Rouletabille chez les bohémiens/09/IV

IV

Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !…
(Baudelaire)

C’était le jour du sacre ! Un soleil radieux s’était levé sur Sever-Turn… La lumière céleste pénétrait en flèche d’or dans les salles du palais où s’empressait une foule de serviteurs affairés. Dans le gynécée, toutes les femmes étaient occupées à parer la queyra pour laquelle on avait sorti des coffres les effets les plus riches et les bijoux dont on ne connaissait pas l’âge. C’était le trésor des antiques romanés, celui qu’ils avaient traîné pourtant pendant des siècles comme une arche sainte, le veau d’or, en somme, qui n’avait jamais cessé d’être le dieu des poux de la route, en dépit des religions successives auxquelles ils avaient adhéré et qui formaient le plus étrange amalgame de toutes les croyances et de toutes les superstitions depuis les premières caravanes du monde…

Odette se laissait parfumer, revêtir du lourd costume traditionnel de la queyra, qui se composait d’une sorte de surcot roide comme une armure, gaine serrant étroitement la taille légèrement décolletée, et garnie de cabochons, de pierres précieuses que l’on retrouvait à profusion sur la « cotte-hardie », robe de soie, en mi-partie de couleurs différentes, entrouverte sur un pantalon oriental qui tombait jusqu’à la cheville, jusqu’aux sandales qui semblaient creusées dans deux bijoux où l’on aurait glissé un pied délicat.

Puis l’on attacha à ses épaules le manteau de cour blasonné aux armoiries de Sever-Turn par des fils d’or et d’argent.

Odette laissait faire aux femmes, docile à leurs mains expertes, sans protestation contre leurs exigences, tout à fait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. Elles eussent paré une morte pour des funérailles royales qu’elles n’auraient pas eu affaire à une petite princesse plus inerte… C’est que c’étaient bien des funérailles que l’on préparait à la pauvre Odette, celles de ses jeunes amours, celles du bonheur un instant entrevu…

Et puis, réellement, n’allait-elle pas mourir ? Jean sauvé, elle n’avait plus qu’à disparaître de ce monde odieux qui n’avait eu d’abord pour elle que des sourires et qui la broyait dans l’étau monstrueux du plus farouche fanatisme ! Avoir connu le printemps de la Provence, s’être promenée au bras de Jean dans l’enchantement des matins clairs de la Camargue, avoir entendu une voix amie lui dire dans le doux parler de là-bas : « Arbres fleuris, jolies allées, gais pêchers, blancs pruniers, allons ! pour lui faire honneur, faites pleurer au plus vite, sur l’angélique fillette, ô flocons, votre neige précoce !… Riez fleurs des ruisseaux, fleurs des prairies, et répandez votre encens là où elle va passer ! »

Oui, elle était passée par là, et maintenant où était-elle arrivée ? Dans ce gouffre noir de Sever-Turn, où des figures de démons s’agitent pour lui préparer ces noces maudites !… Mais, tous ils seront bien attrapés ! Au moment où ils la croiront bien à elle, la queyra… elle s’envolera comme un petit oiseau.

« Puisque sur la terre on ne peut être amoureux sans avoir peur, — allons-nous-en dans les étoiles, — tu auras la lumière pour dentelles – tu auras les nuées pour rideaux !… »

Et ce sera là la vraie couche nuptiale, celle où l’on s’endort heureuse et pâmée pour toujours, petite fille des Camargues !…

Debout ! c’est l’heure ! Le bronze des cloches fait entendre sa voix fatale qui ébranle tout le vieux monument. Dehors, le peuple t’appelle ! on s’étouffe dans le temple ! Les cortèges sont prêts et l’encens fume sur les trépieds… Debout, Odette !

Si lourd est son costume qu’on doit la soulever… si faible est son jeune corps qu’on doit la soutenir… Mais soudain, voilà qu’une force singulière la dresse toute droite dans une effrayante rigidité !… Elle semble s’être tout à coup statufiée sous un regard… et ce regard est celui de Zina…

Zina n’est plus qu’une ombre, une pauvre vieille chose qu’un souffle pourrait renverser… mais ses yeux brûlent encore de tant de vie, qu’ils semblent en animer les autres !… Et la vie de ses yeux, elle la donne à Odette ! elle la lui verse dans une communication d’énergie surhumaine… Ses yeux commandent à ce corps immobile et obéissant…

Et maintenant, voilà que la statue se met en marche ! Gloire à la queyra ! Elle arrive pour les noces ! L’époux l’attend !…

Quand elle apparaît sur la dalle sacrée du temple, un peuple en délire fait entendre son effrayant hosannah !…