Rouletabille chez les bohémiens/01/IX

IX. — Hubert de Lauriac

Un heureux hasard avait voulu que les magistrats qui se rendaient pour une enquête aux Saintes-Maries, passassent à proximité du Viei Castou Nou, dans le moment que le crime venait d’être découvert. Ils en furent les premiers instruits et rebroussèrent immédiatement chemin.

Quand Rouletabille redescendit dans le parc, il se trouva en face de gens dont la religion était déjà faite. Comme on dit dans le pays : les vêpres étaient chantées. Le jeune Santierne avait renforcé la conviction de chacun en annonçant le rapt d’Odette. Le juge qui avait dirigé la rapide enquête et fait les premières constatations avait en main l’écharpe de Mlle de Lavardens.

— Ainsi donc, disait-il, ni M. de Lauriac (Hubert), ni Mlle Odette n’ont couché cette nuit dans leur chambre… Cette écharpe dans le jardin même de M. de Lauriac atteste que Mlle Odette et lui se sont rencontrés… Tout prouve que M. de Lauriac s’est rendu coupable du rapt de Mlle Odette, comme tout prouve qu’il est l’assassin de M. de Lavardens. Nous n’avons plus qu’à nous mettre en mesure d’arrêter M. de Lauriac : qu’en pensez-vous, M. Rouletabille ? termina le juge, heureux d’émettre une conclusion aussi claire, basée sur des arguments aussi solides, devant le célèbre reporter que tout le monde connaissait à Arles et aux Saintes-Maries.

M. Rouletabille pense, répliqua le reporter, que vous arrêterez peut-être M. Hubert de Lauriac, mais que vous n’arrêterez jamais l’assassin !…

— Comment ! nous n’arrêterons jamais l’assassin ?…

— Non, vous ne l’arrêterez point, parce que vous ne le découvrirez point !

— D’après vous, ce n’est donc pas M. Hubert ?

— Vous dites que tout le prouve !… moi, je dis que rien ne le prouve ! Le morceau de cravate dans les mains crispées de la victime ne prouve pas plus que M. de Lauriac soit l’assassin que cette écharpe trouvée dans son jardin ne prouve qu’il a enlevé Mlle de Lavardens…

— Rouletabille est fou ! s’écria Jean… mais enfin qu’as-tu à défendre ce misérable que tout le monde accuse !…

— C’est justement parce que tous semble l’accuser…

Mais Jean exaspéré :

— Tu ne veux jamais être de l’avis de personne ! Cela t’a réussi quelquefois, mais aujourd’hui l’orgueil te perd et tu te fais le défenseur d’un assassin !

— Et toi, Jean, l’amour et la jalousie t’aveuglent…

— Mais enfin, expliquez-vous ! éclata le juge… M. de Santierne a raison… expliquez-vous !… expliquez-vous !…

— Des explications, répondit le reporter… il faut en demander à l’homme que voilà !… À moi, mes amis !… à moi !…

Et il se mit à bondir du côté de la porte mitoyenne. Derrière lui, tous coururent et pénétrèrent dans le jardin d’Hubert… Ils arrivèrent pour voir Rouletabille rejoindre brutalement Lauriac dans le moment que celui-ci, fait comme un voleur, les vêtements en désordre, sans col et sans cravate, pénétrait subrepticement chez lui en sautant le mur à cet endroit que Rouletabille, quelques instants auparavant, avait sauté lui-même pour suivre la piste qui aboutissait au petit chemin creux derrière le bastidon.

Jean qui arrivait le premier derrière Rouletabille put entendre celui-ci dire d’une voix sourde à Hubert :

— On vient d’assassiner M. de Lavardens ! Vous n’avez qu’une façon de vous sauver de là, c’est de dire toute la vérité !

En même temps, le reporter fut le premier à lui mettre la main au collet. Jean se précipita ensuite et, malgré Rouletabille, prenait Hubert à la gorge. Les gendarmes accourus eurent peine à le séparer de sa proie.

Il lui crachait dans la figure :

— Misérable ! où est Odette ?… Qu’as-tu fait d’Odette ?… Où l’as-tu cachée ?…

Mais les magistrats faisaient écarter tout le monde et se disposaient à procéder à un premier interrogatoire… Rouletabille essayait encore de calmer Jean qui, après ce premier contact avec son ennemi, pleurait amèrement dans une détente passagère.

— Pourquoi, disait-il au reporter, le fais-tu arrêter ? Pourquoi l’arrêtes-tu toi-même si tu le crois innocent ?…

— Pour qu’il se justifie ! répondit Rouletabille.

