Rouletabille chez les bohémiens/05/III


III. — Où Olajaï se repent d’avoir trop parlé et où il se venge en parlant davantage

Au camp des bohémiens, profitant de l’absence momentanée de Callista, la vieille Zina avait couru à la roulotte où elle avait retrouvé Odette, tremblante, pleurant d’effroi, épouvantée de l’arrivée subite du couple cigain : « Que se passait-il ? Pourquoi Andréa et Callista les avaient-ils rejoints ? Quel nouveau danger courait-elle ? »

Elle avait encore la vision de la scène de la grotte, de ce couteau levé dont cette fille l’avait si atrocement menacée.

Zina la prit dans ses bras, couvrit ses mains de baisers, essayant de la rassurer, lui jurant qu’elle était une petite chose sacrée à laquelle nul n’oserait toucher ! Est-ce que, depuis qu’elle était avec eux, elle avait eu à se plaindre de mauvais traitements ? Est-ce qu’au contraire elle n’avait pas eu tout le monde à ses pieds, comme aux pieds de sainte Sarah ? Est-ce qu’on n’avait pas tout fait pour la distraire ? Et les danses du soir ? Et le chant des guitares ? Est-ce qu’elle n’était pas leur petite reine ?

— Ne pleure pas ! Ne pleure pas !… Là-bas une grande surprise t’attend… devant toi les portes s’ouvriront et sur ton passage, tu ne verras que des têtes inclinées !…

Elles parlaient toutes deux à la fois…

Odette, répondant à ses caresses en la griffant et en répétant pour la millième fois qu’elle voulait retourner à Lavardens… la vieille sorcière, continuant sa prophétie dans une extase qui la rendait insensible aux outrages de cette enfant.

Soudain, elle descendit de son trépied, car la voix de Callista se faisait de nouveau entendre et le tumulte recommençait de plus belle autour de la roulotte…

Zina recommanda à Odette de ne pas bouger et descendit…

Mais Odette courut aussitôt à son observatoire et se risqua même à entr’ouvrir le carreau de sa lucarne dans l’espérance qu’elle pourrait saisir quelques mots qui lui révéleraient la signification de cette agitation inopinée des bohémiens.

Au fond de son cœur, elle se disait qu’on venait peut-être la délivrer… C’était son unique pensée, celle qui la faisait se réveiller en sursaut, la nuit et écouter tous les bruits mystérieux de la campagne… Ah ! quand sortirait-elle de cet horrible cauchemar ! Et tout à coup, voilà qu’un mot, un nom, prononcé par une bouche cigaine, vint frapper son oreille : « Rouletabille ! »

Elle faillit jeter un cri, tant la surprise avait été forte !

Rouletabille !… Rouletabille !… Ah ! Maintenant, elle ne tremblait plus d’effroi !… mais d’espérance !… Rouletabille !… Le nom venait d’être répété tout près de là par Callista qui tenait un conciliabule assez orageux avec Andréa et Sumbalo… Celui-ci venait de donner des ordres pour que le camp fût levé immédiatement, en même temps qu’il faisait avertir toutes les roulottes du danger que courait l’enfant sacrée…

Or Callista, dans une langue qu’Odette ne comprenait pas, expliquait au contraire au vieux chef de tribu qu’il ne devait pas bouger, que s’ils s’enfuyaient tous ils étaient perdus et qu’on finirait bien par les rattraper… car ils étaient là en tout une centaine, dans cette forêt, qui n’avaient point la prétention de passer inaperçus !… surtout de Rouletabille !…

Callista, mise en éveil par Zina, était allée rôder autour de l’auberge et avait reconnu à la fenêtre de la salle basse leur plus redoutable ennemi !… Ils ne s’en débarrasseraient donc jamais !… Dans quelques heures, au point du jour, peut-être, il serait là, ayant pris toutes ses dispositions pour leur enlever Odette !…

Ils n’avaient qu’une façon de se tirer de ce pas dangereux, c’était de se montrer plus rusés que lui !… Et, pour cela, il n’y avait qu’une chose à faire : le vieux Sumbalo et toute la bande des cigains l’attendraient de pied ferme, tandis qu’elle, Callista, accompagnée d’Andréa, s’éloignerait rapidement avec Odette, jetée au fond d’une autre roulotte qui prendrait de l’avance et ne voyagerait que la nuit…

Il n’y avait pas un moment à perdre !… Le camp était déjà peut-être surveillé !

