IX

ANNOUCHKA


« Et maintenant, à nous deux, Natacha ! » murmura Rouletabille dès qu’il fut dehors. Il héla le premier isvotchick qui passait et jeta l’adresse de la datcha des Îles. En route, il se prit la tête entre les mains. Son front brûlait, ses joues étaient en feu. Par un effort prodigieux de sa volonté, il parvint presque instantanément à se calmer, à se dompter. En retraversant la Néva, sur le pont qu’il avait si joyeusement franchi quelques instants auparavant, en revoyant les Îles, il poussa un soupir : « Je croyais que tout était fini pour moi, tout à l’heure, dit-il, et maintenant je ne sais plus où je m’arrêterai !  » Son regard s’alourdit une minute encore d’une bien sombre pensée : l’image de la Dame en noir se dressa devant lui… puis il secoua la tête, bourra sa pipe, l’alluma, essuya une larme qui lui était venue sans doute d’un peu de fumée dans l’œil et cessa de s’apitoyer sur lui-même… Un quart d’heure plus tard, il donnait, à la mode boyard, un bon coup de poing dans le dos à son cocher pour le faire stopper devant la villa Trébassof. Un charmant tableau s’offrit à ses yeux. Toute la bande déjeunait gaiement dans le jardin, autour de la table du kiosque. Cependant il fut étonné de ne pas apercevoir Natacha. Boris Mourazof et Michel Korsakof étaient là. Rouletabille ne voulait pas être aperçu. Il fit un signe à Ermolaï qui passait dans le jardin et qui le rejoignit aussitôt à la grille.

— La barinia !… commanda à voix basse le reporter, et son doigt sur la bouche recommandait au fidèle intendant la discrétion.

Deux minutes plus tard, Matrena Pétrovna rejoignait Rouletabille dans la loge.

— Eh bien, et Natacha ? demanda-t-il hâtivement à la générale, qui déjà lui embrassait les mains comme elle eût fait à une idole.

— Elle est partie… oui, sortie… ah ! je ne l’ai pas retenue… je ne l’ai pas retenue… son visage me fait peur, vois-tu, petit ange !… Comme tu es impatient !… Qu’as-tu ? Où en sommes-nous ? Qu’as-tu décidé ?… je suis ton esclave… commande… commande.

— Les clefs de la villa ?… Oui, donnez-moi une clef de la véranda, vous devez en avoir plusieurs, il faut que je puisse rentrer dans la villa, cette nuit, si c’est nécessaire…

Elle détacha une clef de son trousseau, la donna au jeune homme et dit quelques mots en russe à Ermolaï pour lui recommander encore d’obéir en tout au petit domovoï-doukh, jour et nuit.

— Et maintenant vous allez me dire où est Natacha ?

— Les parents de Boris sont venus nous voir tout à l’heure, demander des nouvelles du général. Ils ont emmené Natacha avec eux comme ils faisaient souvent autrefois. Natacha s’est laissé emmener tout de suite. Petit domovoï, écoute bien… écoute bien Matrena Pétrovna… on eût dit qu’elle n’attendait qu’eux.

— Alors, elle est allée déjeuner chez eux !

— Sans doute, à moins qu’ils ne soient au restaurant… on ne sait pas… Le père Boris aime assez emmener la famille déjeuner à la Barque quand il fait beau… Calme-toi, petit domovoï. Qu’as-tu ? De nouvelles craintes, dis ? De nouvelles craintes ?

— Non ! Non ! tout va bien !… l’adresse, vite !… de la famille de Boris.

— La maison au coin de la place Saint-Isaac et de la rue de la Poste.


— Bien ! merci ! Adieu !

Il se fit conduire place Saint-Isaac ; en route, il avait chargé dans son isvo l’interprète de l’hôtel de la Grande Morskaïa, qui pouvait lui être utile. C’est par son intermédiaire, en effet, qu’il apprit que les Mourazof et Natacha Trébassof devaient avoir pris le train pour aller déjeuner à Pergalowo, une des premières stations de Finlande.

— Rien que ça ! fit-il, et il ajouta à part lui : Et ce n’est peut-être pas vrai !

Il paya le cocher, l’interprète, et s’en fut déjeuner, lui, tout près de là, à la brasserie de Vienne. Il en sortit, une demi-heure plus tard, assez calme. Il prit paisiblement le chemin de la Grande Morskaïa, pénétra dans l’hôtel, s’adressa au schwitzar ;

— Pourriez-vous me donner, lui demanda-t-il, l’adresse de Mlle  Annouchka ?

— La chanteuse de Krestowsky ?

— Elle-même.

