Éditions Édouard Garand (13p. 65-67).

CHAPITRE XVIII

QU’EST-ELLE DEVENUE ?


Hugues et Armand, sur l’Île Rita, étaient comparativement heureux.

N’eut été la pensée de leurs fiancées et de leurs amis, dont ils étaient si éloignés, ils auraient pu se croire les plus heureux de la terre ces deux cousins, qui sympathisaient si bien ensemble.

Le terrain très fertile de l’île se prêtait à toutes les améliorations ; le foin, l’avoine, le blé, le sarrasin, poussaient à merveille. En arrière de la Maison-Blanche était un immense jardin potager, tandis qu’on parvenait à la maison à travers les fleurs de toutes sortes et de toutes nuances ; de plus, l’avenue des pommiers promettait merveilles, pour l’automne.

Au sommet du Mont Roxane, on avait installé, non loin du drapeau, un banc, et souvent, les deux jeunes gens passaient là la veillée, fumant, et causant de leurs bien-aimées.

Le Port Lucie était un véritable port maintenant. Un quai avait été construit, ainsi qu’une cabane à chaloupes et une maison de bain.

Quant au Parc Philibert, ses allées bien entretenues, ses arbres bien entaillés et ses plates-bandes fleuries disaient assez le travail qui avait été fait, en cet endroit aussi.

L’Île Rita serait un endroit idéal, un vrai lieu de délices pour y passer la belle saison, et la Maison-Blanche, si on y ajoutait un étage ressemblerait vraiment à un manoir de l’ancien temps.

Mais, l’automne et l’hiver seraient presqu’intolérables, pour les insulaires. Qu’importe ! On y resterait quand même ; il le faudrait bien d’ailleurs !

Bianco et Netta n’avaient pas l’air de trouver trop à redire aux dimensions un peu restreintes de l’île. Peut-être regrettaient-ils, parfois, les grandes plaines qu’ils avaient si souvent parcourues, portant leurs maîtres tant aimés ; mais comme ils ne chômaient pas, sur l’Île Rita, (car c’étaient eux qui avaient aidé à labourer) ils paraissaient satisfaits de leur sort.

Un soir, Hugues et son cousin, assis au sommet du Mont Roxane, fumaient silencieusement. Soudain, Armand s’écria :

— Vois donc, Hugues ! Ce point, là-bas ! Ne dirait-on pas un yacht ?

— C’est un yacht en effet, répondit Hugues, et il se dirige sur notre île !

— L’Ouragan, murmura Armand.

— Je doute que ce soit l’Ouragan, dit Hugues. Dans tous les cas, nous le saurons bientôt.

C’était l’Ouragan ! À la course, les deux cousins quittèrent leur observatoire et descendirent sur le Port Lucie, y attendre l’arrivée du yacht. De sur le pont, un homme leur envoyait des signaux ; cet homme, c’était le Docteur Philibert.

— C’est le Docteur Philibert, et il est seul, dit Hugues.

— Espérons qu’il ne vient pas nous annoncer quelque mauvaise nouvelle ! fit Armand. J’ai comme le pressentiment d’un malheur !

Le pressentiment d’Armand était juste. Après avoir soupé, le Docteur Philibert fit part aux jeunes gens de la raison qui l’amenait sur l’Île Rita.

— Mes garçons, dit-il, commençons d’abord par les bonnes nouvelles, ou du moins, des nouvelles qui ne sont pas mauvaises…

— Vous avez donc de mauvaises nouvelles à nous donner, Docteur ? demanda Hugues.

— Oui, je l’avoue, répondit le médecin.

— Roxane… murmura Hugues.

— Lucie… Ma mère… balbutia Armand.

— Ta mère, Armand, ne se nomme plus Mme Dussol.

— Vraiment ! s’écria Armand. Elle s’est donc remariée ?… Qui…

— Oui, mon garçon, ta mère s’est remariée à un homme qui l’aimait et l’admirait depuis fort longtemps… Cet homme, c’est Napoléon Philibert.

— Je l’avais deviné ! dit Hugues, en souriant. Je vous félicite, cher Docteur ! Si tante Blanche était présente, je la féliciterais, elle aussi !

— Merci, Hugues ! Merci !… J’espère que tu ne m’en veux pas, Armand d’avoir épousé ta mère ?

— Vous en vouloir ! Certes non ! Je ne pourrais désirer un beau-père plus selon mon cœur, répondit Armand, en posant sa main sur l’épaule du médecin.

