Éditions Édouard Garand (13p. 70-71).

CHAPITRE XXI

LA CROIX SUR LA PLAINE


Quand Champvert eut abandonné Roxane, celle-ci continua à dormir, et elle dormit jusqu’au milieu de l’après-midi du lendemain. Lorsqu’elle s’éveilla enfin, elle ne fut pas très-étonnée de se trouver dans un endroit désert ; depuis quatre jours, on campait en plein bois.

Chose singulière pourtant, elle vit que les liens lui attachant les mains avaient été coupés ; sans doute, Champvert avait fait la chose avec intention, pour voir si elle s’empresserait de couper ses autres liens, et, au premier mouvement qu’elle ferait dans ce but, il la tuerait ; ne l’en avait-il pas menacée ?

Mais, où était son compagnon de voyage ?… Peut-être était-il allé aux provisions ?… Pourtant, à côté d’elle, elle vit le petit bidon, qui semblait être rempli de victuailles de toutes sortes…

Roxane eut grandement envie de prendre son canif, qui était dans la poche de sa robe, et de couper les ficelles qui lui liaient les jambes et les pieds… Auparavant, ses yeux firent une tournée d’inspection… Partout, aussi loin que pouvait s’étendre le regard, ce n’étaient que broussailles et fin foin, avec, ici et là, un petit massif d’arbres, ou des arbres isolés. La jeune fille tendit l’oreille, pour saisir le bruit des chevaux broutant l’herbe, ou marchant d’un endroit à un autre, en quête de nourriture : mais aucun bruit ne lui parvint… Cet isolement où elle était lui fit éprouver une frayeur soudaine.

— Monsieur Champvert ! appela-t-elle.

Ne recevant pas de réponse (et nous savons pourquoi) elle appela les chevaux, qui avaient l’habitude de hennir, quand on les nommait par leurs noms.

— Mars ! Vénus !

Aucun hennissement ne lui parvint. Un silence complet régnait partout ; seul, un ruisseau jaseur faisait entendre son monotone refrain…

D’un mouvement hâtif, Roxane prit son canif et en un clin d’œil, le reste des liens qui l’attachaient furent coupés ; elle était libre !

Libre ?… Libre de quoi ?… De s’en aller au hasard et de cheminer… pendant combien de temps ?… Des heures, des jours, des semaines peut-être, avant d’atteindre le grand chemin… Car, vite elle comprit qu’elle avait été abandonnée… Oui, abandonnée… au milieu des plaines infinies de l’Alberta, de ces plaines qui, ainsi que le désert du Sahara, les Steppes de la Sibérie, les jungles de l’Inde et les pampas de l’Amérique du sud, sont presque sans limites, aussi sans un seul point de repère, et dont le sol, prétendait-on, était semé d’ossements de ceux qui avaient osé s’y aventurer… Par où se dirigerait-elle, si elle voulait sortir de ces interminables plaines ? Au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest s’étendait le terrain broussailleux… Elle pourrait marcher des jours et des nuits, des semaines, des mois et des années, sans trouver une issue…

Ceux qui, à force de patience et de courage presque surhumains, étaient parvenus à sortir des plaines de l’Alberta, avaient raconté de terribles choses. Ils racontaient comment ils avaient parcouru des milles et des milles, pour revenir ensuite à leur point de départ, dont ils s’étaient crus bien éloignés… Ils avaient parlé des nuits horribles passées dans les faîtes des arbres, pour fuir les coyotes. Ils parlaient aussi d’animaux sauvages et étranges entrevus à travers les hautes broussailles, ou sur les bords des ruisseaux dont la plaine était parsemée. Suivre les ruisseaux, dans l’espoir de regagner ainsi le monde habité ?… Impossible ! Ces ruisseaux disparaissaient soudain, tombant, sans doute, dans des gouffres sans fond… Non, et dans les plaines de l’Alberta, la soif n’était pas à redouter ; mais la faim, l’horrible faim y guettait l’aventurier. Pour apaiser sa faim plus d’un pauvre malheureux avait mangé de ces petits fruits rouges, roses ou jaunes, qui croissaient sur les bords des ruisseaux… pour mourir, presqu’aussitôt, au milieu d’affreuses convulsions, car ces fruits, d’aspect si tentant, étaient du poison le plus vif.

