle de St-Éloi, dit Hugues, je propose que nous le nommions le Port Lucie.

Tous applaudirent.

Au pied du Mont Roxane il y avait des arbres magnifiques, qu’on eût dit placés à distance régulière par la main de l’homme.

— C’est un vrai parc ! dit le Docteur Philibert, en désignant les arbres…

— Que nous nommerons le Parc Philibert, répondit Hugues.

Encore une fois tous applaudirent.

— Quand vous nous aurez quittés, mes amis, dit Hugues, Armand et moi nous aimerons à passer par le Parc Philibert avant de franchir le Mont Roxane du sommet duquel nous aurons vue sur le Port Lucie.

Ce soir-là, on se coucha de bonne heure sur l’Île Rita, car le lendemain se construirait la maison de Hugues et d’Armand ; tous voulaient aider à la construction et prêter main-forte, si possible.


CHAPITRE XXIII

MAISON-BLANCHE


Il était à peine quatre heures, le lendemain matin, quand Hugues et Armand, aidés du Docteur Philibert, de Célestin, de Mathurin et même de Souple-Échine, se mirent à l’œuvre.

Douze excavations profondes furent d’abord creusées, au sommet d’une petite éminence. Dans ces excavations on enfonça de longs et forts poteaux, qui serviraient de fondations à la maison.

Le site avait été choisi par Roxane et vraiment, on ne pouvait désirer mieux. Quand la construction serait achevée, elle dominerait un riant paysage et on parviendrait à la maison à travers une véritable forêt de pommiers. Des fenêtres de leur demeure, Hugues et Armand apercevraient le lac des Cris. Plus d’un citadin eut été enthousiasmé à la pensée de vivre en un tel lieu.

Lorsque, vers les sept heures, Mme Dussol, Roxane, Lucie et Rita quittèrent la maison de Mathurin, où elles avaient passé la nuit, elles purent constater que la construction était déjà fort avancée. La façade était entièrement finie, l’encadrement de la porte était fait et deux des châssis étaient posés. Le Docteur Philibert travaillait du côté ouest avec Célestin, Hugues, du côté est avec Mathurin, tandis qu’Armand commençait à faire le toit, Souple-Échine lui aidant en lui apportant les clous, le marteau etc. Vraiment, du train qu’on y allait, la maison serait achevée bien avant le coucher du soleil ; Hugues, Armand, le Docteur Philibert, Célestin et Souple-Échine pourraient passer la nuit prochaine dans la nouvelle demeure. La maison n’aurait qu’un seul étage ; on n’avait nul besoin de « gratte-ciel » sur l’Île Rita, car le terrain ne faisait pas défaut.

Ainsi qu’on l’avait prévu, la nouvelle maison était presqu’entièrement terminée et blanchie à la chaux vers les six heures du soir. Elle était longue et large et était divisée à l’intérieur, en quatre parties égales.

Les travailleurs déposèrent leurs outils, puis ils se firent un brin de toilette, pour le souper, qui fut servi dans la « salle » de la nouvelle demeure et mangé avec grand appétit.

Après le souper, tous sortirent sur la « terrasse », et soudain, Hugues dit :

— Il faut donner un nom à notre maison… Comment la nommerons-nous, Roxane ?

— Est-ce que vraiment vous désirez que ce soit moi qui nomme votre maison, Hugues ?

— Oui ! Oui ! s’écrièrent-ils tous.

— Nous savons d’avance que vous lui donnerez un beau nom, Mlle Monthy, à cette confortable maison qui, blanchie à la chaux ainsi, se détache… agréablement sur le fond vert des arbres, dit le Docteur Philibert.

— Eh ! bien, fit Roxane, si Mme Dussol le permet, nous donnerons son nom à la nouvelle demeure ; nous la nommerons : « Maison-Blanche ».

— On ne pourrait trouver mieux ! Maison-Blanche… Ô chère Mme Dussol, vous allez accepter de devenir marraine, n’est-ce pas ? s’exclama Lucie.

— J’accepte avec un bien grand plaisir ! répondit la mère d’Armand.

— Combien nous allons l’aimer notre demeure, tante Blanche, maintenant qu’elle porte votre nom ! N’est-ce pas, Armand ? dit Hugues.

— Certes, oui ! répliqua Armand, en jetant sur sa mère un regard de tendresse, que celle-ci lui rendit avec joie.

Qu’on était heureux sur l’île Rita ce soir-là ; cependant, tous avaient le cœur gros à la pensée de se séparer le lendemain ! Chacun se disait, in petto que le lendemain, à cette même heure, chacun aurait réintégré son domicile : Roxane, Lucie et Rita seraient aux Barrières-de-Péage, Mme Dussol serait de retour aux Peupliers, le Docteur Philibert au Valgai, accompagné de Souple-Échine… Cette excursion sur l’île ce serait bientôt comme un rêve, un bien doux rêve !…

Puis Hugues et Armand seraient seuls sur l’Île Rita, séparés de celles qu’ils aimaient, séparés, en quelque sorte, du reste de l’univers. Le souvenir de leurs bien-aimées leur resterait pourtant, et aussi l’espoir de les revoir, dans un lointain avenir…

Rita s’était endormie dans les bras de Mme Dussol, et tandis que cette dernière et le Docteur Philibert causaient ensemble, Hugues et Roxane, Armand et Lucie s’éloignèrent, dans la direction du Parc Philibert. Quand, au bout d’une heure, ils revinrent, il était de toute évidence que les deux jeunes filles avaient pleuré, tandis que les deux jeunes gens avaient un air très grave.

Mme Dussol soupira. Ce qu’elle craignait tant arrivait : Armand aimait Lucie et Lucie lui rendait amour pour amour ; elle en était certaine, car, sur l’annulaire de sa main gauche, la jeune fille portait une petite bague surmontée d’une émeraude, que Mme Dussol avait vue au doigt de son fils depuis plusieurs années. En retour, Armand portait une bague surmontée d’un rubis, qui avait appartenu à Lucie.

Mme Dussol résolut soudain de parler à la jeune fille et lui faire entendre raison, si possible, et, ce soir-là, alors qu’elles se trou- vaient ensemble et seules pour quelques instants, elle dit à Lucie :

— Lucie, me permettez-vous de vous traiter comme si vous étiez ma fille et de vous donner un conseil ?

— Certainement, chère Mme Dussol ! répondit Lucie, essayant de cacher la surprise que lui causait ce préambule.

— Vous me promettez de ne pas vous fâcher ?

— Me fâcher contre vous, chère Madame ! Pas de danger ; je vous aime trop pour cela !

— J’ai dit que j’allais vous donner un conseil ; le voici : défiez-vous de votre cœur ; il est trop affectueux, trop tendre et trop bon.

— Je ne comprends pas… balbutia la jeune fille.

— Vous aimez M. Lagrève, Lucie… Inutile de le nier… Lui, de son côté, vous adore…

— Je ne le nie nullement, Mme Dussol : nous nous aimons M. Armand et moi et je ne sais pourquoi…

— Mais, ma pauvre enfant, vous le connaissez à peine ce jeune homme !

— Que m’importe ! fit Lucie. Et, Mme Dussol, si c’est pour exprimer des doutes sur mon fiancé (car nous sommes fiancés Armand et moi), si c’est…

— Lucie, Lucie, songez-y, M. Lagrève n’a pas d’avenir… Sur cette île… Vous, vous êtes Mlle de St-Éloi, la riche héritière… Ne craignez-vous pas, chère enfant, d’être la cause d’une terrible déception et d’une affreuse souffrance pour ce jeune homme ?… Vous allez partir, retourner au château de St-Éloi… vous oublierez Armand, et lui…

— Oublier Armand ! Moi, l’oublier ! s’exclama Lucie, puis elle sourit. Vous ne comprenez pas comme nous nous aimons Armand et moi, je le vois bien, Mme Dussol. Bonsoir !

— Bonsoir, et bonne nuit, chère Lucie, dit Mme Dussol en déposant un baiser sur le front de la jeune fille. N’oubliez pas, n’oubliez jamais que si j’ai voulu intervenir en ceci, c’est parce que je vous aime tous deux, vous et mon… M. Lagrève.

Lucie prit la main de Mme Dussol et la porta à ses lèvres.

— Je vous aime de tout mon cœur, chère Mme Dussol, dit-elle, câline ; mais il ne faut rien dire au détriment d’Armand, car il est, je le répète, mon fiancé… et nous nous aimons tant lui et moi !

Le lendemain, à dix heures de l’avant-midi, l’Ouragan quittait l’Île Rita. De sur le sommet du Mont Roxane, Hugues et Armand suivirent longtemps des yeux le yacht emportant ce qu’ils avaient de plus cher au monde. Une impression de tristesse et d’abandon les étreignit tous deux quand ils virent L’Ouragan disparaître à l’horizon et ils se sentirent, soudain, bien seuls sur leur île.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



DEUXIÈME PARTIE

RIEN NE CRAINT

CHAPITRE I

MADAME LOUVIER


Quinze jours se sont écoulés.

Sur la route, du Valgai aux Peupliers, à l’heure du crépuscule, on eut pu apercevoir la voiture du Docteur Philibert. Le médecin conduisait Diavolo, son cheval, lui-même. Assise à ses côtés, était une dame aux cheveux gris, vêtue de noir et portant des lunettes légèrement fumées.

— Ainsi, ma chère enfant, disait le médecin, en s’adressant à sa compagne, vous avez résolu de courir de si terribles risques, parce que vous êtes convaincue que le testament de M. de Vilnoble a été volé ?

— Oui, Docteur, répondit la dame âgée. Je vous l’ai dit déjà, M. de Vilnoble était à l’agonie, quand Adrien me conduisit à la chambre mauve, cette nuit-là. Or, le notaire Champvert…

— Avait quitté les Peupliers, rappelez-vous en, Mlle Monthy !

— Chut ! Pas ce nom, je vous prie ! Mme Louvier, s’il vous plaît.

— Oui ! Oui ! Mme Louvier, qui, dans moins d’une heure, sera devenue ménagère des Peupliers, dit le médecin. Votre déguisement est parfait, Mademoi… Madame Louvier, je veux dire. Ce n’est pas encore la perruque et les lunettes qui vous déguisent si complètement ; c’est la teinte grise que vous êtes parvenue à donner à vos sourcils ; cela change votre physionomie tout à fait. Je disais donc que le notaire Champvert avait quitté les Peupliers, quand Adrien vous a conduite à votre chambre, la nuit du décès de M. de Vilnoble, or…

— Pardon, Docteur, interrompit Roxane, je n’ai pas dit qu’il avait quitté les Peupliers, mais la chambre de M. de Vilnoble. Or, peut-être était-il resté dans la maison et a-t-il trouvé le moyen de s’emparer du testament, qu’Adrien avait placé entre les oreillers de l’agonisant. M. de Vilnoble se défiait du notaire…

— Mais, à supposer que Champvert se fut emparé du testament, Mlle Monthy, ne se serait-il pas empressé de le détruire ?

— Ah ! voilà ce qui m’a causé de la perplexité, tout d’abord ! s’écria Roxane. Réflexions faites, cependant, j’ai trouvé, je crois la raison pour laquelle M. Champvert eut gardé le document… Adrien m’a dit, en me conduisant à la chambre mauve, que Mlle Dussol n’aimait pas le notaire ; or j’ai pensé que c’était en intimidant celle-ci et en lui montrant le testament de M. de Vilnoble qu’il était parvenu à faire consentir Yseult à l’épouser.

— Peut-être, dit le Docteur Philibert. Mais, maintenant qu’Yseult est devenue Mme Champvert…

— Sans doute… Mais, la fortune de M. de Vilnoble appartient à Mme Champvert et non à son mari. Or, cet homme aura gardé le testament, selon moi, afin de s’en servir comme une menace, quand il voudra se faire donner de l’argent par sa femme.

— Vous avez réponse à tout, Mlle Monthy. Je vois que vous avez sérieusement mûri votre projet (celui de vous engager, comme ménagère, aux Peupliers, je veux dire) avant de vous lancer dans cette aventure. Puissiez-vous réussir !… Comment petite Rita a-t-elle pris votre départ ?

— Assez bien. Voyez-vous, Rita aime beaucoup Lucie. Vous le savez, Docteur, Lucie va prolonger sa visite chez moi indéfiniment. Vraiment, dit Roxane en riant, je ne comprends pas qu’elle préfère les Barrières-de-Péage à son château de St-Éloi ; mais il en est ainsi.

— Quelle charmante jeune fille que Mlle de St-Éloi ! Si gaie ! Si rieuse !

— Oui. Chère Lucie !… N’eut été sa présence chez-nous, je n’aurais pu quitter les Barrières-de-Péage et me lancer dans cette aventure.

— Avez-vous songé, demanda le médecin, au Notaire Champvert, qui vous connaît, et aussi à Mme Dussol ?

— Si j’ai songé à eux !… Cependant, je ne crois pas qu’ils parviennent à percer mon déguisement.

— Pauvre Mme Dussol ! s’exclama le Docteur Philibert. Je crois qu’elle est loin d’être heureuse aux Peupliers. Yseult est… douée d’une grande dureté de cœur et…

— Alors, Docteur dit Roxane en souriant, épousez Mme Dussol et amenez-la au Valgai.

— Ma chère enfant ! s’écria le médecin. Mme Dussol ne voudrait pas d’un vieux garçon comme moi ! J’ai soixante ans, vous savez !

— Et vous paraissez n’en avoir pas cinquante ! dit Roxane. Tiens, voici les Peupliers !

Mlle  Monthy, dit le Docteur Philibert, il est encore temps de changer d’idée, si vous le désirez. C’est une mission assez dangereuse que la vôtre… Dans tous les cas, vous pourrez toujours compter sur moi ; je serai prêt, en tout temps, à vous aider de mes conseils.

— Merci, Docteur, répondit Roxane. Et vous arrêterez aux Barrières-de-Péage, chaque fois que vous y passerez, n’est-ce pas ? Le père Noé m’apportera souvent des nouvelles ; il me l’a promis.

— Au revoir, Mme  Louvier ! dit le docteur, en arrêtant son cheval ; j’espère que vous vous plairez dans votre nouvelle position.

Le ton sur lequel ceci fut dit fit lever les yeux à Roxane et elle aperçut un des domestiques des Peupliers qui attachaient des lierres à la clôture.

— Merci, Docteur Philibert, répondit-elle sur le même ton. Merci aussi d’avoir bien voulu me donner place dans votre voiture.

Roxane présenta sa main au médecin, qui lui dit tout bas :

— Dieu vous garde, Mlle Monthy ! Puis, tout haut, il reprit : Au revoir, Mme Louvier !

En arrivant aux Peupliers Roxane fut immédiatement introduite dans la bibliothèque, où se tenait Yseult, Mme Champvert.

— Ah ! Vous êtes Mme Louvier, la nouvelle ménagère ?… Je vous attendais hier, dit Yseult.

— Il m’a été impossible de partir de chez moi avant aujourd’hui, répondit Roxane.

— Votre service commencera demain, reprit Yseult. Chaque matin, à huit heures, vous viendrez prendre mes ordres, que vous transmettrez ensuite au personnel. Vous avez compris ?

— Oui, Madame.

— C’est bien. Alors, suivez la servante qui vous a introduite ici ; elle vous conduira à votre chambre. Allez ! Votre service commencera dès sept heures du matin, chaque jour ; mais vous serez libre de disposer de votre temps à votre guise après six heures du soir.

À ce moment, le notaire Champvert entra dans la bibliothèque et Roxane ne put s’empêcher de trembler un peu. Si cet homme allait la reconnaître ! Mais non ; Champvert jeta sur la jeune fille un regard distrait et c’est tout.

— C’est Mme  Louvier, la nouvelle ménagère, dit Yseult.

Champvert inclina seulement la tête et Roxane quitta la bibliothèque aussitôt. Mais dans le corridor de l’aile gauche, elle se trouva en face de Mme Dussol, et, encore une fois, elle craignit d’être reconnue. La mère d’Yseult sourit, en apercevant la jeune fille et elle dit :

— Vous êtes Mme  Louvier, la nouvelle ménagère, sans doute ?

— Oui, Madame, répondit Roxane.

— J’espère que vous vous plairez, ici dit Mme Dussol.

— Merci, Madame !

Une chambre assez spacieuse avait été mise à la disposition de Roxane, qui, aussitôt seule, abaissa les stores, ferma les persiennes et enleva sa perruque et ses lunettes.

La fiancée de Hugues n’était pas sans comprendre les dangers de la situation dans laquelle elle s’était placée. Pourtant, étant fermement convaincue que le testament de M. de Vilnoble avait été volé et qu’il n’avait pas été détruit, elle était résolue de tout risquer pour le reconquérir. Roxane était presque sûre que le voleur de testament était le notaire Champvert (en cela on sait qu’elle ne se trompait pas) et elle espérait pouvoir rendre à Hugues ce qui lui appartenait de droit ; elle y réussirait, se disait-elle, avec l’aide de Dieu.


CHAPITRE II

SCÈNE CONJUGALE


Dans la salle à manger des Peupliers, huit jours après les évènements racontés plus haut, le notaire Champvert, Yseult et Mme Dussol étaient à prendre leur dîner. Il était sept heures du soir. Roxane, quoiqu’elle n’eut pu voir ce qui se passait, pouvait entendre parfaitement chaque parole échangée entre ces trois personnes. Cachée dans une petite dépense attenante à la salle à manger, elle ne perdait pas un mot de ce qui se disait.

— Ignace, disait la voix d’Yseult (le notaire Champvert se nommait ainsi) sais-tu qu’il y a un mois aujourd’hui que nous sommes mariés ?

— Je le sais bien, répondit la voix de Champvert. Et puis, après ?

— Mais… dit Yseult, que cette réponse de son mari sembla interloquer. Tu deman- des : « Après » ? mon cher ?… Si tu veux bien, j’irai te rejoindre dans ton étude, tout à l’heure et…

— Comme tu voudras, ma chère Yseult, répondit Champvert. Eh ! bien, belle-maman, reprit-il, d’un ton moqueur cette fois et s’adressant à Mme Dussol, vous n’avez pu vous décider encore à nous dire où vous avez passé ces trois jours, durant notre voyage de noces, hein ?… Vraiment, le mystère…

— C’est vrai, mère ! interrompit Yseult. Ç’a l’air si singulier de vous voir faire un mystère de votre absence des Peupliers ! Pourquoi ne nous dites-vous pas où vous avez passé ces trois jours ?

— Ma chère Yseult, répondit tranquillement Mme Dussol, je ne me crois pas obligée de vous rendre compte, ni à toi, ni à ton mari, de mes allées et venues.

— Tout de même, vous pourriez bien nous le dire où vous êtes allée ! fit Yseult. Vous n’avez ni amies ni connaissances dans les environs, que je sache. Où donc êtes-vous allée, mère ?

— Yseult, répondit doucement Mme Dussol, je suis allée… où il m’a plu d’aller ; que cela te suffise, une fois pour toutes.

— Ciel, belle-maman, dit Champvert avec un ricanement méchant, vous le prenez de haut, n’est-ce pas, et je suis obligé de vous rappeler, encore une fois, que votre frère M. de Vilnoble n’a fait que d’assez minces provisions pour vous dans son testament !

— De quel testament parlez-vous, mon gendre ? demanda Mme Dussol. Le dernier testament de mon frère n’a pas…

Roxane entendit le bruit d’une chaise poussée avec force et elle comprit que Champvert s’était levé brusquement ; il devait être fort mécontent.

— Si tu désires me parler, Yseult, dit le notaire, d’une voix où tremblait la colère, je me rends à mon étude immédiatement.

Roxane eut soudain le pressentiment qu’il allait être question du testament de M. de Vilnoble, entre le mari et la femme. Vite, elle sortit de la dépense, afin d’arriver la première dans l’étude.

C’était l’ancienne étude de M. de Vilnoble. On se souvient de cette pièce. Roxane, en entrant, jeta un regard autour d’elle ; il s’agissait de se tenir cachée, mais de manière à ne pas perdre un mot de la conversation entre les deux époux. Elle aperçut l’armoire, dans laquelle Champvert s’était caché, la nuit de la mort de M. de Vilnoble. Cette armoire c’était plutôt une sorte de corridor très étroit. À l’une de ses extrémités était une fenêtre, que la jeune fille entr’ouvrit, afin de s’assurer une issue, en cas d’alerte.

Roxane n’était pas sans comprendre le terrible risque qu’elle courait ; elle était là, dans cet étroit corridor, comme un rat dans un piège, sauf que la fenêtre se trouvait à sa droite.

Des pas s’approchaient, et bientôt, la jeune gardienne des barrières entendit la voix de Champvert qui disait :

— Tu as à me parler, Yseult ? Eh ! bien, qu’as-tu à me dire ?

— Ignace, répondit Yseult, en te rappelant tout à l’heure, qu’il y avait un mois aujourd’hui que nous sommes mariés, je voulais te rappeler, en même temps, ta promesse de me remettre… certain document…

— Ah ! dit seulement le notaire.

— Le document, Ignace ! Le dernier testament de mon oncle de Vilnoble ! Ce testament qui…

— Ce testament qui… pourquoi n’achèves-tu pas ta phrase, ma chère ?… Tu désires que je te remettre, ce soir, le dernier testament de M. de Vilnoble, celui qui te déshérite et rend presque millionnaire ton cousin Hugues. Ce testament qui eut pour témoin Adrien et cette demoiselle Monthy…

Roxane s’approcha de la cloison et elle entr’ouvrit de quelques pouces la porte de l’armoire, afin de pouvoir voir, aussi bien qu’entendre.

— Le testament, Ignace ! Tu as promis ! s’écria Yseult. Donne-moi ce papier si compromettant, que je le brûle dans ce foyer !

Champvert s’approcha d’un coffre-fort, qu’il ouvrit, et il en retira un document qu’il montra à sa femme. Yseult tendit la main vers le papier…

Roxane, de sa cachette, retira des plis de sa robe un revolver et elle posa son doigt sur la détente, prête à tirer, si on essayait de détruire ce document, pour lequel elle avait déjà tant risqué.

Mais le notaire ne tendit pas le papier à sa femme.

— Tu le reconnais bien ce testament, n’est-ce pas, ma chère ? dit-il d’un ton sinistre. Eh ! bien, je te le remettrai pour que tu le détruises… à une condition.

— À une condition ! s’écria Yseult. Tu m’avais promis…

— Oui, je sais ; mais j’ai changé d’idée, depuis… Sans moi, ma chère tu étais déshéritée ; il est donc juste que tu me cèdes au moins la moitié de la fortune dont tu as hérité… Tiens, Yseult, ajouta le notaire, signe ce papier ; en retour, je tiendrai la promesse que je t’ai faite.

— Comment ! Te céder la moitié de ma fortune ! cria Yseult, pâle de colère. N’est-ce pas assez que tu m’as obligée de faire mon testament en ta faveur ! Mais, de mon vivant ! Jamais, entends-tu ? Jamais ! Me mettre, en quelque sorte, à ta merci !… Je le répète, jamais ! J’aime trop mon indépendance pour consentir à cela !

— Comme tu voudras ! répondit Champvert. Alors, le testament retourne dans mon coffre-fort… Écoute, Yseult, je te donne trois mois pour te décider ; si, au bout de ce temps, tu es encore dans les mêmes dispositions, je m’arrangerai pour que ce document soit trouvé… disons, par ta mère… Tu connais les conséquences !

Ce-disant ! il jeta le testament dans le coffre-fort, dont il fit jouer la combinaison.

La figure d’Yseult était effrayante à voir : ses yeux étaient horriblement dilatés, ses joues étaient blanches comme de la cire, et ses lèvres minces paraissaient plus minces encore. Soudain, elle s’élança vers son mari.

— Misérable ! cria-t-elle, en lui donnant un soufflet.

En un clin d’œil, Champvert s’empara des poignets d’Yseult et il les serra à les briser, puis, usant de toute sa force, il parvint à lui faire ployer les genoux.

— Demande-moi pardon, Yseult, dit-il, d’une voix assez calme, mais sous laquelle on devinait une de ces « colères blanches », qui sont réellement les pires. Demande-moi pardon, entends-tu !

Yseult ne proféra pas un mot ; les yeux démesurément ouverts, elle regardait son mari, sans rien dire.

Alors, Champvert saisit sa femme à la gorge. En vain essayait-elle de se dégager, de desserrer les doigts qui l’étranglaient ; le notaire ne faisait que resserrer son étreinte. Allait-il étrangler sa femme, là, devant les yeux de Roxane ?

Roxane leva son revolver ; elle visa l’épaule de Champvert et se tint prête à tirer.

Qu’importait le danger qu’elle courrait ensuite ; il fallait empêcher ce meurtre !

Mais voilà qu’Yseult, puisqu’elle était incapable d’articuler même une seule syllabe, leva la main, et Champvert desserra ses doigts.

— Pardon ! balbutia-t-elle.

— Pauvre insensée, lui dit son mari, crois-tu vraiment pouvoir me dominer moi, moi Champvert ? Va, maintenant ! Sors d’ici !

Ce disant, il saisit sa femme par les épaules et la poussa si rudement qu’elle tomba, encore une fois, sur les genoux. Aussitôt, elle se releva et se dirigea vers la porte ouvrant sur le corridor. Au moment de quitter l’étude, elle se tourna du côté de son mari ; sur son visage se voyait l’expression d’une implacable haine.

— Je me vengerai, misérable lâche ! dit-elle, puis elle se hâte de sortir.

Roxane, sûre maintenant qu’Yseult ne courait plus de danger, se dirigea, à pas de loup vers la fenêtre, et se suspendant par les mains, elle sauta légèrement sur la terrasse.

Ainsi, elle avait eu raison de soupçonner Champvert d’avoir volé le dernier testament de M. de Vilnoble ?… Comment s’emparer de ce document ?… Aucun plan ne se présentait à sa pensée ; mais elle y réussirait, le ciel aidant.


CHAPITRE III

L’ENTÊTEMENT D’YSEULT


Le lendemain matin, quand Roxane vint prendre les ordres de Mme Champvert, celle-ci, contre son habitude, était couchée. Elle était très pâle et ses yeux étaient cernés de bistre, de plus, les broderies et dentelles de sa robe de nuit ne cachaient qu’imparfaitement les marques bleues qu’avaient laissées, autour de ses poignets et de son cou, les doigts de Champvert. Pauvre Yseult ! Elle était coupable, sans doute, d’avoir comploté avec le notaire pour voler le dernier testament de M. de Vilnoble ; mais Roxane ne put faire autrement que de la plaindre, à cause du sinistre voyou qu’elle avait pour mari.

Quand arriva l’heure du déjeuner, Yseult ne parut pas dans la salle à manger, ce qui ne plut guère à Champvert.

— Où est Yseult ? demanda-t-il à Mme Dussol.

— Yseult est malade, répondit, d’une voix triste Mme Dussol.

Champvert posa le doigt sur un timbre, qui se trouvait à sa portée, et Roxane entra dans la salle à manger.

— Allez dire à Mme Champvert que nous l’attendons pour le déjeuner, lui dit le notaire.

— Yseult est malade, répéta Mme Dussol.

Champvert frappa le plancher du pied.

— Faites ce que je vous ai dit de faire ! tonna-t-il, en s’adressant à Roxane. Entendez-vous !

Roxane entra dans la chambre à coucher d’Yseult, après avoir frappé à la porte.

Mme Champvert, dit-elle, M. Champvert m’envoie vous dire qu’il vous attend pour le déjeuner.

— Je suis malade, répondit Yseult.

— J’ai préparé un plateau pour vous, dit Roxane ; je vais vous l’apporter.

Entrant ensuite dans la salle à manger, elle dit au notaire :

Mme Champvert est malade. Puis elle sortit et alla chercher le plateau qu’elle porta à Yseult. Mais à peine la jeune femme avait-elle bu une gorgée de café que Champvert entra dans la chambre, à son tour. Il entra en coup de vent, suivi de Mme Dussol.

— Tu es malade, paraît-il ? fit-il, durement. Arrange-toi pour être guérie à temps afin de pouvoir dîner avec nous, hein, Yseult ?

Yseult ne proféra pas un mot.

— As-tu entendu, Yseult ? cria-t-il. Tu dîneras avec nous ; est-ce compris ?

— Je dînerai avec vous… si je le puis. Si je ne me sens pas disposée à me rendre à la salle à manger, Mme Louvier m’apportera mon plateau ici et je dînerai dans ma chambre.

— Nous verrons bien ! s’écria Champvert.

— Oui, nous verrons bien ! répéta Yseult, d’un ton tellement moqueur que Roxane craignit qu’il y eût une autre scène.

Pourtant, le notaire, sans répondre, quitta la chambre de sa femme, fermant la porte avec une telle force que les fenêtres, et même les meubles en furent secoués.

À l’heure du dîner, Yseult refusa de se rendre à sa salle à manger ; elle garda le lit, se disant trop malade pour se lever. Mme Dussol, prévoyant une autre scène, vint demander en grâce à sa fille de faire un effort pour plaire à son mari.

— Jette un kimono par-dessus ta robe de nuit, Yseult, implora-t-elle, et descends dans la salle à manger, faire acte de présence, au moins !

Mais Yseult, avec son entêtement ordinaire, refusa de suivre les conseils de sa mère.

Roxane, ainsi qu’elle l’avait fait pour le repas précédent, entra dans la chambre de la jeune femme, avec un plateau, sur lequel était le dîner d’Yseult, et, presque sur ses talons, arriva Champvert.

— Que signifie ? s’écria-t-il. Est-ce que tu ne descends pas dîner, Yseult ? demanda-t-il.

— Non, répondit Yseult.

— Tu dis non, mais moi, je dis oui ! cria-t-il. Lève-toi à l’instant !

— Je suis malade, dit Mme Champvert.

— Ce n’est pas vrai ! vociféra son mari, lève-toi, entends-tu, Yseult ! Ne m’oblige pas de te lever de force.

Yseult garda le silence. Sans doute, ce silence irrita davantage l’irascible Champvert, car il se mit à injurier sa femme. Les injures les plus viles pleuvaient littéralement sur l’impassible Yseult.

Mme  Dussol, à genoux près du lit de sa fille, sanglotait. Oh ! combien Roxane eut voulu pouvoir se dépouiller de son déguisement, pour quelques instants, afin d’essayer de consoler cette pauvre mère désolée !

