Rouletabille chez les bohémiens/05/I

Chapitre cinquième

La Page déchirée


I. — Qui sait si elle dort ou si elle est éveillée ?

Elle était étendue sur des lambeaux de couverture que les cigains avaient jetés là pour qu’elle y prît quelque repos, à la fraîcheur du crépuscule et sous le premier regard des étoiles. Leur cœur était à la fois joyeux et triste. Ils ramenaient vers la cité sainte leur petite reine retrouvée, mais elle restait si loin d’eux !… De tout le voyage, elle ne leur avait point adressé la parole, elle n’avait répondu à aucune de leurs questions ; une fois, elle avait tenté de s’enfuir.

Elle détournait la tête quand on s’approchait d’elle. Elle ne connaissait que Zina, qu’elle malmenait du reste assez souvent et avec laquelle elle avait de furieuses brouilleries qui se terminaient de part et d’autre par des larmes. Elle ne pleurait point devant les autres cigains. Elle était trop fière pour cela, mais elle leur montrait des yeux si tristes qu’ils en avaient l’âme malade.

Parfois, ils essayaient de la distraire en lui contant des histoires ou en jouant de leurs instruments bizarres un pas de danse en son honneur… Alors, elle fermait les yeux, comme ce soir… Mais qui sait si elle dort ou si elle est éveillée, la petite reine ?…

Cette jolie tête nue, parée à la mode cigaine d’un bandeau de sequins, ce cou souple, douloureusement penché, cette attitude accablée même dans le repos qu’elle simule peut-être, cette bouche demi-ouverte comme exhalant un soupir sans fin, tout cela les intrigue sans les renseigner… Si elle ne dort pas, à quoi pense-t-elle ? à quoi pense-t-elle ?…

— Elle pense à son pays ! murmure la vieille Oliva entre ses dents chancelantes.

— Une romanée n’a point de pays ! réplique Suco, d’une voix sèche en raccommodant le harnais de son haridelle…

Mais Sumbalo, le chef de la tribu, un vieillard tanné à la barbe grise de poussière dit :

— SeverTurn deviendra la reine des nations ; avec cette enfant, elle sortira de ses ruines pour éblouir le monde, c’est écrit !

Olajaï s’arrêta de tisonner le foyer intermittent, se redressa et dit :

— La brume funèbre se dissipera ; attendu depuis longtemps, le beau jour luira enfin, les frères seront réunis, tous seront grands, tous libres. Contre l’ennemi marcheront leurs rangs victorieux, tous pleins d’une pensée noble, forts d’une foi unique !

Mais il n’eut pas de succès ; ses paroles retombèrent sans écho, car il avait servi chez un roumi et l’on avait beaucoup de raisons de se méfier de lui.

Alors la jeune Ari, qui n’avait pas plus de seize ans, s’arrêta de tailler ses joncs et dit :

— Si elle ne dort pas, elle pense au roumi qu’elle aime !…

Tous tournèrent des yeux de flamme de son côté et quelques injures sifflèrent à ses oreilles. Elle ne l’avait pas volé, mais elle ne se démonta pas.

— On ne choisit pas qui on aime, expliqua-t-elle. Je l’ai vu ; il est plus beau que Suco, par sainte Sarah !

Quelques-uns rirent, mais Suco, qui avait des prétentions lui lança une pierre en l’appelant « Ushela ! » (chienne).

— Je te dénoncerai au grand Coesre quand nous serons à Sever-Turn !

Cependant, Sumbalo, en leur montrant Odette endormie, les apaisa.

Elle ne dormait pas. C’était bien à lui qu’elle songeait, à lui et à son père, dont elle ignorait la triste fin, et à tous ceux qui l’avaient aimée. Que faisaient-ils ? Pourquoi ne venaient-ils pas la délivrer ? Était-ce possible, une chose pareille, qu’on l’eût enlevée comme le vent emporte une plume de petit oiseau et qu’on lui eût fait franchir les frontières sous le regard de tous sans que rien n’eût remué autour d’elle pour son salut ? Était-il possible qu’elle voyageât tant de jours au fond de cette roulotte comme si c’était là une chose naturelle ?…

Les gendarmes avaient passé, les douaniers étaient venus, ils avaient regardé. Ils avaient vu et ils n’avaient rien dit !… Et elle, non plus, n’avait rien dit ! Par quel sortilège ?

Tout son petit être intime s’était soulevé, toute sa volonté s’était tendue pour leur crier : « Sauvez-moi ! » et elle n’avait pas fait un geste et elle n’avait pas poussé un cri !… sous le regard de Zina !…

Cette Zina, cette méchante petite sorcière de vieille femme, elle l’avait aimée tout de suite. Quand les gamins du village se détournaient de la bohémienne en poussant des cris, quand les filles de la Camargue se sauvaient de son chemin en se signant, elle, Odette, elle était allée vers elle, poussée par on ne sait quelle force inconnue !… et elle était revenue vers les carrefours où la la vieille l’attendait sans que rien eût été concerté entre elles…

Dans cette affreuse aventure, Zina avait-elle été son bon ou son mauvais ange ? Un ange, cette méchante petite sorcière de vieille femme ? Tout de même, elle avait sauvé Odette ! Sans Zina, Odette serait morte sous les coups de Callista et de ce sauvage d’Andréa ! Qu’est-ce qu’elle avait bien pu leur dire ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu leur montrer ? Qu’est-ce qu’ils avaient tous à regarder sous le voile qui couvrait ses épaules ?… Ils l’avaient appelée leur reine, leur petite reine ! Pourquoi ? qu’est-ce qu’elle avait à faire avec ces gens-là ? Elle était Odette de Lavardens et voilà maintenant qu’elle était reine dans une roulotte !

