Rouletabille chez les bohémiens/03/II

II. — L’assassin

Le lendemain matin, comme l’avait désiré Rouletabille, le parquet se retrouva au Cabanou, avec Hubert… En attendant le reporter, M. Crousillat fit subir à l’inculpé un nouvel interrogatoire et des plus serrés. Il eut la joie de voir pâlir Hubert dès qu’on lui parla de son couteau-poignard ; mais aussitôt que celui-ci eut la certitude qu’on n’avait pas retrouvé cette arme avec laquelle il eût pu avoir assassiné M. de Lavardens, son trouble cessa. Son changement d’attitude fut tellement visible que le juge se mordit les lèvres et regretta de n’avoir point commencé par déclarer à l’inculpé qu’on avait retrouvé l’arme du crime. « Je viens de faire une grosse bêtise que n’aurait point commise Rouletabille », se dit-il. En tout cas, il regretta que le reporter n’eût pas été là pour assister aux premiers égarements d’Hubert.

Enfin on vint l’avertir que Rouletabille était arrivé avec les médecins légistes et l’attendaient dans le parc de Viei Castou Nou, à l’endroit même où l’on avait trouvé le cadavre de M. de Lavardens.

M. Crousillat, suivi de loin par M. Bartholasse, qui ne cessait de bougonner contre les exigences de Rouletabille et les complaisances du juge, arriva en courant. Au fond on apercevait les gendarmes qui amenaient Hubert.

— Eh bien ? questionna M. Crousillat du plus loin qu’il vit le journaliste.

— Eh bien ! ces messieurs apportent leur rapport…

— Il ne s’agit point du rapport de ces messieurs qui ne peut rien nous apprendre de nouveau ! Leur rapport ne fera pas que M. de Lavardens n’ait été assassiné !

— Pardon ! monsieur le juge. Ces messieurs concluent que M. de Lavardens a succombé à une attaque cardiaque.

— Une attaque cardiaque !… messieurs !… s’exclama le juge en regardant tour à tour ces messieurs et Rouletabille… mais que faites-vous donc de la blessure à la tempe !

— La blessure à la tempe n’empêche pas, répondit l’un des médecins, que M. de Lavardens ait succombé à une attaque cardiaque !…

— J’y suis ! reprit M. Crousillat qui faisait des efforts intellectuels gigantesques pour concilier l’idée de l’assassinat et les conclusions des médecins, j’y suis ! Le ravisseur de Mlle Odette a attaqué et blessé M. de Lavardens ! L’émotion a tué celui-ci et l’assassin a transporté le corps à cette place !

Et se tournant du côté d’Hubert :

— L’assassin devait avoir de bonnes raisons pour ne pas laisser le corps de M. de Lavardens dans la propriété de M. Hubert !…

— Non, monsieur le juge, vous n’y êtes pas ! déclara Rouletabille, et je viens vous dire, moi, comment les choses se sont passées…

Rouletabille était tête nue et parlait comme sous le coup d’une inspiration. Cependant sa parole précise, jamais hésitante, ne donnait point la sensation d’un récit improvisé, mais il voyait ce qu’il disait… Tout le drame se déroulait devant lui comme s’il y avait assisté.

— Lorsque l’inculpé, commença-t-il, eut chassé de chez lui M. de Lavardens après la scène brutale qu’il nous a décrite, M. de Lavardens s’en vint heurter la balustrade du perron de M. Hubert… puis il descendit et fit quelques pas…

» Déjà il devait se sentir incommodé, car il s’arrêta, s’appuya au mur avant de pénétrer chez lui par la porte mitoyenne. Enfin, rassemblant son énergie, il continua son chemin vers le Viei Castou Nou. Il ne voulait pas appeler. Sa préoccupation devait être d’éviter tout scandale… Cependant, en traversant son parc il se rappela qu’il avait oublié de refermer derrière lui la porte mitoyenne, sur la serrure de laquelle il avait laissé la clef… Il eut le courage, bien que se sentant défaillant, de revenir sur ses pas (du geste, Rouletabille indiquait le chemin parcouru par M. de Lavardens)… Arrivé près de cet arbre, son cœur eut un arrêt… M. de Lavardens s’écroula… et c’est alors qu’intervint l’assassin !…

» Je vous ai dit, monsieur le juge, que l’assassin était maigre comme un clou !… Le voici ! »

Et Rouletabille, enlevant sa casquette d’un clou planté dans l’arbre et auquel il l’avait suspendue, montrait le coupable !…

— Dans sa chute, la tempe de M. de Lavardens a été brutalement déchirée par ce clou !… Voilà comment a été assassiné M. de Lavardens !…

M. Crousillat et les médecins légistes étaient déjà au pied de l’arbre, examinant « l’arme du crime ». Rouletabille leur montrait en même temps des traces de sang sur le tronc, près du clou :

— Quant au clou, un examen attentif vous montrera de quelle rouille il est revêtu !

On appela le père Tavan qui passait par là, considérant toutes choses du coin de l’œil ; on lui emprunta ses tenailles et l’enquête s’enrichit de sa plus importante pièce à conviction. Dès ce moment, du reste, on ne pouvait plus douter (et les médecins légistes proclamaient hautement leur avis) que toute l’affaire se fût déroulée comme venait de le conter Rouletabille !…

— Eh bien ! s’écria M. Bartholasse, il s’est bien fichu de nous !…

— Qui ? demanda M. Crousillat en s’épongeant le front.