Soudain, le notaire aperçut la jeune fille.

— Que faites-vous ici, vous ? demanda-t-il.

— Je suis venue apporter à Mme Champvert son dîner, répondit Roxane.

— Sortez d’ici ! hurla Champvert. Si Mme Champvert est trop malade pour prendre sa place à table, elle est trop malade pour manger.

— Bien, Monsieur ! répondit Roxane, qui prit le plateau et se dirigea vers la porte.

— Allez ! dit le notaire. Et dites à Angélique…

— Pardon, Monsieur, interrompit Roxane ; mon service se termine à sept heures précises et je n’ai d’ordre à recevoir de qui que ce soit, après cette heure.

Fuyant devant le courroux de Champvert, elle se dirigea hâtivement vers sa chambre à coucher. Un quart d’heure plus tard, elle prenait, encore une fois, la direction de la chambre d’Yseult, munie du plateau. À l’une des extrémités du corridor principal, elle rencontra Mme Dussol. Pauvre femme ! Ses yeux rougis attestaient qu’elle avait beaucoup pleuré.

Mme  Louvier ! s’écria-t-elle, en apercevant la jeune fille. Où allez-vous donc ?

— Je vais apporter le dîner à Mme Champvert, répondit Roxane.

Mme  Dussol sourit tristement et elle murmura :

— Merci, Mme  Louvier !

Si Mme  Dussol avait pleuré, il était de toute évidence que sa fille n’avait pas versé une larme. Quand Roxane arriva dans la chambre de Mme Champvert, celle-ci était encore couchée ; très pâle, immobile, on l’eut prise pour une statue de marbre, n’eussent été ses yeux, dans lesquels brillaient la folie d’une résolution désespérée…

— Je suis venue vous apporter votre dîner, Mme Champvert, dit Roxane.

Ainsi que l’avait fait Mme Dussol, Yseult sourit, puis murmura : « merci ».

Roxane ayant déposé le plateau sur le guéridon, se dirigea vers la porte de la chambre, qu’elle ferma à clef.

Si la jeune femme ne mangea pas beaucoup, elle sembla aimer ce que Roxane lui avait préparé ; elle but aussi un verre de vin, ce qui ramena un peu de rouge sur ses lèvres !

Au moment où Roxane se disposait à retourner dans sa chambre, elle entendit, dans le corridor, le pas de Champvert, et aussitôt, celui-ci frappa à la porte.

— Yseult ! appela-t-il.

Yseult ne répondit pas.

— Yseult ! appela-t-il de nouveau.

Même mutisme de la part de la jeune femme.

— Répondez, je vous prie ! implora Roxane. Mais, l’entêtée Yseult demeura muette.

— Yseult ! cria, pour la troisième fois le notaire.

Ne recevant pas de réponse, il donna un coup de pied dans la porte de chambre de sa femme, après quoi, il entra dans son étude, en fermant la porte avec une telle force que toute la maison en fut ébranlée.

Roxane regarda Yseult ; le visage de celle-ci était tout à fait impassible. Dans ses yeux seulement, régnait toujours comme une résolution désespérée.


CHAPITRE IV

DEUX LETTRES


Le lendemain soir, Roxane se disposait à sortir, afin de respirer un peu l’air du dehors. Elle était à se coiffer, lorsqu’elle entendit frapper à la porte de sa chambre. Allant ouvrir, elle se trouva en face de Mme Dussol.

— Vous alliez sortir, Mme Louvier ? demanda la mère d’Yseult. Je ne vous retiendrai pas longtemps… Je suis venue vous demander de me rendre un service… un grand service.

— Si je le puis, Madame, répondit la fiancée de Hugues, soyez assurée que je me ferai un grand plaisir de vous servir.

— Il s’agit d’une lettre, dit Mme Dussol, en hésitant un peu. Vous le savez, le courrier est déposé dans l’étude de M. Champvert chaque jour… Or, cette lettre que je viens d’écrire, je désire que personne n’en ait connaissance, et c’est pourquoi je venais vous demander si vous vous en chargeriez et la remettriez au facteur, demain, quand il viendra ?

— Mais, avec plaisir ! répondit Roxane. Vous pouvez me confier votre missive, Mme Dussol ; je me charge d’arranger les choses à votre satisfaction.

— Merci ! Oh ! merci ! s’écria Mme Dussol. Je ne sais pourquoi, Mme Louvier, continua-t-elle, mais vous m’inspirez confiance… Voici la lettre, ajouta-t-elle, en retirant de sa poche de robe une enveloppe cachetée.

Roxane, en recevant la lettre, faillit crier, tant fut grande sa surprise ; c’est que, sur l’enveloppe, elle lut l’adresse suivante :

« Mademoiselle Monthy

Barrières-de-Péage
Saskatchewan ».

— Voyez-vous, reprit Mme Dussol, la vie n’est plus tenable ici, et au lieu d’aider à ma fille, il semble que je ne fais qu’irriter mon gendre davantage, chaque jour… Cette lettre est adressée à Mlle Monthy, une bonne et charmante jeune fille, la fiancée de mon cher neveu Hugues de Vilnoble. Elle m’a invitée fort cordialement à aller me promener chez elle. J’irai, si elle peut me recevoir, pour une semaine ou deux. Mlle Monthy est la gardienne des barrières de péage, vous savez. Il y a aussi sa petite sœur à Mlle Monthy : gentille Rita. Pauvre enfant ; elle est infirme !… Nous sommes de grandes amies mignonne Rita et moi. Mlle de St-Éloi, l’amie intime de Mlle Monthy, est aussi aux Barrières-de-Péage, dans le moment… Oh ! Mme Louvier, quel soulagement pour moi que de pouvoir passer quelques jours avec ces deux jeunes filles et cette enfant que j’aime ! Si Mlle Monthy veut bien me recevoir…

— Je suis certaine que vous serez la bienvenue, Madame, dit Roxane. Vous recevrez une réponse à votre lettre dans deux ou trois jours, au plus. Désirez-vous que la réponse me soit adressée, à moi plutôt qu’à vous ?

— Non, merci, ce n’est pas nécessaire, Mme Louvier… Je vais donc compter sur vous ?

— Certes oui ! Votre lettre à Mlle Monthy je la remettrai moi-même au facteur, demain, soyez-en assurée, Madame !

— Mille et mille fois merci ! dit Mme Dussol, en quittant la chambre de Roxane.

Roxane écrivit quelques lignes à Lucie, avant de se mettre au lit.

« Chère Lucie,

En même temps que ceci, tu recevras une lettre adressée à Mlle Monthy. Dans cette lettre dont Mme Dussol vient de me charger pour la remettre personnellement au père Noé, elle exprime le désir d’aller passer une semaine ou deux chez-nous. Je n’ai pas besoin de te dire, chère Lucie, quelle réponse tu dois écrire à cette bonne dame, hein ?…

Pour expliquer à Mme Dussol mon absence des Barrières-de-péage, tu pourras dire que je suis allée… disons… à Fort Chipewyan, soigner une de mes… tantes, qui est vieille et malade… Tu arrangeras bien cela je sais !

Cette pauvre Mme Dussol ! La vie n’est pas semée de roses, pour elle, aux Peupliers, je te l’assure !

Dis à Rita que je lui envoie mille baisers, et que j’espère être de retour chez-nous d’ici à un mois ; avant cela probablement.

À toi toute mon amitié, chère Lucie,

Sincèrement,
ROXANE.

P. S. — Je ne m’étais pas trompée ; le… papier est bien ici, entre les mains de M. C. Il s’agit de m’en emparer maintenant. Prie bien fort et fais prier Rita, pour que je réussisse dans mon entreprise, n’est-ce pas ?

R. M.

Le lendemain, les deux lettres étaient confiées au père Noé. Deux jours plus tard, la réponse de Lucie arrivait à Mme Dussol et celle-ci quittait, au bout de trois jours, les Peupliers pour les Barrières-de-Péage. Seulement ni Yseult, ni Champvert ne connaissaient sa destination ; seuls étaient dans le secret Roxane et aussi le Docteur Philipbert, qui avait conduit lui-même Mme Dussol en voiture.


CHAPITRE V

ON FAIT LA CONNAISSANCE DE DÉCART


Durant la semaine qui suivit le départ de Mme Dussol, rien d’extraordinaire ne se passa aux Peupliers. Roxane cherchait toujours l’occasion de s’emparer du testament ; mais ce n’était pas chose facile, et la fiancée de Hugues commençait à se désespérer un peu. Le coffre-fort de Champvert était toujours fermé ; combien de fois la jeune fille avait essayé de l’ouvrir ! C’était une assez singulière combinaison que celle de ce coffre-fort : au lieu de chiffres, c’étaient des lettres qui en formaient la clef. Évidemment, à moins de connaître le mot qui en faisait fonctionner la serrure, il n’y avait rien à faire. Or, une chose était certaine : le mot ou le nom qui ouvrait le coffre-fort était court, trois lettres seulement… mais il s’agissait de savoir ce mot ou ce nom.

On était au vendredi soir. Yseult, qui continuait à bouder son mari (et pour cause) était allée dîner et passer la veillée chez une de ses amies, Mme Faure, qui demeurait à deux milles des Peupliers. Champvert (Roxane s’en était assurée) s’était retiré dans la bibliothèque. Les domestiques étaient occupés, chacun à sa manière.

Roxane entra dans l’étude. Elle allait faire un dessin aussi exact que possible de la serrure du coffre-fort ; ce dessin, elle le montrerait au Docteur Philibert, et ensemble, ils essayeraient d’en découvrir le secret.

La jeune fille, à genoux auprès du coffre-fort, était occupée à comparer le dessin qu’elle venait de tracer avec la serrure elle-même, quand elle entendit des pas s’approchant de l’étude : c’était Champvert ! Elle n’eut que juste le temps d’entrer dans le passage-armoire, dont elle ferma la porte à demi, et de s’y cacher, quand le notaire entra. Il se dirigea du côté de son pupitre et se mit à examiner des papiers, puis il s’approcha du coffre-fort. « Clik ! Clik ! Clik ! » et avec un bruit sourd le coffre-fort s’ouvrit. Trois lettres… Oui, de trois lettres seulement se composait le mot ou le nom que Roxane eut donné dix ans de sa vie pour savoir.

À ce moment, résonna la cloche de la porte d’entrée, et au bout de quelques instants, Justin, le portier des Peupliers, entra dans l’étude et dit à Champvert que quelqu’un venait d’arriver et qu’il demandait instamment à parler au notaire.

— Un client, je suppose, dit Champvert ; faites entrer.

Le domestique se retira et presqu’aussitôt, un être assez bizarre se présenta à la porte de l’étude. Un Juif, petit de taille, aux yeux bruns, aux pommettes saillantes, et dont le bas du visage disparaissait sous une barbe noire. Son aspect n’avait rien de bien effrayant ; mais Champvert, en apercevant son visiteur, devint blanc comme la chaux, ses yeux et sa bouche s’ouvrirent démesurément et il se mit à trembler visiblement.

— Gomment va, ger M. Janfert ? dit le juif, avec un sourire qui découvrit ses dents brunes.

— Henric Silverstien ! murmura le notaire.

— Eh ! foui, c’est le pon ami Silverstien, répondit le juif. Fous êtes gontent te me revoir, che zais, Janfert ! Hé hé hé !

— Que venez-vous faire ici, Silverstien ? demanda Champvert.

— Che fiens vaire une longue fisite, foui, une longue fisite.

— Je le regrette, mais je ne puis vous recevoir, Silverstien.

— Fous ne poufez bas me rezefoir, tides-vous ! s’écria Silverstien. Non ger M. Tégart !

— Chut ! Pas ce nom ici ! Il y a longtemps que j’ai abandonné le nom de Décart ; je suis connu seulement sous le nom de Champvert.

— Ah ! foui ! Janfert-dit-Tégart, ou bludot, Tégart-dit-Janfert, hein ? Eh ! pien, che ne fous plâme bas d’afoir apantonné le nom de Tégart, gui est assozié afec le meurtre de l’auperche tu Dicre-rambant Hé Hé Hé !

— Que voulez-vous de moi, Silverstien ? demanda le notaire d’une voix tremblante. Est-ce de l’argent ? Je pourrais peut-être vous donner…

— Gompien ?

— Combien ?… Mais… quelques dollars…

— Guelques tollars, tites-fous, M. Tégart, guand che porte zur moi, en ce moment, un betit pabier pleu qui…

— Le papier ?… Le papier bleu ?… Vous l’avez donc encore ?

— Mais, foui !

— Combien désirez-vous pour ce papier, Silverstien ?

— Compien ?… Fingt-mille biasdres.

— Vingt-mille piastres. Je ne les ai pas.

— Fous les drouferez pien ger M. Tégart ! En addentant, che tésire être rezu izi, aux Peubliers, gomme fotre meilleur ami.

— Impossible ! cria Champvert.

— Asseyons-nous et gausons, foulez-vous, M. Tégart ?

— Pourquoi persistez-vous à me nommer Décart, Silverstien ?

— Bourquoi ? Mais, barzeque c’est sous ce nom que che fous gonnaissais, lors du meurtre te l’auperche tu Dicre-Rambant… Barlons-en te ce meurdre, ger ami. Une guerelle de cheu afec un étrancher. Fous, Tégart, fous êtes surpris par l’étrancher, drichant aux gartes. L’étrancher vous chette son mébris à la faze, et bour fous fencher, fous le zuifez (l’étrancher) et fous le tardez au gœur.

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! s’exclama Champvert, dont les dents claquaient.

— Eh ! foui, reprit le juif, fous êtes un assazin, Tégart-dit-Janfert ! Ch’en ai la breuve sur moi… Tésirez-fous en prendre gonnaissance de ze bedit babier pieu ?… Aimeriez-fous l’endentre lire ?

Silverstein retira de son gousset un portefeuille énorme et crasseux, duquel il retira un papier bleu pâle, qu’il montra au notaire. Celui-ci fit un mouvement pour s’élancer vers le juif ; mais Silverstien s’était attendu à cela, sans doute, car Champvert se trouva soudain arrêté par la vue d’un revolver de fort calibre que le juif venait de braquer sur lui.

— Bas de farze, ger M. Tégart, et bas les battes, hein ! Retournez à votre jaise, et égoutez pien ; che fais fous tonner legture du betit babier pleu… Ou blutôt, fenez le lire fous-même. Lisez-le tout haut, ch’aimerais à l’entendre lire, oh ! peaucoup !

Champvert, comme s’il eut obéi à une volonté plus forte que la sienne, s’approcha du juif, et tandis que celui-ci tenait d’une main le papier, et de l’autre son revolver, le notaire lut, tout haut, ce qui suit :

« C’est moi qui ai assassiné, pour me venger, le 13 juin 19… un étranger, non loin de l’auberge du Tigre-Rampant, en lui plongeant un poignard dans le cœur ».

Signé Ignace Décart-dit-Champvert.

« en présence de Henric Silverstien, qui m’a vu commettre le meurtre, et qui appose ici sa signature.

Signature du témoin,
Henric Silverstien ».


— Hein ! fit le juif, quand Champvert eut lu le papier. Ce babier ne vaut-il pas bas plus gue les fingt-mille piastres gue je fous en temande ?

— Eh ! bien, non ! répondit le notaire. Non ! comprenez-vous Silverstien. C’est un des employés de l’auberge du Tigre-Rampant qui a été accusé du meurtre de l’étranger et condamné à mort pour ce crime. Ainsi… Cet employé, un nommé Armand Lagrève, vous vous en souvenez ?…

— Oh ! foui, che me soutiens, Tégart-dit-Janfert. Che me soutiens aussi qu’Armand Lacrève s’est éjappé de la prisson.

— Oui. Armand Lagrève s’est échappé de la prison, comme vous le dites, Silverstien, huit jours avant celui où il devait monter sur l’échafaud… Aux yeux de la loi, cependant, Armand Lagrève est un assassin.

Dans le passage-armoire, Roxane, depuis que Champvert avait prononcé, pour la première fois le nom d’Armand Lagrève, tenait son mouchoir pressé contre sa bouche, pour ne pas crier. Armand, le fiancé de Lucie !

— Laissons zela, Janfert, dit le juif. Chusqu’à ce gue fous ayez trouvé les fingt-mille biastres, che resterai izi, gomprenez-fous ?… Et fous me traiderez en ami, sinon ce zera bire bour fous. Est-ze ententu ?

— Il le faut bien ! répondit Champvert. Suivez-moi alors je vais vous conduire à votre chambre.

— C’est pien ! Mais, bas de farze, hein, Tégart ?

— Pas de farce… ?

— Non, bas de farze… Fous savez si pien jouer du poignard, gue…

— Venez ! se contenta de répondre le notaire. Et tous deux quittèrent l’étude.

Roxane sortit sur la terrasse par la fenêtre et vite elle monta à sa chambre. Elle venait d’apprendre de terribles choses : Champvert était un assassin aussi bien qu’un voleur !… Armand Lagrève, faussement accusé, était obligé de se dérober à la justice…

Ce papier bleu, sur lequel était la confession du véritable meutrier, Roxane se dit qu’elle allait faire l’impossible pour s’en emparer… Le testament, puis le papier bleu…. Eh ! bien, elle trouverait un moyen…

Demain, elle irait chez le Docteur Philibert ; elle lui raconterait tout.

Rien au monde ne l’empêcherait d’aller chez le médecin, le lendemain soir, quand elle devrait parcourir à pied les quatre milles séparant les Peupliers du Valgai !


CHAPITRE VI

DOUBLE MISSION


Ce n’est pas à pied, mais à cheval que Roxane se rendit chez le Docteur Philibert, le lendemain soir, vers les huit heures.

À l’heure du dîner aux Peupliers, une servante était allée frapper à la porte de sa chambre et lui avait dit :

Mme  Louvier, Mme Champvert demande si vous voulez descendre à la salle à manger immédiatement.

— Qu’y a-t-il ? demanda Roxane.

— Je ne sais pas, répondit la servante ; mais je crois que Madame a un service à vous demander, car je l’ai entendue qui disait à M. Champvert : « peut-être Mme Louvier nous rendrait-elle ce service ».

En entrant dans la salle à manger, Roxane vit Yseult à l’une des extrémités de la table, le notaire Champvert à l’autre, et, entre eux, le juif Silverstien. Tous avaient un air assez maussade et très ennuyé.

Mme  Louvier, dit Yseult, j’aurais un service à vous demander…

— Si je puis vous le rendre, ce sera avec plaisir.

— Vous avez appris, sans doute, que Justin, le portier, est malade, depuis ce matin ?

— Oui, madame, je l’ai appris.

— Or, reprit Yseult, il fait beaucoup de température, et je crains qu’il soit atteint de quelque maladie contagieuse. Je voudrais donc vous demander si vous iriez chez le Docteur Philibert, et le prier de venir ici, ce soir, si possible ?

— C’est bien, Madame, j’irai, répondit la jeune fille.

Savez-vous monter à cheval ? demanda Mme Champvert.

Roxane ne put s’empêcher de sourire. Savait-elle monter à cheval ?… Devant ses yeux passa la vision de sa course sur Bianco, certaine nuit… Elle pensa aussi à la Forêt des Abîmes et au Sentier de la Mort… Mais, c’est d’une voix tranquille qu’elle répondit :

— Oui, je sais monter à cheval.

— Alors, je vais donner l’ordre de seller Jupiter, dit Yseult, en posant son doigt sur un timbre.

— Faire seller Jupiter à cette heure ! s’écria Champvert. Ma foi, Yseult.

— Sois assez bon de te mêler de ce qui te regarde, mon cher, riposta la jeune femme. Puis s’adressant au domestique qui venait d’entrer dans la salle à manger, elle ajouta : Dites au cocher de seller Jupiter à l’instant.

— Je serai prête à partir dans cinq minutes, dit Roxane, en se dirigeant vers la porte de la salle à manger.

— Attendez ! s’écria Yseult. Vous ne connaîtriez pas quelqu’un (quand ce serait qu’un enfant) qui pourrait remplacer Justin pour quelques jours ? Vous savez que je donne un grand dîner demain soir, et je ne puis me passer d’un portier.

— Je ne connais personne, répondit Roxane. Mais peut-être le Docteur Philibert pourrait-il vous recommander quelqu’un.

Vite, la jeune fille quitta la salle à manger. Elle avait tant hâte de voir le Docteur Philibert ! Elle avait tant de choses à lui dire, tant de conseils à lui demander au « bon Docteur », comme disait Rita !

Inutile de dire qu’elle fut la très-bienvenue. C’est le médecin lui-même qui vint lui ouvrir.

Mlle  Monthy… ou plutôt, Mme Louvier ! s’écria-t-il, en apercevant Roxane. Entrez ! Vous êtes des milliers de fois la bienvenue !

— Savez-vous, Docteur, dit la jeune fille, quand elle eut été installée dans un confortable fauteuil, en face du médecin, savez-vous que j’ai failli passer tout droit ?… Je n’étais pas bien sûre d’être au Valgai, à cause de cette nouvelle construction, tout à côté de votre maison.

— Ah ! oui, fit le docteur, dont la joviale figure se rembrunit un instant.

— Mais, qu’est-ce que cette bâtisse ? demanda Roxane. J’ai vu qu’elle était éclairée à l’intérieur.

— Je vous expliquerai cela tout à l’heure, ma chère enfant. D’abord, que je vous donne des nouvelles de chez-vous… Je suis arrêté aux Barrières-de-Péage cet après-midi. Je les ai trouvés tous en excellente santé et d’agréable humeur ; votre dernière lettre à Mlle de St-Éloi, dans laquelle vous annoncez votre retour, avant un mois, les a réjouis tous.

— Oui, j’espère bien être de retour chez-nous avant un mois. Le testament… Lucie vous a-t-elle dit que je l’avais vu, et que je n’attendais qu’une occasion de m’en emparer ?

— Elle me l’a dit, répondit le médecin.

— Malheureusement, quoique je sache que le testament existe et qu’il est encore entre les mains du voleur, (je veux dire le notaire Champvert) je ne parviens pas à trouver la combinaison du coffre-fort, dans lequel le testament est enfermé. Mais, que je vous raconte d’abord comment j’ai appris la chose. Voici :

Roxane décrivit la scène conjugale dont elle avait été témoin, et elle ajouta ;

— Il me tarde de m’en aller des Peupliers, je vous l’assure, Docteur ! Il me semble que, dans l’atmosphère de cette maison, on ne respire que drame ou tragédie. Si vous voyiez le visage de Mme Champvert ! Depuis la scène dont je viens de vous parler, on peut lire dans les yeux de cette femme comme une résolution désespérée. Ils se détestent ces deux époux, et ils s’adressent l’un l’autre comme je ne parlerais pas, moi, à… Bruno, notre chien… Mais, laissons cela… Voici le dessin dont je vous ai parlé ; c’est la reproduction exacte de la combinaison coffre-fort de M. Champvert.

Elle présenta une feuille de papier au docteur Philibert.

— Tiens ! ce sont des lettres, au lieu d’être des chiffres ! s’exclama celui-ci. Il faudrait trouver le mot qui fait fonctionner la serrure… Hem ! Hem ! Je crains fort que ce soit une tâche au-dessus de vos forces, chère Mlle Monthy !

— Ce mot, ou ce nom, est très court, dans tous les cas ; il ne se compose que de trois lettres, répondit Roxane.

— De trois lettres, dites-vous ! Un nom plutôt qu’un mot ! Eurêka ! Eurêka ! s’écria le médecin.

— Vous avez trouvé, Docteur ? Qu’est-ce, oh ! qu’est-ce ?

— Ce coffre-fort appartenait à mon vieil ami M. de Vilnoble. Or, il a choisir, pour la combinaison de la serrure, le nom de sa femme, la mère de Hugues, et ce nom se compose de trois lettres, exactement ; ce nom c’est Réa.

— Ciel ! s’écria Roxane ; c’est bien cela : R É A ! Le testament sera entre mes mains aussitôt que je pourrai me faufiler dans l’étude, maintenant.

— Pourtant, vous aurez à user d’infinies précautions, ma pauvre enfant, continua le médecin. Ce Champvert…

— Ah ! cela me fait penser à vous poser une question ! fit Roxane. Et, regardant le médecin bien en face, elle demanda : Docteur Philibert, avez-vous déjà entendu prononcer le nom de Décart ?

— Décart ! cria le docteur. Grand Dieu, oui, je connais ce nom ! Dites-moi…

— Ce nom de Décart est associé à un crime, n’est-ce pas ? Un crime qu’on désigne sous le nom du meurtre de l’auberge du Tigre-Rampant… Et, pour ce meurtre, un innocent a été arrêté, jugé, puis condamné à mort…

— Vous savez ?… balbutia le Docteur Philibert.

— Oui, je sais… M. Armand Lagrève, le cousin de Hugues, le fiancé de Lucie…

— Pauvre Armand !

— Ce Décart a disparu ; mais moi, je sais où il est. Je sais aussi, sous quel nom il est connu maintenant…

— Vous ? Mlle  Monthy ! Vous savez…

— Oui, Docteur. Décart, son véritable nom c’est… Ignace Décart-dit-Champvert ; voilà !

— Champvert ! s’écria le médecin. Grand Dieu ! Cet homme n’est pas seulement un voleur ; c’est aussi un assassin !… Mais, comment axez-vous appris ?

Roxane raconta, en détail, l’entrevue entre Champvert et Silverstien. Le Docteur Philibert n’en revenait pas !…

— Ce petit papier bleu, acheva Roxane, il me le faut, et je l’aurai ! Ce papier contient la justification de M. Lagrève… J’ai donc double mission à accomplir au Peupliers : celle de m’emparer du dernier testament de M. de Vilnoble, et celle de me faire remettre, par le juif allemand Silverstien ce papier sur lequel est la confession d’Ignace Décart-dit-Champvert… Écoutez-moi bien, cher bon ami ; je vais vous soumettre mon plan concernant ce Silverstien.

Elle parla longtemps, le Docteur Philibert l’écoutant avec des hochements de tête et des exclamations.

— Je ne puis vous donner ni des conseils, ni mon approbation, Mlle Monthy, dit le médecin, quand Roxane lui eut soumis son plan en entier. La double mission dont vous vous êtes chargée est pleine de dangers… N’oubliez pas que vous avez affaire à deux bandits : Décart — je veux dire Champvert — et Silverstien… Je ne puis que vous dire du fond du cœur : Que Dieu vous guide et vous vienne en aide !

— Merci, Docteur ! répondit Roxane, en se levant pour partir. Oh ! j’allais oublier de vous dire, ajouta-t-elle, que Mme Champvert désire que vous alliez aux Peupliers, ce soir même, si possible.

Mme  Champvert serait-elle malade ?

— Non, pas Mme Champvert, mais Justin, le portier. Il est tombé malade ce matin, et il fait beaucoup de température, paraît-il.

Une expression d’inquiétude se peignit sur le visage du médecin.

— Je vais seller Diavolo et vous accompagner aux Peupliers, dit-il.

Mme  Champvert, qui donne un grand dîner, demain soir, aurait bien besoin de faire remplacer Justin à la porte. Or, j’ai pensé à Souple-Échine… Pourquoi ne s’engagerait-il pas comme portier aux Peupliers ! dit Roxane. Qui sait ?… Peut-être aimerai-je à l’avoir sous la main cet enfant et pourra-t-il m’être d’un grand secours, dans la double mission que je veux accomplir.

— Demain matin, je mènerai Souple-Échine aux Peupliers, Mlle Monthy, répondit le docteur. Auparavant, je le mettrai un peu au courant de…

— Dites lui seulement, à Souple-Échine, que nous allons travailler ensemble pour « Tit maître », dit Roxane, en riant.

— Oui, ça suffira, je crois, répondit le médecin, en riant lui aussi, d’un bon cœur. Mais le petit Sauvage aime aussi « la belle dame », qui lui faisait parvenir des friandises, alors qu’il était malade.

En quittant le Valgai, Roxane se tourna du côté du Docteur Philibert, qui chevauchait près d’elle, et lui dit, en désignant la nouvelle construction, qui faisait suite à la maison du médecin, et dont l’intérieur était vivement éclairé :

— Vous ne m’avez pas dit ce que c’est que ce bâtiment ?

Le visage du médecin devint grave.

— C’est un hôpital, Mlle Monthy.

— Un hôpital !

— Oui. Il y a, depuis trois semaines, quelques cas de fièvres typhoïdes dans les environs et…

— Une épidémie ! s’écria Roxane.

— Eh ! bien, oui, une épidémie.

— Rita… murmura la jeune fille.

— Je vous l’ai dit, Mlle Monthy, tous sont en excellente santé aux Barrières-de-Péage. Je leur ai indiqué un procédé pour filtrer l’eau, je leur ai recommandé une certaine diète et aussi beaucoup d’exercice en plein air… Mais, je crains bien que le portier des Peupliers ne soit atteint des fièvres… Si vous le voulez bien, nous ferons prendre à nos chevaux un temps de galop. Allons !

— Et qui vous aide à soigner les malades de votre hôpital, Docteur ?

— J’ai, dans le moment, cinq malades, répondit le médecin. Heureusement j’ai une bonne infirmière pour m’aider : Mlle Catherine, la fille du père Noé.

— Cette bonne Mlle Catherine ! s’exclama Roxane. Nous la connaissons bien Rita et moi, car elle est venue, à plusieurs reprises, passer le dimanche aux Barrières-de-Péage… Mais, un temps de galop, Docteur ! Marche, Jupiter, bon cheval, marche !

— Au galop, Diavolo ! commanda le médecin. Marche !

Et c’est au galop que les deux chevaux parcoururent les trois milles qui séparaient encore le Valgai des Peupliers.


CHAPITRE VII

UN DON À L’HÔPITAL PHILIBERT


Le pressentiment du Docteur Philibert ne l’avait pas trompé : Justin, le portier des Peupliers, était atteint des fièvres typhoïdes, et même, c’était un cas sérieux que le sien.

Après avoir examiné son malade, le médecin se fit conduire à la bibliothèque, par Roxane, et il dit à Champvert, qui était à lire :

— M. Champvert, votre portier est bien malade.

— Oui ? dit le notaire d’un air indifférent, qui déplut grandement au Docteur Philibert.