— Elle a déjeuné ici. Elle vient de sortir avec le prince.

Sans curiosité pour le prince, Rouletabille maudit son mauvais sort et réitéra sa demande d’adresse.

— Mais elle habite l’un des quartirs[1] meublés d’en face…

Rouletabille, consolé, traversa la rue, suivi de l’un des interprètes de l’hôtel qu’il avait emmené… En face, il apprenait sur le palier du premier étage que Mlle  Annouchka était absente et ne rentrerait pas de la journée. Il redescendit toujours suivi de son interprète, et, se rappelant qu’on lui avait dit qu’en Russie on ne se repentait jamais d’avoir été généreux, il donna cinq roubles à l’interprète, en lui demandant quelques détails sur la vie à Pétersbourg de Mlle  Annouchka. L’autre lui répondit à l’oreille :

— Arrivée depuis huit jours, mais ne passe jamais la nuit dans son appartement.

Et il ajouta, en montrant la maison dont ils sortaient :

— Adresse pour la police.

— Oui, oui, fit Rouletabille, parfaitement… compris. Mais elle chante ce soir !

— Monsieur, ce sera un début magnifique !

— Oui… oui… je sais… je sais… merci !…

Tous ces contretemps, dans ce qu’il entreprenait ce jour-là, au lieu de l’abattre le portaient plutôt à réfléchir. Il retourna, les mains dans les poches, en sifflotant, à la place d’Isaac… fit le tour de l’église, en surveillant la maison du coin, pénétra dans le monument, le visita avec minutie, en sortit émerveillé, se rendit ensuite chez les Mourazof qui n’étaient pas encore rentrés de leur Finlande, puis s’en fut s’enfermer à l’hôtel dans sa chambre où il fuma une dizaine de pipes. Il sortit de son nuage pour dîner.

À dix heures du soir, il descendait d’isvo devant Krestowsky. Il y avait déjà nombre d’équipages devant la porte. L’établissement de Krestowsky, qui s’élève dans les Îles comme celui de l’Aquarium n’est ni un théâtre, ni un music-hall, ni un café-concert, ni une foire, ni un restaurant, ni un jardin public : il est tout cela à la fois et à plusieurs exemplaires. Théâtre d’été, théâtre d’hiver, scènes en plein air, salles de spectacle, montagnes russes, exercices variés, divertissements de tous genres, promenades fleuries, cafés, restaurants, cabinets particuliers, tout a été réuni là de ce qui peut amuser, charmer, entraîner aux plus folles orgies, et faire attendre l’aurore avec patience aux malheureux qui ne peuvent goûter le sommeil qu’à la troisième ou quatrième heure du jour. Les troupes les plus célèbres de l’ancien et du nouveau monde s’y produisent dans un enthousiasme toujours renouvelé par les soins des impresarii. Les danseuses nationales et exotiques, mais surtout les chanteuses françaises, les petites gommeuses des petits cafés-concerts, pourvu qu’elles soient jeunes, jolies, et luxueusement habillées, peuvent y rencontrer la fortune. À défaut de celle-ci, elles sont sures de trouver chaque soir vingt-cinq roubles, et même davantage, généreusement offerts par quelque boyard et souvent quelque officier, qui paie ainsi le seul plaisir d’avoir à sa table de souper une jolie frimousse née sur les bords de la Seine. Car, après leur tour de chant, ces dames doivent promener leur grâce et leur sourire dans le jardin ou autour des tables où sautent les bouchons de champagne. Les grandes vedettes, naturellement, ne sont pas astreintes à cette déambulation fatigante et peuvent s’aller coucher si elles ont la migraine. Cependant la direction leur sera reconnaissante d’accepter la loyale invitation de quelque seigneur de l’armée, de l’administration ou de la finance, qui brigue l’honneur de faire entendre à la divette, en cabinet particulier, et devant de nombreux amis qui n’engendrent point la mélancolie, les chants des bohémiennes du Vieux Derevnia. On chante, on s’amuse, on parle de Paris, et surtout l’on boit. Si la petite fête se termine parfois un peu brutalement, c’est encore le champagne ami et allié qui en est cause ; mais le plus souvent l’orgie garde un caractère bon enfant où certainement les sociétés de tempérance auraient fort à faire, mais où M. le sénateur Bérenger ne trouverait point toujours son compte.