— Merci, mon garçon ! Ta mère n’était pas heureuse aux Peupliers, vois-tu ; son gendre lui rendait la vie intolérable. Je l’ai emmenée au Valgai ; ça ne vaut pas les Peupliers comme confortable et comme luxe, sans doute, mais, Armand, nous y sommes tout à fait heureux… Maintenant, j’ai à vous annoncer une autre nouvelle… triste celle-là ; Yseult, la pauvre enfant, est morte.

— Morte ! Yseult !

— Oui. Victime d’une épidémie de fièvres typhoïdes, qui a sévi pendant plusieurs semaines.

— Pauvre Yseult ! dirent, en même temps, les deux cousins.

Mlle  de St-Éloi est encore aux Barrières-de-Péage, Armand. Hugues, à son retour de l’Île Rita, Mlle Monthy est entrée aux Peupliers, comme ménagère…

— Hein ! fit Hugues. Roxane, ménagère aux Peupliers ! Je ne comprends pas…

— Afin de découvrir ce qu’était devenu le dernier testament de ton père, elle s’est déguisée en dame âgée et s’est engagée aux Peupliers, dit le Docteur Philibert. Elle était certaine que le testament avait été volé, vois-tu, volé par Champvert, et qu’il existait encore. Elle ne s’était pas trompée ; le document…

— Vous dites ?…

— Je dis que Mlle Monthy ne s’était pas trompée ; le testament était entre les mains de Champvert, jusqu’à il y a cinq jours. Dans le moment, il est en sûreté dans un compartiment secret de mon coffre-fort, au Valgai.

— Ma Roxane ! s’écria Hugues. N’est-ce pas, Docteur, que Roxane est un ange ?

— À peu près, répondit, en souriant, le médecin. Tandis qu’elle était aux Peupliers, Mlle Monthy a accompli une double mission.

— Que voulez-vous dire, Docteur ?

— Elle a découvert un homme qui t’intéresse, Armand, ; je veux parler de Décart.

— Décart ! crièrent Hugues et Armand. Et Rollo, qui était couché, non loin, se mit à hurler lamentablement : le chien connaissait et haïssait le nom.

— Oui, Décart… dont le véritable nom est Ignace Décart-dit-Champvert.

— Champvert ! Cet homme est donc assassin, aussi bien que voleur ? dit Hugues.

— Je vous donnerai force détails demain. Pour le moment, qu’il me suffise de te dire, Armand, que Mlle Monthy découvrit qu’un juif Allemand du nom de Silverstien, possédait la confession du meurtre de l’auberge de Tigre-Rampant, confession signée par Ignace Décart-dit-Champvert.

— Ô ciel ! fit Armand.

— Elle est parvenue à s’emparer de cette confession, écrite sur un papier bleu ; elle est, en ce moment, dans mon coffre-fort, avec le testament de mon vieil ami M. de Vilnoble.

— Ainsi, mon innocence sera reconnue ?

— Bien sûr ! Vous allez revenir avec moi sur la terre ferme, tous deux et nous allons arranger tout cela. Nous partirons demain.

Mlle Monthy est la plus extraordinaire jeune fille du monde ! s’écria Armand. Tu as raison, Hugues, ta fiancée est un ange. Que Dieu la bénisse !

— Amen ! dit Hugues.

— Malheureusement, reprit le docteur, Mlle Monthy a été surprise par Champvert, au moment où elle enlevait le testament du coffre-fort.

— Juste Ciel ! fit Hugues. Roxane ! Roxane !

— Voici les faits, dit le médecin, et veuillez ne pas m’interrompre, car je perdrais le fil de mon récit. Mercredi dernier, vers les dix heures du soir, (il y a, comme vous voyez, cinq jours de cela) Souple-Échine, qui était entré comme portier aux Peupliers, mais qui, en réalité n’était là que pour obéir à Mlle Monthy, arrivait chez moi et me remettait le dernier testament de M. de Vilnoble. Pourtant, le petit Sauvage avait le visage triste, et je lui en demandai la cause. Il me répondit que Mlle Monthy avait été surprise par le notaire, au moment où elle venait d’enlever le testament du coffre-fort. Souple-Échine, fidèle à la promesse qu’il avait faite à la jeune fille, était venu m’apporter le document, dont il était parvenu à se saisir. Mais, je le répète, il avait vu Mlle Monthy garrottée et au pouvoir de Champvert… Ne n’interromps pas, Hugues !