Le médecin se dit qu’il allait, sans retard, stimuler l’intérêt de Champvert, et, malgré la gravité de la situation, il ne put s’empêcher de sourire un peu… par anticipation.

— Oui, M. Champvert, Justin est dangereusement malade… des fièvres typhoïdes.

— Des fièvres typhoïdes ! s’écria Champvert, qui bondit hors de son siège. Des fièvres typhoïdes, dites-vous ?… Mais, nous allons tous prendre cette affreuse maladie !… Comment se fait-il que…

— Justin n’est tombé malade que ce matin ; mais, dans peu de temps, la maladie a fait de terribles progrès.

— Alors, mettez-moi ça dehors ! cria le notaire, et plus vite que ça !

— Monsieur, dit gravement le médecin, vous feriez bien peut-être de parler plus charitablement de ce pauvre homme… Il y a une épidémie de fièvres typhoïdes, dans le moment et… on ne sait jamais, voyez-vous !… Aujourd’hui, c’est le tour de votre portier ; demain, se sera peut-être le vôtre… Donc, un peu de charité, que diable !… Justin, je vais le transporter à mon hôpital immédiatement. Si vous voulez bien me prêter votre fourgon, j’y coucherai le malade, sur un matelas et…

— Comment ! Vous prêter le fourgon ! Pour y transporter un homme malade des fièvres typhoïdes ! Jamais ! L’infection…

— Cependant, mon cher monsieur, je ne puis transporter Justin jusqu’au Valgai, dans mes bras ou sur le dos de mon cheval, n’est-ce pas ?

— Qu’y a-t-il, Docteur Philibert ? demanda soudain la voix d’Yseult ; elle venait d’entrer dans la bibliothèque. ! Le portier est malade des fièvres, parait-il ?

— Oui, Madame, répondit le médecin, en s’inclinant devant la jeune femme. Je veux transporter Justin, sans retard, à mon hôpital ; mais M. Champvert refuse de me prêter son fourgon. Or, je suis venu ici à cheval…

Maintenant, si Champvert avait consenti à prêter le fourgon, il est probable (il est certain même) qu’Yseult s’y serait objecté ; mais comme c’était tout le contraire, elle se hâta de dire, avec son sourire le plus aimable :

— Prenez le fourgon, Docteur, et gardez-le ! Puisque vous avez construit un hôpital, je veux y contribuer pour ma part, en vous donnant le fourgon, un matelas, des oreillers et une couverture ; ce sera votre ambulance.

— Merci, Madame ! dit le médecin en s’inclinant. Puis, souriant, il ajouta : Et l’attelage ?… Ne le mettrez-vous pas par-dessus le marché ?

— Oui ! Oui ! consentit Yseult ; ce sera mon don à l’Hôpital Philibert.

Elle se mit à rire, en jetant un regard malicieux sur son mari. Combien il lui était doux de le contrarier cet homme et de lui rappeler, une fois de plus, qu’elle était maîtresse absolue aux Peupliers ! Yseult jouissait grandement de la situation qui était faite à Champvert, croyez-le ! Mais celui-ci, trouvant sa position intolérante et un tant soit peu ridicule, quitta hâtivement la bibliothèque.

Cette scène semblait amuser beaucoup le Docteur Philibert. Mais Roxane se sentit frissonner, tout à coup : il y avait tant de haine entre les deux époux !… Elle fut étreinte d’un sorte de pressentiment.

Le lendemain matin, Souple-Échine fut installé comme portier aux Peupliers.


CHAPITRE VIII

LA DOUCE GRETCHEN


Le soir même de l’arrivée de Souple-Échine aux Peupliers, Yseult donnait son grand dîner.

Huit propriétaires des ranches voisins avaient été invités, avec leurs femmes, et tous étaient au rendez-vous. La femme de Champvert, vêtue d’une robe garnie de perles et de dentelles noire, à travers laquelle on voyait ses épaules et ses bras d’albâtre, les cheveux relevés artistement et décorés de peignes en jais, les joues discrètement teintées de rose et le sourire aux lèvres, faisait une gracieuse et jolie hôtesse. L’entrain était grand. De sa chambre, Roxane entendait le murmure des voix, venant de la salle à manger, et, de temps en temps, un franc éclat de rire.

Mais, un qui s’ennuyait et s’ennuyait ferme, à ce dîner, c’est Henric Silverstien ! Le pauvre petit juif avait essayé d’engager la conversation avec sa voisine de table, mais ça n’avait pas été un succès. On sait avec quelle difficulté il baragouinait le français, la seule langue qu’il parlât à part sa propre langue : l’allemand. Sa voisine de table avait bien fait son possible pour donner la ré- plique à Silverstien, mais, vraiment, ça demandait trop d’effort, trop d’attention soutenue pour causer longtemps avec lui, et finalement, elle avait haussé les épaules et lui avait tourné franchement le dos.

Après le dîner, Silverstien se hâta de se rendre à sa chambre. Installé dans un confortable fauteuil, il faisait des réflexions, tout en fumant un excellent cigare (un cigare de Champvert, entre parenthèse).

— Que c’est ennuyant cette maison, se disait-il, et qu’il me tarde de m’en aller d’ici ! Vraiment, j’aurais fait aussi bien de m’engager comme mineur dans les houillères de l’Alberta… comme c’était mon intention tout d’abord, plutôt que de venir m’empêcher aux Peupliers… Je crois que, au lieu de vingt-mille dollars, je n’en demanderai que dix milles à Ignace Décart-dit-Champvert, pour le petit papier bleu… Ensuite, je m’en irai… Dix-mille dollars, c’est encore beau ; avec cette somme, je pourrai m’acheter un bon ranch… Il est évident que ce cher Décart (pardon ! Champvert) est complètement à la merci de sa femme et qu’il lui arrachera difficilement même dix-mille dollars… Dans tous les cas, dès demain, je lui mettrai le marché en mains, car je ne puis m’éterniser ici ; je finirais par y mourir d’ennui et de spleen… Je vais aller faire une petite promenade dehors, conclut Silverstien ; ce sera toujours aussi gai qu’ici, quoiqu’il commence déjà à faire un peu noir.

Ce disant, il se leva en bâillant, il prit son chapeau et sa canne et sortit, dans l’avenue des peupliers. Pendant une demi-heure à peu près, Silverstein marcha de long en large, puis il enfila une allée de sapins, qui se trouvait à sa gauche et bientôt, il arriva à l’extrémité du terrain des Champvert.

Ouvrant une barrière, le juif s’engagea sur le grand chemin, dans la direction de l’ouest et, tout en faisant exécuter à sa canne les plus extraordinaires moulinets, il se mit à chanter une chansonnette allemande, dans laquelle il était question d’une « douce Gretchen au teint de lys et de roses, aux cheveux d’or allant jusqu’à la ceinture » etc. etc.

Soudain, Silverstien cessa de chanter : c’est que, dans un champ, mais tout près du chemin, il venait d’apercevoir une jeune fille ; une Allemande ! Impossible de s’y tromper ! Une vraie Gretchen aux cheveux d’or, au teint de lys et de roses. La jeune Allemande essayait, sans y parvenir, à enlever les perches d’une clôture. Henric Silverstien était de son naturel, fort galant ; il s’empressa donc d’accourir vers la jeune fille et, lui parlant en allemand, il lui dit :

— Permettez-moi de vous aider, Mademoiselle !

— Merci, Monsieur ! répondit la jeune fille, dans la même langue.

— Ah ! Vous êtes Allemande ! Je l’avais deviné ! Quel bonheur pour moi de pouvoir rendre même ce léger service à une compatriote !

Avant enlevé les perches, il tendit la main à la jeune fille, afin de lui aider à traverser un petit fossé qu’il y avait, entre la clôture et le chemin puis il remit les perches en place.

— Oh ! Mon panier ! s’écria l’Allemande, en désignant l’autre côté de la clôture. Je l’avais oublié !

— Je vais aller le chercher, dit Silverstien, qui se hâta d’escalader la clôture, puis de rapporter à la jeune fille un panier, qui pesait joliment.

— Comment vous remercier, Monsieur ! s’écria-t-elle, en tendant la main pour recevoir le panier.

— Ce panier est trop lourd pour vous, Mademoiselle, dit le juif. Laissez-moi le porter, n’est-ce pas ?… Demeurez-vous loin ?

— Oh ! oui, assez loin… Chaque soir, je suis obligée d’aller aux provisions. Ma mère me charge de ce soin, voyez-vous. C’est qu’elle est trop fatiguée elle-même, quand vient la fin de la journée, pour marcher si loin.

— Chaque soir, vous allez aux provisions, dites-vous ?… Et toujours à la même heure, peut-être… et par le même chemin ?

— Mais, oui ! répondit, naïvement, la jeune Allemande. Vous êtes un étranger ici, Monsieur ? demanda-t-elle ensuite.

— Oui, Mademoiselle. Je suis en visite chez le notaire Champvert, aux Peupliers. Connaissez-vous les Peupliers ?

— Cette belle propriété, devant laquelle nous passons en ce moment ?

— Oui, répondit Silverstien. Me permettez-vous de vous dire mon nom, Mademoiselle ?

— Sans doute ! répondit, en souriant l’Allemande.

— Je me nomme Henric Silverstien… pour vous servir, Mademoiselle.

— Comme c’est curieux ! s’exclama la jeune fille, qui se mit à rire.

— Qu’est-ce qui est curieux, chère Mademoiselle ?

— Que nous portions le même nom…

— Le même nom ? Comment ! Vous nommez-vous Silverstien, vous aussi ? Peut-être sommes-nous cousins… Les Silverstien…

— Non ! Non ! Je me nomme Gretchen Henric.

— Gretchen Henric… Votre nom de famille est le même que mon prénom. En effet, c’est singulier… Et vous vous nommez Gretchen ?

— Oui, M. Silverstien.

— La douce Gretchen ! murmura le juif, et la jeune Allemande rougit, ou, du moins, elle baissa la tête, comme prise de timidité.

— Si vous voulez bien me remettre mon panier maintenant, dit Gretchen, je préfère que vous ne m’accompagniez pas plus loin. Ma mère n’approuverait pas peut-être… et… Bon soir, M. Silverstien !

— Je vous obéis, douce Gretchen, quoiqu’à regret. Demain soir… peut-être que vous reviendrez, à la même heure ?

— Je ne promets…rien, répondit Gretchen en souriant.

— Oh ! de grâce, promettez ! Si vous saviez ce que c’est, pour moi, cette rencontre ! Dites que vous reviendrez, demain soir, chère Gretchen !

— Je reviendrai, dit, presque tout bas, la jeune fille.

— À demain ! Si vous…

Mais Gretchen était déjà partie, et bientôt, Silverstien la perdit de vue à un détour du chemin.

Trois quarts d’heure plus tard, Roxane se préparait à se mettre au lit. Tout en se déshabillant, elle monologuait ainsi :

— Quel succès j’ai eu !… Ce cher M. Silverstien, je suis sûre qu’il ne manquera pas d’être à son rendez-vous avec « la douce Gretchen » demain soir. Je bénis l’inspiration que j’ai eue d’apporter cette perruque blonde avec moi au Peupliers ; je l’ai trouvée dans une de mes malles, et je me souviens que j’avais fait venir cette tignasse, il y a deux ans, pour jouer un extrait de l’opéra Faust, à la fête de mon père… Ô mon pauvre cher père si vous me voyez, en ce moment, du haut du ciel, veillez sur moi !… Les risques que je cours sont si grands que j’ai besoin du secours d’En-Haut… Quant au testament, hélas ! je sais où il est, et même, je crois connaître la combinaison du coffre-fort, mais M. Champvert vit littéralement dans son étude, depuis l’arrivée du juif allemand ici. Sans doute, il veut fuir, ainsi la société de ce bon Silverstien… Mais, je ne désespère pas… On m’a dit que M. Champvert devait s’absenter, dans quelques jours, afin de visiter ses propriétés (ou plutôt, celles de sa femme… non, celles de Hugues) sur le bord du lac à l’Ours ; je profiterai de son absence des Peupliers pour m’emparer du testament… C’est dans ce but que je suis venue ici, que je me suis séparée de Rita… En attendant, je travaille pour le bonheur de Lucie. Ce petit papier bleu… je me donne huit jours pour l’enlever à M. Silverstien ; dans les entr’actes, peut-être pourrai-je trancher l’affaire du testament… Alors, en route pour les Barrières-de-Péage, où est ce qui m’est le plus cher au monde… après Hugues, s’entend. Cher, Hugues !


CHAPITRE IX

LE HUITIÈME JOUR


Tous les deux jours, Roxane avait des nouvelles de chez elle, par le père Noé. Tout allait bien. Sans doute, Rita s’ennuyait un peu, beaucoup même de sa chère grande sœur, mais Mme Dussol et Lucie entouraient la petite infirme de soins affectueux, et constants, ainsi que de distractions de toutes sortes.

Mme  Dussol ne parlait pas encore de revenir aux Peupliers ; en eut-elle parlé, que « cela aurait causé une vraie révolution aux Barrières-de-Péage » pour citer un des passages de la dernière lettre de Lucie à Roxane.

Lucie était toujours rieuse et gaie. Parfois, pourtant, en songeant à son fiancé, là-bas, sur l’Île Rita, des larmes coulaient sur ses joues ; mais, comme elle se livrait à ces pensées seulement que lorsqu’elle était seule dans sa chambre, le soir, sa tristesse passagère ne pouvait ennuyer celles avec qui elle vivait.

L’épidémie de fièvres typhoïdes ne diminuait pas ; au contraire ! Il y avait neuf malades à l’Hôpital Philibert maintenant : dont l’une : Angélique, servante aux Peupliers. Ce pauvre Justin était mort, et ce décès avait jeté une sorte de panique parmi le personnel des Peupliers. Pas seulement parmi le personnel cependant ; les maîtres, eux aussi étaient littéralement affolés de peur : Champvert pâlissait, quand il entendait parler d’un nouveau cas. Quand à Yseult, Roxane l’avait surprise mainte fois à pleurer, elle qui ne pleurait jamais. Quand Angélique avait été transportée à l’hôpital, Mme Champvert avait eu une crise de nerfs, durant laquelle elle répétait sans cesse :

— Nous allons tous y passer, tous, tous !

Le Docteur Philibert ne savait trop que faire, en face de l’épidémie ; il était seul, en fin de compte pour la combattre. En vain avait-il écrit à Lloydminster, à Fort Chipewyan, Alberta, à Régina même pour demander de l’aide ; ses appels étaient restés sans réponse. Sans Mlle Catherine, il eut été bien seul pour soigner ses malades. La figure joviale de « bon docteur » s’était peut-être un peu attristée ; cependant, il trouvait toujours quelques paroles consolantes pour tous.

Malgré le temps d’épreuves qu’on traversait, malgré le danger réel où étaient tous et chacun, et qui aurait dû inspirer un sentiment de tolérance et de charité universel, les époux Champvert continuaient à être à couteaux tirés. Plus d’une fois, Roxane les avait entendu se quereller, et toujours pour une question d’argent. Champvert, talonné par Henric Silverstien, faisait tout en son pouvoir afin de faire consentir sa femme à lui donner les vingt-mille dollars exigés par le juif pour le petit papier bleu ; mais Yseult restait sourde aux prières comme aux menaces de son mari ; de là des récriminations presque journalières. Inutile de dire que Roxane avait hâte de quitter cette maison et de retourner chez elle, aux Barrières-de-Péage, où régnaient tant de bonheur et de paix !

Silverstien ne s’ennuyait plus. Chaque soir, il rencontrait la douce Gretchen, dont il devenait de plus en plus amoureux à mesure que le temps s’écoulait. Quand il aurait vendu à Champvert le papier compromettant, il demanderait à Gretchen de l’épouser. Il la rendrait heureuse la charmante allemande. Elle était pauvre il le savait ; quel bonheur de pouvoir l’installer dans une confortable demeure cette dévouée Gretchen, l’aînée d’une nombreuse famille, l’esclave de ses petits frères et sœurs ! Pauvre Silverstien ! Pauvre petit juif ! On serait presque porté à le plaindre.

Roxane en avait assez, plus qu’assez du rôle qu’elle jouait auprès du juif. Combien elle avait hâte d’être rendue au dernier acte de cette tragi-comédie ! Ce papier bleu, si elle parvenait à s’en emparer, elle l’aurait bien gagné !

Souple-Échine, portier attitré des Peupliers maintenant, n’oubliait pas les dernières paroles du Docteur Philibert, lorsque celui-ci était allé le mener aux Peupliers.

— N’oublie pas, Souple-Échine, lui avait-il dit, que tu devras obéissance à « la belle dame » en premier lieu. Il y a deux papiers importants, dont elle veut s’emparer ; quand elle te dira : « J’ai besoin de toi », n’hésite pas un seul instant.

— Souple-Échine se souviendra ! avait répondu l’enfant.

Et l’heure était arrivée où Roxane allait avoir besoin de l’aide du jeune Sauvage ; car c’était le huitième jour, la limite qu’elle s’était fixée, pour enlever au juif Silverstien le petit papier bleu.

Il était quatre heures de l’après-midi. Roxane, entrant dans le corridor principal des Peupliers, s’approcha de Souple-Échine et lui dit tout bas ;

— Souple-Échine, j’aurai besoin de toi, ce soir.

— Oui, belle dame ? Qu’aurai-je à faire ?

Roxane allait lui donner quelques explications, quand, levant les yeux, elle vit Yseult, qui se dirigeait de son côté. Un certain étonnement se lisait dans ses yeux ; il était assez singulier aussi de voir Mme Louvier dans ce corridor, alors qu’elle était censée être dans sa chambre, à marquer des draps. Mais la jeune fille eut vite fait de sortir de là.

— Madame, dit-elle à Yseult, en désignant Souple-Échine, cet enfant est malade.

— Malade ! cria Yseult. Les fièvres…

— Pas du tout, répondit Roxane. Il n’a pas de fièvre ; je crois que c’est plutôt une indigestion. Il a failli s’évanouir, tout à l’heure. Si vous voulez me le permettre, je vais l’amener dans ma chambre et prendre soin de lui. J’aime les enfants, voyez-vous, et ne puis souffrir de les voir pâtir.

— Comme vous voudrez, répondit Yseult. Mais, qui s’occupera de la porte ?

— Je m’en occuperai, s’il y a lieu, dit Roxane. Viens, pauvre petit, ajouta-t-elle, en tendant la main à Souple-Échine, qui était entré admirablement dans son rôle.

Quand le jeune Sauvage fut rendu dans sa chambre, elle lui dit :

— Voici ce que tu auras à faire, Souple-Échine. À huit heures et quart ce soir, (il fera déjà noir) tu iras aux écuries et selleras Jupiter, puis tu le conduiras dans l’allée des pins. Tu m’attendras là. Vers les neuf heures probablement, j’irai te rejoindre. Je te remettrai une enveloppe, qui contiendra un papier précieux… si précieux, Souple-Échine, que si tu avais le malheur de le perdre, tu serais cause d’un grand malheur pour quelqu’un que ce papier concerne.

— Et qu’est-ce que Souple-Échine fera du papier, belle dame ?

— C’est juste ; il est bon que tu le saches, répondit, en riant la jeune fille. Ce papier que je te confierai, tu iras le porter au Valgai et le remettras au Docteur Philibert… à lui-même, tu comprends, Souple-Échine.

— Souple-Échine comprend bien, dit le petit Sauvage, et il demandera au Docteur Philibert d’écrire quelque chose sur un papier, pour que je le donne à la belle dame, comme preuve qu’il aura reçu son envoi.

— Bien ! Tu es vraiment intelligent, Souple-Échine, et j’ai toute confiance en toi… Tu devrais pouvoir aller au Valgai et en revenir dans une heure, tout au plus. Voilà trois jours que Jupiter est à l’écurie ; il sera donc frais et dispos et il ira comme le vent. Aussitôt que tu auras remisé le cheval, à ton retour, tu reviendras ici, dans cette chambre, je veux dire. Tu entreras par la petite porte dérobée : celle que je t’ai montrée, l’autre jour, et qui est cachée sous les lierres. Je t’attendrai, et tu passeras le reste de la nuit ici, sur ce canapé. Est-ce compris ?

— Oui, c’est compris, belle dame.

— Maintenant, tu ferais bien de te coucher sur ce canapé et…

— Mais, Souple-Échine n’est pas malade, pas malade du tout, belle dame ! s’écria le petit Sauvage. C’était pour faire croire à Mme Prévert…

Mme … Prévert ?… Champvert, tu veux dire, petit, dit Roxane, en riant. Mais Mme Prévert pourrait bien se mettre dans la tête de venir s’assurer que tu es réellement malade, tu sais, et si elle venait, tu devras faire semblant de dormir.

— Souple-Échine connaît son devoir qui est de vous obéir en toute lettre, belle dame, dit l’enfant, en s’étendant sur le canapé.

Roxane jeta une couverture légère sur le petit Sauvage, puis elle alla s’asseoir sur une chaîne berceuse et se mit à coudre ; mais à peine eut-elle piqué son aiguille dans la toile, qu’on frappa à la porte, et Yseult entra.

— Et ! bien, Mme Louvier, demanda-t-elle, avez-vous découvert ce qu’a Souple-Échine ?

— Oui, Madame. J’ai découvert qu’il avait mangé un morceau de tarte à la rhubarbe pour le dessert, à midi, et qu’il avait bu, par-dessus cela, deux verres de lait.

— Alors, c’est bien une indigestion ? Il n’a pas de fièvre ?

— Pas l’ombre.

— Tant mieux ! s’écria Yseult. Mon Dieu, Mme Louvier, ajouta-t-elle, je vous envie, vraiment !

— Vous m’enviez, Mme Champvert ? Je ne puis comprendre pourquoi.

— Oui, je vous envie… de n’avoir pas peur de cette épidémie de fièvres typhoïdes. C’est épouvantable de penser que… ce sera peut-être notre tour demain ! Elle se mit à frisonner, tandis que ses lèvres devenaient presque aussi blanches que la peau de son visage.

— Nous sommes entre les mains de Dieu, répondit simplement Roxane.

— Sans doute, mais… J’ai tellement peur de cette maladie, Mme Louvier !

— Alors, permettez-moi de vous dire que vous avez tort de ne pas contrôler cette peur. D’ailleurs, il faut se dire que nous ne serons frappés que si le bon Dieu le veut et… il faut se tenir prêt à répondre à son appel quel qu’il soit.

— Voulez-vous dire que, s’il plaît à Dieu de nous rappeler à lui… Oh ! taisez-vous ! Taisez-vous ! Comment pouvez-vous parler si froidement de la mort ! s’écria Yseult, les yeux remplis de frayeur.

— N’en parlons pas, alors, dit Roxane, en souriant. Je voulais vous demander, Madame, si je puis garder Souple-Échine avec moi, cette nuit ?… S’il allait être plus mal…

— Gardez-le si vous le désirez, consentit Yseult. Moi, je ne comprends pas ce culte que certaines femmes ont, ou semblent avoir pour l’enfant… Ainsi, ma mère, Mme Dussol, m’écrit… je ne sais trop d’où… en ces termes :  ; écoutez :

« J’espère, chère Yseult, que tu ne t’effraies pas inutilement, à cause de cette épidémie ? Il y a des précautions à prendre contre les fièvres typhoïdes, bien sûr ; mais il ne faut pas en avoir peur. Pour ma part, je ne tremble que pour toi ; pour moi-même, je ne crains rien. C’est que, nous sommes protégés dans cette maison où je suis (je le crois fermement) par la présence d’une mignonne fillette de huit ans, un ange aux yeux bleus, qui a nom Rita ».

Roxane sentit les larmes venir à ses yeux en entendant lire ces paroles de Mme Dussol. Chère, chère Rita ! Doux ange aux yeux bleus !

Yseult, après avoir lu le passage de la lettre de sa mère, ajouta :

— Au revoir, Mme Louvier. Et puisque vous êtes si pieuse et que votre confiance en Dieu est si grande, priez pour que la peur que j’éprouve de ces fièvres se passe au plus vite.

— Je n’y manquerai pas, Madame, promit gravement Roxane.

À huit heures et quart, ce soir-là, Souple-Échine se rendait aux écuries y remplir les ordres de « la belle dame », tandis que celle-ci se préparait à son rendez-vous avec Silverstien.

À neuf heures moins le quart, elle quittait furtivement les Peupliers. Quand elle y reviendrait, elle l’espérait fermement, la preuve de l’innocence d’Armand Lagrève serait entre les mains de Souple-Échine qui, lui, la remettrait fidèlement au Docteur Philibert.


CHAPITRE X

LE PETIT PAPIER BLEU


Un pli soucieux se creusait au front du juif Allemand Henric Silverstien. Depuis huit heures qu’il était au rendez-vous convenu entre lui et Gretchen ; elle n’était pas encore arrivée, et il serait bientôt neuf heures. Pour la vingtième fois peut-être, il venait de regarder l’heure à sa montre ; neuf heures moins cinq minutes !… Décidément, elle ne viendrait pas ! Jamais elle n’avait tant tardé la douce Gretchen… Il était sûrement arrivé quelque chose, pour l’empêcher de sortir… Mais, encore quelques pas dans la direction de l’est ; ensuite, il retournerait aux Peupliers. Silverstien soupira ; c’est que sa déception était grande !

Soudain, des pas légers… C’était elle ! Gretchen ! Mais, comme elle venait vite, et comme elle était en retard !

— Gretchen ! Oh ! vous voilà enfin ! Je commençais à désespérer de vous voir ! s’écria le juif, en accourant au-devant de Roxane.

— J’ai failli ne pas venir, M. Silverstien, répondit Gretchen, (?) feignant d’être très-essoufflée. Le fait est que je me suis sauvée de chez-nous… Je crains bien ne pouvoir plus vous rencontrer ainsi, dorénavant ; voyez-vous, ma mère a appris ce qui se passe et…

— Ne plus nous voir, Gretchen ! cria le juif. Impossible ! Ô Gretchen !

— Que voulez-vous, M. Silverstien ; je ne puis désobéir à ma mère.

— Gretchen, voulez-vous m’épouser ? Tout de suite ? Demain ? Je vous promets que vous serez heureuse.

— Je serai franche avec vous, M. Silverstien, répondit la douce Gretchen. J’ai pour vous beaucoup d’estime, beaucoup de sympathie, et à la pensée de ne plus vous revoir, mon cœur se serre. Mais j’ai eu trop de misère, j’ai trop connu les horreurs de la pauvreté pour épouser un homme pauvre… Or, je suis courtisée par un jeune homme riche, un M. Gottburg…

— Gretchen, vous ai-je dit que j’étais pauvre… ? Peut-être que…

— M. Gottburg a, m’a-t-il assuré, une forte somme d’argent à la banque, M. Silverstien. Près de cinq mille dollars. Pensez-y : cinq mille dollars !

— Et vous trouvez que cinq mille dollars c’est une fortune ?… Que diriez-vous de vingt-mille alors ?

— Vingt-mille ! Vingt-mille dollars ! s’écria la jeune Allemande. Je me demande s’il y a autant d’argent que cela dans le monde, ajouta-t-elle, en souriant. Puis, feignant une grande frayeur : Qu’est-ce que cela ? fit-elle en jetant les yeux par-dessus son épaule. J’ai cru entendre du bruit, de ce côté.

— Vous vous êtes trompée, ma Gretchen, répondit Silverstien.

— Que feriez-vous, si nous étions attaqués, mon ami ? demanda Gretchen, toujours feignant une grande frayeur.

— Mais…J e vous défendrais !

— Ah ! je comprends, je crois… Comme tant d’autres messieurs que je connais, vous ne sortez jamais sans être armé, sans doute ? Vous faites bien, M. Silverstien. On ne sait jamais…

— Armé ! s’écria le juif. Pensez-vous que je prends la précaution de porter des armes, chaque fois que je fais une petite promenade ? ajouta-t-il en riant d’un bon cœur.

— Oh ! vous avez bien une petite arme à feu cachée sur votre personne ! fit la jeune fille, en souriant d’un air incrédule.

— Parole d’honneur, Gretchen, je n’en ai pas ! Cependant, ne craignez rien ; je saurais bien vous défendre, si nous étions attaqués !

— Je n’ai plus peur, assura Roxane. J’ai imaginé entendre du bruit tout à l’heure, voilà tout… Eh ! bien… de quoi parlions-nous donc ?

— Nous parlions d’un homme qui aurait pour fortune la somme de vingt-mille dollars, Gretchen. Si vous voulez m’épouser, ma toute chérie, je vous promets que je mettrai cette somme dans vos mains, d’ici une semaine ou deux.

— Vous vous moquez de moi, M. Silverstien ! dit la jeune Allemande, qui parut être très froissée.

— Pas du tout ! Pas du tout ! Je vous jure que j’aurai bientôt en ma possession vingt-mille dollars !

— Vous vous attendez donc d’hériter ? demanda Gretchen, assurément fort intéressée ?

— Hériter ?… Eh ! bien, non… Tout de même, ces vingt-mille dollars seront entre mes mains d’ici quinze jours, je le jure.

— Bonsoir, et adieu, M. Silverstien ! dit l’Allemande, en se dirigeant vers le chemin, car cette entrevue avait lieu dans un petit bois, du côté ouest des Peupliers. — Gretchen ! Gretchen ! Où allez-vous, Gretchen ? s’exclama le juif en courant après la jeune fille.

— Je retourne chez moi, Monsieur, répondit-elle froidement. Je n’aime pas qu’on se moque de moi…et c’est ce que vous faites depuis le commencement de cet entretien.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous parlez de vingt-mille dollars, qui seront vôtres bientôt ; cependant, cet argent ne vous parviendra pas en héritage ; donc…

— Je vais tout vous expliquer ma chérie, si vous voulez bien m’écouter.

Roxane sentit battre son cœur bien fort. Enfin ! Il allait être question du petit papier bleu.

— Voici, reprit Silverstien ; j’ai, en ma possession un papier qui, pour un certain individu, a la valeur de vingt-mille dollars… Comprenez-moi bien, Gretchen : ce papier est très compromettant pour l’individu en question et j’ai promis de lui vendre pour la somme mentionnée.

— Je ne comprends pas tout à fait… dit la naïve Allemande.