Une guerre qui fume encore, une révolution qui n’a point fini de gronder, à l’époque où se place ce récit, n’ont, en aucune façon, atténué la gaieté nocturne de Krestowsky. Beaucoup de jeunes hommes qui promènent ce soir leurs uniformes et leur « nichevô » dans les allées éclatantes de lumière du jardin public, ou s’assoient aux tables des restaurants en plein air, ou boivent la votka aux buffets des zakouskis, ou applaudissent les jambes de la gommeuse, sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre et en reviennent avec le même sourire enchanté et enfantin, les mêmes propos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frères sur la bouche des camarades qui passent. Et cependant les uns ont une manche de la tunique pendante et les autres s’appuient pour marcher sur une béquille ou sur une jambe de bois, glorieux joyeux débris ! Nichevô !

La foule, ce soir, est plus dense encore que de coutume, car on va réentendre, pour la première fois, depuis les jours sombres de Moscou, Annouchka. Les étudiants veulent lui faire une ovation et personne ne s’y opposera, car, en somme, si elle chante, c’est que la police le veut bien ! Si le gouvernement du tsar lui a fait grâce de la vie, ce n’est point, n’est-ce pas, pour qu’elle meure de faim ? Chacun gagne sa vie comme il peut. Annouchka ne sait que chanter et danser : qu’elle chante donc et qu’elle danse !

Quand Rouletabille pénétra dans les jardins de Krestowsky, Annouchka commençait son numéro qui se terminait par une « Roussalka » effrénée. Entourée de tout un chœur de danseurs et danseuses russes en habits nationaux et bottés de rouge, tapant du tambourin sur leurs talons, puis s’immobilisant soudain pour permettre à la jeune femme de faire entendre une voix d’un registre peu ordinaire, Annouchka avait concentré l’attention immense du public. On avait déserté tous les autres établissements, on s’était levé de toutes les tables et une cohue haletante se pressait autour du théâtre de plein air. Rouletabille monta sur une chaise dans le moment que des bravos tumultueux partaient d’un groupe d’étudiants. Annouchka salua de leur côté, semblant ignorer l’autre partie de l’assistance qui n’osait encore manifester. Elle chantait de vieilles chansons paysannes arrangées au goût du jour, qu’elle entremêlait de danses. Le « goût du jour » avait un succès énorme, parce qu’elle le soulignait de toute son âme et d’une belle voix tantôt caressante, tantôt menaçante et tantôt magnifiquement désespérée, qui donnait toute sa signification à des paroles qui, sur le papier, n’avaient pas éveillé l’attention de la censure. Le « goût du jour », c’était à n’en pas douter le « goût de la révolution », dont on était loin d’être tout à fait guéri sur les bords de la Néva. Ce qu’elle faisait là était bien brave et peut-être ne s’en dissimulait-elle point l’audace, car, avec une habileté extrême, elle savait faire oublier une phrase dangereuse par un couplet patriotique où tout le monde, au lendemain de la guerre, se retrouvait pour applaudir. Bientôt, en effet, elle remporta tous les suffrages et on lui fit un triomphe. Les étudiants, les révolutionnaires, les radicaux et les cadets, en acclamant la chanteuse, glorifiaient non seulement son art, mais encore et surtout la sœur du mécanicien Volkouski, qui avait failli périr avec son frère sous les balles du régiment Semenowsky. Les amis de la cour, de leur côté, ne pouvaient oublier que c’était elle qui, en plein Kremlin, avait détourné le bras de Constantin Kochkarof, chargé par le comité central révolutionnaire d’anéantir le grand-duc Pierre Alexandrovitch au moment où il se rendait chez le gouverneur, dans son traîneau. La bombe alla éclater à dix pas plus loin, tuant de l’un de ses éclats Constantin Kochkarof. Peut-être, avant de mourir, eut-il le temps d’entendre Annouchka qui lui disait : « Malheureux ! on t’a dit de tuer le prince, on ne t’a pas dit d’assassiner ses enfants ! » En effet, Pierre Alexandrovitch, dans le traîneau, avait sur ses genoux les deux petites princesses âgées de sept et huit ans. La cour avait voulu récompenser cet acte héroïque. Annouchka avait craché à la figure de l’envoyé du grand maître de la police qui lui avait parlé d’argent. À l’Ermitage de Moscou, où elle chantait alors, quelques-uns de ses admirateurs lui avaient fait prévoir des représailles de la part des révolutionnaires. Ceux-ci lui firent savoir aussitôt qu’elle n’avait rien à redouter. Ils approuvaient son geste et lui firent savoir qu’ils comptaient sur elle pour tuer le grand-duc, un jour où il serait tout seul, ce qui, du reste, avait bien fait rire Annouchka. C’était une enfant terrible à laquelle on ne connaissait pas d’« ami », qui passait pour sage et dont on n’aurait pu dire le jeu. Elle se plaisait dans les cabinets particuliers à faire tout à coup frissonner les soupeurs. Un jour, elle avait jeté en pleine figure à l’un des plus puissants tchinownicks de Moscou : « Toi, mon vieux, tu es président de telle centaine noire ; ton compte est bon. Hier, tu as été condamné à mort par les délégués du comité central à Presnia. Fais ta prière ». L’autre buvait du champagne (de première marque). Il n’acheva pas son verre. Les schclaviceks l’emportèrent frappé d’apoplexie. Depuis qu’elle avait sauvé les petites grandes-duchesses, la police avait ordre de la laisser faire et dire. Elle tenait des propos terribles contre le gouvernement. Ceux qui souriaient à ces propos et qui n’étaient point de la police disparaissaient de la circulation. Leurs amis, même, n’osaient plus demander de leurs nouvelles. On se doutait seulement qu’ils devaient travailler maintenant quelque part, du côté des mines, passé les monts Ourals. Annouchka avait, au moment de la révolution, un frère qui était mécanicien sur la ligne de Kazan-Moscou. Ce Volkouski était un des plus âpres travailleurs du comité de grève. On l’avait « à l’œil ». Éclata la révolution. Il accomplit, aidé de sa sœur, un de ces faits formidables qui font passer les héros à la mémoire de la plus lointaine postérité. Leur chef-d’œuvre accompli, ils furent pris par les soldats de Trébassof. Tous deux furent condamnés à mort. Volkouski exécuté le premier, la sœur attendait son tour quand un officier arriva juste, au galop de son cheval, pour faire relever les fusils. Le tsar, informé, venait d’envoyer télégraphiquement l’ordre de grâce. Après cette histoire elle disparut. On la croyait partie pour quelque tournée, comme elle en avait l’habitude, à travers l’Europe, dont elle parlait toutes les langues, ainsi qu’une vraie bohémienne. Et puis, voilà qu’elle réapparaissait dans sa gloire joyeuse, à Krestowsky. On pouvait être sûr cependant qu’elle n’avait pas oublié son frère. Les malins prétendaient que, si le gouvernement et la police se montraient si longanimes, c’est qu’ils y trouvaient leur intérêt. La vie au grand jour d’Annouchka les renseignait davantage que ses pérégrinations cachées. Dans cet ordre d’idées, les bas policiers qui entouraient le chef de l’Okrana de Pétersbourg, le fameux Gounsovski, avaient des sourires entendus. Entre eux, ils avaient donné à Annouchka ce surnom ignoble : papier à mouches.