Le vieux Sumbalo fut enfin convaincu, de nouveaux ordres furent transmis, auxquels les bohémiens n’obéirent, du reste, qu’à leur corps défendant et après mille protestations… Certains faisaient entendre des paroles de rage et de menaces… Enfin un nouvel incident acheva de déchaîner la colère générale…

Olajaï, profitant de l’inattention d’Andréa, s’était enfui… L’amoureux de Callista s’en aperçut au moment où l’ancien domestique de Rouletabille venait de sortir sournoisement du cercle éclairé par les feux…

Il jura, cria : « Olajaï ! »

Et Callista comprit !

Tous deux bondirent, d’autres les suivirent. Il fallait rattraper le faux frère coûte que coûte !

Ah ! Olajaï pressentait que son compte était bon, maintenant que Rouletabille était signalé dans les environs, et il n’avait plus pensé qu’à se soustraire au mauvais destin qui l’attendait… Peut-être même allait-il avertir Rouletabille !

Callista commanda à Andréa :

— Cours ! prends ce sentier qui coupe la route de l’auberge…

Et elle dirigea les poursuites avec une stratégie étonnante, encerclant le malheureux, le forçant à bondir de fourré en fourré comme une bête traquée et à aller finalement se jeter dans les bras d’Andréa qui le guettait derrière un arbre…

Andréa l’étreignit comme s’il allait l’étouffer, le broya dans ses bras puissants et le ramena au camp plus mort que vif, loque humaine, à peine palpitante encore, qu’il jeta au milieu des cigains, en leur disant : « Je vous fais cadeau de celui-là !… Vous pouvez en faire ce que vous voulez !… c’est un traître !… s’il n’avait pas parlé, nous n’en serions pas là !… c’est lui la cause de tous nos malheurs. Si l’on vole un jour notre reine, c’est lui qui l’aura voulu !…

Il y eut une sorte de rugissement autour d’Olajaï qui se souleva, essaya de se remettre sur ses pieds, se dressant dans une épouvante sans nom.

Un coup de poignard dans le dos l’abattit, le fit rouler à terre.

Dans la roulotte où elle était encore, continuant d’observer dans une fièvre grandissante ce qui se passait, Odette poussa un cri d’horreur. Mais, dans le même instant, la porte de sa prison ambulante s’ouvrit et Andréa se précipita sur elle, l’enveloppa dans une couverture, l’emporta comme si elle n’eût pas pesé plus qu’une plume. Zina, avec des gestes de folle, courait derrière le cigain en silence… Callista suivait.

Quelques minutes plus tard, il se déroulait là, dans ce coin de forêt, autour d’un feu dont le fanatisme millénaire d’une race qui ne connaît point de limite à la vengeance avait ranimé les cendres… Il se déroulait là une scène qui aurait demandé pour être reproduite dans tout son relief d’étrange et de puissante horreur le burin d’un Goya…

Des êtres fantastiques, démons, larves ou monstres grouillaient autour des brasiers qui faisaient roussir de la chair humaine… Une odeur abominable, dont ces êtres échappés d’un autre monde semblaient s’enivrer, montait sous le couvert des bois.

La jeune Ari, aux beaux yeux clairs qui reflétaient ses quinze printemps, était étendue sur l’herbe, le menton dans ses mains dorées et souriait au supplice d’Olajaï !…

Celui-ci n’était point mort du coup qui l’avait frappé et il devait bien le regretter tandis qu’on lui grillait consciencieusement les pieds.

Pour ne point entendre ses vaines protestations, la vieille Oliva, en lui souriant de ses trois dents chancelantes, lui avait enfoncé un coin de son châle dans la bouche…

Sumbalo, assis sur une marche de la roulotte, présidait en silence à l’exécution, avec une gravité majestueuse que lui eût enviée le grand Inquisiteur…

Une douzaine de marmots sautaient autour de cette petite réjouissance privée, avec des bonds singuliers, comme de braves petits poux de la Route, qu’ils étaient…

Suco, le forgeron, tenait si fortement les chevilles du patient que celui-ci semblait y mettre de la complaisance.