— Cet individu a commis un crime, dont j’ai été témoin. Je lui ai donc fait signer une confession de son crime et pour ce papier (un papier de teinte bleue) il me donnera, d’ici quelques jours, vingt-mille dollars.

— Un bout de papier qui vaut vingt-mille dollars ! dit Gretchen, songeuse, oh ! que j’aimerais à le voir !

— Savez-vous lire le français, Gretchen ? demanda le juif.

Roxane hésita un moment… Qu’allait-elle répondre ?… De sa réponse dépendait tant de choses !…

— Non, je ne sais pas lire le français ; je ne connais que ma propre langue, et aussi un peu d’anglais.

— Alors, je vais vous montrer le papier en question, dit Silverstien. Ce n’est pas que je manque de confiance en vous, chérie ; mais, si vous aviez su lire le français, je n’aurais pu vous laisser voir cet écrit… pour bien des raisons…

Henric Silverstien retira de son gousset le portefeuille volumineux et crasseux que Roxane avait vu entre ses mains déjà, et bientôt, il montrait à l’amie de Lucie le papier bleu, preuve de l’innocence d’Armand Lagrève, et de la culpabilité de Champvert.

Roxane pâlit, et elle fut grandement tentée d’arracher le papier des mains du juif ; ce qui la retint c’est qu’elle craignit de déchirer ce précieux document, en ce faisant. Silverstien devait tenir le papier fermement entre ses doigts, et Roxane se demandait s’il aurait autant de valeur, s’il était déchiré… Non. Ce papier, il le lui fallait entier, et, Dieu aidant, elle l’aurait bientôt !

— Et vous voulez que je crois que ce bout de papier vaut vingt-mille dollars, M. Silverstien ! s’écria-t-elle, feignant l’incrédulité.

— Oui, Gretchen, assura le juif, en remettant le papier dans son porte-feuille. Il se disposait à mettre le porte-feuille dans sa poche quand Roxane l’arrêta du geste.

— Oh ! M. Silverstien, dit-elle, je donnerais je ne sais quoi pour tenir ce papier dans mes mains, quand ce ne serait qu’un instant ! Pensez-y ! Un papier qui vaut vingt-mille dollars !

Elle tremblait d’anxiété. Le juif allait-il remettre le porte-feuille dans sa poche et lui ôter, ainsi, toute chance de s’emparer de la confession de Champvert ? Être si près du but, et faillir ! !…

Pourtant, Silverstien regardait fixement Roxane, et un nuage, comme un soupçon, passa sur son visage… Pourquoi la jeune Allemande désirait-elle tenir ce papier dans ses mains ?… Et devait-il se rendre à son désir ? Cette jeune fille était charmante, douce, aimable, bien sûr, et il l’aimait tout son cœur ; mais, en fin de compte, il la connaissait à peine.

— Je ne vois pas quel plaisir ça pourrait vous donner de tenir ce papier dans vos mains, Gretchen, dit-il, assez froidement. Puis il remit son porte-feuille dans sa poche.

Des larmes coulèrent sur les joues de Roxane : elle avait essayé de gagner la victoire et elle avait été vaincue ! Le juif se défiait d’elle ; tout était perdu !

Silverstien fut, assurément, bien étonné de voir pleurer Gretchen. Il voulut s’approcher d’elle et la consoler.

— Gretchen… commença-t-il.

— Je me nomme Mlle Henric, M. Silverstien, dit la jeune fille, et veuillez ne pas l’oublier. Vous avez refusé la simple demande que je viens de vous faire ; encore une fois, adieu ! Tout est fini entre nous !

Mais Silverstien se jeta à genoux devant Roxane.

— Ne partez pas, chérie, ne partez pas ainsi, je vous en prie, de grâce ! implora-t-il.

— Laissez-moi passer, M. Silverstien !

— De grâce ! De grâce, Gretchen ! Je regrette, croyez-le bien, de vous avoir refusé ce que vous m’avez demandé, et ce papier, je vais vous le confier, pour un instant, dit Silverstien, en retirant, encore une fois le porte-feuille de sa poche.

Roxane avait peine à se tenir debout ; ses jambes se dérobaient sous elle. Le cœur battant à rompre sa poitrine, elle vit le juif retirer le papier bleu et le lui présenter. Sans se presser, et faisant des efforts inouïs pour essayer d’empêcher sa main de trembler, elle prit la confession de Champvert et y jeta les yeux.

— Maintenant, ma toute chérie, disait la voix de Silverstien, veuillez me remettre le papier. Vous comprenez, Gretchen, combien il est précieux ce chiffon !

Mais le juif recula soudain, car, devant lui se dressait la douce Gretchen, tenant, dans sa main gauche, le petit papier bleu, et dans sa main droite,… un revolver.

— Si vous faites un pas de plus, M. Silverstien, dit-elle, je tire !

— Ah ! Bah ! fit le juif. Si vous croyez, Gretchen que j’ai peur d’un revolver !

— Vous croyez peut-être qu’il n’est pas chargé ? fit Roxane. Je vais vous prouver le contraire… Voyez-vous cette petite branche, qui est à votre droite ? Je vais tirer dessus.

Ce disant, elle pressa sur la détente du revolver et le coup partit, enlevant la branche, sur son passage.

Une grande surprise se lisait sur le visage de Silverstien ; il se croyait, en quelque sorte, le jouet d’un rêve ou d’un cauchemar, dont il s’éveillerait bientôt.

Maintenant, M. Silverstien, reprit Roxane, veuillez retourner chez-vous, ou d’où vous venez, sans même tourner la tête. N’oubliez pas que jamais je ne manque l’objet visé avec ce petit jouet, ajouta-t-elle, en désignant le revolver, dont le canon était dirigé sur le juif.

— Le papier… Le papier… balbutia Silverstien.

— Le papier… Venez le chercher, si vous y tenez, cher Monsieur. Seulement, je vous en avertis, au premier mouvement que vous ferez vers moi, je tire !

Silverstien, toujours balbutiant : « Le papier… Le papier… » tourna sur ses talons et prit la direction des Peupliers. À un moment donné, cependant, il se retourna, et levant sa canne, comme pour attirer l’attention de la jeune fille, essaya de dire quelques mots. Mais sa canne lui fut enlevée de la main soudainement et elle alla tomber, un peu plus loin : Roxane avait tiré sur la canne et ne l’avait pas manquée.

Alors, le juif eut vraiment peur, et il partit à la course. Il arriva, hors d’haleine, chez les Champvert et monta dans sa chambre, dont il ferma la porte à double tour, puis il se livra à d’assez sombres réflexions.


CHAPITRE XI

NUIT ORAGEUSE


Le résultat des réflexions de Silverstien fut celui-ci : il quitterait les Peupliers, sans retard. Il avait été joué, roulé, volé ! Non qu’il doutât que Roxane ne fut une véritable Allemande ; mais il crut qu’elle s’était laissée tenter par l’appât du gain. À la vue du petit papier bleu, elle s’était dit, évidemment, qu’elle allait essayer de le vendre elle-même à Champvert.

Et Champvert ?… Quand il présenterait son chèque pour les vingt-mille dollars, que répondrait Silverstien ?… Que le papier bleu lui avait été enlevé ? La colère serait terrible, si terrible, que le petit juif se mit à frissonner soudain. Il le connaissait Champvert ; il l’avait vu à l’œuvre et il savait ce qu’il était capable de faire. N’avait-il pas été témoin, lui Silverstien, de l’horrible assassinat de l’auberge du Tigre-Rampant ? Oui, quand cet assassin saurait à quoi s’en tenir sur le sort du papier bleu, Silverstien comprenait que sa vie ne vaudrait pas cinq sous. Champvert irait l’attendre au coin d’un bois et il l’assassinerait sans pitié… La fuite… C’est dans la fuite qu’il trouverait la sûreté. Il quitterait les Peupliers, cette nuit même, et il irait si loin que Champvert ne pourrait l’atteindre jamais…

Cependant, avant de partir des environs, il chercherait Gretchen Henric, qui lui avait joué un si vilain tour, et quand il la retrouverait… Pourtant il était presque assuré d’avance que ses recherches seraient vaines ; elle avait dû se donner un faux nom cette jeune Allemande… quoiqu’elle lui eut dit se nommer Gretchen Henric bien avant de connaître l’existence du petit papier bleu, qu’elle lui avait volé…

Eh ! bien, concernant l’Allemande, il verrait ce qu’il ferait ; mais il était résolu de partir, de quitter les Peupliers, et aussitôt, il commença à faire ses préparatifs de départ.

Tout d’abord, Silverstien écrivit à Champvert quelques mots, qu’il laissa bien en évidence, lui disant qu’il serait absent pour deux ou trois semaines ; mais qu’au bout de ce temps, il reviendrait chercher les vingt-mille dollars, en échange desquels lui serait remis le papier compromettant.

La lettre écrite, il fit sa valise, n’oubliant pas d’y mettre deux boites de cigares appartenant à son hôte. Sa valise bouclée, il se rendit, à pas de loup, dans la bibliothèque, et s’approchant d’un petit cabinet, dont il ouvrit la porte, à l’aide de fausses clefs, il s’empara d’une liasse de billets de banque, qu’il mit dans sa poche ; ces billets de banque, le juif avait vu Mme Champvert les déposer là, la veille.

Revenu dans sa chambre, Silverstien s’installa dans un confortable fauteuil et s’amusa à fumer des cigares de Champvert et à compter l’argent qu’il venait de voler à Yseult, en attendant que tout fût endormi aux Peupliers ; alors, il s’en irait, et si loin, que… Décart ne le reverrait jamais.

Et pendant ce temps, Roxane, dans sa chambre, lisait une lettre du Docteur Philibert, que venait de lui remettre Souple-Échine :


« Chère Mlle Monthy,

« J’accuse réception du papier bleu, que Souple-Échine m’a fidèlement remis. Ce papier, je l’ai placé dans un compartiment secret de mon coffre-fort. Soyez assurée, chère enfant, que je vous admire, pour le succès que vous avez remporté ; aussi, je vous félicite de tout cœur !

Puissiez-vous avoir autant de succès en ce qui concerne le testament ! Soyez prudente ! Silverstien est un voyou, sans doute, un homme sans principes, etc ; mais Champvert est un assassin, et je crois réellement qu’il ne reculerait devant rien, s’il vous surprenait manipulant la serrure de son coffre-fort.

Dans tous les cas, je serai bien heureux de vous voir quitter les Peupliers, que contamine la présence de… Décart.

Je vous souhaite entière réussite et je vous recommande encore une fois, la prudence.

Vous renouvelant mes félicitations, je vous prie de me croire toujours,

Votre ami entièrement dévoué,
Napoléon Philibert

P. S. Suis arrêté chez-vous, ce p. m. Tous sont en bonne santé et de joyeuse humeur.

N. P. »

Souple-Échine, couché sur le canapé, dormait à poings fermés. Roxane se dit qu’elle allait en faire autant. Elle éteignit donc sa lumière mais elle ne put dormir. La scène qui s’était passée entre elle et le juif Allemand n’avait pas contribué à amener le sommeil ; de plus, elle ressentait comme une sorte d’oppression, une sorte de pressentiment d’un danger quelconque. Pour la première fois de sa vie, l’obscurité lui fit peur. Elle se leva, jeta un kimono par-dessus sa robe de nuit, puis elle ouvrit sa porte, afin de laisser pénétrer dans sa chambre la lumière du lustre qui brûlait, toute la nuit, dans le corridor principal.

Roxane couchait dans l’aile gauche, tout près du corridor principal. Faisant suite à sa chambre était une pièce inoccupée, puis venaient le boudoir et la chambre à coucher de Mme Dussol.

Dans l’aile droite, étaient la chambre à coucher des Champvert, l’étude, le boudoir d’Yseult, puis une « chambre d’amis », qu’occupait actuellement Silverstien.

Les domestiques couchaient sur le deuxième palier, dans l’aile gauche, que Mme Champvert avait fait diviser par des cloisons temporaires.

Soudain, Roxane, qui s’était avancée un peu dans le passage, vit la porte de chambre de Silverstien s’ouvrir lentement. Elle vit le juif sortir dans le corridor de droite, jeter des regards soupçonneux autour de lui, écouter un moment, puis s’avancer dans le corridor principal. Il tenait une petite valise à la main et son chapeau était sur sa tête. Marchant avec d’infinies précautions, il atteignit la porte d’entrée des Peupliers… Roxane entendit la clef qui tournait dans la serrure, puis la porte s’ouvrit et se referma : Silverstien quittait furtivement la maison ! S’approchant d’une fenêtre, la jeune fille vit l’Allemand descendre les marches, puis enfiler l’avenue des peupliers, au pas de course.

— Pauvre Silverstien ! se dit Roxane, en souriant et haussant les épaules. Il sent qu’il n’a plus rien à faire ici, puisqu’il n’a plus le petit papier bleu en sa possession. Il fuit devant la colère de M. Champvert ; il est certain que quand celui-ci aurait appris que le juif n’avait plus le document compromettant, qu’il lui avait été volé, il aurait fait un mauvais parti à ce pauvre Silverstien !… Moi, je vais me coucher et essayer de dormir ; il est près de deux heures du matin, d’ailleurs.

À ce moment, elle crut entendre des voix, à l’autre extrémité du corridor de droite, là où étaient les pièces occupées par les époux Champvert. Comme toujours, ils différaient d’opinion, car Roxane entendait la voix courroucée du mari et les accents plus calmes de sa femme. Ces gens n’avaient-ils pas assez du jour entier pour se quereller ; fallait-il qu’ils prissent encore sur leurs nuits ? (Roxane apprit, plus tard, qu’Yseult, n’ayant pu dormir, s’était levée et retirée dans son boudoir, où son mari l’avait rejointe).

La fiancée de Hugues de Vilnoble s’avança dans le corridor principal et écouta. Clairement lui parvenaient les accents menaçants de Champvert, puis la réplique froide d’Yseult. Tout à coup, elle entendit un cri, et aussitôt elle retourna dans sa chambre, mit, à la hâte sa perruque et ses lunettes saisit son revolver et vola plutôt qu’elle ne marcha jusqu’à l’extrémité du corridor de droite.

— Je te dis qu’il me faut vingt-mille dollars ! disait Champvert. Ma vie en dépend.

— Que m’importe ! fit la voix d’Yseult. Ces vingt-mille dollars, s’il te les faut, gagne-les, mon cher. Tu as ta profession…

— Ne me mets pas hors de moi, Yseult ! Tu sais ce dont je t’ai menacée, tout à l’heure !

— Non ! Non ! cria la jeune femme.

La chambre à coucher des époux Champvert n’était pas éclairée, Roxane y pénétra, et comme le boudoir faisait suite à cette chambre, elle pouvait voir parfaitement ce qui s’y passait, sans être vue. Elle vit donc Champvert produire, soudain, un pistolet et en poser le canon sur la tempe de sa femme.

— Au secours ! Au secours ! cria Yseult.

— Tais-toi, insensée ! dit Champvert. Signe ce papier et je ne te ferai aucun mal ; refuse, et, je le jure, je tire. On croira que tu t’es suicidée ; je m’arrangerai pour cela. Tu sais, Yseult, il n’y a que les imbéciles qui se laissent arrêter, condamner à la prison puis à la potence. Signe ce papier ! Signe, ou je te tue !

— De grâce Ignace ! implora la jeune femme.

— Écoute : je vais compter jusqu’à trois. Si quand j’aurai dit trois, tu n’as pas fait de mouvement pour m’obéir, je tire, aussi vrai que je me nomme Champvert.

Toujours tenant le canon du pistolet sur la tempe de sa femme, Champvert se mit à compter ;

— Un… Deux…

Un coup de revolver retentit ; le notaire, atteint à l’épaule droite, laissa tomber son pistolet, et avec un cri de douleur, s’affaissa sur le canapé.

Yseult, sourde aux plaintes de son mari, ramassa le pistolet, et s’approchant du canapé s’écria :

— Je ne sais ce qui me retient de… t’achever, assassin !

Elle se contenta cependant d’ouvrir le pistolet, d’en extraire une balle puis de remettre l’arme là où elle était tombée.

À l’étage supérieur de l’aile gauche, on entendait piétiner les domestiques : ils avaient entendu le coup de feu et ils accouraient s’assurer de ce qui s’était passé.

Roxane parvint à se mêler aux domestiques, lorsqu’ils passèrent près de la chambre des Champvert ; même, c’est Mme Louvier qui entra l’une des premières et toute effarée, dans le boudoir, où Yseult, calme et froide, désigna le pistolet, disant :

— M. Champvert, ayant cru entendre du bruit dans son étude, a tiré du pistolet. Le coup est parti et la balle l’a frappé à l’épaule… Mme Louvier peut-être auriez-vous la bonté de donner les premiers soins à mon mari ? Moi, je ne m’y entends nullement, Aussitôt qu’il fera jour, le cocher ira chercher le Docteur Philibert.

Congédiant les domestiques, Mme Champvert resta seule avec Mme Louvier et le blessé.


CHAPITRE XII

L’ÉCHEC


Roxane était totalement épuisée, ayant passé la nuit au chevet de Champvert, à appliquer des compresses sur son épaule blessée. Ce n’était qu’une blessure superficielle, il est vrai ; mais, tant que la balle n’aurait pas été extraite, il souffrirait. Ce n’était pas une sinécure que de soigner le mari d’Yseult et la jeune infirmière passa une nuit très fatigante.

Vraiment, la fiancée de Hugues n’avait pas de chance ! Depuis que Silverstien était dans la maison, Champvert n’avait presque pas quitté son étude : il se défiait trop du juif, de ses doigts crochus, pour le laisser approcher même du coffre-font. De plus, le notaire se défiait d’Yseult, qui ferait tout au monde pour s’emparer du dernier testament de son oncle de Vilnoble, afin de le détruire.

Assurément, Roxane courait peu de chance de pouvoir manipuler le coffre-fort. Si la vie d’Yseult n’eut été en danger, la nuit précédente, la jeune fille eut beaucoup hésité avant de tirer ce coup de revolver, car, Champvert blessé, cela retardait indéfiniment peut-être son départ pour le lac à l’Ours. Pourtant, elle se disait que la Providence lui viendrait en aide, lui suggérant le moyen et lui procurant l’occasion de s’emparer de ce testament, dont dépendait tout l’avenir de Hugues, pauvre Hugues, exilé, en quelque sorte, là-bas, sur l’Île Rita !

À sept heures, Sophranie, une des servantes, vint remplacer Roxane auprès du malade. La jeune fille, au lieu de se coucher, alla se promener un peu dehors. Elle vit partir le cocher : il se rendait au Valgai chercher le médecin ; il ne restait donc plus personne dans l’étude de Champvert, pourtant, toute la maisonnée étant déjà sur pied, Roxane n’aurait pu se risquer à s’approcher du coffre-fort. Elle entra dans la maison, fit un brin de toilette, déjeuna puis alla attendre, dans l’avenue des Peupliers, l’arrivée du Docteur Philibert.

Quand le médecin arriva, Roxane alla au-devant de lui et elle le mit au courant de ce qui s’était passé.

— Je ne pouvais pas agir autrement, n’est-ce pas, Docteur ? demanda-t-elle, lorsqu’elle eut tout raconté.

— Assurément non, répondit le docteur. Cet homme ne jouait pas un rôle pour la galerie, c’est certain ; il eut tué sa femme et se serait arrangé ensuite pour éclabousser sa mémoire, en faisant croire qu’elle s’était suicidée.

Mme  Champvert a fait toute une légende pour expliquer ce coup de revolver que j’ai tiré ; elle vous la racontera probablement…

— Et je ferai semblant de la croire, dit le Docteur Philibert, en souriant.

— Il y a quelque chose d’étrange dans les yeux d’Yseult, Docteur, dit Roxane. Je ne puis m’expliquer ce que c’est, mais ça m’effraie un peu… Ô ciel ! ajouta-t-elle, combien il me tarde de partir d’ici !… Pourtant, je ne partirai que quand je serai parvenue à m’emparer du testament ; cela je le jure !

C’est Roxane qui conduisit le médecin dans la chambre à coucher de Champvert, et elle le laissa là, pendant qu’il enlevait la balle, qui s’était logée dans la partie charnue de l’épaule du notaire. Durant cette petite opération, les exclamations… poétiques de Champvert s’entendaient clairement dans toute la maison.

Quand tout fut terminé, le Docteur Philibert fit demander Mme Louvier, à qui il dicta certaines instructions pour les soins à donner au blessé ; Yseult était présente.

— Puisque c’est vous qui vous êtes chargée du soin du malade, Mme Louvier, dit-il à Roxane, je dois vous avertir qu’il aura, aujourd’hui, et probablement toute la nuit prochaine, des crises de fièvre et de délire, suivies d’un épuisement presque complet. Ne le quittez pas. Il n’y a pas de danger immédiat, mais il lui faut des soins continuels.

Durant l’après-midi, Yseult arriva dans la chambre et elle demanda à Roxane, en désignant Champvert :

Mme  Louvier, pensez-vous qu’il puisse en mourir ?

Cette question qui avait semblé trembler sur les lèvres de la jeune femme, depuis la nuit précédente, elle la posa d’une voix très agitée.

— Je ne le crois pas, répondit Roxane.

Cette expression étrange dont elle avait parlé au médecin, ce matin-là, parut, un instant, dans les yeux d’Yseult.

— Ah ! murmura-t-elle. Puis elle quitta la chambre et se rendit dans son boudoir, où elle s’enferma.

Mais, vers les six heures, Mme Champvert revint dans la chambre à coucher, elle était coiffée d’un chapeau, recouverte d’une mante et elle dit, s’adressant à Roxane, tout en mettant ses gants :

Mme  Louvier, je ne puis plus supporter l’atmosphère de cette maison. J’ai donné au cocher ordre d’atteler. Vous n’aurez pas peur de rester seule avec votre malade ?

— Peur ? Mais, pas du tout !

L’occasion tant rêvée, tant désirée, enfin ! Yseult absente, le cocher absent, lui aussi, et les autres domestiques occupés à préparer le dîner, dans une autre partie de la maison… Quelle chance ! Roxane se dit qu’elle allait en profiter. Champvert dormait paisiblement, sous l’effet d’un calmant… Oui ! Oui ! Bientôt, dans quelques instants maintenant, elle tiendrait dans ses mains le testament, pour la possession duquel elle avait fait tant de sacrifices et couru tant de risques !  !

— Si vous avez besoin d’aide, Mme Louvier, reprit Yseult, vous n’aurez qu’à sonner et appeler un domestique.

— Ne vous inquiétez de rien, Madame, répondit Roxane. Une petite promenade en plein air vous fera certainement du bien.

— Que pensez-vous de l’état de mon mari ? demanda la jeune femme.

— Il dort paisiblement, dans le moment. Je ne crois pas qu’il y ait le moindre danger ; non seulement je le crois, mais j’en suis sûre.

Encore cette étrange expression sur le visage d’Yseult, qui quitta la chambre immédiatement.

— Est-elle désappointée ou contente que son mari ne soit pas en danger de mort ? se demanda Roxane. Pauvre femme ! Quoiqu’elle soit coupable, elle aussi, en ce qui concerne le testament de M. de Vilnoble, je suis portée à la plaindre de tout mon cœur… Mais, allons ! J’entends la voiture qui s’éloigne de la maison… À l’œuvre, et sans perdre un instant !

À la course, elle se rendit auprès de Souple-Échine qui, complètement remis de son indisposition ( ?) avait repris ses fonctions de portier.

— J’ai besoin de toi, Souple-Échine !

Le petit sauvage suivit la jeune fille, sans demander ni comment ni pourquoi et celle-ci le conduisit à l’étude de Champvert, devant le coffre-fort.

— Tu vois ce coffre-fort, Souple-Échine ? lui dit-elle. Il contient un document important, très important pour Tit maître.

— Pour Tit maître, répéta le jeune sauvage.

— Je vais essayer d’ouvrir ce coffre-fort, reprit Roxane. Si je réussis, tu iras immédiatement porter le papier que je te remettrai, au Docteur Philibert. Tu selleras Jupiter…

— Souple-Échine a compris, belle dame, dit l’enfant.

Inutile de dire que la conversation ci-dessus s’échangeait à voix basse entre la jeune fille et le petit Sauvage.

— Rends-toi dans la chambre de M. Chamvert, et surveille bien, afin que je ne sois surprise par qui que ce soit.

— Souple-Échine connaît son devoir, répondit l’enfant, en se dirigeant vers la chambre de Champvert.

Roxane, le cœur battant bien fort, s’approcha du coffre-fort et se mit à en examiner la combinaison. Il s’agissait de tourner la poignée, toujours à droite, pour former le nom : « Réa ». Comme ses doigts tremblaient ! Elle allait donc tenir dans ses mains, enfin, le précieux testament ! ! !

Tournant la poignée avec précaution, elle atteignit la lettre « R », ensuite, la lettre « E », puis la lettre « A ». Jetant un coup d’œil autour d’elle pour être sûre qu’elle n’avait pas été vue, elle saisit la grosse poignée d’acier du coffre-fort, et elle tira de toutes ses forces… La porte ne s’ouvrit pas…

Une sueur d’angoisse perla à son front. Elle avait pourtant suivi toutes les instructions du Docteur Philibert !… Cependant, les lettres, autour de la serrure étaient fort rapprochées ; rien de plus facile que de se tromper : atteindre la lettre « S » par exemple, au lieu de la lettre « R », la lettre « F » au lieu de la lettre « E », ou la lettre « B », au lieu de la lettre « A ». Elle allait essayer encore !

Ce fut inutile hélas !… Roxane le comprit soudain : Champvert avait changé le mot faisant mouvoir la serrure. Probablement c’était un mot plutôt qu’un nom maintenant ; dans ce cas, tout était perdu !… Combien de mots de trois lettres seulement dans notre langue !… Peut-être même, le notaire avait-il choisi trois lettres, au hazard…

Un grand découragement saisit Roxane devant son échec, et des larmes pressées se mirent à couler sur ses joues. Mais, elle allait essayer encore une dernière fois… Qui sait ?… Peut-être que…

Combien de fois essaya-t-elle ? Vingt fois, trente fois, pour le moins… sans aucun résultat…

Tout à coup, elle entendit un bruit de roues dans l’avenue des Peupliers ; c’était Yseult qui revenait de sa promenade en voiture ! Sa tentative avait avorté et, qui sait quand pareille chance se présenterait de faire un nouvel essai ?…

Pour le moment, il fallait presser Souple-Échine de retourner à son poste, afin qu’il pût ouvrir la porte à Mme Champvert.

Restée seule, Roxane se jeta sur le canapé de l’étude et elle éclata en sanglots.


CHAPITRE XIII

L’OMBRE BLANCHE


Depuis que son mari était malade, Yseult couchait dans son boudoir.

Deux jours s’étaient écoulés, et Champvert, s’il n’était pas encore guéri était certainement beaucoup mieux. Il est vrai qu’il avait encore des crises de délire et aussi de longs affaissements ; mais le Docteur Philibert assurait que, bientôt, le malade reviendrait à son état normal.

Le cocher ne couchait plus dans l’étude, et, la nuit précédente, Roxane s’était fait remplacer au chevet du blessé par Sophranie. Cette nuit, cependant, notre héroïne reprenait son rôle de garde-malade.

Minuit venait de sonner, Champvert dormait, sous l’effet d’un calmant. Roxane, très fatiguée, s’était installée dans un fauteuil confortable ; elle faisait des efforts inouïs pour ne pas céder au sommeil. Enfin, le besoin de dormir devint si impérieux qu’elle se leva, s’approcha du lit, regarda le malade, pour s’assurer qu’il dormait paisiblement, et comme il n’y avait pas de remèdes à lui administrer, avant deux heures du matin, elle s’assit de nouveau, puis, vite, elle ferma les yeux et s’endormit.

Qu’est ce qui l’éveilla subitement, vers une heure du matin ?… Elle n’eut pu le dire… Ouvrant soudain les yeux, elle se mit à frissonner, en jetant un regard inquiet autour d’elle. Champvert s’était-il éveillé et avait-il appelé ?… Elle écouta… La respiration régulière du malade lui parvint distinctement… Alors ?… Qu’y avait-il ?… À part la respiration du blessé, il n’y avait pas le moindre bruit… Pourtant, la fiancée de Hugues de Vilnoble avait la sensation de n’être plus seule dans la chambre avec le notaire… Elle pressentait une présence non loin d’elle et… Écoutez !… Un léger froissement, comme celui d’une étoffe très souple puis une sorte de glissement doux sur le tapis…

Sans s’expliquer pourquoi elle agissait ainsi, Roxane fit semblant de dormir… Il y avait certainement quelqu’un dans la chambre, quelqu’un qui marchait avec une extrê- me précaution ; une précaution telle qu’on ne pouvait avoir que le soupçon de sa présence…

Les yeux grands ouverts, la jeune fille essayait de percer l’obscurité et de discerner ce qui se passait, au chevet du lit de Champvert, car c’est de cette direction que venait le léger froissement perçu, tout à l’heure.

Soudain, une ombre, toute blanche glissa sur le parquet, se dirigeant vers le fauteuil, dans lequel Roxane feignait de dormir… L’ombre se pencha sur la dormeuse et sembla écouter sa respiration… Malgré elle, la jeune fille trembla ; c’est que c’est presqu’intolérable de sentir quelqu’un penché sur soi, épiant son souffle ou son moindre mouvement.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Roxane quand l’ombre se redressa enfin. Alors, ouvrant les yeux, elle fixa cette ombre, dans laquelle elle reconnut… Yseult…

Que venait faire la femme de Champvert dans cette chambre, au milieu de la nuit ?… Et pourquoi cet excès de précautions ?… Il y avait quelque chose de singulier, de mystérieux même dans les allures de la jeune femme. Roxane se dit qu’elle allait être témoin de quelque chose (elle ne savait trop quoi) mais de quelque chose hors de l’ordinaire, et elle se tint prête à tout évènement.

L’ombre, maintenant, était, de nouveau, au chevet du lit où était couché Champvert. Sur ce lit elle se pencha, puis elle écouta… S’approchant ensuite d’une petite table où étaient un pot de limonade, des verres et des fioles de remèdes, elle retira des plis de sa robe de nuit une minuscule bouteille, de couleur bleue, et elle versa le contenu de cette bouteille dans le pot de limonade, après quoi, elle se glissa hors de la chambre.

