Rouletabille chez les bohémiens/08/I

Chapitre huitième

La Pieuvre


I. — Le signe de la couronne

Le tumulte fut tout de suite immense. L’assemblée cria à l’anathème ! Et les gardiens se seraient précipités sur Rouletabille si un geste auguste du patriarche ne l’eût préservé…

Andréa, Callista, Zina et toute la troupe de Sumbalo, tout ce monde parlait à la fois, ou plutôt vociférait, en montrant le poing à Rouletabille…

Odette, sortant enfin du rêve dont elle paraissait accablée, se soulevait, les bras tendus vers cet espoir de salut : Rouletabille ! Mais elle retomba presque aussitôt, comme si elle eût douté encore une fois de la réalité, comme si cette image, jaillie du fond de ses cauchemars, n’était, elle aussi, qu’une fumée !…

Le grand Coesre, avec sa figure des plus mauvais jours, était venu se placer à côté de ce jeune audacieux qui avait osé violer l’enceinte sacrée…

Enfin, quand tout ce désordre se fut un peu apaisé, on parvint à s’entendre mais non à se comprendre ! Rouletabille parlait la langue des gaschi (vils étrangers) que le plus grand nombre ignorait. Le patriarche fit appel aux lumières d’un docte vieillard à lunettes qui avait passé sa vie dans les bibliothèques et qui était à peu près polyglotte… Par ce truchement officiel, le peuple tout entier put saisir le sens des propos échangés.

Rouletabille, telle Cassandre qui avait le mauvais œil, au moins autant que Zina, prédisait au peuple cigain les pires calamités si le patriarche et le conseil des vieillards achevaient l’œuvre criminelle que d’autres avaient commencée… Mais il se déclarait hautement persuadé que le Dieu des Romanés, qui était aussi celui des roumis chrétiens, et surtout des roumis de France (lesquels avaient élevé les premiers un temple à sainte Sarah, la plus glorieuse servante de ce Dieu et la protectrice de la race) avait mis trop de sagesse chez son grand prêtre et trop d’innocence dans le cœur de son conseil pour qu’ils se fissent les complices d’un sortilège !…

— Ce jeune homme parle comme un diplomate ! confia le grand prêtre au conseil des vieillards, méfions-nous !…

Et tout haut il lui demanda :

— Tu parles d’un sacrilège ! Je ne vois encore que celui que tu as commis en pénétrant dans l’enceinte défendue !…

— Sainte Sarah me le pardonnera parce qu’elle sait que je ne suis venu ici que pour vous apporter la vérité !…

— Tu me parais très bien avec sainte Sarah !… reprit Féodor, caustique, et tu me sembles un fameux bavard ! À Sever-Turn, on aime les paroles courtes. Qui accuses-tu de sacrilège ?

Rouletabille se tourna vers Callista, Andréa et Zina et dit :

— Ces trois que voilà !…

Immédiatement, les trois protestèrent comme des possédés…

— Il y a sacrilège, reprit Rouletabille sans plus s’émouvoir, quand une troupe de trois gredins, invoquant un texte sacré, abuse de la crédulité d’un peuple pour lui faire prendre des vessies pour des lanternes !…

— Des vessies pour des lanternes ? Qu’est cela ? interrogea gravement le patriarche…

Le docte vieillard de la Bibliothèque dut avouer que sa science ne lui permettait pas de pénétrer parfaitement le sens d’une aussi rare expression… Jamais il ne l’avait lue dans un livre. D’autre part, dans les milieux diplomatiques, où il fréquentait (chez le consul de Valachie), il ne l’avait jamais entendue…

— Cela veut dire, finit par leur jeter Rouletabille, qu’ils vous ont fait prendre Mlle de Lavardens pour la queyra annoncée par les Écritures. Or, Mlle de Lavardens, dans toute cette affaire, est victime de la jalousie de cette Callista qui aime le fiancé de Mlle de Lavardens !…

— Mensonge ! mensonge ! clama Callista.

— Si c’est pour nous raconter de pareilles sobradas (textuellement de pareilles balivernes)… commença un noble vieillard…

— Que la zarapia t’emporte ! (la peste).