Le juge était déjà aux prises avec Hubert.

— Pour que vous soyez revenu ici, monsieur, dans cet état, alors que vous étiez en droit de redouter que le cadavre de M. de Lavardens ne fût déjà découvert, il faut que vous ayez été poussé par de bien puissantes raisons… Je ne vous les demande pas… Nous les connaissons déjà… Ce sont les preuves de votre crime que, dans un premier égarement, vous aviez laissées derrière vous et que vous reveniez chercher ; ce fouet qui appartient à M. de Lavardens et cette lettre adressée à Mlle Odette !… Nous avons aussi l’écharpe de Mlle Odette… Tout cela a été trouvé chez vous, monsieur, avec d’autres preuves de votre crime… Avouez !… la passion vous avait rendu fou, n’est-ce pas ?…

Le prisonnier, qui montrait alors une tête effrayante de bête réduite aux abois, balbutia ces quelques mots :

— On a enlevé Odette ?…

— Vous n’en savez rien ?… releva le juge en haussant les épaules… Vous ne saviez peut-être pas non plus que M. de Lavardens avait été assassiné ?…

— C’est monsieur qui me l’a appris !… râla Hubert en désignant d’un mouvement de tête Rouletabille qui le dévorait du regard…

— Enfin, vous niez tout !…

— Ah ! oui alors, je nie tout ! s’écria-t-il, littéralement écumant…

— Qu’on le confronte avec le cadavre de sa victime ! commanda le juge…

— Monsieur le juge ! monsieur le juge ! s’écria Jean… je vous en supplie… occupez-vous d’abord d’Odette !… Où le misérable l’a-t-il conduite ?… Voilà ce qui presse !…

L’homme tourna vers Jean un regard fulgurant de haine :

— Je ne sais pas où elle est ! déclara-t-il d’une voix rauque, mais où qu’elle soit je suis heureux qu’elle ne soit pas près de toi !… et si je dois être condamné pour un crime que je n’ai pas commis, puisse-t-on ne la retrouver jamais !…

Une telle invective était bien dans le caractère d’Hubert, tel que Jean l’avait défini dans toute sa rudesse sauvage en deux phrases qui en faisaient moralement et physiquement le type même du guardian, ne prenant plaisir qu’à son cheval, armé de son trident, galopant derrière les troupeaux, ou, quand venaient les jours de fête, héros de la ferrade… Les Lauriac, gentilshommes ruinés, étaient venus se réfugier depuis longtemps en Camargue où ils avaient vécu de l’élevage des chevaux et des taureaux, qui fournissaient chaque dimanche, jusqu’aux confins du Languedoc, les courses provençales. Le père d’Hubert avait fini par amasser un petit bien et s’était retiré non loin d’Arles, à Lavardens, dans lou Cabanou, comme disait le vieil Alari, laissant à son fils la direction du « mas » qui dressait tout là-bas à l’extrémité des terres et des marécages, ses murs blancs que l’on apercevait de très loin comme une image irréelle, comme un trompeur mirage dans la transparence de l’air et des eaux…

Les Lauriac et les Lavardens avaient alors voisiné : le châtelain était grand chasseur et grand pêcheur et il avait pris tout de suite en amitié le jeune Hubert, qui venait toujours le chercher quand se présentait une bonne occasion…

La petite Odette, élevée assez librement (Mme de Lavardens étant morte quand son enfant était encore en bas âge) avait, elle aussi, subi l’influence rustique de ce grand garçon qui lui avait donné ses premières leçons de cheval ; le dimanche, dans la saison des courses, elle applaudissait avec frénésie quand Hubert, ses poings terribles aux cornes du taureau, retournait la bête, et, d’un effort surhumain, lui faisait mordre la poussière…

Or, Hubert s’était mis tout de suite à adorer cette petite. Il n’y avait rien de semblable à Odette en Camargue… O ! n’ero qu’uno enfant, e n’ero que mai bello ! (ce n’était qu’une enfant, mais elle n’en était que plus belle). Elle paraissait d’une fragilité extrême et il n’y en avait pas de plus intrépide. Cette contradiction se répétait partout chez elle et dans ses façons d’être. Tantôt elle avait la hauteur et la fierté d’une petite reine, tantôt elle était familière et ne semblait se plaire qu’avec les petites paysannes dont elle dirigeait les jeux… Elle était blonde comme le froment avec des yeux couleur de mer que l’on ne connaissait qu’à elle dans le pays, sans compter que ses paupières, quand elle souriait ou « clignait », s’étiraient singulièrement et lui donnaient tout à coup un air de poupée d’Orient… Mai l’enfant venié fiho, e chasque an, chasque jour, la fasié pu grando e pu gento… (Mais l’enfant devenait jeune fille, et chaque an, chaque journée la faisait plus grande et plus gentille). Hubert n’y tint plus et, comme son père venait de mourir, il demanda carrément à M. de Lavardens la main de sa fille…

M. de Lavardens était si loin de s’attendre à une pareille proposition qu’il ne sut d’abord que répondre. Il se prit à rire en parlant du jeune âge d’Odette (elle venait d’avoir quatorze ans).