Rouletabille devait être très au courant de toutes ces particularités concernant Annouchka, car il ne s’étonnait nullement de la grande curiosité et de la forte émotion qu’elle soulevait. De l’endroit où il était placé il n’entrevoyait qu’un petit coin de scène et il se soulevait sur la pointe des pieds pour apercevoir la chanteuse, quand il se sentit tiré par son veston. Il se retourna. C’était le joyeux avocat, bien connu pour son solide coup de fourchette, Athanase Georgevitch, en compagnie du joyeux conseiller d’empire, Ivan Pétrovitch, qui lui faisait signe de descendre :

— Venez donc ! Nous avons une loge !

Rouletabille ne se fit pas prier et bientôt il était installé au premier rang d’une loge d’où il pouvait voir à la fois la scène et le public. Dans le moment, le rideau venait de se baisser sur la première partie du numéro d’Annouchka. Les amis étaient bientôt rejoints par Thadée Tchichnikof, le gros marchand de bois, qui arrivait des coulisses.

— J’ai vu la belle Onoto, qui passait ses bas, annonça le Lithuanien avec un large rire satisfait. Voilà au moins des jambes. Vous m’en direz des nouvelles. Mais la demoiselle boude à cause du succès d’Annouchka.

— Qui donc t’a fait entrer dans la loge de la belle Onoto ! demanda Athanase.

— Eh ! Gounsovski lui-même, mon cher. Il est très amateur, tu sais ?

— Comment ! Tu fréquentes Gounsovski ?

— Ma parole, je vous dirai, chers amis, que ce n’est pas une mauvaise connaissance… Il m’a rendu un petit service l’année dernière à Bakou !… Bonne connaissance dans les moments de troubles publics…

— Tu travailles donc dans le pétrole, maintenant ?…

— Eh ! Eh ! un peu de tout… pour gagner sa vie… j’ai un petit puits là-bas… Oh ! pas grand’chose… et une petite maison, une toute petite maison pour mon petit commerce…

— Quel accapareur, ce Thadée ! déclara Athanase Georgevitch en lui claquant la cuisse d’une tape formidable de son énorme main. Gounsovski est venu lui-même surveiller les débuts d’Annouchka, hein ? Seulement, il entre dans la loge d’Onoto, le gros malin !