— Je ne suis pas très savant, exprima avec amertume et sur un ton de fausse humilité le docteur de la Bibliothèque, lequel avait une voix de basse-taille qui le faisait entendre jusqu’au fond du temple… Je ne suis pas très savant… (Il avait encore sur le cœur les vessies et les lanternes)… mais je crois bien qu’en français on appelle cela des potins !…

— Il faut tout de même bien que vous sachiez pourquoi on vous a trompés et je ne peux pas vous raconter ça par paraboles !… releva Rouletabille, fort irrité et très vexé au fond du mépris avec lequel on accueillait ses accusations… Sans ce potin-là, Mlle de Lavardens serait encore en France, sa patrie qui la réclame et à laquelle vous n’avez pas le droit de l’arracher !…

Mlle de Lavardens est cigaine, d’après la loi cigaine !

— Elle est Française, d’après la loi française !…

— Sa mère était cigaine !… proclamèrent cinquante voix…

Des vieillards attestaient :

— J’ai connu sa mère !… »

Un autre :

— J’ai tenu sa mère dans mes bras quand elle n’était encore qu’une petite fille…

Mais la plus enragée était certainement Zina qui montrait d’un geste de folle sa poitrine décharnée qui avait nourri la queyra !…

— Et quand sa raya est morte, c’est moi qui ai été sa raya ! (sa mère)… Mais l’Étranger nous l’a volée !… Et moi, j’ai suivi l’Étranger !…

Tu as suivi l’Étranger, hurla Rouletabille, et pendant tant d’années, tu n’as rien dit ! alors que tu savais que les cigains, tes frères, cherchaient partout leur petite princesse ! Si tu avais su que celle-ci était vraiment la queyra, serais-tu restée muette ?…

À cet argument foudroyant, un silence prodigieux, seul, répondit. Tous les yeux étaient maintenant tournés vers Zina qui, haletante, se taisait… Et cependant elle savait que ce silence la condamnait. Elle cacha son front dans ses mains démentes et alors un menaçant murmure commença de monter vers elle…

« Je commence à avoir le bon bout ! se disait Rouletabille… Profitons-en ! En avant le bon bout de la raison, et frappons fort ! »

— Je vais te dire, moi, fit-il d’une voix qu’il essayait autant que possible de faire tonitruante, pourquoi tu t’es tue pendant tant d’années !… C’est que tu savais bien que cette enfant ne pouvait pas être la princesse attendue, car elle ne portait pas à l’épaule le signe annoncé, le signe promis par les Écritures… Mlle de Lavardens n’avait pas le signe de la couronne !…

Une immense plainte monta lugubrement sous les voûtes… Déjà le peuple désespérait :

— Elle n’a pas le signe ! Elle n’a pas le signe ! se murmurait-on avec douleur…

— Elle n’a pas le signe ! s’écria Callista, en s’interposant entre Rouletabille et Zina, dont elle redoutait la faiblesse, tu as dit qu’elle n’avait pas le signe !…

À ce moment, une petite voix douce, une voix d’or qui semblait sortir d’une bouche d’ivoire, se fit entendre. Encore une fois, l’icône s’animait, Odette se dressait… Elle ne retomba pas… Elle vint vers le vieillard d’un pas de somnambule… et sa petite voix prononça :

— Un signe ?… Mais je n’ai pas de signe !…

Alors on vit Callista se précipiter vers cette enfant comme une furie, et arracher d’un geste farouche le léger pan d’étoffe qui flottait sur son épaule…

— Voyez ! s’écria-t-elle, voyez si elle n’a pas le signe de la couronne !…

Le seul qui n’avait pas été trop ému par ce dernier incident était, contrairement à ce que l’on aurait pu croire le patriarche lui-même, car avant de faire asseoir Odette sur la chaise royale, il avait pris la précaution de constater rapidement par lui-même, qu’elle avait bien la marque sacrée… Dans sa pensée, il ne devait montrer celle-ci au peuple qu’au moment de la grande solennité du couronnement, mais les événements le dépassaient, et maintenant il voyait bien qu’il fallait faire, tout de suite, le peuple juge de l’imposture…

— Elle a le signe, proclama-t-il, peuple réjouis-toi, elle a le signe !

Alors on se rua… Cette marque sainte, chacun voulait la voir. Ce sceau de l’alliance avec la divinité, tous voulaient le toucher et aussi voir la preuve que ce signe n’était point lui-même un mensonge !… que ce n’était ni un tatouage, ni une habile falsification, mais bien le signe le plus naturel du monde qui ne fait qu’un avec la chair et qui est né avec la chair !…

Alors quand on eut constaté l’imposture, on se retourna vers l’imposteur, mais il avait disparu…