Rouletabille chez les bohémiens/02/I

Chapitre deuxième

L’Arrestation


I. — Rouletabille à l’affût

« Carnet de Rouletabille. — Cet Hubert est un infâme bonhomme. Son attitude au dernier interrogatoire a été telle que j’en ai été comme paralysé. À un moment je n’y voyais plus goutte et je ne savais même pas que Jean était derrière moi, à me regarder… Je devais faire une singulière figure. Et puis j’ai repris mes esprits et j’ai répondu au juge comme il le fallait, pour le moment. C’est alors que je me suis aperçu de la tête que faisait Jean.

» Quand on eut emmené Hubert et que M. Crousillat, le juge d’instruction et son inénarrable greffier, M. Bartholasse, qui sont littéralement enragés contre moi, eurent quitté le Viei Castou-Nou en claquant les portes, je me suis rapproché de Jean et je lui ai demandé des nouvelles de sa course à Beaucaire. Il m’a répondu en me regardant singulièrement qu’il y avait vu la Rousso Fiamo et que ce modèle des « guardians » n’avait pas quitté ses bêtes pendant toute la période du drame.

» — Eh bien ! fis-je, es-tu toujours aussi persuadé que c’est Hubert qui a fait le coup ?

» — Et toi, me répliqua-t-il, es-tu toujours aussi sûr du contraire ?

» Je lui ai répondu qu’il était impossible pour le moment d’affirmer ou de nier sa complicité.

» Alors il me jeta sur un ton d’écœurement peut-être excusable, mais qui tout de même me déchira le cœur :

» — Enfin, sais-tu, oui ou non où est Odette ?…

» — Si je le savais, elle serait déjà ici !…

» Il me regarda presque en ennemi, ferma les poings et se sauva de moi comme d’une personne dont la vue vous est devenue insupportable… »

Ici, sur le carnet, une demi-douzaine de lignes qui ont été rayées à plusieurs reprises comme si l’on avait voulu qu’il n’en restât rien. Cependant, sous les surcharges, on peut deviner plutôt qu’on ne les distingue trois mots que nous avons déjà relevés sur ce carnet : chère petite Odette… et puis, tout de suite après ces lignes rayées, la réflexion suivante :

« J’ai ici beaucoup d’ennemis… mais le plus redoutable vient d’arriver… c’est le soupçon !… le soupçon qui m’a épié d’abord de loin et qui est venu ensuite se planter devant moi, avec ses yeux glacés, ses yeux incapables de refléter, si grands soient-ils ouverts, sur les objets extérieurs autre chose que le soupçon qui les anime…

» Mais j’en ai vu bien d’autres ! Ne nous impressionnons pas ! Ce n’est pas le moment… »

Rouletabille pensait avec raison que si Callista devait revenir à la cabane de la vieille Zina pour y rechercher ses vêtements, elle ne pouvait risquer une telle démarche que la nuit. Et voici ce que le carnet rapporte sur cet affût :

« Il était dix heures environ lorsque Callista, dans ses habits de bohémienne, parut sur le sentier qui conduisait au repaire de la sorcière… Elle était tout à fait reconnaissable malgré ses loques. Elle avait cet air de reine outragée qu’elle prenait souvent à Paris quand Jean ou l’un de ses amis la traitaient avec un peu de négligente familiarité… Comme elle se rapprochait du rocher où la Zina a établi sa demeure, elle se retourna brusquement ; la lune éclairait alors en plein son visage qui exprimait une irritation souveraine.

» Elle dit tout haut :

» — C’est encore toi, Andréa !…

» Mais ce fut une silhouette féminine qui apparut sur le sentier.

» Callista eut un mouvement pour se rejeter dans le fourré, elle n’en eut pas le temps ; la nouvelle venue parla et Callista resta sur place, stupéfaite… Je l’entendis qui murmurait :

» — Madame de Meyrens !

» C’était la Pieuvre en effet qui s’avançait.

» — Comment êtes-vous ici ? questionna haletante Callista, et que venez-vous y faire ?