Roxane venait d’être témoin d’un crime, du moins, d’un attentat d’empoisonnement ; c’est-à-dire que, elle en était convaincue, Yseult venait de verser du poison dans la limonade qu’elle (Roxane) devait donner au malade, dans moins d’une heure maintenant !

La jeune fille sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; mais en même temps elle remercia Dieu de l’avoir placée là, pour empêcher l’accomplissement d’un crime…

Vite elle se leva et se dirigea vers la table. Elle prit le pot de limonade et alla en vider le contenu dans un lavabo. Pourtant, auparavant, elle versa du liquide empoisonné, (elle en avait la presque conviction) dans un verre, et ce verre elle le plaça en sûreté dans le cabinet à remèdes, dont elle était seule à avoir la clef.

De cet attentat contre la vie de Champvert, Roxane se dit qu’elle ne soufflerait pas mot à qui que ce fût, excepté au Docteur Philibert. Quand le médecin viendrait, elle lui remettrait le verre contenant la limonade empoisonnée et elle lui demanderait d’en analyser le contenu. Au médecin elle dirait tout et, dorénavant, elle ferait bonne garde.

Ayant lavé le pot à plusieurs reprises, elle fit de la limonade fraîche, et juste au moment où elle se dirigeait vers la table pour l’y déposer, Champvert s’éveilla et demanda à boire.

Maintenant, à supposer que Roxane n’eut pas eu connaissance de la tentative d’Yseult et qu’elle eut fait boire à Champvert de la limonade empoisonnée, qui eut été accusé de ce meurtre ?… Pas la femme du notaire, assurément, mais elle, Roxane : elle avait passé la nuit seule avec le malade ; c’est elle qui lui aurait présenté la limonade… Et quand on eut découvert que Mme Louvier était, en vérité, Roxane Monthy, la fiancée de Hugues de Vilnoble, de celui qui avait été déshérité en faveur d’Yseult, on eut trouvé la raison suffisante pour inspirer l’idée de cette horrible vengeance à la jeune fille. Quel épouvantable danger elle venait de courir ! Ah ! si elle n’eut gardé encore, au fond du cœur, l’espoir de pouvoir s’emparer un jour, du testament, comme elle se fut empressée de fuir cette maison maudite !

Inutile de dire qu’elle ne ferma pas l’œil, du reste de la nuit, quoique, elle en était certaine, Yseult ne s’aventurerait plus dans la chambre.

Mais, que ferait-elle pour se protéger et protéger Champvert contre une autre tentative ?… La jeune femme, voyant que sa première tentative n’avait pas réussi, essayerait-elle de nouveau ? Ce n’était guère probable ; c’était même impossible. Elle ne devait pas avoir une seconde fiole de poison en sa possession, n’est-ce pas ?… Tout de même, Roxane se promit de prendre d’infinies précautions pour que le drame de tout à l’heure ne se renouvelât pas.

Vers les huit heures sonna la cloche d’Yseult. Roxane, essayant de paraître indifférente, entra dans le boudoir. La femme de Champvert était très pâle, ses yeux étaient cernés de bistres et ses lèvres ne formaient qu’une ligne à peine visible au milieu de son visage.

— N’y a-t-il pas du bruit et des piétinements inusités dans la maison, Mme Louvier ? demanda-t-elle. Qu’y a-t-il ?

— Mais… il n’y a rien, Madame !

— M. Champvert ?…

— M. Champvert paraît mieux, ce matin, répondit Roxane.

— Mieux, dites-vous ?… Est-ce qu’il… il… dort ?

— Non, M. Champvert ne dort pas, dans le moment. Il vient de me parler et j’ai pu constater qu’il a recouvert toute sa lucidité.

— Ah ! fit Yseult, le visage tout décomposé. Ce n’est pas pour… pour ne pas m’effrayer que vous me dites cela, Mme Louvier ?

— Certes, non, Madame. Je le répète, votre mari est mieux, beaucoup mieux, et s’il continue à se porter aussi bien qu’il se porte ce matin, il pourra bientôt quitter son lit et s’asseoir dans un fauteuil. Même, il a exprimé le désir de prendre un peu de nourriture ; mais je crois qu’il vaut mieux attendre les instructions du médecin pour cela… Désirez-vous déjeuner dans votre chambre, Mme Champvert ?

— Oui, qu’on m’apporte mon déjeuner, répondit la jeune femme d’une voix tremblante.

Le Docteur Philibert ayant analysé la limonade qu’il y avait dans le verre, affirma qu’elle contenait un poison violent, dont quelques gouttes suffiraient pour tuer un homme. Roxane, alors, lui raconta ce qui s’était passé durant la nuit, et le médecin pâlit.

— Oui, il y a eu tentative d’empoisonnement ; mais je ne crois pas qu’Yseult renouvelle la tentative.

— Je prendrai des précautions en conséquence, Docteur ! affirma Roxane.

— Oui, n’est-ce pas ? Pauvre Mlle Monthy, vous êtes en danger ici, je vous l’ai dit déjà… Mais, puis-je vous prier de ne pas parler de cette malheureuse affaire à qui que soit ?… Ce verre, recouvrez-le d’un papier et gardez-le comme preuve… pour le cas où…

— Ne craignez pas que j’en souffle mot, Docteur ! promit Roxane. Même à Yseult, car elle est la fille de Mme Dussol, cette bonne Mme Dussol que je ne voudrais pas voir malheureuse à cause de sa fille.

— Merci, Mlle Monthy, merci ! dit le médecin. Si je vous demande le silence, reprit-il en hésitant un peu, c’est que Mme Dussol est devenue Mme Philibert, depuis hier et…

— Vraiment ! s’écria Roxane. Oh ! Quelle bonne nouvelle, cher Docteur ! Vous étiez faits l’un pour l’autre d’ailleurs ; vous êtes les deux êtres les meilleurs, les plus parfaits que je connaisse !

— Après Hugues, dit le médecin, en riant, et la jeune fille rougit légèrement.

— Docteur, combien il me tarde de pouvoir reprendre ma personnalité, afin d’avoir le droit de féliciter Mme Dussol (pardon, Mme Philibert) comme je vous félicite vous-même !

— Merci, chère enfant ! répondit le médecin, des larmes dans les yeux. Puis, au moment de partir, il murmura : Au revoir ! Courage et prudence !

Ce midi-là, Roxane reçut une longue lettre de Lucie, dans laquelle elle lui annonçait le mariage du Docteur Philibert et de Mme Dussol.

Le lendemain, Champvert put s’asseoir dans un fauteuil, et trois jours plus tard, il reprenait sa vie et ses occupations ordinaires.

Yseult passait la plus grande partie du temps dans son boudoir, à ne rien faire. La nouvelle du mariage de sa mère ne sembla l’affecter nullement. De son mari elle ne faisait aucun cas. Mais, souvent, ses yeux se fixaient avec une persistance singulière sur Mme Louvier, et on aurait pu lire alors sur le visage de la jeune femme une expression de perplexité… ou de frayeur.


CHAPITRE XIV

YSEULT A SES NERFS


Roxane avait réintégré sa chambre à coucher, mais elle gardait Souple-Échine avec elle. Pour une raison ou pour une autre, elle n’eut pu se décider de coucher seule dans l’aile gauche. Depuis les derniers évènements, elle était devenue nerveuse ; il lui semblait toujours que l’obscurité était peuplée d’ombres blanches et elle croyait voir ces ombres glisser sur le plancher et s’approcher de son lit.

Souple-Échine n’était qu’un enfant, il est vrai, mais mieux valait la compagnie d’un enfant que la complète solitude. Yseult s’apercevait-elle de ces dispositions que Mme Louvier avait prises, sans la consulter, sans lui en demander permission ? Peut-être. Cependant, elle n’en faisait rien voir.

Près de huit jours s’écoulèrent. Roxane avait, plus d’une fois, essayé d’ouvrir le coffre-fort de Champvert, sans y réussir, et son découragement était immense. Elle en avait assez des Peupliers et elle commençait à s’ennuyer beaucoup de Rita, de Lucie et de son cher foyer.

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle, un soir. Je demanderai quelques jours de congé, que j’irai passer chez-nous. Ensuite, je reviendrai essayer encore d’ouvrir le coffre-fort. Je désire consulter le Docteur Philibert, d’ailleurs ; il faut que je sache ce qu’il me restera à faire, pour le cas où je ne parviendrais pas à m’emparer du testament… Oui demain soir, je demanderai à Mme Champvert la permission de m’absenter et, ajouta-t-elle, avec un sourire, je ne crois pas qu’elle me la refuse.

Le lendemain après-midi, Roxane se dirigeait vers la bibliothèque, quand elle entendit Souple-Échine dire à Mme Faure, qui venait d’arriver :

Mme  Prévert demande que vous vous rendiez dans son fâchoir, parce qu’elle n’est pas disposée et ne peut se rendre au salon.

Ce qui pouvait se traduire ainsi :

Mme  Champvert demande que vous vous rendiez dans son boudoir, parce qu’elle est indisposée et ne peut pas se rendre au salon.

— Est-il comique un peu ce petit sauvage ! s’écria Mme Faure, qui suivit Souple-Échine au boudoir d’Yseult.

Roxane ne resta qu’une dizaine de minutes dans la bibliothèque ; elle fut donc étonnée, en retournant dans sa chambre, de rencontrer Mme Faure, que Souple-Échine conduisait à la porte de sortie.

— Ah ! Mme Louvier ! dit Mme Faure. Je viens de rendre visite à Mme Champvert ; elle m’a fait l’effet d’une femme malade.

— Malade ! s’écria Roxane. Pourtant…

— Bien, pas malade exactement peut-être, mais très irritable, très nerveuse… Espérons que ce ne sera rien… que des nerfs. Au revoir, Mme Louvier !

Roxane, assise dans sa chambre, à repriser une nappe, fut grandement surprise de voir arriver Yseult tout à coup. Elle était si pâle, ses yeux étaient remplis d’une telle frayeur, que la jeune femme eut pitié d’elle.

Mme  Louvier, dit Yseult, avez-vous vu Mme Faure sortir d’ici, tout à l’heure ?

— Oui, Madame, répondit Roxane.

— Cette femme est folle, je crois, reprit Yseult. Imaginez-vous qu’elle est venue ici, tout droit de chez sa nièce, qui vient de relever des fièvres typhoïdes.

— Oui ? fit Roxane.

— Comme vous dites cela !  ! cria la jeune femme. Ne comprenez-vous pas le danger qu’il y avait pour moi, au contact de cette femme ?

Mme  Champvert, répondit la jeune fille, je regrette de vous voir si grandement effrayée pour si peu. Les fièvres ne se prennent pas ainsi, d’ailleurs. Permettez-moi de vous dire que vous ne faites qu’entretenir cette crainte morbide, en restant continuellement seule, dans votre boudoir comme vous le faites. Si j’osais vous donner un conseil, je vous dirais d’ordonner au cocher d’atteler, puis d’aller faire une longue promenade en voiture. De la distraction ; voilà ce qu’il vous faut.

— Vous avez peut-être raison, dit Yseult, et je vais suivre votre conseil Mme Louvier, ajouta-t-elle soudain et sans aucun à propos, quel âge avez-vous ?

— Mais… balbutia Roxane, qui avait été loin de s’attendre à cette question.

— C’est que, si ce n’était de vos cheveux gris et de ces lunettes fumées, vous auriez, je crois, une apparence bien jeune, dit Yseult. Vous avez dû être fort belle, Mme Louvier ; vos traits sont parfaits… vous le savez, sans doute ?… Eh ! bien, je vais suivre vos conseils et essayer d’oublier la visite de Mme Faure, par des distractions.

Pourtant, elle ne sortit pas. Elle s’enferma dans son boudoir et se livra à d’assez pitoyables réflexions. La visite de Mme Faure l’avait excessivement effrayée, pauvre Yseult, et à force de se livrer à la peur, elle finirait sans doute par devenir réellement malade.

Vers les huit heures du soir, Roxane se disposait à se rendre dans le boudoir d’Yseult, afin de lui demander la permission de s’absenter pour quelques jours, quand arriva Sophranie, qui lui dit :

Mme  Louvier. Madame vous prie de vous rendre immédiatement à son boudoir.

— Y a-t-il quelque chose d’extraordinaire, Sophranie ? demanda Roxane.

— Je ne sais pas, Mme Louvier… Madame a l’air d’être fiévreuse et fort agitée.

— J’y vais immédiatement, Sophranie.

En entrant dans le boudoir, Roxane aperçut Yseult qui, couchée sur un canapé, se tordait les mains. La jeune femme était bien changée, et c’est en sanglotant qu’elle dit :

— Oh ! Mme  Louvier, je suis malade, si malade ! Je suis prise des fièvres typhoïdes, je le sais ! J’ai la fièvre, j’ai mal à la tête et à la gorge… Oh ! bonne Mme Louvier, ne m’abandonnez pas ! Restez auprès de moi ! Je vais mourir… et j’ai peur, si peur !

— Chère Madame, répondit Roxane, je venais justement vous prier de me permettre de m’absenter pour quelques jours ; mais, puisque vous vous sentez indisposée, je resterai ici et vous soignerai… Pourquoi ne faites-vous pas venir le médecin ?

— Le médecin ! Non ! Non ! Il va me dire que j’ai les fièvres typhoïdes et j’en mourrai de peur ! Que j’ai soif ! Je crois que j’ai bu près d’un gallon d’eau depuis le midi ; je suis toujours si altérée ! Ne partez pas, Mme Louvier, ne partez pas !

— Je vous l’ai dit, je vais rester, et je vous soignerai de mon mieux. Pourtant, que voulez-vous que je fasse, quand vous vous agitez ainsi, Mme Champvert ?… Tenez, voici de la limonade que je viens de préparer ; les citrons chassent la fièvre, vous savez… Comprenez bien, cependant, qu’il y a une vaste différence entre avoir un peu de fièvre et être atteinte des fièvres. Je suis sûre que demain, vous serez complètement remise… si vous voulez bien suivre mes conseils et essayer de vous calmer un peu.

La porte du boudoir venait d’être brusquement ouverte et Champvert entra dans la chambre. S’approchant du canapé, il dit à Yseult :

— On me dit que tu es malade ?

— Va-t-en ! Va-t-en ! cria Yseult, en se dressant sur son canapé.

— Ma chère… commença Champvert.

— Va-t-en ! cria, encore une fois sa femme, en se tordant les mains et en jetant sur son mari un regard d’indicible haine.

— Tu es folle, je crois, ma pauvre Yseult ! Peux-tu faire de pareilles scènes devant la ménagère ! dit le notaire, en désignant Roxane, qui assistait, muette et effrayée, à cette algarade.

— Va-t-en ! répéta Yseult.

Champvert, haussant les épaules, sortit du boudoir.

Roxane se dit qu’il fallait empêcher que semblable chose se renouvelât, et aussitôt qu’Yseult fut un peu plus calme, elle la laissa aux soins de Sophranie et alla frapper à la porte de l’étude.

— M. Champvert, lui dit-elle, Mme Champvert est malade, bien malade, je crois.

— Oui… ? Qu’a-t-elle ?

— Je crains beaucoup qu’elle soit atteinte des fièvres typhoïdes.

— Hein ! fit Champvert, qui laissa choir sur le plancher un livre qu’il tenait à la main.

— Si vous me le permettez, je vais faire venir le médecin.

Puis, sans attendre de réponse, et sûre maintenant que le notaire n’approcherait plus du boudoir, tant il avait peur des fièvres typhoïdes, Roxane alla donner au cocher l’ordre de se rendre au Valgai, chercher le Docteur Philibert, en toute hâte.


CHAPITRE XV

PAUVRE YSEULT !


Oui, Yseult était atteinte des fièvres typhoïdes ; le Docteur Philibert en avertit immédiatement Roxane. Inutile de dire qu’il cacha la chose à la malade ; elle en serait probablement morte de frayeur.

— Je ne vous cacherai pas, Mlle Monthy, avait dit le médecin, que c’est un cas sérieux, très sérieux même. Il y a du danger pour vous et je vous conseillerais fortement de retourner, sans retard aux Barrières-de-Péage…

— Je n’abandonnerai pas Mme Champvert, Docteur. Pauvre, femme !

— Il va falloir que j’avertisse ma femme et elle voudra venir soigner sa fille. Je l’amènerai demain avant-midi, quand je viendrai faire ma visite professionnelle à la malade ; pour me servir d’une expression populaire, « elle couvait cette maladie depuis assez longtemps ».

— Elle avait tant peur des fièvres typhoïdes ! s’écria Roxane. Y a-t-il du danger qu’elle en meure ?

— Il y en a certainement !… Vous remarquerez que, ainsi qu’il en avait été de ce pauvre Justin, la maladie a fait de rapide progrès en bien peu de temps. Or, Justin, je n’ai pu le sauver…

— Mon Dieu ! fit la jeune fille.

— Ma femme viendra demain ; elle vous aidera à soigner Yseult.

— Docteur, demanda Roxane, Mme Philibert sait-elle que… Mme Louvier est Roxane Monthy ?

— Non, elle ne le sait pas. Quoiqu’il m’en coûtât beaucoup d’avoir un secret pour elle, je ne lui ai rien dit. D’ailleurs, ma chère enfant, ce secret n’est pas le mien, mais le vôtre… Eh ! bien, à demain ! J’espère qu’Yseult passera une assez bonne nuit.

Mais les espérances du Docteur Philibert ne se réalisèrent pas, car la malade passa une mauvaise nuit. Alternant avec ses crises de fièvre et de délire, survenaient des sortes de coma, ou bien elle se tordait les mains en sanglotant. Pauvre Yseult ! Roxane sentait ses yeux se remplir de larmes, à la voir souffrir ainsi.

Le jour commençait à se faire quand la jeune femme, ouvrant grands les yeux, fit signe à Roxane de s’approcher de son lit.

Mme  Louvier, dit-elle, je suis bien malade, n’est-ce pas ?

— J’espère que non, chère Mme Champvert !

— Ah ! oui, je suis bien malade, soupira Yseult, et, j’ai peur !… Mme Louvier, je voudrais savoir quelque chose…

— Qu’est-ce ? demanda Roxane.

— Vous… savez, n’est-ce pas ? fit Yseult en fixant sur la jeune fille des yeux scrutateurs. Vous m’avez vue… cette nuit où… quand mon mari était malade et que je…

— Oui, je vous ai vue, Mme Champvert, et je remercierai Dieu toute ma vie de m’avoir rendue témoin de ce que méditiez, puisque j’ai pu, ainsi vous empêcher de commettre un crime.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit la malade, en cachant son visage dans ses mains tremblantes. Mais, Mme Louvier, si vous connaissiez les raisons que j’avais, et que j’ai encore de haïr mon mari…

— Rien ne peut justifier ni même excuser le crime, Mme Champvert, répondit Roxane.

— Pourtant, cet homme, mon mari, il m’aurait tuée, une nuit, s’il en avait eu le temps…

— Je sais ! J’étais-là, dans ce coin de votre chambre, cette nuit-là, et j’ai vu tout ce qui se passait dans votre boudoir.

— Vous, Mme Louvier ! Vous !

— Oui, moi. J’ai vu votre mari appuyer sur votre front le canon d’un pistolet… Je l’ai entendu compter Un, puis Deux…

— Alors ?… Dites-moi !

— Alors ?… Mais, je l’ai visé à l’épaule votre mari, et j’ai tiré le coup de revolver qui…

— Qui m’a sauvé la vie, acheva Yseult. Ciel ! Que j’étais loin de me douter que c’était vous qui…

— Ne parlez plus maintenant, Mme Champvert, dit Roxane ; le médecin a défendu de vous laisser parler.

— Pourtant, je veux vous dire merci, Mme Louvier… Plus tard, vous m’expliquerez… comment vous aviez découvert… ce qui se passait entre mon mari et moi… cette nuit-là.

— Oui, je vous expliquerai tout, aussitôt que vous serez forte pour m’écouter. Pour le moment, buvez cette potion calmante ; vous êtes presque complètement épuisée.

— Encore merci, Mme Louvier ! dit Yseult. Je saurai reconnaître… un jour ce que vous avez fait… pour moi !… Puis elle ferma les yeux et s’endormit.

Quand le Docteur Philibert arriva aux Peupliers, vers les neuf heures, il était accompagné de sa femme. Il laissa Mme Philibert dans le salon et se rendit seul à la chambre d’Yseult. Il frappa à la porte et Roxane vint lui ouvrir.

— Comment va la malade ? demanda le médecin.

— Mal, répondit la jeune fille. Elle n’a pas sa connaissance ; elle ne reconnaît personne.

— Vraiment ! s’écria le médecin. Ma femme est dans le salon, reprit-il ; je voulais préparer Yseult à voir sa mère…

— Et c’est Mme Philibert qu’il va falloir préparer à voir sa fille… dans l’état où elle est. Voyez, Docteur !

Le Docteur Philibert fut grandement étonné de voir l’état dans lequel était la malade : changée à n’être plus reconnaissable, les yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, elle faisait bien pitié. Le seul mouvement qu’elle fît était de se tordre convulsivement les mains. Pauvre, pauvre Yseult ! Elle qui avait tant craint les fièvres typhoïdes, elle en était atteinte, et si gravement, que le médecin eut un soupir de découragement, en l’apercevant.

Vers les deux heures de l’après-midi, cependant, elle reprit connaissance. Elle reconnut sa mère, qui était penchée sur elle, elle reconnut le médecin, elle reconnut Roxane.

— Mère, murmura-t-elle, est-ce que je vais mourir ?… J’ai peur, mère, bien peur !

— Yseult, chère chère enfant ! dit Mme Philibert, en éclatant en sanglots. Tu es mieux, ma pauvre chérie, n’est-ce pas ?

— Mieux ! fit Yseult, avec un sourire, plus triste que des larmes.

— Courage, Yseult ! dit le Docteur Philibert. Nous allons vous guérir avec l’aide de Dieu.

Mme  Louvier, reprit la jeune femme, je veux… un prêtre… tout de suite ! Un prêtre ! Un prêtre !

— Un prêtre, chère enfant ? demanda Mme Philibert. Nous allons envoyer chercher le Père Ledoux, tout de suite. Mme Louvier, ajouta-t-elle, allez donc donner au cocher l’ordre d’atteler ; qu’il aille chercher le prêtre, sans perdre un instant !

— Mais il vous faudra être patiente, Yseult, disait le Docteur Philibert, au moment où Roxane quittait la chambre. Le Père Ledoux demeure à dix-huit milles d’ici. C’est trente-six milles, aller et retour ; il ne pourra pas être ici avant neuf ou dix heures ce soir.

— Docteur, est-ce que je vais mourir ? Dites-moi la vérité !

— J’espère que non, pauvre enfant ! rérépondit le médecin, d’une voix tremblante.

On prétendait que le Docteur Philibert n’était pas du tout endurci par la pratique de sa profession, et que plus d’un l’avait vu pleurer pendant que ses malades agonisaient

Yseult, à la réponse et à l’émotion du médecin, comprit qu’elle était dangereusement malade. Ses yeux furent remplis de terreur, et de nouveau, elle se tordit les mains ; mais bientôt elle tomba dans le coma, et il semblait bien à ceux qui l’entouraient, qu’elle ne reprendrait plus connaissance.

Quand le prêtre arriva, vers les dix heures du soir, Yseult était toujours dans le même état. Le Père Ledoux ne voulut pas quitter la chambre de la malade un seul instant ; il voulait être là, si la jeune femme reprenait connaissance, quand ce ne serait que pour quelques minutes. Quelques minutes en pleine connaissance, pour celui ou celle qui va mourir, c’est précieux ; de ces quelques minutes dépend, souvent, l’éternité…

Mais, toute la nuit et toute la journée du lendemain, jusqu’à l’heure du crépuscule, Yseult fut inconsciente.

Au moment où le soleil déclinait à l’horizon, cependant, elle ouvrit les yeux et reconnut le prêtre.

— Le prêtre ! murmura-t-elle.

— Vous m’avez fait demander et je suis venu, dit le Père Ledoux. Désirez-vous vous confesser, mon enfant ?

— Oui, mon Père.

On laissa le prêtre seul avec la mourante, puis le Père Ledoux lui administra les derniers sacrements, en la présence de tous. Le Docteur Philibert, qui tenait entre ses doigts le poignet d’Yseult, se pencha soudain sur Roxane et lui dit quelques mots tout bas. La jeune fille s’approcha alors de Mme Philibert et murmura doucement :

— Madame, Mme  Champvert s’affaiblit, à chaque instant… Elle vient de s’évanouir… et le Docteur Philibert craint… craint…

— C’est la fin, pensez-vous, Mme Louvier ? s’écria la mère d’Yseult. Tout à coup, le prêtre demanda ;

— Cette pauvre enfant qui se meurt, est-elle veuve ?

— Veuve ! cria le Docteur Philibert. Non, mon Père, elle ne l’est pas.

— Alors, où est son mari ? Pourquoi n’assiste-t-il pas aux derniers moments de sa femme ?

— M. Champvert est enfermé dans son étude, mon Père, répondit Roxane. Il a peur des fièvres, et…

— Je vais le chercher ! dit le médecin.

Quand il eut frappé à la porte de l’étude, il attendit que Champvert vînt lui ouvrir.

— Qu’y a-t-il ? demanda le notaire.

— Il y a que Mme Champvert se meurt, dit brusquement le Docteur Philibert ; elle n’a plus que pour une heure à vivre, tout au plus une heure.

— Eh ! bien ? fit le mari d’Yseult.

— Eh ! bien ?… Je suis venu vous chercher. Venez !

— Pas moi ! répondit Champvert. M’exposer à prendre les fièvres typhoïdes, jamais ! Et puis, vous êtes assez de monde autour d’elle, ce me semble. Je n’irai pas !

Le médecin saisit Champvert au collet et le secoua, comme on ferait d’un chien, puis le poussa dans la direction de la chambre de la moribonde. Le notaire voulut résister, mais le docteur eut le dessus. Ce fut de force, à le traîner, à le pousser et à le bousculer qu’il parvint à le conduire au chevet de sa femme agonisante.

Il pouvait être huit heures, quand Yseult ouvrit, encore une fois, les yeux. Elle sourit à sa mère, qui était agenouillée près du lit, elle sourit au prêtre, au Docteur Philibert et à Roxane. À son mari, elle tendit la main et ses yeux se remplirent de larmes.

— Ignace, balbutia-t-elle, pardon !

Encore une fois, elle ferma les yeux, et le Père Ledoux se mit à lire la prière des mourants.

Soudain, la moribonde s’assit droite sur son lit, et d’une voix forte, elle dit :

— Le testament !… Hugues !… Pardon !

Puis elle retomba sur ses oreillers… Un sanglot s’échappa des lèvres de Mme Philibert et de Roxane… Le prêtre entonna le de profondis : Yseult était morte !


CHAPITRE XVI

LE MOT QUI OUVRE LE COFFRE-FORT


Les funérailles d’Yseult avaient eu lieu.

Mme Philibert était retournée au Valgai, avec son mari ; mais Roxane était encore aux Peupliers. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, et quoiqu’elle eut fait d’infructueux essais pour ouvrir le coffre-fort où était enfermé le testament de M. de Vilnoble, la jeune fille se proposait de faire un dernier effort, aussitôt que l’occasion se présenterait.

À son retour du cimetière, Champvert avait fait venir Roxane dans son étude et lui avait dit :

Mme  Louvier, j’espère que vous ne quitterez pas les Peupliers, d’ici quelques jours, au moins. Je me propose de fermer la maison, pour un certain temps ; en attendant, si vous vouliez continuer à diriger le personnel…

— C’est bien, je resterai encore pour quelques jours, promit Roxane.

Il y avait une semaine de cela, et pendant toute cette semaine, pas une seule occasion ne s’était présentée, dont elle eut pu profiter pour s’approcher du coffre-fort.

Il était huit heures du soir. Champvert était sorti. Les domestiques étaient occupés, dans une autre partie de la maison, excepté Souple-Échine, à qui Roxane avait dit, ce matin-là :

— Tiens-toi près ; j’aurai peut-être besoin de ton aide, ce soir.

La jeune fille se dirigeait vers l’étude de Champvert, suivie du petit Sauvage. Dans la poche de sa robe elle avait mis une boîte d’allumettes et aussi son revolver. De plus, elle tenait à la main une bougie allumée : la fiancée de Hugues de Vilnoble allait faire un dernier effort pour s’emparer du testament.

Arrivée dans l’étude, elle dit à Souple-Échine :

— Vois-tu ce petit alcôve, en arrière de la table à écrire, et qui est dissimulé par des portières ? Tu vas entrer là-dedans et attendre patiemment le moment d’agir. Comprends-moi bien, Souple-Échine ; je veux m’emparer d’un papier, qui est dans ce coffre-fort, un papier qui, je te l’ai dit déjà, est d’une grande importance pour ’Tit maître.

— Oui, oui, belle dame, Souple-Échine comprend bien !

— Si, par malheur, j’étais surprise, mais que je serais venue à bout de mettre la main sur le papier, écoute bien, Souple-Échine, tu feras l’impossible pour t’emparer de ce document dont il est question et tu iras le porter immédiatement au Docteur Philibert.

— Souple-Échine vous obéira.

— Tu sais, il est presque certain que je ne serai pas découverte ; M. Champvert ne reviendra que fort tard, il me l’a dit, ou l’équivalent… Mais, à supposer qu’il arriverait, disons, au moment où je tiendrais dans mes mains le document que je cherche, tu devras essayer, par la ruse de te saisir de ce papier… Quand même tu me verrais en danger, Souple-Échine, tu ne t’occuperas pas de moi ; tu t’occuperas seulement du papier qui a tant d’importance pour ’Tit maître.

— Mais, dit le petit Sauvage, si M. Prévert voulait vous tuer, Souple-Échine ne pourrait vous laisser entre les mains de cet homme !

— N’oublie pas, petit, que tu as promis de m’obéir en tout, dit Roxane. Empare-toi du papier, remet-le au Docteur Philibert ; le reste me concerne… Mais je ne crois pas qu’il y ait à craindre l’arrivée de M. Champvert. Entre dans l’alcôve, Souple-Échine, et attends.