— Oh ! fit l’autre, vous me diriez de l’attendre dix ans que je l’attendrais dix ans et même davantage. Le tout est que je sache qu’elle est à moi !

— Voilà qui est brutal, mon garçon ! Mais je serai aussi brutal que toi… Je ne pense pas que tu conviennes à Odette et je ne crois pas qu’Odette pense jamais à toi !

— Consultez-la ! répliqua Hubert.

M. de Lavardens le quitta en haussant les épaules et en grommelant :

— Il serait tout au plus bon pour être son domestique !

Mais il déchanta quand il eut parlé de cette étrange histoire à Odette. Celle-ci lui répondit sans s’émouvoir :

— Il faut bien se marier un jour, et Hubert est le plus brave de la Camargue ; il n’y a pas un guardian pour lui tenir tête dans les ferrades ni un taureau pour lui résister.

Quand il revit Hubert, M. de Lavardens lui dit :

— Tu n’as rien fait pour mériter Odette… et tu es pauvre !…

— Faut-il devenir riche ? répliqua Hubert.

— Tu ne feras point fortune en Camargue, dit M. de Lavardens… Après ce qui vient d’être dit entre nous, il vaudrait mieux que tu ailles la tenter ailleurs !…

— Et si je reviens riche, vous me donnerez Odette ?

— Si tu reviens riche et qu’Odette y consente, tu seras le mari d’Odette…

— C’est bon !… je n’en demande pas davantage… Vous me permettez de dire adieu à Odette ?

— Oui mon garçon !

Le jour de son départ, il les laissa même seuls un instant. Odette pleurait. L’autre lui demanda sa parole.

— Papa m’a fait jurer sur les saintes de ne pas vous la donner, Hubert ; mais voyez mes larmes… Il faut attendre le retour.

Hubert partit le cœur en liesse, décidé à faire fortune le plus rapidement possible et par tous les moyens.

Or Odette n’aimait pas, ne pouvait pas aimer Hubert. Tout le côté délicat qui était en elle, son étrange petite âme qu’Hubert n’avait même pas soupçonnée, commencèrent d’apparaître avec la jeune fille, c’est-à-dire après le départ d’Hubert ; et ce fut dans ce moment-là que Jean de Santierne parut dans les Camargues.

Appartenant à une vieille famille provençale, il venait d’hériter de vastes espaces sur les bords du petit Rhône et aux environs des Saintes-Maries, où dès lors il revint souvent, attiré par le charme d’Odette. Rouletabille était dans sa confidence et lui aussi devint assez souvent le commensal de M. de Lavardens. Celui-ci voyait avec plaisir le tendre sentiment qui commençait à naître entre Jean et sa fille.

Artiste et poète, Jean eut tôt fait de révéler Odette à elle-même. Celle-ci en fut transportée. Hubert ne lui avait fait connaître que des gestes, Jean lui apporta le souffle qui transforme un être et lui fait découvrir un monde par-delà les choses visibles. Et puis, il lui parlait comme à une nouvelle Mireille en la regardant si tendrement : « Le gai soleil l’avait éclose, son visage à fleur de joues avait deux fossettes et son regard était une rosée qui dissipait toute douleur — et folâtre et sémillante — et sauvage quelque peu — ah ! dans un verre d’eau, en voyant cette grâce, toute à la fois vous l’eussiez bue ! »…

Toute la douleur fut pour Hubert quand il revint, riche. Ce fut un coup de foudre pour le père de Lavardens qui, connaissant le caractère du garçon, pouvait s’attendre au pire. Quant à Odette, elle n’en fut nullement émue. Elle l’avait à peu près oublié depuis quatre ans, et puis elle adorait Jean, à qui elle venait d’être fiancée.

M. de Lavardens supplia les jeunes gens de garder momentanément le secret sur ces fiançailles… mais tout le pays déjà avait renseigné Hubert. Lui aussi eut recours à la dissimulation ; il fit des visites correctes, reprit sans arrière-pensée apparente la vie d’autrefois, invita même à son mas les jeunes gens et Rouletabille.