Roxane, sachant toutes ces choses, et devinant, d’instinct, où elle était, eut une crise de découragement. Elle se laissa tomber sur des broussailles et éclata en sanglots. Mais, nous l’avons dit déjà, elle était très énergique ; bien vite, elle s’essuya les yeux et résolut d’examiner l’endroit où elle avait été abandonnée.

À sa droite, coulait un ruisseau, en face, était une crique, à sa gauche était une sorte de petit bocage, puis, à l’infini, des broussailles et du fin foin.

Soudain, une exclamation s’échappa des lèvres de la jeune fille : sur les bords de la crique, se dressait un arbre, et cet arbre était assez singulier car le tronc était totalement nu ; à son sommet seulement, deux branches s’étendaient, comme les bras d’une croix.

Un lierre sauvage avait grimpé autour du tronc de l’arbre, ses feuilles d’un vert tendre retombant le plus artistement imaginable sur les bras de la croix.

Roxane, les yeux fixés sur la croix, les mains croisées sur sa poitrine, étant dans l’admiration. Elle se sentit, tout à coup, plus rassurée, et son cœur fut inondé d’espérance, ou, décidément, elle ne se sentait plus aussi seule, aussi abandonnée sur les immenses plaines ! Cette croix serait son point de repère. Certes, elle ferait des efforts inouïs pour sortir de ces plaines ; mais, à chaque échec (et elle prévoyait qu’elle en aurait plus d’un) elle reviendrait en cet endroit où se dressait le signe de la Rédemption.

Détachant, à regret, ses yeux de la croix, Roxane alla chercher le petit bidon, contenant des provisions. Elle ne comprenait pas, cependant, pourquoi Champvert lui avait laissé de quoi se nourrir, pour au moins deux ou trois jours.

La première chose qu’elle vit, en enlevant le couvercle de la chaudière, ce fut un papier, sur lequel elle reconnut l’écriture du notaire, et la fiancée de Hugues lut ce qui suit :


« Chère Mlle Monthy,

Je vous laisse quelques provisions et aussi le petit bidon, au fond duquel il y a encore un quart de livre de thé. Les coyotes ne sont pas difficiles, il est vrai ; tout de même, ils préfèrent la viande fraîche et en bon point (embonpoint). Excusez ce mauvais jeu de mots, chère Mlle Monthy ; mais la situation est si comique qu’elle m’égaie : vous m’aviez tendu un piège et c’est vous qui y êtes prise !

IGNACE CHAMPVERT.
N. P.
Saskatchewan ».


Cette lettre n’eut pas sur Roxane l’effet visé par Champvert ; elle se contenta de hausser les épaules. Elle savait parfaitement d’ailleurs, dans quel danger elle se trouvait. Contre les coyotes, elle essayerait de se défendre ; son revolver était chargé à sept coups, et jamais elle ne manquait son but. En attendant, elle allait manger, car elle mourait de faim. Elle eut beaucoup désiré aussi se faire un peu de thé, mais elle se dit qu’elle serait bien contente de se confectionner de cette boisson, plus tard, quand elle aurait épuisé ses autres provisions. Faire du thé lui serait facile ; n’avait-elle pas sur elle, avec son canif et son revolver, une boîte d’allumettes ; celle qu’elle avait prise dans sa chambre, au moment de se rendre dans l’étude de Champvert, le soir de son enlèvement ?

Après avoir mangé et bu de l’eau claire du ruisseau, Roxane s’étendit au pied de la croix après avoir placé son revolver à portée de sa main, puis elle s’endormit profondément.