Rouletabille chez les bohémiens/09/I

Chapitre neuvième

Révélation


I

« Ah ! s’il était un jour mon prisonnier, non, je ne voudrais point qu’il pérît ! je le voudrais vivant ; je voudrais qu’une douce vengeance calmât le transport qui m’agite ! »
(La Jérusalem délivrée, chant troisième.)

Hubert s’était précipité pour sortir de cette pièce où la Pieuvre venait de lui donner un conseil qui le transportait d’espérance, mais qui pouvait bien, hélas ! arriver un peu tard !… Mais déjà Mme de Meyrens lui barrait la porte.

— Calmez-vous, monsieur de Lauriac, lui dit-elle avec ce sang-froid imperturbable mêlé d’ironie qui contrastait si étrangement avec les mouvements désordonnés de l’ancien « guardian » de la Camargue… s’il n’est que Callista pour faire périr Jean, il n’est pas encore mort !… Elle est son bourreau et vous verrez que c’est encore elle qui trouvera le moyen de le sauver !… Faire passer à Santierne un pain empoisonné !… Au dernier moment, c’est elle qui s’empoisonnera !… Vous verrez cela !…

— Vous ne la connaissez pas ! elle ne respire maintenant que la vengeance !… Si je vous disais que ce matin, la chose a été faite !…

— Quelle chose ?…

— Par les soins de Callista, on a fait tenir à Jean le pain empoisonné.

— Et alors ? questionna la Pieuvre sans émotion apparente.

— Jean a refusé de toucher à ce pain !…

— Eh bien, vous voilà bien tranquille !… Pourquoi cet émoi ? Vous voyez que rien n’est perdu !…

— Mais, malheureusement ! vous ne savez pas ce que Callista a imaginé ! Voyant sa première tentative inutile, elle a décidé de la renouveler en faisant passer le pain à Jean avec un mot d’Odette, laquelle ne demande naturellement qu’à faire parvenir des aliments à son cher prisonnier !…

— Et ce mot, Callista l’a-t-elle ? demanda Mme de Meyrens, la voix changée.

— Oh ! elle doit l’avoir maintenant !

— Eh bien courez ! fit la Pieuvre frémissante.

M. Nicolas Tournesol, qui était resté assez mélancoliquement à son bar, devant son quatrième cocktail, ne vit point repasser sans une certaine satisfaction ce singulier aventurier qui était allé s’enfermer avec Mme de Meyrens par laquelle, lui, Tournesol, se sentait de plus en plus attiré, en dépit de tout ce que l’on disait d’elle et de ce qu’avait pu lui faire entendre Rouletabille. Cet étranger traversa la salle presque en courant et se jeta au milieu de la cohue du caravansérail, bousculant tout le monde et s’attirant les malédictions d’une tourbe de cigains attentifs au spectacle que leur donnaient deux joueurs qui réglaient leur différent et même leur différence à coups de couteau… Puis il sauta sur son cheval en renversant tout ce qui lui faisait obstacle. M. Tournesol s’aperçut à ce moment que Rouletabille était à son côté. « Il m’a l’air assez pressé le monsieur ! » fit-il au reporter en lui désignant Hubert que poursuivaient les clameurs du populaire… mais vous-même, comme vous êtes pâle !… que vous est-il donc arrivé ?

— Il m’est arrivé que je viens d’entendre la conversation de Mme de Meyrens et de ce misérable ! lui répondit le journaliste sur un ton des plus lugubres… Il faut que vous sachiez comment ce monsieur s’appelle pour que vous puissiez en témoigner plus tard, si les choses tournent mal et si je ne suis plus là !… Il s’appelle Hubert de Lauriac, bien connu dans les Camargues… Le crime que je vous ai dénoncé et auquel le monde entier semble assister impuissant, est en partie son œuvre… Puisque vous avez assisté à l’arrivée dans ce temple de la queyra, je n’ai plus rien à vous apprendre !… Sachez encore, si vous ne l’avez pas déjà deviné, qu’il est aidé dans son abominable entreprise par cette femme que vous trouvez si charmante, Mme de Meyrens !… Ah ! monsieur Nicolas Tournesol, méfiez-vous des femmes !… Ne vous occupez plus de Mme de Meyrens, c’est un conseil que je vous donne !…

— Ma foi, vous avez raison !… J’avais bien envie d’aller la retrouver, mais je vois qu’elle a autre chose à faire que d’écouter mes balivernes !… Et puis, j’ai comme une idée qu’elle se moque de moi !… Elle a une façon de me regarder du coin de l’œil comme si elle me trouvait un peu… mon Dieu, oui !… un peu ridicule !… Pour un amoureux, c’est vexant !… Heureusement je ne suis pas encore tout à fait amoureux !… Au revoir et merci !… Mais où allez-vous comme cela ?… Sûrement, monsieur Rouletabille, si l’on vous reconnaît, vous passerez un mauvais moment !… Vous ne craignez pas de vous faire arrêter ?…

— Je l’espère ! répliqua Rouletabille.