Ce ne fut que lorsque Santierne et le reporter furent retournés à Paris qu’il commença son attaque. Elle fut brutale comme toujours. La fortune ne semblait pas l’avoir changé. Autant il s’était montré sournois pendant le séjour de Jean, autant il se découvrit après son départ. Hubert s’était renseigné sur Jean. Il en parla à Odette avec mépris comme d’un garçon de mœurs faciles qui vivait à Paris avec une danseuse nommée Callista. Odette le quitta, affolée. Elle dit à son père que la vue d’Hubert lui était devenue insupportable et elle le supplia de la laisser partir avec sa vieille servante chez une de ses tantes, dans l’Aveyron. M. de Lavardens accueillit avec joie cette proposition et Odette prenait le train le soir même. Elle revenait le surlendemain, au grand étonnement de son père, s’accusant d’avoir agi comme une sotte. Elle avait réfléchi, expliquait-elle. Elle ne voulait pas qu’Hubert pût croire qu’elle avait peur de lui… Le soir même, après une conversation que M. de Lavardens eut avec la vieille servante qui avait accompagné Odette, la domestique était congédiée et retournait aux Baux, dans son pays. C’était si inattendu que personne au Viei Castou-Nou ne s’expliqua ce départ et qu’un troublant mystère commença de planer sur ce singulier voyage.

Quelques jours plus tard, Hubert se livrait à des extravagances. Il s’était mis à boire et au milieu d’une troupe de guardians qu’il régalait à l’auberge des Saintes, il avait déclaré qu’Odette de Lavardens serait sa femme ou qu’avant peu, on verrait du nouveau en Camargue !… Ces propos étaient venus à l’oreille d’Odette, d’où ses lettres, ses dépêches affolées à Jean…

Décidé à tout brusquer, l’avant-veille du crime, Hubert se rendait chez M. de Lavardens, mais ici nous rentrons en plein dans le drame et nous laisserons la parole à l’inculpé…

Disons tout de suite que la confrontation d’Hubert avec le cadavre de M. de Lavardens n’avait en aucune façon modifié la façon d’être du jeune homme… Il avait regardé d’un œil sec et même hostile ce corps ensanglanté, avait reconnu sans difficulté sa cravate dans le morceau d’étoffe tango, mais avait déclaré qu’il était innocent…

— Je vais vous dire, fit-il, ce qui s’est passé à ma connaissance ; quand j’aurai fini, vous en saurez aussi long que moi, mais pas ici ! Je pourrais rester mille ans devant ce cadavre que je ne vous dirais pas que c’est moi qui ai fait le coup ! Je vous répète que je suis innocent ! que cela soit entendu une fois pour toutes !…

Quelques instants plus tard, il faisait le récit suivant au juge dans une pièce du château où on l’avait transféré :

— Avant-hier, je suis venu au Viei Castou Nou ; j’y ai trouvé M. de Lavardens et Mlle Odette. Mlle Odette voulait se retirer. Je l’ai priée de rester, parce que j’apportais quelque chose pour elle… et je lui demandai de bien vouloir accepter un souvenir de mes voyages… C’était un bijou assez rare, un collier qui supportait un motif oriental que M. de Lavardens et sa fille admirèrent. Mais je n’étais pas venu pour cette bagatelle…

» Il y a quatre ans, dis-je à M. de Lavardens, lorsque je vous ai demandé la main de Mlle Odette, vous m’avez dit qu’elle était trop jeune et que j’étais trop pauvre, mais, après l’avoir consultée, vous avez fini par me répondre que si, dans quatre ans, je devenais riche et que Mlle Odette voulût toujours de moi, elle serait ma femme !… Les quatre ans sont passés ; je suis revenu riche… Je suis prêt à faire la preuve de cette fortune, et j’aime Mlle Odette plus que jamais !