Tous ces bohémiens étaient sorciers !… cela, le monde entier le savait ! Elle était ensorcelée… Elle avait été ensorcelée par cette méchante petite vieille de sorcière au nez crochu quelle détestait et qui ne cessait de la serrer sur son cœur et sur ses loques avec des soupirs…

Elle la détestait, mais elle était anxieuse quand elle ne la sentait point rôder autour d’elle et quand lui manquait le refuge de ses bras tremblants et décharnés. Arrangez cela comme vous pourrez ! C’était ainsi. Quand Odette, silencieusement, pleurait, elle sentait à ses pieds un souffle chaud ; c’était Zina qui l’adorait ! Odette croyait maintenant aux contes de fées…

Tout à coup une sorte de tumulte lui fit ouvrir les yeux.

Alors elle se redressa d’un bond et courut se réfugier dans sa roulotte en poussant un cri de bête blessée…

Callista ! Callista, sa plus cruelle ennemie, et Andréa le sauvage étaient là !…

Ils venaient d’arriver dans le cercle des bohémiens éclairés par la flamme qui léchait les flancs d’un chaudron…

Et tous les entouraient avec des paroles de bienvenue et des gestes de joie, et ils parlaient tous à la fois.

Odette sentait et entendait sur son cœur battre sa frêle poitrine comme un marteau sur l’enclume. Elle s’accrochait des ongles aux parois de la baraque pour ne point s’effondrer, mais elle voulait voir !

Ah ! cette Callista ! cette Callista qui avait été aimée de son Jean, que Jean aimait peut-être encore !… Elle souleva le rideau de la petite lucarne… mais l’abaissa aussitôt avec un tel geste de rage qu’elle le déchira !…

L’autre la regardait… Enfin, elle avait ses yeux tournés vers la roulotte où Odette venait de s’enfermer… ses beaux grands yeux, car ils étaient magnifiques, ses yeux !… plus beaux que les siens, peut-être… Mais ils étaient méchants, mais il y a certainement des hommes qui aiment les yeux comme ça !… puisque Jean les avait aimés !

Jean avait embrassé ces yeux-là, comme il avait embrassé les siens !… Jean lui avait menti !… Elle n’aimait plus Jean !… Et elle, cette Callista, elle eût voulu la tuer ! la faire souffrir !… lui arracher les yeux !…

Elle poussa un cri en reculant d’horreur. Callista, suivie d’Andréa, se dirigeait vers la roulotte en riant…

Elle se rua sur la porte en appelant :

— Zina ! Zina !

Que faisait donc Zina ?…

Sans Zina elle était perdue… elle était morte !…

Et ce n’était pas cet Olajaï, ce mystérieux Olajaï qui ne cessait depuis le commencement du voyage de la regarder à la dérobée sans jamais lui adresser la parole, cet Olajaï dont tout le monde se méfiait ici, et dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue (où donc l’avait-elle vu autrefois, il y avait des mois, des années peut-être) ; non, assurément, ce n’était pas lui qui se jetterait, pour la sauver, entre cette Callista et la prisonnière, comme avait fait Zina, car il était inquiet, timide semblant avoir peur de tout, même de la regarder de loin à la dérobée, avec pitié !…

— Zina ! gémit encore Odette derrière sa porte…

Et, tout à coup, elle entendit la voix de Zina… Odette se précipita à la lucarne de la roulotte… Il y avait là comme une réunion de démons autour de Zina affolée… La flamme du foyer, devant eux, grandissait et agitait leurs ombres fantastiques sur l’écran épais de la forêt, et de cette forêt (sous le couvert de laquelle on apercevait d’autres feux éclairant d’autres roulottes), d’autres ombres accouraient.

La silhouette immense des bras décharnés de Zina semblait appeler tous les cigains du camp pour leur montrer un point de l’horizon menaçant du côté de l’auberge… Maintenant, ils parlaient tous à la fois et Sumbalo, le chef de la tribu, avait la plus grande peine à se faire entendre. Odette ne comprenait point ce qu’ils se disaient dans leur langage odieux, déchirant comme une musique de cuivre, mais leur émoi, à tous, attestait un danger pressant. Oliva en tremblait sur ses vieilles guiboles ; Ari tendait vers le ciel des mains qui semblaient supplier la divinité, et Suco, le forgeron, fermait des poings prêts à frapper.

Quant à Andréa et à Callista, ils se regardaient en écoutant la vieille. Ils fronçaient terriblement les sourcils et une même pensée semblait les habiter tous les deux.

Nul ne faisait plus attention à Olajaï qui, dissimulé derrière un arbre, ne perdait pas un mot de ce qui se disait. Callista aperçut soudain sa figure sournoise qu’un reflet brusque de la flamme fit surgir des ténèbres. Il fit un mouvement comme pour se dérober, mais elle avait déjà sauté sur lui, le recommandait à Andréa qui le faisait dare-dare rentrer dans le cercle des bohémiens, puis, après avoir jeté à la foule des compagnons quelques paroles brèves, elle s’enfonça dans la nuit, du côté de l’auberge…