Et il sortit de l’hôtel, se dirigeant vers le palais.

Il ne se pressait pas… Seulement sa pâleur était extrême… Dès ce moment, comme il le dit dans son carnet de notes, il était dans la main des dieux !

Carnet de Rouletabille — « À cette heure, je n’ai plus qu’à laisser faire le destin. Du côté d’Odette comme du côté de Jean, tout doit être accompli ! Ils sont perdus ou sauvés ! Je n’y puis plus rien !… Ou j’ai réussi dans ce que j’ai entrepris hier ou mon œuvre a abouti au néant !… Pourquoi me presser ?… Hélas ! je redoute la catastrophe !… Je n’avais pas pensé qu’ils auraient cette infernale idée de demander à Odette cette lettre maudite !… Jean a-t-il repoussé toute nourriture malgré la lettre ?… Tout est là !… Je veux encore l’espérer ! Quand j’eus pénétré l’affreux dessein de Callista et d’Hubert, cette nuit et que j’eus la chance de pouvoir approcher de Jean, quelques secondes à travers la grille, je lui ai bien dit : « Ne touche à aucun des aliments que l’on t’apportera en cachette. Ils veulent t’empoisonner ! » Mais si on lui apporte, avec un pain, un mot d’Odette, que fera-t-il ? Peut-être déjà tout est-il fini ?… Or, la mort de Jean, c’est la mort d’Odette !… Elle ne m’appellera plus à son secours ! Elle ne criera plus : « À moi, petit Zo !… » Je me sens une âme de fataliste. Il me semble que moi aussi je navigue entre la vie et la mort avec une effrayante nonchalance !… Tout m’est égal, maintenant que j’ai fait ce que l’on pouvait faire !… Étrange destin !… Le salut d’Odette et de Jean est maintenant entre les mains d’Hubert !… Pourvu qu’il arrive à temps !

Dans le même moment, Hubert, arrivé en trombe au palais, se précipitait chez Callista qui ne voulait pas le recevoir et dont il forçait la porte, malgré les cris des servantes ameutées. Il trouvait une femme qu’il ne reconnaissait plus ! Des yeux de folle dans une figure de marbre, un corps immobile, rigide, allongé par terre comme une statue renversée… Elle fixa sur lui un regard où brûlait une haine indicible… Il comprit que tout était accompli, que le crime était consommé et qu’elle ne lui pardonnerait jamais la mort de Jean.

— C’est fait ? lui cria-t-il haletant.

Elle ne lui répondait pas. Elle ne bougeait pas. S’il n’y avait eu ce brasier dans ses yeux terribles, il eût pu la croire morte. Et peut-être, après tout, s’était-elle empoisonnée, elle aussi, et attendait-elle sa propre fin pendant que l’autre se mourait…

— Nous avons tout perdu par notre faute ! lui cria-t-il… Nous avons été stupides ! J’aurais dû promettre à Odette la vie et la liberté de Jean pour qu’elle me cédât !… Est-il trop tard ?

Elle se redressa, jaillit comme une tige de la couche fleurie des tapis et des coussins où elle semblait avoir allongé son agonie, appela, donna des ordres à ses femmes qui se dispersèrent affolées… Et l’on vit arriver un bas domestique au bonnet rabattu sur les oreilles, aux paupières lourdes, à la lèvre pendante et aux gestes de servitude… Alors on fut renseigné : Jean avait lu la lettre d’Odette et avait pris le pain… Il l’avait caché sous la paille de son cachot, car un autre gardien était arrivé sur ces entrefaites et Andréa avait fait une apparition.

Callista eut le même cri que Mme de Meyrens.

— Cours ! lui cria-t-elle la voix rauque. Dénonce-le au gardien… qu’on lui reprenne le pain… S’il y touche, tu es mort !…

Or Jean, dans ce moment, profitant de ce que le gardien s’était éloigné de quelques pas dans le funèbre corridor, relisait la lettre d’Odette :

« Mon chéri, ne désespérons pas ! Il y a encore de bonnes âmes même en cet affreux pays !… Je puis te faire parvenir un peu de nourriture, mon amour !… On me dit que tu ne veux pas manger !… Moi, je te l’ordonne ! Il faut vivre pour moi comme je consens à vivre pour toi ! Dieu ne nous abandonne pas !… J’en appellerai au peuple, si le patriarche ne veut pas m’entendre !… Je suis la queyra ! Toi aussi, tu dois m’obéir !… Mon Jean, tout ceci n’est qu’un affreux rêve !… N’oublions pas qu’il y a quelqu’un autour de nous !… J’ai confiance !… Je t’adore !… »

Jean baisa la lettre, la glissa sur sa poitrine et alla chercher le pain sous la paille. Il commença à manger…