» En m’entendant parler avec cette franchise, Mlle de Lavardens n’attendit même point un signe de son père pour se lever et s’éclipser, mais elle avait entendu ce que je voulais qu’elle entendît, c’était le principal et je restai donc seul avec le père qui prenait des faux-fuyants : « Votre brusque mise en demeure nous surprend ! Vous comprenez qu’il faille le temps de la réflexion ! » et autres balançoires… Ce n’était pas la première que l’on me servait depuis mon retour ; je n’étais pas content non plus de la façon dont Mlle de Lavardens nous avait quittés, vu ce qui avait été entendu autrefois entre nous… Moi, je n’ai pas l’habitude de mâcher mes paroles… je vous avouerai que ma patience était à bout… Je dis au vieux, carrément : « Je me suis expatrié… j’ai fait fortune !… je réclame mon dû !… » Là-dessus, le père s’est levé la figure mauvaise et m’a déclaré :

» — Rien ne vous a été promis… je dois vous apprendre que ma fille est fiancée à M. de Santierne !…

» J’ai reçu le coup dans l’estomac… C’était dur, bien que je m’y attendais depuis quelque temps ! J’ai salué et j’ai fichu le camp ! Je ne vous dirai pas les heures que j’ai passées depuis… qu’il vous suffise de savoir que je n’étais pas décidé à rester là-dessus… c’est alors que j’ai envoyé la lettre que vous savez à Mlle Odette… J’étais fou de penser qu’elle viendrait à mon rendez-vous !… Je l’ai attendue quelque temps et puis je suis rentré chez moi. Tout à coup j’entends du bruit dans le jardin… La porte est secouée… je l’ouvre et je me trouve en face d’une vrai bête sauvage !…

» M. de Lavardens, continua Hubert, avait ma lettre à la main. Il me la jeta à la figure et me dit, littéralement écumant :

» — Vous avez osé écrire cela à ma fille ! Pour qui prenez-vous Odette ?

» Et il accompagna cette question des plus ignobles injures !… Le voyant dans cet état, je fis tout mon possible pour conserver mon sang-froid, et je lui répondis aussitôt :

» — J’ai eu tort, en effet, de lui demander un rendez-vous ! Mais il faut pardonner à un garçon que vous avez exaspéré, qui adore votre fille et à qui vous avez manqué de parole !

» Il me répliqua que j’aurais dû comprendre dès le premier jour qu’il ne me donnerait jamais Odette, que j’en étais indigne, que je n’étais qu’un palefrenier, etc. Bref, il alla si loin dans ce genre de compliments que je ne pus me contenir plus longtemps et que je portai la main sur lui pour le pousser hors de chez moi. Il était venu avec un fouet à chien dont il voulut me frapper ; aussitôt nous fûmes aux prises de la façon la plus sauvage. C’est dans ce moment qu’il a dû m’arracher ma cravate. Enfin, j’en eus raison et le rejetai dans le jardin avec d’autant plus de violence qu’il s’était accroché à moi avec plus de fureur…

» Puis je refermai ma porte… Je l’entendis qui s’éloignait en continuant ses injures ; quant à moi, j’étais accablé, anéanti, moins par la brutalité de cette scène que par la certitude que j’avais d’avoir perdu Odette pour toujours et je restai un long temps sans faire un mouvement. Quand je sortis de cette sorte de léthargie, qui dura peut-être des heures, je me précipitai hors de chez moi comme un fou et me mis à courir dans la campagne. Combien de chemin ai-je fait ? Où suis-je allé ? Par où suis-je passé ? Il me serait impossible de vous le dire ! Ce n’est qu’à l’aurore que je commençai à recouvrer ma raison, à me rendre compte de l’état lamentable dans lequel je me trouvais, si bien que je me cachai de tous ceux que je rencontrais pour n’avoir pas d’explication à leur fournir, et c’est ainsi que j’essayai de rentrer chez moi sans être vu pour me changer et réfléchir aux résolutions que j’avais à prendre. Mais alors vous m’avez arrêté et ainsi j’ai appris qu’on avait assassiné M. de Lavardens et enlevé Odette ! »

Ayant fait cette confession, il se tut, et ce jour-là, le juge ne put en tirer un mot de plus. En vain voulut-on le mettre en contradiction avec lui-même, lui faire entendre que, malgré l’habileté de son récit, les faits le démentaient de la façon la plus éclatante : par exemple, si, après cette orageuse explication, M. de Lavardens était rentré simplement au Vieux-Château-Neuf, il n’aurait point manqué de fermer la porte du parc derrière lui ; or la clef était encore sur la serrure, d’où cette conclusion que M. de Lavardens avait été frappé chez Hubert et s’était traîné hâtivement chez lui pour y chercher du secours… En chemin, il succombait à sa blessure pendant qu’Hubert emportait Mlle de Lavardens sans doute évanouie, en tout cas réduite à l’impuissance ! et peut-être frappée, elle aussi, ajouta le juge…

— Car, enfin, puisque vous ne voulez pas nous dire où elle se trouve, nous sommes bien forcés d’imaginer le pire !… Avez-vous emporté Mlle de Lavardens morte ou vivante ?…

À cette dernière question que lui posa obstinément le juge, Hubert ne répondit qu’en haussant les épaules et en lui jetant un regard diabolique.