— Bah ! si tu crois qu’il se gêne !… Sais-tu avec qui il soupe ce soir ? avec Annouchka, mon cher, et nous sommes invités !

— Comment cela ? demanda le gai conseiller d’empire.

— Il paraît que c’est Gounsovski qui a décidé le ministre à permettre le « numéro » d’Annouchka en affirmant qu’il répondait de tout ; seulement, il a exigé d’Annouchka, pour sa récompense, qu’elle accepterait de souper avec lui le soir de ses débuts.

— Et Annouchka a consenti ?

— C’était la condition, il paraît… Du reste, on raconte qu’Annouchka et Gounsovski ne sont pas si mal ensemble… Gounsovski a rendu bien des services à Annouchka. On le dit amoureux.

— Il a l’air d’un marchand de parapluies ! émit Athanase Georgevitch.

— Tu l’as donc vu de si près ? demanda Ivan.

— J’ai dîné chez lui, ça n’est pas pour me vanter, ma parole !

— C’est ce qu’il m’a dit, reprit Thadée. Quand il a su que nous étions ensemble, il m’a dit : « Amenez-le, c’est un charmant garçon qui a un solide coup de fourchette. Et amenez aussi ce cher seigneur Ivan Pétrovitch et tous vos amis. Plus on est de fous, plus on rit. »

— Oh ! je n’ai dîné chez lui, grogna Athanase, que parce qu’il l’a voulu pour me rendre un service absolument !

— Il rend donc des services à tout le monde, cet homme-là ? fit observer Ivan Pétrovitch.

— Parfaitement, ma parole ! il le faut donc bien ! regrogna Athanase. Comment voulez-vous qu’un chef de l’Okrana existe s’il ne rend pas de services à tout le monde… à tout le monde, mes chers amis, croyez-moi, et « le verre à la main » encore ! Il faut qu’un chef de l’Okrana soit bien avec tout le monde, avec tout le monde et son père, comme dit le joyeux La Fontaine (on connaît ses auteurs), s’il tient à son poste sur cette terre ! Vous m’avez compris, s’il vous plaît ! Ah ! ah !

Énorme rire d’Athanase enchanté de son esprit bien français ; coup d’œil à Rouletabille pour savoir si le petit apprécie tout le sel de la conversation d’Athanase Georgevitch ; mais Rouletabille est trop occupé à découvrir tout là-bas, au fond d’une loge, un profil très enveloppé d’une mantille de dentelle noire, à l’espagnole, pour répondre par un sourire conscient aux mines d’Athanase.

— Tenez ! vous êtes des enfants !… des enfants !… Vous croyez qu’un chef de la police secrète, reprend l’avocat en baissant la tête au milieu de ses amis, doit être un ogre !… Eh bien, non !… Il faut, dans ce cher poste de confiance, un mouton ! Vous entendez bien, un mouton !… Gounsovski est doux comme un mouton. Une fois, j’ai dîné avec lui. C’est un mouton plein de suif ! Il a une mine de suif. Je suis sûr qu’on l’ouvrirait qu’on ne trouverait que du suif. Quand on lui serre la main, on a l’impression de toucher du suif. Ma parole ! Et, quand il mange, il remue des joues de suif. Il est chauve avec cela ! Un crâne de saindoux ! Il parle tout doucement en vous regardant avec des yeux de petit agneau qui demande à téter sa mère !

— … Mais… mais… c’est Natacha, murmurent les lèvres du jeune reporter.

— Mais parfaitement, c’est Natacha ! Natacha elle-même, s’exclama Ivan Pétrovitch, qui a mis son binocle en or pour mieux voir ce que regarde le jeune journaliste français. Ah ! la belle enfant, il y a longtemps qu’elle voulait la voir, son Annouchka !

— Comment, Natacha ?… Mais oui, Natacha !… Natacha ! firent les autres. Elle est avec les parents de Boris Mourazof.

— Mais Boris n’est pas là ! ricana Thadée Tchichnikof.

— Eh ! il ne doit pas être loin. S’il était là, on aurait déjà vu Michel Korsakof ! ils se surveillent tous les deux !…

— Comment a-t-elle quitté le général ? Elle disait qu’elle ne voulait plus sortir !

— Excepté pour voir Annouchka ! reprit Ivan. Elle en avait une envie qui lui valut, devant moi, la belle colère de Féodor Féodorovitch et les rudes remontrances de Matrena Pétrovna. Mais, ce que fille veut, Dieu le veut ! Ainsi soit-il !