Pendant près d’une heure, Roxane travailla, essayant d’ouvrir le coffre-fort. Elle savait qu’il n’y avait que trois lettres à trouver, mais il s’agissait de les trouver… Ce fut peine perdue. Le notaire avait dû choisir trois lettres au hasard ; alors, c’était se buter contre l’impossible.

Découragée, elle se dirigea vers la table à écrire, elle se laissa tomber sur une chaise et dit, en sanglotant :

— Mon Dieu, inspirez-moi !

Puis, fiévreusement, elle se mit à examiner les papiers qu’il y avait sur la table. Peut-être Champvert avait-il pris en note, sur quelque chiffon de papier, le mot qui ouvrait le coffre-fort ?… Elle ne trouva rien…

Quelque chose tomba par terre et elle se pencha pour le ramasser : c’était un petit carton, de six pouces sur quatre à peu près. Ayant approché le carton de la bougie, Roxane vit que c’était un portrait. Un portrait d’enfant, une mignonne fillette aux yeux rieurs, à la bouche mutine et qui semblait sourire à la jeune fille. Ce sourire était si attrayant que Roxane sourit, elle aussi, à la petite, reproduite sur le carton.

S’il y avait une chose à laquelle on ne se serait pas attendue, c’était bien de voir un portrait de petite innocente entre les mains de Champvert, le voleur, le meurtrier… Sans doute, cet homme avait un secret dans sa vie ; mais cela ne concernait nullement Roxane. Elle se disposait donc à remettre le portrait sur la table, quand elle aperçut, au verso, ces mots, de l’écriture du notaire ; « Léa, à l’âge de trois ans ».

Ayant remis le portrait sous une pile de papiers, la jeune fille appuya sa tête sur la paume de sa main et se mit à essayer de trouver un moyen d’ouvrir le coffre-fort.

Pourtant, elle était distraite ; sans cesse, devant ses yeux, passait la vision de la petite reproduite sur le carton. « Léa à l’âge de trois ans » ; ces mots lui revenaient à la pensée à tout instant. Champvert était donc veuf, quand il avait épousé cette pauvre Yseult ?… Et cette petite innocente, la mignonne Léa, qu’était-elle devenue ? La gardienne des barrières de péage avait un véritable culte pour les enfants ; c’est pourquoi le portrait qu’elle venait de voir l’impressionnait tant. « Léa, à l’âge de trois ans ».

Soudain, la fiancée de Hugues se leva, comme mue par un ressort : elle venait de trouver le mot ouvrant le coffre-fort ! « Léa » ! Oui, Champvert avait dû se servir de ce nom qui lui était cher ! Ce n’était plus « Réa », le nom de Mme de Vilnoble, mais « Léa », le nom de l’innocente petite, dont elle avait tenu le portrait dans ses mains, tout à l’heure !

En un bond, elle fut auprès du coffre-fort ; mais elle tremblait tellement qu’elle avait peine à tourner la petite poignée de la serrure.

— Mon Dieu ! Mon Dieu, venez à mon aide ! pria-t-elle tout haut.

L E A. Avec un bruit de ferrailles, la porte du coffre-fort s’ouvrit… Le testament ?… Oui, il était là… là où Champvert l’avait jeté, le soir où avait eu lieu cette scène entre Yseult et lui !…

Fiévreusement, Roxane saisit le document, et vite elle l’ouvrit… Oui voilà la signature tremblante de M. de Vilnoble… Voilà sa signature, à elle, Roxane Monthy, et aussi celle d’Adrien !  !

Enfin !… Souple-Échine irait immédiatement porter ce document au Docteur Philibert, et celui-ci cacherait le testament de M. de Vilnoble dans le compartiment secret de son coffre-fort, contenant déjà la justification d’Armand Lagrève…

Roxane ouvrait la bouche pour appeler Souple-Échine, quand, levant les yeux, elle aperçut Champvert qui, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait, un sourire sinistre sur ses lèvres.


CHAPITRE XVIII

HI ! PRESTO !


— Ah ! dit Champvert. L’impeccable Mme Louvier, qui profite de mon absence de la maison pour me dévaliser !… Veuillez me remettre ce que vous venez de me voler, chère Madame, ajouta-t-il, en tendant la main vers la jeune fille.

D’un geste un peu enfantin, Roxane mit ses mains derrière elle ; mais soudain, ses deux bras furent saisis et elle se sentit en- traîner vers la table à écrire. Impossible de se défendre : Champvert avait un poignet de fer ; ce n’est pas une délicate jeune fille qui eut pu lui résister. Quoiqu’elle eut sur elle un revolver, elle savait bien que cette arme à feu lui serait arrachée des mains et dirigée sur elle, si elle essayait de s’en servir.

Arrivé près de la table, le notaire n’éprouva pas beaucoup de difficulté à s’emparer du testament, dont la vue lui causa une réelle surprise.

— Ainsi, dit-il, ce n’est pas de l’argent que vous cherchiez dans mon coffre-fort, mais ce chiffon de papier. C’est assez singulier… Ah ! attendez donc…

D’un mouvement brusque, il enleva la perruque et les lunettes de Roxane.

Mlle  Monthy ! s’écria-t-il. La fiancée de Hugues de Vilnoble !… Ainsi, depuis quelques semaines, vous jouez ici le rôle de ménagère, hein, dans le but de vous emparer de ce testament ?… Eh ! bien, chère Mlle Monthy, ce document, vous auriez mieux fait de le laisser où je l’avais mis, car, je vais vous donner le plaisir de le brûler en votre présence, immédiatement.

— Non ! Oh ! Non ! cria Roxane.

— Oui. Oh ! Oui, Mlle Monthy. Mais, auparavant, je vais vous garrotter avec de fortes ficelles ; ensuite, eh ! bien, je déciderai de votre sort… Tenez, pendant que je vous lierai les mains et les pieds, vous pourrez repaître vos yeux du testament, pour la dernière fois, puis nous ferons de ce chiffon un feu de joie.

Ce disant, Champvert déposa le testament sur sa table à écrire, puis, ouvrant un tiroir, il y prit un paquet de galon rose, le galon officiel des avocats et des notaires. Avec ce galon il attacha fermement les bras et les jambes de la jeune fille ; de cette manière, elle était incapable de faire le moindre mouvement.

— Vous voilà ficelée de la plus belle façon, Mlle Monthy, et vous n’êtes plus à craindre. Vraiment, j’admire mon travail ; il est véritablement artistique. Et Champvert dit méchamment. Maintenant, vous allez jouir d’un spectacle que vous n’oublierez jamais : la destruction du testament de M. de Vilnoble, en faveur de son fils Hugues, votre fiancé, Mlle Monthy ! Ha, ha, ha !

Toujours riant, le notaire s’approcha de la table pour y prendre le testament… le testament avait disparu !… Oui, il avait disparu !… Mais…comment avait-il pu disparaître ?… Champvert était bien seul dans son étude, avec Roxane, et celle-ci n’eut pu toucher au document, et pour cause : n’avait-il pas maintenu fortement la jeune fille d’une main, tandis qu’il la ficelait de l’autre ?… Alors ?…

— Le testament !… balbutia-t-il.

Il se mit à chercher parmi ses papiers et par terre ; même, il enleva le tapis de table, dont la frange traînait sur le plancher… Rien…

— Le testament… répéta-t-il. Je l’avais placé là… sur le bord de la table…

— Le testament a disparu, dites-vous, M. Champvert ? demanda Roxane. Alors, soyez-en assuré, c’est Yseult qui est venue le chercher.

— Yseult !… Mais, vous perdez la tête, Mlle Monthy ! exclama Champvert. Yseult est morte et…

— Souvenez-vous des dernières paroles qu’elle a prononcées, avant de mourir. « Le testament !… Hugues !… Pardon !… »

— Ah ! bah, dit le notaire, en haussant les épaules (Il ne croyait guère à l’intervention surnaturelle). Tout de même, c’est mystérieux la disparition du testament… Je ne puis comprendre…

Mais Roxane comprenait, elle ! Tandis que Champvert la garrottait, tout à l’heure, elle avait vu une petite main brune saisir le testament, puis le visage de Souple-Échine était apparu, un moment, entre les portières. Elle avait vu, ensuite le tapis de table remuer légèrement et elle comprit que le petit Sauvage rampait sous la table, dans l’intention d’atteindre la fenêtre, large ouverte. Entre la table et la fenêtre, la distance était de deux pieds, au plus ; tout de même, l’enfant serait obligé de se lever debout pour atteindre l’appui de la fenêtre… Le voilà Souple-Échine… Il vient de se lever… Roxane avait pâli… Si Champvert se retournait, il apercevrait le jeune Sauvage, et, devinant tout, bien sûr, il n’hésiterait pas à le tuer… Pourtant, le notaire était trop occupé à garrotter sa victime pour penser à autre chose. Souple-Échine, d’un bond, fut sur l’appui de la fenêtre, et en un clin d’œil, il avait sauté sur la terrasse, ses pieds nus ne faisant aucun bruit qui eut pu le trahir : Champvert avait été joué, roulé, par un enfant !

Hélas ! Roxane était en son pouvoir et sachant à qui elle avait affaire, elle aurait eu raison de trembler pour sa vie.

— Je sais bien que vous n’auriez pu toucher au testament, dit Champvert et je ne puis m’expliquer… C’est, je le répète, un mystère… Nous sommes seuls dans cette chambre, vous et moi, et cependant… Moi qui me proposais de vous régaler d’un petit feu de joie !

Roxane sourit.

— Vous souriez, Mlle Monthy ! Vous osez sourire !… Eh ! bien, vous allez le payer cher ce sourire, croyez-le ! Vous ne vous doutez guère du sort qui vous est réservé.

— Vous pouvez me tuer, je sais…

— Oui, et la justice ne m’inquiéterait pas pour cela ; chacun a le droit de défendre ses biens… Je vous ai surprise, dans mon étude, à… voler… D’ailleurs, une fois libre, vous parleriez. Je vous mettrai donc dans l’impossibilité de raconter à qui que ce soit de ce qui vient de se passer ou de parler de l’existence du testament de M. de Vilnoble.

— Allez-vous m’arracher la langue, M. Champvert ? demanda Roxane, d’un air moqueur.

— Non. Mais le sort que je vous réserve n’est pas un sort enviable. D’abord, je vais vous détacher les mains.

Il détacha la ficelle qu’il avait enroulée autour des mains et des poignets de la jeune fille, puis il dit, indiquant la table :

— Vous allez écrire immédiatement, ce qui suit :

« Je suis retournée aux Barrières-de-Péage.

ROXANE. »

— Jamais ! s’écria notre héroïne. Jamais je n’écrirai cela, entendez-vous, M. Champvert !

— Jamais est un grand mot, dit en riant le notaire. Écrivez Mlle Monthy, écrivez !

— Je jure que rien au monde ne me fera écrire cela !

— Il ne faut jurer de rien, vous savez… Allons, écrivez ! Le temps s’écoule rapidement, et j’ai autre chose à faire qu’à causer avec vous. Vite ! Hâtez-vous ! Écrivez ! Entendez-vous, Mlle Monthy !

Roxane ne fit aucun mouvement pour obéir à Champvert. Elle en avait le pressentiment, cet homme, qui l’avait en son pouvoir, méditait contre elle quelque terrible vengeance.

— Vous refusez de m’obéir, n’est-ce pas, Mlle Monthy ? Eh ! bien, je sais un moyen de vous y contraindre. Si vous n’écrivez pas ce que je viens de vous dicter, il arrivera malheur à… une certaine petite infirme qui vous tient beaucoup au cœur…

— Rita !… balbutia Roxane.

— Oui. Rita ! Rien ne me sera plus facile que d’attirer cette petite dans un guet-apens et de…

— Oh ! M. Champvert ! Pour l’amour de Dieu, ne touchez pas à ma petite sœur chérie !… Elle est faible et infirme, la pauvre mignonne et si chétive !… N’avez-vous jamais connu ce que c’est que d’aimer une innocente petite créature, que vous ayez conçu la diabolique idée de vous attaquer à cette enfant ?… De grâce, M. Champvert ! sanglota Roxane.

— Plaider, avec moi, c’est comme plaider auprès de cette chaise, Mlle Monthy, répondit le notaire, qui, cependant, avait légèrement pâli. Écrivez, entendez-vous ! Sinon, aussitôt que j’aurai décidé de votre sort, je m’occuperai de…

— Et si j’écris ce que vous m’avez dicté !…

— Il n’arrivera rien à votre petite sœur je vous en donne ma parole d’honneur !

— Vous m’en donnez… quoi ? dit la jeune fille, avec un éclat de rire. Votre parole d’honneur ! La vôtre ! La parole d’honneur du notaire Champvert ! Ha, ha ha !

— C’est bien, riez, Mademoiselle ! Rira bien qui rira le dernier cependant. Pour la dernière fois, je vous donne le choix entre écrire cette lettre ou sacrifier la vie de votre petite sœur.

Roxane n’hésita plus ; elle écrivit la lettre, se doutant bien pourtant que ce papier serait peut-être sa condamnation.

— Maintenant, suivez-moi ! dit Champvert.

— Mais… je ne puis pas marcher ; j’ai les pieds liés ensemble !

— C’est juste !

Il défit les galons et ficelles qui liaient les pieds de la jeune fille, mais il lui attacha les mains derrière le dos, puis prenant le papier qu’elle venait d’écrire, il conduisit Roxane droit à sa chambre, à la chambre qu’avait occupée Mme Louvier.

Arrivé dans la chambre, le notaire attacha de nouveau les pieds de Roxane ; de fait, il la ficela comme un paquet, puis il quitta la pièce, revenant, au bout de quelques instants, tenant à la main une fiole contenant une substance liquide ressemblant à de l’eau : c’était du chloroforme. En un clin d’œil, il en imbiba un mouchoir, qu’il appliqua sur le visage de la jeune fille. En vain essaya-t-elle de se défendre ; elle était impuissante, étant liée pieds et mains.

Mais, pauvre Roxane, elle ne se débattit pas longtemps ; bientôt, elle tomba sur une chaise, endormie.

Alors, hâtivement, Champvert se mit à entasser dans la valise de la fiancée de Hugues tout le linge de celle-ci, après quoi il plaça, très en évidence, la lettre qu’elle avait écrite sous sa dictée. Quittant la chambre ensuite en emportant la valise, il se dirigea vers les écuries et attela les deux chevaux de trait à la berline de voyage, sans même s’apercevoir que Jupiter n’était pas dans sa stalle.

Bientôt, Roxane était couchée sur un des sièges de la berline, dont les rideaux avaient été soigneusement fermés, puis, faisant lui-même le métier de cocher, Champvert administra aux chevaux deux maîtres coups de fouet. À ce traitement, auquel elles n’avaient pas été habituées, les deux nobles bêtes partirent, le mors aux dents, dans la direction de l’ouest.


CHAPITRE XVIII

QU’EST-ELLE DEVENUE ?


Hugues et Armand, sur l’Île Rita, étaient comparativement heureux.

N’eut été la pensée de leurs fiancées et de leurs amis, dont ils étaient si éloignés, ils auraient pu se croire les plus heureux de la terre ces deux cousins, qui sympathisaient si bien ensemble.

Le terrain très fertile de l’île se prêtait à toutes les améliorations ; le foin, l’avoine, le blé, le sarrasin, poussaient à merveille. En arrière de la Maison-Blanche était un immense jardin potager, tandis qu’on parvenait à la maison à travers les fleurs de toutes sortes et de toutes nuances ; de plus, l’avenue des pommiers promettait merveilles, pour l’automne.

Au sommet du Mont Roxane, on avait installé, non loin du drapeau, un banc, et souvent, les deux jeunes gens passaient là la veillée, fumant, et causant de leurs bien-aimées.

Le Port Lucie était un véritable port maintenant. Un quai avait été construit, ainsi qu’une cabane à chaloupes et une maison de bain.

Quant au Parc Philibert, ses allées bien entretenues, ses arbres bien entaillés et ses plates-bandes fleuries disaient assez le travail qui avait été fait, en cet endroit aussi.

L’Île Rita serait un endroit idéal, un vrai lieu de délices pour y passer la belle saison, et la Maison-Blanche, si on y ajoutait un étage ressemblerait vraiment à un manoir de l’ancien temps.

Mais, l’automne et l’hiver seraient presqu’intolérables, pour les insulaires. Qu’importe ! On y resterait quand même ; il le faudrait bien d’ailleurs !

Bianco et Netta n’avaient pas l’air de trouver trop à redire aux dimensions un peu restreintes de l’île. Peut-être regrettaient-ils, parfois, les grandes plaines qu’ils avaient si souvent parcourues, portant leurs maîtres tant aimés ; mais comme ils ne chômaient pas, sur l’Île Rita, (car c’étaient eux qui avaient aidé à labourer) ils paraissaient satisfaits de leur sort.

Un soir, Hugues et son cousin, assis au sommet du Mont Roxane, fumaient silencieusement. Soudain, Armand s’écria :

— Vois donc, Hugues ! Ce point, là-bas ! Ne dirait-on pas un yacht ?

— C’est un yacht en effet, répondit Hugues, et il se dirige sur notre île !

— L’Ouragan, murmura Armand.

— Je doute que ce soit l’Ouragan, dit Hugues. Dans tous les cas, nous le saurons bientôt.

C’était l’Ouragan ! À la course, les deux cousins quittèrent leur observatoire et descendirent sur le Port Lucie, y attendre l’arrivée du yacht. De sur le pont, un homme leur envoyait des signaux ; cet homme, c’était le Docteur Philibert.

— C’est le Docteur Philibert, et il est seul, dit Hugues.

— Espérons qu’il ne vient pas nous annoncer quelque mauvaise nouvelle ! fit Armand. J’ai comme le pressentiment d’un malheur !

Le pressentiment d’Armand était juste. Après avoir soupé, le Docteur Philibert fit part aux jeunes gens de la raison qui l’amenait sur l’Île Rita.

— Mes garçons, dit-il, commençons d’abord par les bonnes nouvelles, ou du moins, des nouvelles qui ne sont pas mauvaises…

— Vous avez donc de mauvaises nouvelles à nous donner, Docteur ? demanda Hugues.

— Oui, je l’avoue, répondit le médecin.

— Roxane… murmura Hugues.

— Lucie… Ma mère… balbutia Armand.

— Ta mère, Armand, ne se nomme plus Mme Dussol.

— Vraiment ! s’écria Armand. Elle s’est donc remariée ?… Qui…

— Oui, mon garçon, ta mère s’est remariée à un homme qui l’aimait et l’admirait depuis fort longtemps… Cet homme, c’est Napoléon Philibert.

— Je l’avais deviné ! dit Hugues, en souriant. Je vous félicite, cher Docteur ! Si tante Blanche était présente, je la féliciterais, elle aussi !

— Merci, Hugues ! Merci !… J’espère que tu ne m’en veux pas, Armand d’avoir épousé ta mère ?

— Vous en vouloir ! Certes non ! Je ne pourrais désirer un beau-père plus selon mon cœur, répondit Armand, en posant sa main sur l’épaule du médecin.

— Merci, mon garçon ! Ta mère n’était pas heureuse aux Peupliers, vois-tu ; son gendre lui rendait la vie intolérable. Je l’ai emmenée au Valgai ; ça ne vaut pas les Peupliers comme confortable et comme luxe, sans doute, mais, Armand, nous y sommes tout à fait heureux… Maintenant, j’ai à vous annoncer une autre nouvelle… triste celle-là ; Yseult, la pauvre enfant, est morte.

— Morte ! Yseult !

— Oui. Victime d’une épidémie de fièvres typhoïdes, qui a sévi pendant plusieurs semaines.

— Pauvre Yseult ! dirent, en même temps, les deux cousins.

Mlle  de St-Éloi est encore aux Barrières-de-Péage, Armand. Hugues, à son retour de l’Île Rita, Mlle Monthy est entrée aux Peupliers, comme ménagère…

— Hein ! fit Hugues. Roxane, ménagère aux Peupliers ! Je ne comprends pas…

— Afin de découvrir ce qu’était devenu le dernier testament de ton père, elle s’est déguisée en dame âgée et s’est engagée aux Peupliers, dit le Docteur Philibert. Elle était certaine que le testament avait été volé, vois-tu, volé par Champvert, et qu’il existait encore. Elle ne s’était pas trompée ; le document…

— Vous dites ?…

— Je dis que Mlle Monthy ne s’était pas trompée ; le testament était entre les mains de Champvert, jusqu’à il y a cinq jours. Dans le moment, il est en sûreté dans un compartiment secret de mon coffre-fort, au Valgai.

— Ma Roxane ! s’écria Hugues. N’est-ce pas, Docteur, que Roxane est un ange ?

— À peu près, répondit, en souriant, le médecin. Tandis qu’elle était aux Peupliers, Mlle Monthy a accompli une double mission.

— Que voulez-vous dire, Docteur ?

— Elle a découvert un homme qui t’intéresse, Armand, ; je veux parler de Décart.

— Décart ! crièrent Hugues et Armand. Et Rollo, qui était couché, non loin, se mit à hurler lamentablement : le chien connaissait et haïssait le nom.

— Oui, Décart… dont le véritable nom est Ignace Décart-dit-Champvert.

— Champvert ! Cet homme est donc assassin, aussi bien que voleur ? dit Hugues.

— Je vous donnerai force détails demain. Pour le moment, qu’il me suffise de te dire, Armand, que Mlle Monthy découvrit qu’un juif Allemand du nom de Silverstien, possédait la confession du meurtre de l’auberge de Tigre-Rampant, confession signée par Ignace Décart-dit-Champvert.

— Ô ciel ! fit Armand.

— Elle est parvenue à s’emparer de cette confession, écrite sur un papier bleu ; elle est, en ce moment, dans mon coffre-fort, avec le testament de mon vieil ami M. de Vilnoble.

— Ainsi, mon innocence sera reconnue ?

— Bien sûr ! Vous allez revenir avec moi sur la terre ferme, tous deux et nous allons arranger tout cela. Nous partirons demain.

Mlle Monthy est la plus extraordinaire jeune fille du monde ! s’écria Armand. Tu as raison, Hugues, ta fiancée est un ange. Que Dieu la bénisse !

— Amen ! dit Hugues.

— Malheureusement, reprit le docteur, Mlle Monthy a été surprise par Champvert, au moment où elle enlevait le testament du coffre-fort.

— Juste Ciel ! fit Hugues. Roxane ! Roxane !

— Voici les faits, dit le médecin, et veuillez ne pas m’interrompre, car je perdrais le fil de mon récit. Mercredi dernier, vers les dix heures du soir, (il y a, comme vous voyez, cinq jours de cela) Souple-Échine, qui était entré comme portier aux Peupliers, mais qui, en réalité n’était là que pour obéir à Mlle Monthy, arrivait chez moi et me remettait le dernier testament de M. de Vilnoble. Pourtant, le petit Sauvage avait le visage triste, et je lui en demandai la cause. Il me répondit que Mlle Monthy avait été surprise par le notaire, au moment où elle venait d’enlever le testament du coffre-fort. Souple-Échine, fidèle à la promesse qu’il avait faite à la jeune fille, était venu m’apporter le document, dont il était parvenu à se saisir. Mais, je le répète, il avait vu Mlle Monthy garrottée et au pouvoir de Champvert… Ne n’interromps pas, Hugues !

« Immédiatement, je partis pour les Peupliers, continua le Docteur Philibert. J’entrai, sans me faire annoncer, vous le pensez bien. Nulle part, dans la maison, je ne trouvai ni Mlle Monthy, ni Champvert… Pénétrant enfin dans la chambre de Mme Louvier (c’est sous ce nom que ta fiancée était connue aux Peupliers, Hugues) je vis qu’il y régnait un grand désordre : les tiroirs, les garde-robes étaient ouverts, et, sur une table, je trouvai un billet, ainsi conçu :

« Je retourne aux Barrières-de-Péage.

ROXANE. »


— Que Dieu en soit béni ! s’exclama Hugues.

— Je connais très bien l’écriture de Mlle Monthy, et je savais qu’elle-même avait écrit ce billet. Comme toi, Hugues, il n’y a qu’un moment, je m’écriai : « Que Dieu en soit béni ! »

— Ma Roxane ! Quel danger elle avait couru !

— Je quittai la maison de ton père, reprit le médecin, en me disant que, le lendemain, j’irais, avec ma chère femme, aux Barrières-de-Péage. Mais, le lendemain matin, le jeudi, à sept heures, on vint me chercher pour une malade, demeurant à vingt-deux milles du Valgai, à l’ouest. Chez cette pauvre femme, je restai jusqu’au vendredi soir, après quoi, je revins, fourbu, chez moi.

« Le samedi, je ne quittai pas le Valgai car ma femme était indisposée. Ce n’est que le dimanche après-midi (hier) que je me rendis aux Barrières-de-Péage. Combien il me tardait de revoir Mlle Monthy, la chère, l’héroïque jeune fille !

« Aussitôt que Diavolo eut mis le pied sur le pont de péage, je vis accourir vers moi Mlle de St-Éloi et la petite Rita. Mes yeux cherchèrent, en vain, la gardienne des barrières, je ne l’aperçus pas. Cela ne me causa pas l’ombre d’une inquiétude pourtant ; elle pouvait être occupée à l’intérieur de la maison…

« Je descendis de cheval, continua le narrateur, et m’étant assis sur un banc, entre Mlle de St-Éloi et Rita, nous nous mîmes à causer, tous trois… Chose singulière, contrairement à ce qui arrivait généralement, nous ne mentionnâmes pas le nom de Mlle Monthy. Mais, tout à coup, Rita éclata en sanglots.

— Je m’ennuie de Roxane ! Je veux Roxane ! sanglota-t-elle. Oh ! pourquoi qu’elle ne revient pas Roxane, bon Docteur, le savez-vous ?

— Mon Dieu ! fit Hugues.

— Je faillis crier, acheva le Docteur Philibert. J’avais tant cru que Mlle Monthy était en sûreté chez elle !… Aussitôt que j’eus l’occasion de causer seul à seule avec Mlle de St-Éloi, je lui dis tout… tout ce qui concernait le testament et la disparition de Mlle Monthy, je veux dire, et ensemble, nous décidâmes que je viendrais vous chercher tous deux, afin que nous nous mettions tous à la recherche de la jeune fille si dévouée, qui avait risqué sa vie pour arriver à son noble but.

— Roxane ! Oh ! Ma Roxane ! sanglota Hugues. Quand je me dis qu’elle est au pouvoir de Champvert, de cet assassin !… Qu’est-elle devenue, mon Dieu !

— Ah ! Voilà la question : qu’est-elle devenue ?… Nous quitterons l’île au point du jour. Arrivés sur la terre ferme, nous y attendrons le retour de Champvert, car il faut que nous attendions son retour, avant de nous lancer à la recherche de Mlle Monthy, sans quoi, nous ne saurions pas dans quelle direction faire nos recherches.

— N’est-ce pas beaucoup de temps perdu, Docteur ? demanda Armand.

— Que veux-tu, mon garçon : il n’y a pas moyen de faire autrement. Des policiers sont postés sur les routes allant au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. La maison de ton père, Hugues, est cernée. Aussitôt que… Décart mettra le pied aux Peupliers, il sera arrêté, et ensuite, nous partirons à la recherche de ta chère fiancée.

— Et que Dieu nous guide vers elle ! s’écria Hugues.

Cette prière termina la conversation, pour le moment.

Le lendemain matin, à six heures, l’Ouragan quittait l’Île Rita.


CHAPITRE XIX

CE QU’ÉTAIT DEVENUE ROXANE


Les chevaux, fouettés par Champvert, semblaient bien avoir le mors aux dents ; on eût dit qu’ils volaient sur la route. Combien de milles parcoururent-ils ainsi ? Il eût été difficile de préciser, mais, du train qu’on allait, on avait dû, une heure après avoir quitté les Peupliers, en être éloigné d’une quinzaine de milles.

Enfin, les chevaux, s’étant consultés entr’eux sans doute, résolurent de changer d’allure ; ils se mirent au galop, puis au trot.

Toute la nuit, la berline roula sur le chemin. Aussitôt qu’il fit jour, Champvert se mit à observer les alentours, et apercevant un bois très-touffu à sa droite, il y enfonça ses chevaux. Il détela les pauvres bêtes, dont les flancs étaient blancs d’écume et il leur mit des entraves aux pieds, après les avoir conduits à un endroit où poussait grande quantité de trèfle et de foin et où coulait un ruisseau.

Revenant à la berline, Champvert en retira Roxane, qui dormait encore sous l’effet du chloroforme qui lui avait été administré, et il la déposa par terre, sans trop de cérémonie, ensuite, il reprit le chemin et, arrivant à un ranch, y acheta des provisions et un petit bidon, pour y faire bouillir de l’eau, après quoi il retourna dans le bois.

Roxane venait de s’éveiller… Elle jeta un regard autour d’elle. Elle aperçut le notaire, mais tout de suite, elle ferma les yeux et s’endormit de nouveau.

Ce n’est que dans le courant de l’après-midi qu’elle s’éveilla tout à fait. Champvert, non loin, fumait un cigare. Il sourit méchamment et dit :

— Enfin, vous vous êtes décidée de vous éveiller, Mlle Monthy ! Ce n’est pas trop tôt ! Que pensez-vous de ce petit bois ? Pourrait-on rêver rien de plus…

— Où suis-je ? demanda la jeune fille.

— Ah ! répondit Champvert en riant. Vous aimeriez beaucoup à le savoir, n’est-ce pas ? Je regrette de ne pouvoir vous renseigner, chère Mlle Monthy. Seulement, je veux bien vous dire ceci : vous êtes loin des Peupliers et plus loin encore des Barrières-de-Péage… Vous souvenez-vous du jour où Hugues de Vilnoble m’avait obligé de descendre de cheval pour vous faire mes excuses ?… J’avais raison de lui dire, ce jour-là : « Rira bien qui rira le dernier ». Votre cher fiancé n’aura peut-être plus envie de rire, quand il apprendra que sa Roxane a disparu. Hé hé hé !

— Où me conduisez-vous ?

— Où ?… Cela aussi, vous aimeriez beaucoup à le savoir, hein ?… Qu’il me suffise de vous dire que vous ne sortirez jamais vivante de là où je vous conduis… Pauvre Hugues ! Je serais presque porté à le plaindre, dit le sinistre voyou. Et cette petite infirme donc, votre Rita chérie…

— Taisez-vous, lâche !