Le soir même, il fut conduit à la prison par des chemins détournés, car on voulait éviter le populaire qui était fort en émoi et très excité contre lui. Hubert avait laissé en Camargue beaucoup d’ennemis qui, depuis son retour, avaient fait courir sur lui et sur l’origine de sa nouvelle fortune les bruits les plus malveillants.

La vérité était que l’on ignorait tout de ce garçon depuis quatre ans ; lui-même parlait vaguement d’un commerce de cabotage en Extrême-Orient et détournait la conversation dès qu’on essayait de le mettre sur ce sujet. Il se bornait à dire que les premiers temps avaient été très durs et qu’il avait beaucoup souffert.

Quand il se vit enfermé dans un cachot et que c’était là l’aboutissement de tant d’efforts, il secoua sauvagement les épaules comme s’il eût voulu se débarrasser du poids de son infortune et, dans sa gorge rauque, il eut un grondement de bête traquée. Il ne toucha point à la nourriture qu’on lui apporta, mais, d’un trait il vida une cruche d’eau. Et puis, il s’assit sur son escabeau, les coudes aux genoux, la tête dans les mains.

Soudain, son attention fut éveillée par un bruit continu qui venait de dehors, une sourde rumeur glissant au pied des murs qui le retenaient prisonnier… Certains mots même, d’une consonance étrangère, frappèrent son oreille… Il se souleva, dressa la tête ; au-dessus de lui, tout là-haut, le carreau blafard d’une étroite fenêtre lui envoyait un reflet de la nuit blême. Il mit l’escabeau sur sa couchette et se hissa ainsi jusqu’à cette ouverture que barrait une croix de fer.

Le carreau n’était que poussé ; il l’ouvrit ; alors les voix du dehors se firent plus distinctes. Parmi le claquement de fouets et le remuement des sandales, des bouts de phrases arrivaient jusqu’à lui qui n’étaient certes point du provençal, mais du pur romané de Valachie… Ainsi la voix d’un enfant geignait haut, à plusieurs reprises : « Mec naxim tegalitsia ! » (Je n’ai pas mangé !), et sa raya (sa mère) l’envoyait au Beka, c’est-à-dire au diable. Puis passèrent des chants, une douce invocation à debla (au soleil) et puis des injures parmi lesquelles revenait une voix irritée : Ushela ! ushela ! (chienne ! chienne !). Et tous ces mots, Hubert les comprenait… En même temps, son regard allait se poser au loin sur la route, blanche de lune, tachetée des ombres de la caravane qui remontait vers le nord avec son peuple dépenaillé, ses roulottes grinçantes, ses chevaux étiques et jamais fatigués, qui ont usé leurs sabots à tous les chemins du vaste monde… Plus proches, de sombres silhouettes se tournaient une dernière fois vers les Saintes-Maries où elles étaient venues, poussées par un rêve peut-être réalisé… si proches étaient-elles qu’on voyait briller leurs regards noirs dans leurs yeux de jade… et il semblait à Hubert que tous ces visages ne lui étaient pas inconnus…

Un nom répété avec allégresse le rejeta dans le gouffre noir de sa prison :

Sever-Turn !

Alors, sur le mur opaque qu’il avait dressé, de toute sa volonté obstinée, entre le passé et l’avenir, des traits coururent, des traits de soufre qui commencèrent de dessiner des images de malheur, de ruine et de dévastation, où se traînait une damnée ombre qui ressemblait à Hubert comme un frère… Dans le fond les tours croulantes d’une cité maudite, ravagée par des catastrophes séculaires : invasions, peste, choléra… Sever-Turn ! Sever-Turn !… Après la ruine de Babylone, le peuple gypsie (c’était son nom égyptien), le plus vieux du monde, accouru de la préhistorique Atlantide et retournant vers l’Occident d’où il était venu, avait trouvé un refuge à Sever-Turn, mais depuis le premier désastre qui avait passé sur la ville au temps de l’Égire, et d’où les gypsies s’étaient enfuis épouvantés, ceux-ci n’avaient plus trouvé un toit pour les abriter sur la terre, et les autres pays appelaient ce peuple le peuple bohémien comme par dérision, car il n’avait jamais habité la Bohême.