— En vérité, je sais, reprit Athanase, Ivan Pétrovitch a raison ! La petite ne tenait plus en place depuis qu’elle avait lu qu’Annouchka allait débuter à Krestowsky. Elle disait qu’elle ne mourrait pas sans avoir vu cette grande artiste.

— Son père lui a presque flanqué des claques, affirma Ivan ; ça a été tout juste. Elle a dû arranger l’affaire avec Boris et les parents de celui-ci.

— Oh ! Oh !… certainement que Féodor ignore que sa fille est venue applaudir l’héroïne de la gare de Kazan ! C’est tout de même raide, mes amis, ma parole ! dit encore Athanase.

— Natacha, il faut bien le dire, est une étudiante, fit Thadée, en hochant la tête. Une vraie étudiante. Il y a des malheurs comme cela, maintenant, dans toutes les familles. Je me rappelle aujourd’hui, à propos de ce qu’a dit Ivan, tout à l’heure, qu’elle a demandé devant moi à Michel Korsakof de l’avertir du jour où chanterait Annouchka. Bien mieux, elle lui a dit qu’elle voudrait parler à cette artiste, si c’était possible. Michel lui a fait honte devant moi. Mais Michel, pas plus que les autres, ne sait rien lui refuser. Il est mieux placé que quiconque pour approcher d’Annouchka. Il ne faut pas oublier que c’est lui qui est accouru à temps pour apporter la grâce de cette femme-démon ; elle ne doit pas l’avoir oublié, certainement, si elle aime la vie.

— Qui connaît Michel Nikolaïevitch sait qu’il a accompli là son devoir tout court, émit doctoralement Athanase Georgevitch. Il n’aurait pas fait un pas de plus pour sauver une Annouchka. Et, maintenant, il ne compromettrait point sa carrière en se montrant chez une femme que ne quittent pas des yeux les agents de Gounsovski et qui n’a point été surnommée pour rien « papier à mouches » !

— Eh ! qu’allons-nous faire, ce soir, à souper avec l’Annouchka ? dit Ivan.

— Pas la même chose !… Pas la même chose !… Nous autres, sommes invités par Gounsovski ; ne l’oublions pas, s’il y avait un jour des histoires, mes petits pères, dit Thadée.

— À la vérité, Thadée, j’accepte l’invitation de l’honorable chef de notre admirable Okrana parce que je ne veux pas lui faire injure… Déjà, j’ai dîné chez lui… En me rasseyant à table en face de lui, c’est comme si je lui rendais sa politesse. Ah ! ah ! que dis-tu de celle-là ?…

— Puisque tu as dîné chez lui, dis-nous bien quel homme il est, à part le suif, questionna le très curieux conseiller d’empire. On a raconté sur lui tant de choses ! tant de choses ! C’est un homme certainement avec qui il est préférable d’être bien que mal. J’accepte aussi son invitation. Comment refuser son invitation ?