» — Vous y voir, répondit Mme de Meyrens. Ah ! si vous saviez ce que je vous ai cherchée !… C’est Olajaï qui m’a dit que j’aurais quelque chance de vous trouver chez Zina… et il m’a conduite jusqu’ici !…

» — Olajaï ! gronda Callista, furieuse… où est-il ? Il faut que je lui parle !…

» Oh ! vous ne le trouverez plus en Camargue !… Il ne tient pas à s’exposer à votre colère… Mais je lui ai promis de vous calmer !… Callista, sommes-nous ou ne sommes-nous pas une bonne paire d’amies ?…

» À ce moment elles pénétrèrent chez Zina… Quand elles en ressortirent, dix minutes plus tard, elles paraissaient tout à fait d’accord… Callista emportait un paquet dans lequel je devinai ses vêtements…

» — Cependant la bohémienne disait à la Pieuvre :

» — Non ! ne m’interrogez plus !… Nous nous reverrons !… Je vous ai dit pour le moment tout ce que je pouvais vous dire… Soyez désormais tranquille comme je le suis moi-même… Pas plus votre Rouletabille que mon Jean ne reverront cette Odette !…

» — Je ne serais tranquille, déclara férocement la Pieuvre, que si vous me disiez qu’elle est morte !

» Alors Callista haussa les épaules et fit, avec un ricanement sinistre :

» — Je vous dis que personne ne la reverra plus jamais !… »

» Sur quoi elles se turent. Sitôt que l’on n’entendit plus rien sur le chemin je bondis dans la grotte tout à fait déserte. L’ourson lui-même n’y était plus… Il faisait nuit noire là-dedans… mais j’avais apporté ma petite lanterne sourde et je me livrai à une perquisition minutieuse à laquelle je n’avais pas eu le temps de procéder lors de ma première visite, ayant été dérangé par un certain bruit venu du dehors.

» Comme je l’avais deviné, Callista avait emporté ses vêtements… Ce que je cherchais, c’étaient moins des objets que la trace du drame peut-être mortel qui s’était passé là !… Les dernières paroles que j’avais entendues dans la bouche de Callista m’avaient rempli le cœur d’épouvante. Tout était possible avec une femme comme celle-là. « Votre Rouletabille, pas plus que mon Jean, ne reverront jamais cette Odette ! »

» Je n’eus pas de peine, hélas ! à trouver autour de moi les traces d’une lutte, d’une résistance certaine, et même désespérée et qui, tout à coup, avait cessé !… Enfin, près du foyer, comme j’étais à quatre pattes, ma main trempa dans une petite flaque sombre et miroitante au feu de ma lumière !… du sang… et dans ce sang, un couteau… Ils avaient tué Odette !…

» Ah ! à ce moment, je ne pus retenir un cri de rage et un gros sanglot souleva ma poitrine…

» Et puis, tout à coup, j’éclatai de rire, d’un rire sauvage, insensé !… Ce que j’avais pris pour du sang, c’était de l’encre !

» Et je découvris encore près d’un escabeau renversé, un encrier brisé, une vieille plume en miettes… Maintenant, je comprenais certains silences de Callista succédant à certaines questions de la Pieuvre… et je fus inondé d’allégresse… Non ! non ! rien n’était perdu… Il n’y avait pas de sang par terre et il n’y avait que de l’encre sur le couteau !… Et s’ils avaient dû tuer Odette, c’est là qu’ils l’auraient frappée !… puisqu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait pour cela : le couteau et le silence !

» Ah ! la courageuse petite Odette ! qu’avait-on voulu lui faire écrire ? lui faire signer ?… Mais il n’y avait de sang nulle part !… Ce n’était donc pas un cadavre que l’on avait transporté dans la roulotte, dont j’ai retrouvé les traces non loin de la grotte, et qui a rejoint la route d’Arles aux Saintes-Maries où cette trace se perd avec celles de cent autres roulottes retournant aux quatre coins du monde ! Ai-je bien fait, ai-je mal fait de ne pas donner alors l’éveil aux magistrats pour que l’on pourchassât tous les bohémiens revenant des Saintes-Maries ? Qui dira jamais les affres d’une pareille responsabilité ?… Mais n’était-ce point avertir les fuyards que leur crime était découvert alors qu’il fallait surtout les surprendre !… Avec leur astuce millénaire, ils avaient cent tours dans leurs sacs avant de nous livrer Odette ! ne devais-je point considérer que le coup avait été fait quelques heures avant notre arrivée à Lavardens et que ces misérables avaient eu tout le temps de prendre leurs précautions ? Non ! non ! j’avais eu raison de ne point me livrer à une poursuite des plus problématiques que les ravisseurs avaient certainement prévue ! C’était par Callista que je devais avoir Odette, s’il en était temps encore ! Et il en était encore temps, puisqu’elle était vivante !… Mais Callista a bien tout fait pour que la Pieuvre pût croire à sa mort ! Ah ! la Pieuvre ! »