Si les Bohémiens, chassés de frontière en frontière, ne savaient, vivants, où reposer leurs têtes, on pouvait se demander également où reposaient leurs morts, car jamais on ne vit tombe de bohémien, si bien que la légende raconte qu’ils détournent le lit des ruisseaux pour y enfouir les corps qu’ils veulent sauver de la profanation des roumis…

Au cours des siècles, les ancêtres avaient prétendu que tant de malheurs étaient le châtiment de leur lâcheté… Ils n’auraient pas dû abandonner la ville sacrée ; là seulement, là encore était le salut ! Certaines familles, du reste, étaient restées à l’ombre du temple, dans ce pays si désolé et si malsain qu’on ne songeait point à le leur disputer… D’autres, sur la foi des prédictions, y revinrent, et c’est ainsi que l’on vit se reconstituer au commencement du siècle ce patriarcat de Transbalkanie qui, ne se trouvant sur aucune grande route du monde et enfermé dans les montagnes abruptes, a conservé jusqu’à notre époque des lois et des coutumes dont l’antiquité est au moins comparable à celles de la mystérieuse Albanie, première patrie des Pelasges…

Que faisait cette damnée ombre d’Hubert se traînant dans ce pays ravagé une fois de plus par la peste… si lamentable lui-même, cachant un corps dévoré de fièvre sous un habit bohémien, pour échapper à un peuple qui, dans son malheur, accuse l’étranger ? Voyons-le comme il se voit à deux ans de distance, trouvant encore la force de se hisser sur un cheval volé et fuyant ce pays de la mort. Mais tout à coup un bras se dresse sur le chemin… un bras qui l’appelle… Un vieillard, richement vêtu comme le sont les prêtres qui officient dans les temples orthodoxes ou byzantins, est là qui agonise, frappé par le fléau. Il lui tend dans sa gaine de cuir un objet qu’il tenait serré sur sa poitrine… Il rassemble son dernier souffle pour lui dire :

— Tu es de la race, descends et prends !… C’est le Livre des ancêtres !…

Conformément à un usage ancien, un vieillard désigné apportait le livre chez les tribus voisines pour lutter contre la contagion par les plus ferventes prières… Et le vieillard, avant d’expirer, expliquait à Hubert :

— Le mal m’a frappé… Il s’agit de porter le livre à quatre verstes d’ici, au chef du village prochain…

Hubert prit ce qu’on lui tendait. Quand il avait sorti le livre de sa gaine, il s’était vu en possession d’un véritable trésor. Tout ce que l’art des moines du mont Athos avait pu ajouter à un missel ou à une icône — toute la science et toute la richesse byzantines, transmises aux joailliers de Sever-Turn — s’était rencontré pour faire de ce livre une pure merveille. Les bijoux qui l’ornaient étaient des plus précieux. Désormais Hubert était riche ou plutôt il avait de quoi le devenir. Il s’empressa de quitter avec son trésor un pays qui était comme une plaie sur le monde.

Comment y était-il venu ? Il avait entendu dire autrefois à son père que les Lavardens n’avaient pas toujours été aussi riches, que le vieux Lavardens avait fait maints voyages dans sa jeunesse avant de rencontrer la fortune et que le bruit courait qu’il avait établi la base de celle-ci sur l’acquisition de certains terrains pétrolifères limitrophes du patriarcat de Transbalkanie. Un jour même le père d’Hubert avait questionné le père d’Odette et celui-ci avait vaguement répondu qu’il n’avait fait que traverser le pays, que celui-ci était en effet des plus riches en pétrole mais que l’isolement de cette contrée, les difficultés de transport et l’hostilité des habitants en rendaient l’exploitation quasi impossible… Hubert qui, à peu près à bout de ressources, venait de traverser la Hongrie et à qui rien n’avait réussi avait fait un détour pour s’assurer de ce qu’il y avait de fondé sur tous ces bruits qui représentaient cette sauvage contrée comme suintant le naphte à ras du sol… Mais, pour pénétrer dans la zone défendue, il lui avait fallu vivre des mois et des mois dans le pays, se conformer aux coutumes des antiques cigains de la montagne, apprendre leur langage… finalement il avait dû renoncer à son entreprise à cause de la peste et quitter, comme nous l’avons vu, cette terre maudite… Mais il en avait rapporté le Livre des Ancêtres !…

Dans quel état était-il maintenant ce livre, odieusement dépouillé de son ancienne splendeur ? Dans les ténèbres de sa prison, Hubert le voyait rayonner, tel qu’il l’avait reçu jadis, comme un livre de feu ! Les améthystes, les topazes, les béryls, les chrysobéryls, les émeraudes, les rubis dont il était semé comme autant de gouttes de sang, flamboyaient à lui brûler la peau ! Mais ce qui l’aveuglait le plus dans cette fantasmagorie évocatrice, ce n’était point cette magnificence dont le texte sacré était revêtu mais bien les premières lignes qu’il avait trouvées sous la couverture :