— Moi, expliqua l’avocat, quand il a voulu me rendre service, je ne le connaissais pas… Je ne l’avais jamais approché. Un agent de la police secrète était venu m’inviter à dîner par ordre, ou du moins, j’ai compris que j’aurais tort de refuser cette invitation-là, comme tu penses, Ivan Pétrovitch ! En allant chez lui, je croyais que j’allais entrer dans une forteresse ! Là ! Là ! chez un marchand de parapluies !… Il y avait des parapluies partout dans l’antichambre, et des galoches. Il est vrai que c’était un jour de pluie de déluge. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il n’y avait pas un gardavoï avec un bon revolver au côté, dans l’antichambre. Il y avait là un petit schwitzar tout timide, qui m’a pris mon parapluie en me murmurant des « barine » et en faisant des courbettes. Il me fit traverser des pièces banales nullement gardées, un appartement de petit bourgeois à son aise et tranquille. Nous avons dîné avec Mme  Gounsovski qui paraissait en suif, elle aussi, et trois ou quatre messieurs que je n’ai jamais vus nulle part. Nous étions servis par un seul domestique. Ma parole ! Au dessert, Gounsovski m’a pris à part et m’a dit que j’avais tort, réellement tort de plaider comme ça. J’ai voulu qu’il s’expliquât sur ce qu’il entendait par là. Il m’a pris la main entre ses mains de suif et m’a répété : « Non, non, il ne faut plus plaider comme ça !  » Je n’ai pas pu en tirer autre chose. Du reste, j’avais compris, et, ma foi, depuis ce jour, je me suis débarrassé de certains hors-d’œuvre bien inutiles dans mes plaidoiries et qui m’avaient fait une réputation de tête libre dans les journaux. Ça n’est plus de mon âge. Ah ! ce sacré Gounsovski ! Au café, je lui ai demandé s’il ne trouvait point que le pays traversait, des temps bien rudes. Il m’a répondu qu’il avait eu, en effet, un peu d’ouvrage (c’est son mot que je répète) et qu’il attendait avec impatience le mois de mai pour aller se reposer dans une modeste propriété ornée d’un petit jardin qu’il a aux environs d’Asnières, près Paris ! Ah ! nous avons bien ri tous, les messieurs inconnus et moi, quand il a dit avec ses lèvres de suif : j’ai eu un peu d’ouvrage ! Mais lui il resta figé dans sa cire Quand on parla de sa maison de campagne, Mme  Gounsovski soupira à cette évocation d’un prochain bonheur champêtre. Le mois de mai lui mettait les larmes aux yeux. Le mari et la femme se regardèrent alors avec un réel attendrissement. Ils n’avaient pas l’air une seconde de penser : demain ou après-demain, avant le cher petit bonheur champêtre, on nous trouvera peut-être étripés devant notre padiès. Non ! Non ! ma parole ! Ils étaient sûrs de leurs bonnes vacances et rien ne paraissait les inquiéter sous leur suif. Gounsovski a rendu tant de services qu’on ne lui voudrait pas de mal, au pauvre cher homme ! Du reste, avez-vous remarqué, mes chers, mes vieux amis, qu’on ne fait jamais de mal à messieurs les chefs de la police secrète ? Jamais ! On fait sauter les maîtres de police, les préfets de police, les ministres, les grands-ducs, et même on s’attaque à plus haut, mais jamais, jamais on ne s’attaque aux chefs de la police secrète… ils peuvent se promener bien tranquillement dans les rues ou dans les coulisses de Krestowsky, ou respirer en paix l’air pur de la campagne suisse, finlandaise, ou même de la campagne parisienne… Ici et là, chez les uns et chez les autres, ils ont rendu tant de services que les uns et les autres, ici et là, ne voudraient pas leur faire la moindre peine. Et les uns pensent toujours que les autres ont été moins bien servis qu’eux-mêmes. Tout le secret de la chose ! mes amis, tout le secret de la chose est là ! Qu’en dites-vous ?

Les autres firent :

— Ah ! ah ! ce bon Gounsovski !… Il la connaît… Il la connaît… Ma foi, acceptons son souper. Avec Annouchka, ça peut être drôle.

— Messieurs, demanda Rouletabille qui continuait à faire des découvertes dans l’assistance, connaissez-vous cet officier qui est assis tout au bout, là-bas, au bout des fauteuils d’orchestre. Tenez, il se lève.

— Ça ! mais c’est le prince Galitch ! qui fut un des plus riches seigneurs de la Terre Noire. Aujourd’hui, il est presque ruiné.

— Merci, messieurs, c’est bien cela, je le connais, fit Rouletabille, en s’asseyant et en maîtrisant son émotion.

— On le dit grand admirateur d’Annouchka, hasarda Thadée. Tout à l’heure, il sortait de sa loge.

— Le prince s’est ruiné avec les femmes ! annonça Athanase Georgevitch qui prétendait n’ignorer rien de la chronique galante de l’empire.

— Il a serré aussi la main de Gounsovski, continua Thadée.

— Il passe pourtant à la cour pour une mauvaise tête. Il a fait jadis un long séjour chez Tolstoï.

— Bah ! Gounsovski aura rendu aussi quelque signalé service à cet imprudent prince ! conclut Athanase. Mais toi-même, Thadée, tu ne nous as pas dit ce que tu faisais avec Gounsovski à Bakou ! (Rouletabille ne perd pas un mot de ce qui se dit autour de lui, mais il ne perd pas non plus de vue le profil caché sous la mantille noire à l’espagnol, — ni ce prince Galitch, son ennemi personnel[2], qui réapparaît, lui semble-t-il, dans un moment bien critique.)