— Si vraiment vous préférez le silence, je me tairai ; soyons galant envers les dames !… Maintenant, comme vous devez avoir faim, je vais vous détacher les mains, pour vous permettre de manger. Seulement, je vous en avertis, Mlle Monthy, je suis armé, et au moindre mouvement que vous ferez pour défaire le reste de vos liens, je vous tue, sans pitié !

Roxane pensa au revolver qu’elle avait, en ce moment, dans la poche de sa robe ; mais, qu’aurait-elle pu contre Champvert ?… Il venait de le dire, il la tuerait sans pitié.

Ses liens détachés, la jeune fille mangea, car elle avait réellement faim, n’ayant rien pris, depuis le souper, la veille. Elle n’allait pas se laisser mourir d’inanition ; elle lutterait jusqu’au bout, sans se laisser abattre ; à cela elle était fermement résolue.

Aussitôt qu’il fit nuit, les chevaux furent attelés à la berline, et on partit, allant grand train, jusqu’au lever du soleil. Puis, ce fut à recommencer ; comme la veille, la journée entière se passa en plein bois et on repartit, à la nuit.

C’était le quatrième jour du voyage assez étrange de Roxane, en compagnie de Champvert. Au moment où de soleil déclinait à l’horizon, l’ex-Décart s’approcha de sa compagne et lui dit :

— Je vais être obligé de vous chloroformer, Mlle Monthy.

— Non ! Non ! s’écria la jeune fille. De grâce, M. Champvert, ne m’administrez pas de chloroforme ! Je ferai tout ce que vous me commanderez de faire… Le chloroforme me rend si malade !

Sans répondre, Champvert versa sur un mouchoir une généreuse quantité de chloroforme, qu’il appliqua sur le visage de sa victime. Roxane eut beau essayer de se défendre, elle était totalement impuissante, surtout, garrottée comme elle l’était.

Une fois la jeune fille endormie, le notaire s’assit à une petite distance et il se mit à fumer. Que complotait-il ?… Qu’allait-il faire ?… Une chose étrange assurément. Il conduisit l’un des chevaux près de celle qui dormait, et enveloppant Roxane dans une couverture de voyage, il la saisit par la taille et la jeta sur le dos de la bête. Ensuite, il monta à cheval lui-même, après avoir attaché à un arbre une forte ficelle, dont il retira deux pelotons complets de la poche de son habit. Puis, lentement, et déroulant la ficelle, il s’enfonça dans le plus profond du bois.

Bientôt, le paysage changea d’aspect : les arbres se firent plus rares et le sol devint parsemé de hautes broussailles et de fin foin. Le vent s’étant élevé, ces herbes ondulaient follement ; on eût dit les vagues d’une mer démontée.

Quand Champvert eut déroulé toute la ficelle des deux pelotons, il arrêta son cheval, et sautant sur le sol, en attacha l’extrémité à un arbuste. Ayant déposé Roxane sur de hautes herbes, il plaça auprès d’elle sa valise et le petit bidon, contenant quelques provisions, telles que tartines au beurre, œufs bouillis, etc… Ceci fait, il défit les liens de la jeune fille, détacha la ficelle qu’il avait attaché, sauta sur sa monture et, tout en roulant sur le peloton la ficelle, retourna au campement, où il avait laissé l’autre cheval. Son excursion avait duré deux longues heures.

Le notaire passa le reste de la nuit à son campement, et aussitôt qu’il fit jour, il attela ses chevaux à la berline de voyage et s’en alla, bon train, dans la direction de l’est des Peupliers… sans se douter, certes, que là l’attendait une surprise… grande et… désagréable, pour dire le moins.


CHAPITRE XX

LA VENGEANCE DE ROLLO


Champvert, en arrivant aux Peupliers, donna au cocher l’ordre de dételer les chevaux, puis il s’enferma dans son étude, dont la porte avait été fermée à clef durant son absence. Il était cinq heures du soir.

Dans l’étude régnait un désordre pas du tout artistique. Il était facile de voir qu’une scène insolite s’était passée là : le coffre-fort ouvert, le tapis de table et les papiers éparpillés sur le plancher disaient bien haut le drame d’il y avait sept jours. Non loin de la table à écrire, le notaire vit, par terre, la perruque grise et les lunettes fumées qui avaient servi de déguisement à Roxane.

— Pauvre folle ! dit-il. Elle sait maintenant ce qu’on y gagne à essayer d’intervenir dans les affaires de Champvert… Allons ! Que je cherche encore ce testament ; il ne peut pas avoir disparu, ce serait ridicule de le croire… À moins que… Ah ! Peut-être Mlle Monthy avait-elle quelque complice avec elle, un complice qui se serait tenu caché dans cette chambre et qui aurait pu… Bah ! c’est impossible, tout simplement ! En cherchant bien, je finirai par retrouver le document perdu, et je le brûlerai immédiatement.

On étouffait dans cette chambre ! Le notaire ouvrit grande la fenêtre, afin de laisser pénétrer l’air pur du dehors, ensuite, il ferma son coffre-fort et se mit en frais de réparer le désordre, sur sa table de travail.

Champvert venait de remettre le tapis de table en place, quand on frappa à la porte. Pensant que c’était le cocher qui venait prendre ses ordres, il dit, d’une voix rude.

— Eh ! bien, qu’est-ce qu’il y a ?

La porte de l’étude s’ouvrit brusquement, et quatre policiers entrèrent.

À la vue des policiers, Champvert devint blanc comme de la chaux, mais aussitôt, sa main se dirigea vers la poche de ses pantalons, où était son pistolet. Cependant, déjà, l’un des policiers lui tordait les poignets, à les lui briser, tandis qu’un autre s’emparait de l’arme à feu, qui eût été si dangereuse entre les mains du notaire.

— M. Ignace Champvert, au nom de la loi, je vous arrête !

Cette phrase, à laquelle Champvert s’attendait d’ailleurs, fut prononcée par le troisième policier.

— Vous m’arrêtez ? Et pourquoi ? Vous comprendrez sans peine que cette question… et votre réponse m’intéressent, dit le notaire avec, ce qu’il crut être un sourire amusé, mais qui n’était qu’une crispation nerveuse de la bouche.

— Je vous arrête, pour vol et assassinat.

— Des peccadilles, quoi ! murmura le quatrième policier, un nommé Nestor. Nestor avait la réputation d’avoir toujours le mot pour rire, même dans les situations les plus dramatiques.

— Pour le vol du testament de M. de Vilnoble. Pour l’assassinat d’un étranger, près de l’auberge du Tigre-Rampant, il y a trois ans.

— Il vous faudra prouver… commença Champvert.

— Des preuves, nous en avons, et plus qu’il n’en faut pour justifier votre arrestation, répondit le policier. Mais, je vous en avertis, tout ce que vous pourriez dire serait amené contre vous, à l’audition de votre procès… Ainsi, je vous conseille de vous taire et de nous suivre, sans faire d’inutiles résistances.

À ce moment, Hugues de Vilnoble entra dans l’étude. En l’apercevant Champvert s’écria, gouailleur :

— Tiens ! Hugues de Vilnoble, mon noble cousin… puisque j’étais marié à sa cousine.

— Celui que vous avez rendu presque indigent, M. Champvert, en volant le testament fait en sa faveur, dit Hugues. Quant à l’accusation de meurtre.

— Je n’ai pas… l’honneur de vous connaître personnellement, M. Champvert, fit, en ce moment, la voix d’Armand. Moi, je me nomme Armand Lagrève et…

— Armand Lagrève… Celui qui… commença Champvert.

— Oui, celui qui… Monsieur… Décart !

Aussitôt qu’Armand eut prononcé ce nom, un chien de grande taille fondit dans la pièce : c’était Rollo. Ses yeux firent l’inspection de tous les visages, puis, apercevant le meurtrier de son maître, il s’élança vers lui, la gueule large ouverte, les yeux injectés de sang. Et c’en eût été fait de Champvert, si Armand, aidé de Hugues, n’eut saisi la forte chaîne attachée au collier du chien, afin de le retenir.

— Le chien !… balbutia le notaire.

— Rollo vous connaît bien, M. Décart, dit Armand ; il y a longtemps qu’il vous cherche.

— Eh ! bien, suivez-nous, M. Champvert, dit un des policiers, celui qui avait procédé à l’arrestation.

— M. Champvert, dit Hugues, en s’approchant du bandit, où est Mlle Monthy.

— Ha ha ha ! Ha ha ha ! dit le notaire, et Rollo se mit à gronder sourdement, puis il essaya, encore une fois de s’élancer en avant. Voilà le hic n’est-ce pas, mon cher… cousin ? Où est Mlle Monthy, hein ? Je suis seul à le savoir, et avant que je vous le dise…

— Écoutez, fit Hugues, si vous voulez me dire ce qu’est devenue Mlle Monthy, je vous promets que je ferai tout au monde pour atténuer la sentence qui vous attend, au tribunal de la justice. Mlle Monthy, où est-elle ?

— Elle est… là où vous ne la trouverez jamais, mon noble cousin.

— Vous l’avez tuée, misérable ! cria Hugues, qui voulut saisir Champvert à la gorge ; le policier le retint.

— Non, je ne l’ai pas tuée. Je l’eusse tuée, assurément, si je m’étais douté de ce qui m’attendait ici, répondit cyniquement le notaire.

Mlle  Monthy est morte, pour vous, depuis sept jours, Hugues de Vilnoble ; depuis le moment où je l’ai surprise à intervenir dans mes affaires, et, en ce moment où je vous parle, elle est assurément morte pour tous, reprit Champvert, avec un ricanement, qui eut l’heur de déplaire fortement à Rollo.

— Ayez la bonté de nous suivre, dit le policier à Champvert, et lui posant la main sur l’épaule.

Mais, d’un mouvement brusque, le notaire se dégagea, et, en un bond, il fut sur l’appui de la fenêtre, de laquelle il sauta sur la terrasse.

Tout cela s’était fait si promptement qu’on n’aurait pu intervenir. On vit le misérable, courant à toutes jambes, et prenant la direction de l’est. Bien vite, cependant, tous se mirent à sa poursuite, Armand maintenant toujours Rollo par sa chaîne.

Champvert, se sachant poursuivi, raisonnait ainsi, tout en volant littéralement sur le chemin :

— Je vais prendre le chemin le plus court ; celui qui conduit directement à la Forêt des Abîmes et je m’aventurerai sur le Sentier de la Mort. Personne n’osera me suivre là, et moi, je ne suis nullement sujet au vertige. En avant !

Bientôt il s’enfonça sous bois et vite il mettait le pied sur le Sentier de la Mort. Il y eut un moment d’hésitation parmi les policiers ; même, Hugues ne put s’empêcher de murmurer :

— Le malheureux ! Jamais il ne franchira la Forêt des Abîmes sur ce sentier maudit !

Mais Champvert courait toujours, ne regardant ni à droite ni à gauche, sur le pont étroit que formait le Sentier de la Mort. À bout de souffle, il s’arrêta quelques instants… pas longtemps, car soudain, il lui parvint avec un bruit de chaîne traînée sur le sol, les aboiements d’un chien : Rollo était à sa poursuite !…

— Ils ont lancé le chien après moi ! se dit-il.

En cela, il se trompait. Personne, parmi ceux qui le poursuivaient, n’aurait fait chose semblable ; c’eut été inhumain, meurtrier même.

Il était arrivé ceci : Armand, en courant, avait buté contre une pierre et il était tombé. Projeté en avant avec grande force, il avait échappé la chaîne du chien. Rollo, se voyant libre, était parti, d’un trait ; en vain l’avait-on rappelé, il n’avait pas voulu entendre. Depuis la mort si tragique de son maître, le chien n’avait vécu que pour se venger. L’heure était venue, et rien au monde ne l’empêcherait d’accomplir sa tâche !

Sans hésiter maintenant, Hugues, Armand et le policier Nestor s’élancèrent sur le Sentier de la Mort, et bientôt, ils aperçurent Champvert, aux prises avec Rollo. Le chien avait enfoncé ses dents dans l’épaule du malheureux, et celui-ci maintenait la bête par la gorge, essayant de l’étrangler. Sur l’étroit sentier, cette lutte, c’était terrible ! On pouvait entendre le grondement continuel du chien, qui semblait essayer de pousser sa victime dans le gouffre.

— Courage ! cria Nestor. Nous allons essayer de tuer le chien.

Mais, au moment précis où le policier allait presser sur la détente de son revolver, Champvert, poussé rageusement par Rollo, mit le pied droit dans le vide, et aussitôt, il roula dans l’abîme, entraînant le chien avec lui…

Pendant plusieurs secondes, les trois hommes, pâles jusqu’aux lèvres, entendirent les deux corps rouler et rouler dans le gouffre… puis, plus rien…

Champvert ne comparaîtrait jamais devant les tribunaux de la terre ; il venait de comparaître devant le tribunal céleste.


CHAPITRE XXI

LA CROIX SUR LA PLAINE


Quand Champvert eut abandonné Roxane, celle-ci continua à dormir, et elle dormit jusqu’au milieu de l’après-midi du lendemain. Lorsqu’elle s’éveilla enfin, elle ne fut pas très-étonnée de se trouver dans un endroit désert ; depuis quatre jours, on campait en plein bois.

Chose singulière pourtant, elle vit que les liens lui attachant les mains avaient été coupés ; sans doute, Champvert avait fait la chose avec intention, pour voir si elle s’empresserait de couper ses autres liens, et, au premier mouvement qu’elle ferait dans ce but, il la tuerait ; ne l’en avait-il pas menacée ?

Mais, où était son compagnon de voyage ?… Peut-être était-il allé aux provisions ?… Pourtant, à côté d’elle, elle vit le petit bidon, qui semblait être rempli de victuailles de toutes sortes…

Roxane eut grandement envie de prendre son canif, qui était dans la poche de sa robe, et de couper les ficelles qui lui liaient les jambes et les pieds… Auparavant, ses yeux firent une tournée d’inspection… Partout, aussi loin que pouvait s’étendre le regard, ce n’étaient que broussailles et fin foin, avec, ici et là, un petit massif d’arbres, ou des arbres isolés. La jeune fille tendit l’oreille, pour saisir le bruit des chevaux broutant l’herbe, ou marchant d’un endroit à un autre, en quête de nourriture : mais aucun bruit ne lui parvint… Cet isolement où elle était lui fit éprouver une frayeur soudaine.

— Monsieur Champvert ! appela-t-elle.

Ne recevant pas de réponse (et nous savons pourquoi) elle appela les chevaux, qui avaient l’habitude de hennir, quand on les nommait par leurs noms.

— Mars ! Vénus !

Aucun hennissement ne lui parvint. Un silence complet régnait partout ; seul, un ruisseau jaseur faisait entendre son monotone refrain…

D’un mouvement hâtif, Roxane prit son canif et en un clin d’œil, le reste des liens qui l’attachaient furent coupés ; elle était libre !

Libre ?… Libre de quoi ?… De s’en aller au hasard et de cheminer… pendant combien de temps ?… Des heures, des jours, des semaines peut-être, avant d’atteindre le grand chemin… Car, vite elle comprit qu’elle avait été abandonnée… Oui, abandonnée… au milieu des plaines infinies de l’Alberta, de ces plaines qui, ainsi que le désert du Sahara, les Steppes de la Sibérie, les jungles de l’Inde et les pampas de l’Amérique du sud, sont presque sans limites, aussi sans un seul point de repère, et dont le sol, prétendait-on, était semé d’ossements de ceux qui avaient osé s’y aventurer… Par où se dirigerait-elle, si elle voulait sortir de ces interminables plaines ? Au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest s’étendait le terrain broussailleux… Elle pourrait marcher des jours et des nuits, des semaines, des mois et des années, sans trouver une issue…

Ceux qui, à force de patience et de courage presque surhumains, étaient parvenus à sortir des plaines de l’Alberta, avaient raconté de terribles choses. Ils racontaient comment ils avaient parcouru des milles et des milles, pour revenir ensuite à leur point de départ, dont ils s’étaient crus bien éloignés… Ils avaient parlé des nuits horribles passées dans les faîtes des arbres, pour fuir les coyotes. Ils parlaient aussi d’animaux sauvages et étranges entrevus à travers les hautes broussailles, ou sur les bords des ruisseaux dont la plaine était parsemée. Suivre les ruisseaux, dans l’espoir de regagner ainsi le monde habité ?… Impossible ! Ces ruisseaux disparaissaient soudain, tombant, sans doute, dans des gouffres sans fond… Non, et dans les plaines de l’Alberta, la soif n’était pas à redouter ; mais la faim, l’horrible faim y guettait l’aventurier. Pour apaiser sa faim plus d’un pauvre malheureux avait mangé de ces petits fruits rouges, roses ou jaunes, qui croissaient sur les bords des ruisseaux… pour mourir, presqu’aussitôt, au milieu d’affreuses convulsions, car ces fruits, d’aspect si tentant, étaient du poison le plus vif.

Roxane, sachant toutes ces choses, et devinant, d’instinct, où elle était, eut une crise de découragement. Elle se laissa tomber sur des broussailles et éclata en sanglots. Mais, nous l’avons dit déjà, elle était très énergique ; bien vite, elle s’essuya les yeux et résolut d’examiner l’endroit où elle avait été abandonnée.

À sa droite, coulait un ruisseau, en face, était une crique, à sa gauche était une sorte de petit bocage, puis, à l’infini, des broussailles et du fin foin.

Soudain, une exclamation s’échappa des lèvres de la jeune fille : sur les bords de la crique, se dressait un arbre, et cet arbre était assez singulier car le tronc était totalement nu ; à son sommet seulement, deux branches s’étendaient, comme les bras d’une croix.

Un lierre sauvage avait grimpé autour du tronc de l’arbre, ses feuilles d’un vert tendre retombant le plus artistement imaginable sur les bras de la croix.

Roxane, les yeux fixés sur la croix, les mains croisées sur sa poitrine, étant dans l’admiration. Elle se sentit, tout à coup, plus rassurée, et son cœur fut inondé d’espérance, ou, décidément, elle ne se sentait plus aussi seule, aussi abandonnée sur les immenses plaines ! Cette croix serait son point de repère. Certes, elle ferait des efforts inouïs pour sortir de ces plaines ; mais, à chaque échec (et elle prévoyait qu’elle en aurait plus d’un) elle reviendrait en cet endroit où se dressait le signe de la Rédemption.

Détachant, à regret, ses yeux de la croix, Roxane alla chercher le petit bidon, contenant des provisions. Elle ne comprenait pas, cependant, pourquoi Champvert lui avait laissé de quoi se nourrir, pour au moins deux ou trois jours.

La première chose qu’elle vit, en enlevant le couvercle de la chaudière, ce fut un papier, sur lequel elle reconnut l’écriture du notaire, et la fiancée de Hugues lut ce qui suit :


« Chère Mlle Monthy,

Je vous laisse quelques provisions et aussi le petit bidon, au fond duquel il y a encore un quart de livre de thé. Les coyotes ne sont pas difficiles, il est vrai ; tout de même, ils préfèrent la viande fraîche et en bon point (embonpoint). Excusez ce mauvais jeu de mots, chère Mlle Monthy ; mais la situation est si comique qu’elle m’égaie : vous m’aviez tendu un piège et c’est vous qui y êtes prise !

IGNACE CHAMPVERT.
N. P.
Saskatchewan ».


Cette lettre n’eut pas sur Roxane l’effet visé par Champvert ; elle se contenta de hausser les épaules. Elle savait parfaitement d’ailleurs, dans quel danger elle se trouvait. Contre les coyotes, elle essayerait de se défendre ; son revolver était chargé à sept coups, et jamais elle ne manquait son but. En attendant, elle allait manger, car elle mourait de faim. Elle eut beaucoup désiré aussi se faire un peu de thé, mais elle se dit qu’elle serait bien contente de se confectionner de cette boisson, plus tard, quand elle aurait épuisé ses autres provisions. Faire du thé lui serait facile ; n’avait-elle pas sur elle, avec son canif et son revolver, une boîte d’allumettes ; celle qu’elle avait prise dans sa chambre, au moment de se rendre dans l’étude de Champvert, le soir de son enlèvement ?

Après avoir mangé et bu de l’eau claire du ruisseau, Roxane s’étendit au pied de la croix après avoir placé son revolver à portée de sa main, puis elle s’endormit profondément.


CHAPITRE XXII

INUTILES TENTATIVES


Le soleil lui frappant les yeux éveilla Roxane, le lendemain matin. Vite elle se leva, puis, après s’être lavé le visage et les mains à l’eau du ruisseau, elle déjeuna. Ses provisions ne dureraient pas bien longtemps ; ce soir, demain, il n’en resterait plus rien… Elle se dit qu’elle tendrait des collets, pour prendre du menu gibier ; de plus, elle allait immédiatement se fabriquer une ligne et elle ferait la pêche dans la crique. Il devait y avoir là du poisson ; à défaut de gibier, le poisson ferait très bien son affaire.

Elle se mit à l’œuvre tout de suite : attachant solidement du galon rose (ses ex-liens) à une perche assez longue, elle mit, à son extrémité, une épingle recourbée qu’elle piqua fermement au galon. Les épingles ne seraient pas faciles à remplacer ; elle en trouva cinq sur sa personne et elle résolut d’en prendre bien soin.

Le soir même, Roxane essaya l’effet de sa ligne de pêche. L’attente fut longue, mais enfin, un poisson d’assez forte taille fut pris ; elle l’apprêta et le fit bouillir au-dessus d’un feu clair. Les allumettes aussi, il fallait les ménager, car, qui sait pendant combien de temps durerait son exil ?…

Durant le jour, la jeune fille se construisit un abri. Malgré la couverture de voyage, elle avait eu froid, la nuit précédente. Oh ! si elle avait pu trouver une grotte ! Mais les grottes étaient rares sur ces vastes plaines. Elle se dirigea donc vers le petit bocage, qu’il y avait, non loin, et de ce massif de pins rabougris elle se construisit une demeure. Les arbres étant assez rapprochés, elle en réunit les faîtes, qu’elle attacha ensemble, formant ainsi un dôme au-dessus de sa tête ; de cette manière, l’humidité de la nuit ne lui arriverait pas directement. Des aiguilles de pin entassées lui serviraient de lit.

La première nuit que Roxane passa dans sa nouvelle demeure fut très paisible et assez confortable. Le lendemain, elle se leva de bonne heure, car elle allait commencer une longue investigation dans les alentours ; elle essayerait de regagner le monde habité, vous le pensez bien ! Cependant, elle s’arrangerait de façon à ne pas risquer de s’égarer… S’égarer ?… Mais, ne l’était-elle pas égarée sur les immenses plaines de l’Alberta ?… Oui, sans doute ; mais elle ne voulait pas quitter l’endroit où se dressait la croix ; elle voulait y revenir, chaque soir. Et c’est pourquoi, tout en cheminant, elle enlèverait, avec son canif, l’écorce de certains arbres, et ces arbres écorchés marqueraient pour elle le chemin à prendre pour revenir à la croix.

Dans l’après-midi, Roxane résolut de partir en découverte ; elle se dirigea vers le nord. Bien longtemps, elle marcha mais enfin elle s’arrêta, n’osant s’aventurer plus loin, car bientôt, il ferait trop noir pour retracer ses pas. Elle regarda autour d’elle… Le paysage n’avait pas changé : toujours des broussailles, du fin foin, puis quelques arbres, éparpillés ici et là… Qu’avait-elle donc espéré trouver ?… La route de la liberté ?… Hélas ! pendant des milles et des milles s’étendent les plaines de l’Alberta ainsi que le désert, son aspect varie peu… Devant elle autour d’elle n’étaient que solitude et silence ; une solitude qui oppressait, un silence qui s’entendait…

Le lendemain et le surlendemain, elle essaya, mais en vain de regagner le monde habité… Alors, devant ces tentatives inutiles, un grand découragement s’empara de l’âme de la pauvre enfant. Elle comprit soudain combien terrible avait été la vengeance de Champvert !… S’il l’eut tuée, tout serait fini depuis sept jours maintenant… En face de l’avenir si affreux, si certain, Roxane fut presque désespérée, et c’est en pleurant qu’elle revint vers la croix…

Elle pensa à Hugues… Sans doute, Champvert avait laissé entendre à ses amis (à elle Roxane) qu’elle était morte… accidentellement, et c’est pourquoi ni le Docteur Philibert, ni son fiancé n’étaient encore venus à son secours !

De retour à son campement, Roxane s’agenouilla au pied de la croix et elle chanta pour se donner du courage :


Ô CROIX !


Au pied de cette croix rustique,
La nature redit, ce soir,
Un chant pieux comme un cantique,
Et qui remplit mon cœur d’espoir.


REFRAIN


 Sous la touffe de lierre
 À tes bras s’attachant,
 Ô croix, je te vénère
 Et t’adore humblement !


Du désert j’entends le silence…
Si, de frayeur, mon cœur s’étreint,
Ô croix, ma douce providence,
Je te regarde et ne crains rien.


À deux genoux je te supplie,
Ô croix, veuille bien m’exaucer ;
Conduis-moi bientôt, je te prie,
Dans les bras de mon fiancé !


Comme Roxane achevait de chanter, elle entendit un bruit singulier ; on eût dit l’aboiement d’un chien… Elle écouta… Oui, un chien aboyait au loin, mais il s’approchait à chaque instant, et, tout à coup, arriva un fox terrier, un de ces petits chiens blancs, au poil ras, aux oreilles noires et brunes ; une de ces petites bêtes auxquelles semblent s’appliquer ces paroles : « Ça ne parle pas et c’est juste ; ça comprend tout ce qu’on lui dit ».

Le fox terrier se dirigeait, toujours aboyant, vers le ruisseau. L’ayant atteint, il but avidement, puis venant vers Roxane, il se mit à tourner plusieurs fois autour d’elle, ensuite, il reprit le chemin par lequel il était venu, aboyant sans cesse et se retournant à chaque instant, comme pour inviter la jeune fille à le suivre…

Roxane hésita un moment… Suivrait-elle le chien ?… Où la conduirait-il ?… Il pourrait y avoir du danger pour elle… D’un autre côté, ce chien devait avoir un maître, et peut-être celui-ci avait-il besoin de secours ?

Résolue soudain, Roxane suivit le chien, qui prit la direction de l’ouest.


CHAPITRE XXIII

ARMAND ET LUCIE


C’était le soir de la mort si tragique de Champvert.

Dans le salon du Valgai, plusieurs de nos amis sont réunis : le Docteur et Mme Philibert, Lucie de St-Éloi, petite Rita, Hugues de Vilnoble et Armand Lagrève. On venait d’organiser le départ, à la rencontre de Roxane. Rita était loin de se douter du danger dans lequel était sa grande sœur ; on lui avait dit seulement que Roxane avait été obligée de partir en voyage et que le Docteur Philibert, Hugues et Armand allaient à sa rencontre.

Au moment où nous les retrouvons tous, Mme Philibert est assise dans un fauteuil, Lucie a ses pieds ; toutes deux brodent, tout en causant.

Célestin entre au salon et dit quelques mots au Docteur Philibert.

— Fais entrer, Célestin, répond le médecin.

Aussitôt, entra Nestor le policier.

— Vous m’avez fait demander, Messieurs ?

— Oui, Nestor, répondit le Docteur Philibert, parlant bas, afin de ne pas éveiller Rita, qui dormait, sur un canapé. Asseyez-vous, mon ami. Voici, continua-t-il ; nous partons en voyage de découverte, ou plutôt de recherches, cette nuit même. Il s’agit de trouver Mlle Monthy, la fiancée de M. de Vilnoble, qui a disparu. Enlevée par Champvert et entraînée… nous ne savons trop où, excepté que ce doit être dans la direction de l’ouest.

— Oui, M. le Docteur, je sais, répondit Nestor.

— Voulez-vous vous joindre à nous ? reprit le médecin. Vous m’avez dit déjà, connaître parfaitement les routes, sur tous les points cardinaux…

— Oui, Monsieur, je les connais toutes.

— Si vous acceptez de prendre la direction de nos recherches, Nestor, nous saurons reconnaître généreusement vos services. Acceptez-vous ?

— Si j’accepte ?… Dix fois plutôt qu’une ! s’écria Nestor. Quand partons-nous ?

— Cette nuit même ; dans moins de deux heures maintenant.

— Je serai des vôtres, M. le Docteur !

— Merci, mon brave ! Alors, venez vous choisir une monture, dit le Docteur Philibert, qui sortit du salon, suivi de Nestor, de Hugues et d’Armand.

Mme Philibert, dit Lucie, soudain, n’est-ce pas extraordinaire ce qu’a fait Roxane ?… Je veux dire de s’être emparée du testament de M. de Vilnoble, et aussi du petit papier bleu, preuve de l’innocence de M. Lagrève… Je devrais dire M. de Châteauvert… Armand dit…

— Chère Lucie, répondit Mme Philibert, assurément, Roxane a été admirable, admirable ! Ni Hugues, ni Armand n’oublieront, de leur vie, ce qu’ils lui doivent.

— Ni moi, Mme Philibert, ajouta Lucie, en souriant. Armand est mon fiancé, et tout ce qui le concerne m’intéresse au plus haut point.

— Ainsi, Lucie, demanda Mme Philibert, vos sentiments envers Armand n’ont pas changé ?

— Changé ! Certes non, Mme Philibert ! Et depuis que je sais tout ce qu’il a souffert, je l’aime plus que je l’aimais auparavant.

— Pourtant, ma chère enfant, Armand de Châteauvert est trop pauvre pour aspirer à votre main.

— Je suis riche pour deux, Mme Philibert, répondit la jeune fille.

— Sans doute ! Sans doute ! Mais…

Mme Philibert, demanda Lucie, pourquoi n’aimez-vous pas Armand ?

— Ne pas aimer Armand ! Moi !

— Armand doit être votre neveu… Je ne sais pas… Mais il est le cousin de Hugues…

— Armand de Châteauvert n’est pas mon neveu. Lucie.

— Non ?

— Non. Armand est mon… fils.

— Votre fils ! Votre fils, Mme Philibert ! Vraiment… je ne comprends pas du tout…

— Écoutez-moi bien, Lucie ; je vais tout vous dire.