« Immédiatement, je partis pour les Peupliers, continua le Docteur Philibert. J’entrai, sans me faire annoncer, vous le pensez bien. Nulle part, dans la maison, je ne trouvai ni Mlle Monthy, ni Champvert… Pénétrant enfin dans la chambre de Mme Louvier (c’est sous ce nom que ta fiancée était connue aux Peupliers, Hugues) je vis qu’il y régnait un grand désordre : les tiroirs, les garde-robes étaient ouverts, et, sur une table, je trouvai un billet, ainsi conçu :

« Je retourne aux Barrières-de-Péage.

ROXANE. »


— Que Dieu en soit béni ! s’exclama Hugues.

— Je connais très bien l’écriture de Mlle Monthy, et je savais qu’elle-même avait écrit ce billet. Comme toi, Hugues, il n’y a qu’un moment, je m’écriai : « Que Dieu en soit béni ! »

— Ma Roxane ! Quel danger elle avait couru !

— Je quittai la maison de ton père, reprit le médecin, en me disant que, le lendemain, j’irais, avec ma chère femme, aux Barrières-de-Péage. Mais, le lendemain matin, le jeudi, à sept heures, on vint me chercher pour une malade, demeurant à vingt-deux milles du Valgai, à l’ouest. Chez cette pauvre femme, je restai jusqu’au vendredi soir, après quoi, je revins, fourbu, chez moi.

« Le samedi, je ne quittai pas le Valgai car ma femme était indisposée. Ce n’est que le dimanche après-midi (hier) que je me rendis aux Barrières-de-Péage. Combien il me tardait de revoir Mlle Monthy, la chère, l’héroïque jeune fille !

« Aussitôt que Diavolo eut mis le pied sur le pont de péage, je vis accourir vers moi Mlle de St-Éloi et la petite Rita. Mes yeux cherchèrent, en vain, la gardienne des barrières, je ne l’aperçus pas. Cela ne me causa pas l’ombre d’une inquiétude pourtant ; elle pouvait être occupée à l’intérieur de la maison…

« Je descendis de cheval, continua le narrateur, et m’étant assis sur un banc, entre Mlle de St-Éloi et Rita, nous nous mîmes à causer, tous trois… Chose singulière, contrairement à ce qui arrivait généralement, nous ne mentionnâmes pas le nom de Mlle Monthy. Mais, tout à coup, Rita éclata en sanglots.

— Je m’ennuie de Roxane ! Je veux Roxane ! sanglota-t-elle. Oh ! pourquoi qu’elle ne revient pas Roxane, bon Docteur, le savez-vous ?

— Mon Dieu ! fit Hugues.

— Je faillis crier, acheva le Docteur Philibert. J’avais tant cru que Mlle Monthy était en sûreté chez elle !… Aussitôt que j’eus l’occasion de causer seul à seule avec Mlle de St-Éloi, je lui dis tout… tout ce qui concernait le testament et la disparition de Mlle Monthy, je veux dire, et ensemble, nous décidâmes que je viendrais vous chercher tous deux, afin que nous nous mettions tous à la recherche de la jeune fille si dévouée, qui avait risqué sa vie pour arriver à son noble but.

— Roxane ! Oh ! Ma Roxane ! sanglota Hugues. Quand je me dis qu’elle est au pouvoir de Champvert, de cet assassin !… Qu’est-elle devenue, mon Dieu !

— Ah ! Voilà la question : qu’est-elle devenue ?… Nous quitterons l’île au point du jour. Arrivés sur la terre ferme, nous y attendrons le retour de Champvert, car il faut que nous attendions son retour, avant de nous lancer à la recherche de Mlle Monthy, sans quoi, nous ne saurions pas dans quelle direction faire nos recherches.

— N’est-ce pas beaucoup de temps perdu, Docteur ? demanda Armand.

— Que veux-tu, mon garçon : il n’y a pas moyen de faire autrement. Des policiers sont postés sur les routes allant au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. La maison de ton père, Hugues, est cernée. Aussitôt que… Décart mettra le pied aux Peupliers, il sera arrêté, et ensuite, nous partirons à la recherche de ta chère fiancée.

— Et que Dieu nous guide vers elle ! s’écria Hugues.

Cette prière termina la conversation, pour le moment.

Le lendemain matin, à six heures, l’Ouragan quittait l’Île Rita.