Suco avait des mains de bronze qui ne craignaient point le feu… mais les pieds d’Olajaï, qui s’étaient attendris au service des roumis, fournissaient à la flamme toute la graisse désirée…

Ari se mit à chanter…

Les cimes des pins commençaient à sortir de la nuit comme de longs fantômes blêmes et l’horizon se barrait à l’orient d’une ligne verdâtre, sinistre, quand le petit pâtre que Rouletabille avait envoyé en observation accourut à l’auberge.

Il avait assisté de loin, accroché comme un écureuil à la branche d’un arbre, au supplice du bohémien, spectacle qui l’avait prodigieusement intéressé. C’était un brave petit cœur, tout près de la nature, bon pour les animaux qu’il chérissait comme s’ils étaient de sa famille, mais curieux comme ont l’est à cet âge.

Il ne s’était arraché à cette « distraction » exceptionnelle que lorsqu’un mouvement général de la bande, la précipitation avec laquelle on attelait les haridelles l’avaient averti que les cigains se disposaient à quitter New-Wachter et ses environs… Il craignit que la récompense promise ne lui échappât et il courut d’une traite à l’auberge.

Il n’était pas plus de trois heures et demie du matin… À cette époque de l’année, les nuits sont courtes… La porte de l’auberge était entr’ouverte et dans la cour il trouva Rouletabille en train de faire un prix à maître Otto pour pouvoir disposer pendant vingt-quatre heures des deux courageuses carnes qui depuis quinze ans lui servaient de bêtes à tout faire. Otto prétendait en avoir besoin ce jour-là et ne pouvoir les céder pour rien. Rouletabille proposa une somme qui mit tout le monde d’accord et sans plus attendre il sauta en selle.

Il avait fait appeler Hubert, qui procédait dans sa chambre à des soins de toilette. Quand celui-ci parut et qu’il vit la bête qui lui était destinée, il fit une curieuse grimace.

— Nous n’avons pas le choix ! lui jeta Rouletabille. En route ! Les bohémiens déguerpissent déjà !…

Le reporter avait absolument voulu des chevaux parce qu’il se jugeait encore trop peu ingambe pour se risquer à pied dans une pareille aventure, et puis il ne tenait pas non plus à ce que Hubert s’aperçût trop de son état d’infériorité.

Le petit pâtre trottait devant eux… Quand il fut à l’orée de la forêt, l’enfant indiqua d’un geste le chemin à suivre pour arriver par le plus court au campement des bohémiens, puis il réclama son dû et partit comme un lièvre…

Quelques minutes plus tard, les deux cavaliers étaient arrêtés par des plaintes, des gémissements sourds…

Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs bêtes et avancèrent sous bois, avec force précautions… Ainsi arrivèrent-ils sur les lieux du campement… les roulottes avaient déjà disparu, mais les cendres des feux étaient encore chaudes… Il n’y avait là âme qui vive… Cependant les plaintes qui, un moment, s’étaient tues, avaient repris de plus belle…

Rouletabille fit quelques pas dans un fourré, écarta des branches et appela Hubert… À eux deux, ils sortirent de là une pauvre créature qui perdait son sang par plusieurs blessures et qui était incapable de se soutenir…

Rouletabille poussa un cri :

— Olajaï !…

Et c’était un cri d’horreur, car il venait de découvrir l’état effroyable dans lequel on lui avait mis les pieds…

L’autre avait ouvert les yeux… Il reconnut son maître, lui adressa un triste sourire et entrouvrit les lèvres comme pour demander à boire… Rouletabille lui mit sa gourde entre les dents et le fit boire, tandis qu’Hubert lui soulevait la tête… Un ruisseau coulait près de là… Rouletabille envoya Hubert y tremper un linge et, soutenant à son tour le bohémien, il lui dit :

— C’est à cause de moi qu’ils t’ont frappé ?…

L’autre fit un signe de la tête…

Hubert revenait rapidement…

— Méfiez-vous ! souffla le cigain. Un jour, ils vous en feront autant !… Retournez là-bas !… Paris !

— Et Mlle de Lavardens ? interrogea anxieusement le reporter.

L’autre secoua la tête…

— C’est la petite reine !… Ils ne la rendront jamais !