Et Mme Philibert fit à la fiancée de son fils le récit qu’elle avait fait certain soir, à Hugues et au Docteur Philibert, dans son boudoir, aux Peupliers.

Lucie n’en revenait pas ! Armand de Châteauvert le fils de Mme Philibert !

— Alors, Mme Philibert, dit-elle, ce n’est certainement pas Armand que vous n’aimez pas… C’est donc moi ?

— Ne pas vous aimer, Lucie !… Si j’eusse pu choisir une femme pour mon fils, j’aurais choisi Lucie de St-Éloi. Non pas à cause de sa fortune, mais à cause de ses réelles qualités.

Le Docteur Philibert et Armand entrèrent au salon.

— Hugues est allé aux Peupliers, dit le médecin, et Nestor est allé faire ses préparatifs de départ ; dans moins d’une heure, nous partirons.

— Que Dieu vous guide vers celle que vous allez chercher ! s’exclama Mme Philibert.

Armand s’était approché de Lucie.

— La soirée est admirable, lui dit-il. Venez-vous faire une petite promenade dehors ?

— J’irai bien, répondit la jeune fille.

Ils se dirigèrent tous deux vers la rivière, en parlant de Roxane.

— Où est-elle, en ce moment cette pauvre Roxane ? soupira Lucie. Ô M. de Châteauvert, si elle…

— Lucie, fit le jeune homme, je me nomme Armand… Aurais-je eu le malheur de vous offenser, que vous me nommez cérémonieusement M. de Châteauvert, ma bien-aimée ?

— Certes, non, Armand ! répondit Lucie. Pendant combien de jours pensez-vous être absents ?

— Cinq jours, six jours au plus, d’après le calcul du policier Nestor. Hugues est très impatient de partir.

— Et aussitôt votre retour, ce sera à moi de partir, dit Lucie.

— Partir ! Partir ! Lucie ! Ô ma chérie !

— On requiert ma présence au château de St-Éloi…

— Mais vous reviendrez ? demanda Armand.

— Je ne sais… Si je reviens, ce ne sera pas avant le printemps prochain, dans tous les cas.

— Lucie ! Lucie ! s’écria le jeune homme. Comment puis-je vous laisser partir ?… Ô ma toute chérie !

— Armand, dit Lucie, d’une voix tremblante et en rougissant beaucoup, pourquoi me laissez-vous partir… seule ?

— Lucie ! cria Armand. Vous vous moquez sûrement de moi ! Vous savez bien que si j’étais en position de vous demander en mariage, je le ferais, même au risque d’essuyer un refus… Hélas ! je suis pauvre, très pauvre, tandis que vous, vous êtes Mlle de St-Éloi, la riche héritière… Vous retournez au château de votre ancêtre…

— Précisément ! Je retourne au château de St-Éloi qui, depuis bien des années n’a pas de châtelain, et qui aurait bien besoin d’une main de maître, Armand…

— Non ! Non ! Lucie, c’est impossible !… Pourtant, Dieu sait si je vous aime !… Je ne puis honorablement vous demander de m’épouser à cause de mon extrême indigence… Si j’osais…

— Osez ! répondit la jeune fille, entourant de ses bras le cou d’Armand. Armand, ne me laissez pas partir seule pour le château de St-Éloi ! !

— Mon ange ! Ô mon ange ! murmura le jeune homme, étreignant Lucie contre son cœur. Vous désirez vraiment que…

— Armand, fit-elle, en éclatant d’un joyeux rire soudain, est-ce la première fois qu’on vous demande en mariage ?

— Vous deviendrez ma femme, Lucie ? Nous nous marierons, en même temps que Hugues et Roxane, n’est-ce pas ?… Vous le savez, ils se marieront, aussitôt qu’ils seront réunis.

— Oui, nous nous marierons le même jour qu’eux et à la même messe ; nous aurons un mariage double, Armand… Et maintenant, retournons au Valgai ; Hugues serait en droit de nous en vouloir si, par notre faute, le départ était retardé même d’un quart d’heure. Allons !

— Lucie, me permettez-vous d’annoncer la grande, la belle, la douce nouvelle à ma mère ? Elle a tant souffert à cause de moi ! j’aimerais à l’associer à mon immense bonheur.

— Oui, Armand, vous pouvez annoncer la nouvelle à votre mère, avant votre départ, répondit Lucie.

Aussitôt arrivés dans le salon, Armand conduisit Lucie à Mme Philibert.

— Mère, dit-il, Lucie a promis de devenir ma femme.

Lucie s’agenouilla auprès de Mme Philibert et demanda :

— N’est-ce pas, Mme Philibert que vous m’aimerez un peu… à cause d’Armand ?

— À cause d’Armand, et à cause de vous Lucie, répondit, en pleurant de joie, Mme Philibert. Je n’aurais pu désirer avoir une fille qui me fût plus chère, et puisque vous voulez bien oublier que mon fils est pauvre…

— Chère… mère, dit Lucie en souriant à travers ses larmes, car elle ne pouvait être longtemps sérieuse la gaie enfant, je vais vous confier un secret… un grand secret…

— Un secret ! Qu’est-ce donc, ma chérie ?

— Voici, répondit la jeune fiancée, riant et rougissant : c’est moi qui ai demandé Armand en mariage.

— Voyons, ma chère fille ! s’écria Mme Philibert, riant à son tour. Je vois que vous ne pouvez être sérieuse longtemps, hein, petite imparfaite !

— Mais, c’est vrai, vous savez ! Demandez plutôt à Armand !

Armand ne fut pas dans l’embarras de répondre, car Hugues venait d’entrer, accompagné de Nestor.

On fut bientôt prêt à partir, et une véritable petite caravane allait quitter le Valgai, accompagnée des souhaits de bon voyage de Mme Philibert et de Lucie.

Célestin était allé sur l’Île Rita, l’avant-veille et il en avait ramené les deux chevaux, Bianco et Netta. Voici donc comment se composait la caravane : le Docteur Philibert venait le premier, monté sur Diavolo, puis venait Hugues, monté sur Bianco, puis Armand, monté sur Jupiter, Nestor, monté sur Mars. Mars, tout en étant un cheval de trait, faisait une excellente monture. Netta servait de monture à Souple-Échine. (Le petit Sauvage ne voulait plus quitter ’Tit maître d’une cheville, de plus, il avait tant insisté pour aller à la recherche de « la belle dame » qu’on aurait jamais eu le cœur de lui refuser). Souple-Échine était chargé de surveiller Vénus, l’autre cheval de trait, qui portait sur son dos les armes et les provisions de la caravane. Chacun était, en plus, armé d’un revolver à sept coups et d’un couteau à double tranchant.

Soudain, Mme Philibert et Lucie virent la petite caravane disparaître à l’un des détours du chemin, et toutes deux entrèrent à la maison, en priant tout bas pour le succès de l’expédition.


CHAPITRE XXIV

SIX JOURS DURANT


Nous avons laissé Roxane suivant le chien, qui semblait vouloir la conduire assez loin, dans la direction de l’ouest. Si, par moments, elle s’arrêtait, pour se reposer un peu, le chien revenait vers elle, il saisissait entre ses dents le bas de sa robe, comme pour l’entraîner.

Enfin, le hennissement d’un cheval parvint à ses oreilles, et aussitôt, elle aperçut une superbe bête, à la robe blanche, tachetée de brun, qui piochait le sol avec ardeur, et Roxane comprit qu’il devait souffrir de la soif.

À quelques pieds du cheval, un homme était étendu par terre ; il était enveloppé dans une couverture de brillantes couleurs. Qu’était-il arrivé ?…

Roxane s’approcha et elle vit que cet homme était un Sauvage ; quelque chef, à en juger par sa coiffure en plumes de diverses couleurs, à en juger aussi par les nombreux tatouages dont ses mains, ses bras et son visage étaient couverts. Il portait aussi, à son cou, à ses bras et à ses doigts grand nombre de colliers, bracelets et bagues.

Mais, encore une fois, qu’était-il arrivé ?… Le Sauvage n’avait aucune blessure… Était-il mort ?…

Roxane écarta la couverture et elle posa sa main sur la poitrine de l’inconnu : son cœur battait, quoique faiblement. Il fallait se hâter de lui prodiguer des soins !… Cependant, la présence de cet homme ne comporterait-il pas pour elle un réel danger ?… Ces Sauvages n’étaient pas toujours des compagnons bien désirables… Qu’importait !… Son devoir, c’était de lui sauver la vie, si possible… « Devoir », était un mot rempli de sens pour notre héroïne ; en y ajoutant la devise de sa famille : « Rien ne craint », peut-on s’étonner qu’elle se hâta de prodiguer des soins au Sauvage, afin de le tirer de son évanouissement ?

Quand l’inconnu ouvrit les yeux, il parut, assurément, fort surpris d’apercevoir, penchée sur lui, une jeune fille de grande beauté. Aussitôt, il lui parla, et, heureusement, Roxane comprenait et parlait quelque peu le dialecte de certaines tribus sauvages.

— D’où vient ma sœur au visage pâle ? demanda-t-il.

— Je viens de par là… répondit Roxane, en montrant la direction de la croix. Que t’est-il arrivé ?

— Je me suis égaré, répondit le Sauvage. Cœur-Transpercé est mon nom. Je suis chef de la tribu des Navajo.

— Une fière tribu ! s’écria Roxane. Et comment se fait-il que je t’aie trouvé ici, éva- noui ?

— Parti en chasse, j’ai parcouru la plaine, du nord au midi du levant au couchant, puis, étant à bout de provisions, je me suis laissé choir ici, pour y mourir, s’il en eut plu ainsi au Grand Manitou… Comment se nomme ma sœur au visage pâle ?

— Je me nomme Roxane… Ce cheval t’appartient, Cœur-Transpercé ?

— Oui, ce cheval m’appartient. Il a nom Arc-en-Ciel… Cœur-Transpercé se meurt de faim. Arc-en-ciel se meurt de soif, Roxane, ma sœur au visage pâle.

— Et ce chien ?… C’est lui qui m’a conduite vers toi.

— Il m’appartient ; il a nom Brou-Ha-Ha… Que j’ai faim !

— Viens, alors, Cœur-Transpercé, dit Roxane. Non loin d’ici j’ai établi mon campement ; il y a de la nourriture pour toi, et de l’eau pour ta monture. Viens !

Le Navajo ramassa sa couverture, dans laquelle il mit quelques ustensiles, tels que tasses, casseroles, couteaux, etc. etc. Il prit ensuite une ligne de pêche et aussi une toile à tente, puis, aidé de Roxane, il monta à cheval, et on se dirigea vers la croix, Brou-Ha-Ha aboyant joyeusement.

Tout en marchant à côté du cheval, la jeune fille raconta à Cœur-Transpercé comment elle avait été abandonnée dans la plaine, et le Sauvage promit de retrouver la piste du cheval de Champvert, dès le lendemain.

— Cœur-Transpercé, quand il ne souffre pas de la faim, dit-il, peut retrouver facilement la plus légère piste. Tu verras ! Tu verras, Roxane, ma sœur au visage pâle !

Ce soir-là, on eut à peine reconnu le campement de Roxane, car la tente de Cœur-Transpercé avait été dressée, ce qui les protégerait tous deux de la pluie et de la fraîcheur des nuits.

Jusqu’à une heure assez avancée, Roxane et le Sauvage firent des projets pour sortir de la plaine, et c’est le cœur rempli d’espoir que la jeune fille s’endormit.

Hélas ! Le lendemain, le Navajo était malade, si malade, que Roxane ne put le quitter pour faire la moindre excursion de découverte.

L’indisposition de Cœur-Transpercé dura deux jours. Heureusement, il était tombé malade durant son sommeil et ainsi, il se trouvait sous la tente et à l’abri de la pluie, qui s’était mise à tomber pendant la nuit et qui tomba par torrents toute la journée suivante. Roxane soignait le Sauvage de son mieux, lui faisant boire du thé bien chaud, pour apaiser sa fièvre, et lui tenant des compresses d’eau froide sur la tête.

La jeune abandonnée devait aussi pourvoir à sa propre nourriture ; mais cela ne lui causait aucune inquiétude, car avec la ligne de pêche qu’elle possédait maintenant, elle prenait autant de poissons qu’elle le désirait, et aux collets qu’elle avait tendus, plus d’un lièvre s’était laissé prendre. Brou-Ha-Ha n’avait pas l’air de trouver à redire sur le menu journalier, et Arc-en-Ciel broutait le fin foin et buvait au clair ruisseau jusqu’à satiété.

Enfin, Cœur-Transpercé reprit connaissance, dans l’après-midi du troisième jour et le lendemain, il se dit bien portant, comme il ne l’avait jamais été de sa vie. Même, il s’aventura, avec Roxane, dans la direction du nord ; mais ils ne trouvèrent aucune trace du passage de Champvert.

Trois jours durant, on essaya de trouver le moyen de sortir de ces interminables plaines, revenant, chaque soir, découragé et fatigué, à la croix.

Cœur-Transpercé avait cédé la tente à Roxane, il s’y tenait lui-même seulement les nuits où il pleuvait ; alors, il passait les heures de la nuit assis sur le sol, les jambes croisées sous lui son tomahawk des flèches et le revolver de Roxane passés à sa ceinture, ne dormant que d’un œil, écoutant les bruits de la plaine : le bruissement des lièvres, rats musqués, renards, porcs-épics etc, sous les broussailles, écoutant aussi le hurlement des coyotes. Jusqu’au jour, un feu était entretenu, à cause des bêtes fauves qui, parfois, s’approchaient assez près du campement. Roxane ne s’inquiétait plus à cause de sa mince provision d’allumettes, car Cœur-Transpercé savait fort bien battre le briquet.

Il y avait six jours que la fiancée de Hugues de Vilnoble menait la vie des Robinson, Cœur-Transpercé pour compagnon, quand celui-ci arriva au campement, après avoir été absent deux heures, avec cette nouvelle :

— Roxane au visage pâle, dans la direction du soleil levant, Cœur-Transpercé a trouvé une piste. Le terrain est humide, par là, et il a gardé les empreintes de fers à cheval. Viens !

Ce jour-là, ils quittèrent le campement, emportant la tente, les couvertures, la ligne de pêche, les ustensiles de cuisine et tout. Roxane prit place sur Arc-en-Ciel, à côté des effets de campement et Cœur-Transpercé marcha à côté du cheval. Brou-Ha-Ha les précédait ou les suivait.

Ce n’est pas sans un serrement de cœur, tout de même, que Roxane jeta un dernier regard sur la croix, au pied de laquelle elle avait placé un bouquet de fleurs sauvages.

Combien de fois perdirent-ils la piste du cheval de Champvert, pour la retrouver ensuite ?… Mais tout a une fin, et le lendemain soir, Roxane et Cœur-Transpercé mettaient le pied sur le grand chemin, au moment précis où le Docteur Philibert, Hugues, Armand, Nestor et Souple-Échine allaient s’aventurer sur les plaines de l’Alberta.

— Roxane !

— Hugues !

Et les fiancés tombèrent dans les bras l’un de l’autre.


CHAPITRE XXV

UN ANGE SUR TERRE


Franchissons, si vous le voulez bien, l’espace d’une année et retournons au Valgai, où nous retrouvons le Docteur et Mme Philibert. Tous deux sont les gens aimables, sympathiques et bons d’il y a un an, et au moment où nous pénétrons dans leur mai- son, ils sont très gais, très joyeux, tous deux. Mme Philibert a l’air d’attendre quelqu’un, car elle court d’une fenêtre à l’autre et examine la route, à chaque instant.

— Ma pauvre Blanche, dit le Docteur Philibert, tu te fatigues inutilement ; ils ne peuvent pas arriver maintenant…

— Les voilà ! Les voilà ! cria Mme Philibert.

Suivie de son mari, elle sortit sur la véranda, et bientôt, tous deux accoururent au-devant d’une voiture fermée, qui venait de pénétrer sur le terrain du Valgai.

De cette voiture descendit d’abord, Armand de Châteauvert, qui tendit la main à une radieuse jeune femme, que nous reconnaîtrons facilement : c’est Lucie.

— Mes enfants ! Ô mes enfants ! s’écrie Mme Philibert, en pressant les jeunes époux dans ses bras.

— Chers enfants ! dit le Docteur Philibert, à son tour.

Mais, voilà qu’Armand retourne à la voiture, afin d’aider à quelqu’un d’en descendre. Cette personne, c’est une bonne, qui porte dans ses bras un mignon paquet tout de dentelles et de broderies. Lucie prend ce précieux paquet des mains de la bonne et elle le présenta à Mme Philibert.

— Voici la surprise dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, mère, dit-elle.

— Un enfant ! criaient, en même temps, le Docteur et Mme Philibert.

— Mais oui, dit Lucie, en riant ; c’est notre fils, âgé de un mois et demi déjà.

Mme Philibert pressait l’enfant contre son cœur, riant et pleurant à la fois. Le Docteur Philibert s’émerveillait de la beauté du bébé. Mais bientôt, tous se dirigèrent vers la maison.

— Comment se nomme-t-il, le chéri ? demanda la mère d’Armand, en couvrant de baisers son petit-fils.

— Nous ne l’avons pas nommé encore, répondit Lucie. C’est son grand-papa et sa grand’maman Philibert qui lui choisiront un nom, le jour de son baptême… car nous comptons bien que vous serez, tous deux, parrain et marraine de notre cher trésor… Acceptez-vous, père ?… Et vous, mère ?…

— Si nous acceptons ! s’écrièrent, en même temps, le Docteur et Mme Philibert.

Pendant le souper, on parla de Roxane et de Hugues et le médecin dit :

— Ils viendront passer la veillée avec nous ; ils l’ont promis.

— Et petite Rita ?

— Rita est en bonne santé, et elle se plait bien aux Peupliers.

Hugues et Roxane, fidèles à leur promesse, vinrent veiller au Valgai. Inutile de dire qu’on fut heureux de se revoir, de part et d’autre, Roxane, en déposant un baiser sur le front du bébé de Lucie, eut une expression singulière d’envie dans les yeux et une larme tomba sur les boucles blondes de l’enfant.

Hugues et Roxane étaient aussi heureux qu’il est donné de l’être en ce bas-monde. Les Peupliers étaient devenus un lieu enchanté depuis que Mme de Vilnoble en était la maîtresse.

Il s’était passé quelques événements, depuis le double mariage de Hugues et de Roxane, d’Armand et de Lucie, mariage qui avait eu lieu immédiatement après le retour de la jeune fille, des plaines de l’Alberta.

Tout d’abord, les Barrières-de-Péage se trouvaient abandonnées, maintenant que Roxane était mariée et que Rita demeurait avec elle, aux Peupliers. Belzimir avait suivi ses jeunes maîtresses. Mais, la veille du mariage de Roxane, la barrière de péage avait été abolie, ce qui avait causé une secrète peine à la jeune fille ; n’avait-elle pas été la gardienne de cette barrière durant l’espace de quelques inoubliables mois ?…

Un soir, deux mois plus tard, Hugues, après le dîner, présenta un papier à sa femme, en disant :

— Tiens, Roxane, ma chérie, ce papier t’appartient.

— Qu’est-ce donc ? demanda Roxane, en dépliant le papier. Puis elle s’écria : Mais ! C’est un document… et je n’y comprends rien, Hugues !

Hugues se mit à rire.

— Ce papier, Roxane, dit-il, est une donation que je te fais des Barrières-de-Péage que je viens d’acquérir, avec tout le terrain jusqu’à la ferme Monthy.

— Oh ! Hugues, cria la jeune femme, quel splendide cadeau !… Ainsi les Barrières-de-Péage m’appartiennent, à moi !… C’est un cadeau princier !

— Pour lequel on m’a demandé un prix assez minime, à la condition que nous donnerions droit de passage sur le pont, pendant cinq ans encore.

— Hugues ! Hugues ! Merci de tout mon cœur ! dit Roxane, en entourant de ses bras le cou de son mari. Que je t’aime !

— Et moi, je t’adore ! répondit l’heureux époux.

— Hugues, il me vient une idée ! s’exclama la jeune femme soudain. Si tu voulais y consentir… nous installerions aux Barrières-de-Péage le père Noé et Mlle Catherine, sa fille.

— C’est une excellente idée, ma chérie !

— N’est-ce pas, cher ?… Le père Noé et sa fille habitent une misérable cahute, qui ne leur appartient même pas, comme tu sais ; de plus, le vieux facteur va être mis à sa retraite, à cause de ses rhumatismes, qui l’empêchent de remplir plus longtemps ses fonctions. Il ne leur restera alors que l’argent que Mlle Catherine gagne, à faire de la couture, et ce n’est pas beaucoup.

— J’approuve ton plan, ma Roxane, dit Hugues.

— Alors, pourquoi n’allons-nous pas immédiatement chez eux, leur annoncer la nouvelle ?

Hugues donna l’ordre de seller Bianco et Jupiter, et bientôt, les deux époux partaient accomplir leur mission de charité.

Ils trouvèrent le père Noé, en frais de faire du feu dans le poêle rouillé de l’unique pièce de la cahute, tandis que Mlle Catherine achevait de coudre de la garniture sur une robe. Inutile de dire si les de Vilnoble furent les bienvenus chez ces pauvres gens !

Quand le vieux facteur et sa fille apprirent qu’ils iraient demeurer aux Barrières-de-Péage, qui leur avait toujours semblé être un château, un véritable palais, leur joie fut si grande qu’ils pleuraient tous deux.

— Aller demeurer aux Barrières-de-Péage ! ne cessait de répéter le père Noé. Quel contraste d’avec cette misérable cahute, dans laquelle le froid pénètre de toutes parts !

— Vous pourrez vous installer quand vous le désirerez, répondit Roxane. La maison est meublée, comme vous le savez ; je n’en ai enlevé que mon piano.

— Merci ! Oh ! merci s’écria Mlle Catherine. Dès demain, nous déménagerons mon moulin à coudre et quelques autres objets indispensables.

— Oui, dès demain ! répéta le père Noé. Les deux chevaux nous transporteront tout cela… Demain soir, nous coucherons aux Barrières-de-Péage ! C’est comme un rêve, oui, un rêve !… Et que Dieu vous bénisse, Monsieur et Madame de Vilnoble, pour votre générosité, votre incomparable bonté !

À quelques semaines de là, Roxane et son mari partaient pour Lloydminster et, à leur retour aux Peupliers, ils étaient accompagnés d’une enfant de sept ans, qu’ils présentèrent à Rita ainsi :

— Voici une petite compagne, une petite sœur pour toi, Rita ; elle se nomme Léa de Vilnoble.

Or, on le devine, cette petite, c’était la fille de Champvert. Roxane, dormant ou éveillée, avait souvent rêvé à l’enfant, dont elle avait vu le portrait, parmi les papiers du mari d’Yseult. « Léa, à l’âge de trois ans »… Pauvre petite innocente !…

Les de Vilnoble avaient pris des renseignements, et voici ce qu’ils avaient découvert : Léa, orpheline de mère, avait été abandonnée par son père, leur avait-on dit, une sorte de chenapan, de voyou, qui avait fait mourir de peine sa femme, qui était une sainte.

Les de Vilnoble avaient adopté Léa ; elle serait la compagne de Rita. Ni Hugues, ni Roxane n’étaient d’opinion que les enfants sont responsables des crimes de leurs parents. Et, disons tout de suite que jamais ils ne regrettèrent leur bonne action, car Léa était une douce et gentille fillette, toute dévouée à Rita et très soumise à ses parents adoptifs.

On le voit, le bonheur ne rendait pas Roxane égoïste, et c’est pourquoi sans doute, son bonheur durerait toute sa vie.

Et le temps passait…

Un jour, Hugues et Roxane, Armand et Lucie constatèrent qu’ils étaient mariés depuis cinq ans déjà. Sur ces deux foyers, l’ange du contentement et de la paix veillait sans se lasser. Pourtant, Roxane enviait souvent le bonheur de Lucie, parce que celle-ci était mère. Son fils, qui se nommait St-Éloi de Châteauvert, était le plus bel enfant qu’on pût rêver et, à quatre ans, il avait l’intelligence aussi développée qu’un enfant de dix ans… affirmait Lucie.

Chaque année, les Châteauvert et leur petit St-Éloi allaient passer deux mois au Valgai. Or, au Valgai, il n’y avait pas grand changement, excepté que, à côté de la maison du Docteur Philibert se dressait maintenant à la place de la rudimentaire construction en planches de jadis, un splendide hôpital. Construit en pierre de taille, l’hôpital pouvait loger cinquante malades. Et quel bonheur pour le médecin et sa femme, quand on put lire, au-dessus du grand portique d’entrée, en grosses lettres, très en relief, ces mots : « Hôpital Philibert ». L’hôpital prospérait, car, chaque année, Hugues de Vilnoble et Lucie de Châteauvert faisaient parvenir au « bon Docteur » une ronde somme pour l’entretien de cette institution.

Au château de St-Éloi, cette année, comme les années précédentes, on se préparait à partir pour le Valgai.

— Armand, dit soudain Lucie, qui était à préparer une de ses valises, je plains Roxane ; je la plains de tout mon cœur !

— Hein ! cria Armand. Ma chère Lucie ! Roxane est une des femmes les plus heureuses de la terre. Hugues…

— Oui ! Oui ! C’est entendu ; Hugues adore sa femme, qui le lui rend au centuple, et le reste, et le reste… Mais Roxane n’a pas d’enfants, tu sais, Armand, et… ah ! que je la plains !

— Pourtant, ma chérie… commença Armand.

— Eh ! bien ? fit vivement la jeune femme. Tu n’as pas l’intention de suggérer, n’est-ce pas, Armand, que Roxane et Hugues peuvent être réellement heureux, sans famille ?… Nous, nous nous aimons tout autant qu’ils s’aiment eux ; mais, je serais malheureuse, oui, tout à fait malheureuse sans notre petit St-Éloi ! Que serait notre foyer, sans cet ange ?

— Cependant, ma Lucie, osa répondre Armand, si le ciel ne nous eut pas donné d’enfant, nous…

— Nous aurions été infiniment à plaindre ; voilà ! C’est inutile de me contredire, mon cher mari ; tu aimes notre fils autant que je l’aime, moi, et tu sais bien toi-même que triste serait notre foyer sans lui !

Allez donc essayer de faire entendre raison à une femme aussi convaincue ! Armand y renonça tout simplement.

Le soir de leur arrivée au Valgai, Mme Philibert proposa à ses enfants qu’on allât tous ensemble veiller aux Peupliers ; on surprendrait Hugues et Roxane au gîte. Ils reçurent un affectueux accueil, vous le pensez bien ! Lucie trouva Roxane plus belle que jamais, et dans les yeux de la femme de Hugues se voyait une expression difficile à définir.

À un moment donné, Mme de Vilnoble quitta la bibliothèque, où l’on passait la veillée, et bientôt, elle revint, portant dans ses bras un enfant de trois semaines.

— Oh ! cria Lucie. Un enfant ! Roxane ! Il est à toi, à toi !

— Oui, Lucie. C’est une petite fille, dont tu seras la marraine, je l’espère, et Armand le parrain ?

— Quel bonheur ! s’exclama Lucie. Inutile de te dire que nous acceptons de grand cœur. N’est-ce pas, Armand ?  ?

— Certes oui ! dit Armand. Vous nous faites, à Lucie et à moi, un honneur que nous apprécions grandement, Roxane !

— J’en suis bien contente, alors, répondit Roxane.

Armand se mit à rire soudain, ce qui fit que tous le regardèrent, fort étonnés.

— Vous ne savez pas, Roxane, dit-il, combien Lucie vous trouvait à plaindre, vous et Hugues, parce que vous n’aviez pas de famille ! Comme si…

— Et Lucie avait raison de nous plaindre, répondit gravement la nouvelle maman. Comment nous avons pu vivre sans notre bébé chéri jusqu’à présent, c’est un mystère pour moi.

Armand ne répondit rien. Il avait renoncé, depuis longtemps, de faire entendre raison à une mère surtout ; mais lui et Hugues se regardèrent en souriant.

On donna un grand festin de baptême. À ce festin assistaient, (à part le papa, la maman, le parrain, la marraine), le Docteur et Mme Philibert, le père Noé et Mlle Catherine (cette dernière ayant eu l’insigne honneur de porter l’enfant à l’église). Nestor, le policier et sa femme étaient aussi présents. Ne pas oublier Rita, qui portait si dignement son titre de tante, puis Léa, qu’on nommait aussi « tante Léa », pour lui faire plaisir. Belzimir, Souple-Échine et Célestin servaient les mets du festin et ces trois fidèles serviteurs se réjouissaient du bonheur de leurs maîtres.

On était au dessert, quand un domestique remit à Roxane une petite boîte bien ficelée, et quand elle eut enlevé les ficelles, on aperçut une paire de mignons mocassins finement perlés. La boîte contenait aussi un feuillet d’écorce de bouleau, sur lequel Roxane lut cet envoi :

« À l’enfant de Roxane, ma chère sœur au visage pâle Cœur-Transpercé envoie ces mocassins. Et puisse la nouvelle-née, toute sa vie, ne fouler de ses pieds mignons que des prairies parsemées de boutons-d’or, de marguerites, et aussi de roses sans épines ! »

— Oh ! N’est-ce pas gentil ! s’écria Roxane. Ce pauvre Cœur-Transpercé !

— L’avez-vous jamais revu ce Sauvage, M. de Vilnoble ? demanda le père Noé.

— Oui, père Noé, répondit Hugues. Il est venu nous rendre visite, l’année dernière, et nous l’avons gardé huit jours ici. Cœur-Transpercé a gardé un véritable culte pour Roxane, « sa sœur au visage pâle » comme il dit toujours. Nous lui avons offert d’aller demeurer sur l’Île Rita ; mais il préfère la liberté des grandes prairies.

Quand on fut installé dans le salon, après le festin, Nestor demanda :

— Je suis arrivé un peu en retard pour le baptême, Mme de Vilnoble, et j’aimerais bien savoir quel nom vous avez donné à votre mignonne ?

— Nous lui avons donné le plus beau nom qui soit, répondit Hugues. Le nom d’un ange sur terre, d’un ange de douceur et de bonté ; nous l’avons nommée ROXANE.


FIN