— Mais votre Rouletabille, répondit le greffier. Puisqu’il savait que c’était le clou le coupable, pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit plus tôt ?

— Ça, c’est vrai, acquiesça M. Crousillat en se retournant vers le reporter… Vous êtes impardonnable !… Et ce n’était pas la peine de me faire arrêter monsieur (il montrait Hubert) si vous le saviez innocent !…

— Rendez donc service à la justice ! repartit en riant Rouletabille, voilà comment vous en êtes récompensé !… Mais, mon cher monsieur Crousillat, vous n’oubliez qu’une chose… C’est que, pendant que M. de Lavardens était chez M. Hubert, on enlevait Mlle Odette ! et que je voulais savoir si M. Hubert, innocent de l’assassinat de M. de Lavardens, n’était pas complice de l’enlèvement de sa fille !… En laissant planer sur lui l’accusation d’assassinat, je le forçais en quelque sorte à avouer un moindre forfait pour se disculper d’un crime !… Pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous ceux qui pouvaient avoir quelque chose à dire sur l’enlèvement de Mlle Odette, il convenait de laisser planer cette menace que constituait l’assassinat de M. de Lavardens, non seulement pour Hubert, mais pour les bohémiens, pour Andréa, pour Callista et même… pour le père Tavan que voici et que j’ai soupçonné d’en savoir plus long que son nez, qui n’est pourtant point très court !

Hubert, qui avait assisté en silence à toute cette scène, interrompit les rires que les derniers mots de Rouletabille avaient déclenchés :

— Et maintenant, messieurs, qu’allez-vous faire de moi ?

— Mais, mon cher monsieur Hubert, fit entendre le reporter, on va vous remettre en liberté.

Le greffier sursauta :

— Ça, par exemple !

M. Crousillat considéra M. Bartholasse d’un œil sévère :

— Que voulez-vous que nous en fassions, maintenant, monsieur Bartholasse ? Je crois que malgré sa qualité de journaliste, le nommé Rouletabille vient, cette fois, d’émettre un avis qui me paraît assez juste !…

— Dans tous les cas, répliqua le greffier hors de lui, que l’on mette ou non en liberté l’inculpé, cela ne le regarde pas !… Et si vous me faisiez, à moi, monsieur le juge, l’honneur de me demander mon opinion, je vous dirais tout de go que je ne relâcherais pas M. de Lauriac avant que l’on ait retrouvé son couteau-poignard.

— S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir ! exprima le reporter, je vais vous le dire, moi, où il est, ce couteau-poignard !…

Hubert ne fut point le dernier à suivre Rouletabille qui, d’un geste, avait entraîné tout son monde dans lou Cabanou et cet empressement ne passa point inaperçu du journaliste.

Quand toute la petite troupe se trouva réunie dans le bureau où s’était déroulée la scène initiale de ce drame, Rouletabille s’adressa au juge :

— Voyez l’inconvénient, monsieur Crousillat, de ne point marcher partout et toujours en s’appuyant sur le bon bout de la raison !… Qu’avez-vous fait ? Partant d’une idée préconçue, celle de l’assassinat, vous avez cherché ce couteau-poignard partout où M. de Lauriac aurait pu le jeter, une fois le crime accompli… et vos perquisitions sont restées vaines ! que si au contraire, vous vous étiez laissé d’abord diriger par le « bon bout de la raison », celui-ci vous aurait conduit aussitôt à l’endroit où, normalement, le couteau devait se trouver ! Car enfin, quelle est la fonction normale d’un coupe-papier ? c’est de couper du papier, de détacher des pages !… et quelle est sa place normale, c’est, s’il ne se trouve point sur le bureau, de se trouver dans un livre !… Monsieur Bartholasse, soyez satisfait, ce terrible coupe-papier, le voici !…

Et Rouletabille, ouvrant un énorme livre qui était certainement en dépit des déprédations dont il avait souffert, la plus belle parure de la bibliothèque d’Hubert, en fit glisser l’objet tant recherché…

— Comme vous le voyez, dit-il, en tendant le coupe-papier au juge d’instruction, il n’y a point de sang dessus !… ni sang ni encre, sur celui-ci !… Allez, allez, monsieur le juge ! signez la mise en liberté de M. de Lauriac !… M. Hubert est innocent !… Du reste, vous ne pouvez plus relever aucune chose contre lui !… et prolonger sa détention serait un acte tout à fait arbitraire !…

Le reporter n’eut pas à insister davantage. Quelques minutes plus tard, Hubert était en liberté.

— Vous avez eu de la veine que je retrouve le coupe-papier, monsieur de Lauriac ! lui dit Rouletabille… Avouez que je vous ai procuré un réel soulagement… Car enfin, ce couteau, si vous aviez su où il était, vous l’auriez montré, puisqu’il n’avait pas servi !… Mais étiez-vous sûr qu’il n’eût pas servi ?…

Hubert lui jeta un regard terrible…

— Monsieur, fit-il d’une voix sourde, je vous dois ma libération, mais comme je vous dois aussi mon arrestation, vous me permettrez de ne point vous remercier !… C’est tout ce que j’ai à vous dire pour aujourd’hui, mais soyez sûr que nous nous retrouverons !…

— À bientôt ! lui jeta Rouletabille.

Mais l’autre était déjà loin.