À ce moment Hubert s’agenouillait près du blessé et s’apprêtait à lui laver ses blessures… Il entendit les derniers mots prononcés par le cigain et il tressaillit… Rouletabille s’aperçut de l’émoi d’Hubert…

— Écoute Olajaï ! fit-il, ne désespère pas ! Nous pourrons peut-être encore te sauver !… Nous allons t’envoyer immédiatement du secours, mais mon ami et moi il faut que nous rejoignions tout de suite les roulottes… Elles ont suivi cette route, n’est-ce pas ?…

Olajaï se souleva dans un effort suprême… Le feu de la vengeance brûlait dans ses derniers regards :

— Ils l’ont emportée d’un autre côté !…

— Qui, ils ?… Andréa ?… Callista ?…

–… et Zina !… Mais je puis vous dire… je puis vous dire… où… ils doivent tous… se rencontrer…

… Un moment il referma les yeux comme s’il allait expirer…

— Olajaï ! Olajaï !… s’écria Rouletabille… où ?… où doivent-ils se rencontrer ?

Le blessé laissa passer un nom, dans un souffle qui ressemblait déjà à un râle…

— À Temesvar-Pesth !…

— Partons ! cria Rouletabille à Hubert, Temesvar est trop près de Sever-Turn ! Et si Odette pénètre dans Sever-Turn, elle n’en sortira jamais… !

À la grande stupéfaction du reporter, Hubert lui répondit :

— Allez toujours, je vous rejoindrai, je ne peux laisser ici ce pauvre homme !…

— Adieu, Olajaï ! dit Rouletabille en jetant à Hubert un regard plein de méfiance et de menace…

Et il disparut sous bois.

Il jugeait le bohémien perdu, et au surplus, il n’était pas venu si loin pour sauver Olajaï, bien que celui-ci l’eût toujours fidèlement servi. Avant tout, il importait de ne pas perdre la piste d’Odette !… Le malheureux Olajaï était le premier sacrifié !… Il y aurait d’autres victimes… N’était-il pas lui-même désigné ?… Cette entreprise s’annonçait redoutable et cruelle… Il fallait se faire un cœur d’airain…

Resté auprès du bohémien, et sûr de ne pas être dérangé par Rouletabille, Hubert continua âprement de l’interroger. Dans la gourde de Rouletabille, il y avait de l’eau… dans celle d’Hubert, il y avait du feu… un alcool qui ranima singulièrement le supplicié !… Celui-ci ne pensait encore qu’à son maître… « Il a été si bon pour moi !… une fois, il y a des années, il m’a sauvé la vie… je lui donne la mienne !… mais qu’il prenne garde !… Je l’ai déjà averti en Camargue… Et j’ai averti aussi la Pieuvre quand elle est venue…

— Qui est-ce, la Pieuvre ? interrogea Hubert…

— Ah ! Vous ne savez pas ? Une amie de mon maître et de Callista !… Elle est venue aux Saintes-Maries… Elle voulait voir Callista… Je l’ai conduite partout où on avait vu Callista… Mais la Pieuvre m’avait promis en retour, d’emmener Rouletabille… loin d’Odette… loin d’Odette !… Ah ! si j’avais su, quand elle est venue à la maison… là-bas !… à Paris !…

— Qui ?…

— Odette !… Ils sont tous fous de cette Odette… Ah ! ça leur portera malheur !…

— Odette est allée à Paris ?…

— Oui !…

Chez Rouletabille ?…

— Oui !…

— Il y a longtemps ?…

— Non !… Vous êtes son ami, à lui !… Voyez-vous !… il faut qu’il l’oublie… C’est la reine annoncée par les Écritures !…

— Mais elle n’a pas le signe sur l’épaule ! fit entendre Hubert en dévorant le bohémien du regard.

— Si, fit l’autre… elle a le signe sur l’épaule… le signe de la couronne !…

Et il se souleva pour regarder Hubert, à son tour…

— C’est à cause d’elle que je meurs !… J’en ai trop dit !…

— Mais Mlle de Lavardens n’est pas une cigaine, protesta encore Hubert haletant…

— C’est une cigaine de pure race ; j’ai connu sa raya, sa mère, sa vraie mère… M. de Lavardens a vécu à Sever-Turn… Là, il s’est marié, à notre mode !… La raya est morte en mettant au monde une enfant qui a été nourrie par Zina !… Zina vous dira tout !… Zina sait tout !… Le père s’est enfui avec l’enfant, comme c’était écrit… Cette enfant, c’était Odette !…

Hubert se redressa d’un bond et se mit, à courir du côté de l’auberge, laissant le pauvre Olajaï agoniser tout seul… Heureusement pour lui, une charrette passait…