Quiconque respectera ce livre,
Le sauvera s’il est en danger,
Le rapportera s’il est égaré,
Sera l’objet d’une désirable récompense…
Quiconque le volera
Ou le détruira
Sera châtié et puni de mort !…

Superstitieux, comme tout bon guardian qui se respecte, Hubert n’était jamais parvenu à oublier ce texte ! Quelquefois au moment où il s’y attendait le moins, ces lignes lui revenaient du fond de sa mémoire trop fidèle. Tantôt une force surnaturelle semblait les projeter hors de lui-même pour qu’il les vît avec plus d’éclat et elles se mettaient à danser, comme ce soir, devant ses yeux éblouis… et sa face épouvantée… car, ce soir, il avait entendu le nom de la cité maudite, il avait revu ceux de « Sever-Turn », leurs faces noires, leurs yeux de jade, leurs gestes de malédiction et, ce soir, est-ce que la prophétie n’était pas en train de s’accomplir ?… Est-ce qu’il n’était pas sur le chemin du châtiment au bout duquel il y avait la mort ?…

En vérité, en vérité ces gens avaient fait un pacte avec le diable… avec leur debla !… Tout ce qui lui était arrivé depuis n’était rien de moins que naturel… pas naturel du tout, en vérité… D’abord, on lui avait changé « son Odette » ! Il ne l’avait plus reconnue… Elle était une chose à lui quand il était parti, « sa chose » !… Par quel maléfice ne l’avait-elle plus regardé à son retour ? Et tout ce qui s’était passé depuis ! Tout s’était tourné étrangement contre lui !… Et cette nuit de damnation, où au lieu d’Odette, il avait vu apparaître le père ! le père retrouvé le lendemain assassiné !… Par qui ?… par qui ?… par qui ?… Par lui… par lui peut-être !… Il n’en savait rien !… Il niait de toutes les forces de son être, il niait de tout son désir de n’avoir point tué ! mais nullement de toute sa conviction !… Il n’en savait rien !…

Lui, si malin, si rusé, et qui en avait mis plus d’un dans le pétrin, à force de ruse soumise et tranquille, il avait été soudain comme possédé. Il avait vu rouge ! c’est-à-dire qu’il n’avait plus rien vu du tout !… Comment avait-il oublié que c’était la dernière chose à faire que de lever la main sur le père d’Odette, en dépit de tout ! Et il avait vu rouge ! et il avait frappé, et il avait peut-être tué !… Quand l’autre avait pris son fouet, peut-être, lui, avait-il pris sur son bureau un certain poignard qui devait servir, en principe, à couper les pages de ses livres… Mais Hubert ne lisait jamais… Ce poignard était tout au plus un ornement ridicule mais assurément il pouvait donner la mort dans son poing… Qu’avait-il fait avec ce poignard ? Il n’en savait rien ! Sa mémoire était comme séparée de tout… À partir d’un certain moment, il glissait dans un grand trou noir et, quand il en sortait, c’était pour se retrouver errant comme un fou dans la campagne, au jour naissant. Qu’était devenu le petit objet de bazar, cet insignifiant poignard coupe-papier ! Qu’en avait-il fait ? Néant !… néant et maléfice !… Mai chauriko (mais prête l’oreille). Ah ! venjanço ! (Ah ! vengeance !) Orro enjanço ! Orro enjanço ! (Horrible race ! horrible race !…)

Ainsi dans son prodigieux désarroi, Hubert mêlait-il à ses catastrophes présentes le « mauvais sort » dont disposait le peuple de la route pour se venger d’un roumi qui avait porté une main criminelle sur le Livre des Ancêtres ! Dans sa rusticité, tantôt audacieuse et tantôt craintive, il avait toujours nourri cette pensée qu’après avoir été le point de départ de sa fortune, ce livre fatal se retournerait contre lui et apporterait les plus grands maux. Ceux dont il souffrait à cette heure étaient de taille ! Devant les autres, il avait pu tenir le coup comme un monsieur qui méprise une indigne accusation, mais devant lui-même et devant le Livre des Ancêtres, il n’était plus qu’une bête traquée par le farouche destin. Être accusé d’un crime et ne pas savoir si on l’a commis, voilà un tourment de l’enfer !

Quant à Odette !… quant à Odette !… Eh bien, cette idée qu’on ne la retrouverait pas faisait soudain bondir son cœur sous un rire sauvage…