— Je revenais de Balakani en drojki, racontait Thadée Tchichnikof, et je rentrais à Bakou, après avoir vu les débris de mon puits brûlé par les Tatars, quand je rencontrai en chemin Gounsovski qui, avec deux de ces amis, se trouvait fort en peine à la suite de la rupture d’une roue de sa calèche. Je m’arrêtai. Il m’expliqua qu’il avait un cocher tatar et que celui-ci ayant aperçu, sur la route, devant lui, un Arménien, n’avait rien trouvé de mieux que de lancer à toute volée son équipage sur l’Arménien. Il avait passé dessus et lui avait brise les reins, mais il avait aussi brisé une roue de la voiture. (Rouletabille tressaille, car il vient de saisir un coup d’œil d’intelligence entre le prince Galitch et Natacha qui s’est penchée sur le bord de sa loge.)… Donc, j’offris mon char à Gounsovski et nous rentrâmes tous ensemble à Bakou, après toutefois que Gounsovski, qui pense toujours à rendre service, comme dit Athanase Georgevitch, eut recommandé à son cocher tatar de ne pas achever l’Arménien. (Le prince Galitch, au moment où l’orchestre attaque « l’entrée » du nouveau numéro d’Annouchka, profite de ce que tous les yeux sont tournés vers le rideau pour se lever et passer près de la loge de Natacha. Cette fois, il n’a pas regardé Natacha, mais Rouletabille est sûr que ses lèvres ont remué quand il a touché la loge.)

Thadée continue :

— Il faut vous dire qu’à Bakou ma petite maison est une des premières avant d’arriver sur le quai. J’ai là quelques employés arméniens. En arrivant devant ma maison, qu’est-ce que je vois ? Une troupe avec du canon, oui, avec un canon, ma parole ! tourné contre ma maison, et des officiers, et le pristaf qui disait bien tranquillement : « C’est là ! tirez ! » (Rouletabille vient de faire encore une découverte, deux, trois découvertes. Debout, derrière la loge de Natacha, se tient une figure qui n’est pas inconnue au jeune reporter… et là, aux fauteuils d’orchestre, un peu en retrait de la loge, voici, ma foi, deux autres visages qu’il a croisés le matin même sur les paliers de Koupriane ! Ce que c’est que d’avoir la mémoire des physionomies ! Rouletabille n’ignore plus qu’il n’est pas le seul, ce soir, à surveiller Natacha.) En entendant ce que disait le pristaf, terminait hâtivement Thadée, vous pensez si je sautai du drojki ! Je courus au commissaire de police. Il ne fut pas long à m’expliquer la chose et je ne fus pas long à comprendre. Pendant mon absence, un de mes employés arméniens avait tiré sur un Tatar qui passait. Il l’avait, du reste, tué. Le gouverneur, informé, avait ordonné au pristaf de faire canonner ma maison, pour l’exemple, comme on avait fait déjà à quelques autres. Je me précipitai vers ma voiture où se trouvait encore Gounsovski et lui dis en deux mots l’affaire. Il me répondit qu’il n’avait pas à intervenir dans cette fâcheuse histoire et que je n’avais qu’à m’entendre avec le pristaf : « Donnez-lui un bon nachaï, cent roubles, et il laissera votre maison tranquille ». Je recourus au pristaf et le pris à part ; cet homme me répond qu’il voudrait bien m’être agréable, mais qu’il a l’ordre absolument de canonner la maison. Je rapporte la réponse à Gounsovski qui me dit : « Dites-lui donc qu’il retourne la gueule du canon et qu’il fasse canonner la maison du pharmacien d’en face, il pourra toujours raconter qu’il s’est trompé. Ce soir, je verrai le gouverneur. » Je retournai auprès du pristaf et il fit retourner le canon. Ils ont donc canonné la maison du pharmacien et moi j’en ai été quitte pour cent roubles… Gounsovski, ce cher seigneur, a beau être en suif et ressembler à un marchand de parapluies, je lui ai toujours été reconnaissant du fond du cœur, tu entends, Athanase Georgevitch ! »[3]

— Ce prince Galitch, à la cour, demanda tout à coup Rouletabille, quelle réputation a-t-il ?

— Oh ! oh ! firent les autres en riant, depuis qu’il est allé ostensiblement chez Tolstoï, il ne va plus à la cour !…

— Et… ses opinions ?… quelles opinions a-t-il ?…

— Oh ! oh ! les opinions de tout le monde sont si mélangées maintenant… on ne sait pas !… On ne sait pas !

Ivan Pétrovitch fit :

— Il passe auprès de certains pour très avancé… et… très compromis…

— Et on ne l’inquiète pas ? demanda encore Rouletabille.

— Peuh ! Peuh ! reprit le gai conseiller d’empire… c’est plutôt lui qui est inquiétant…

Thadée se baissa pour dire :

— On raconte qu’on ne peut pas le toucher parce qu’il tient et qu’il tient bien un très gros personnage de la cour… ce serait un scandale !… un scandale !

— Tais-toi, Thadée ! interrompit rudement Athanase Georgevitch… On voit bien que tu arrives de ta province pour être si bavard… mais si tu continues je te laisse la place…

— Athanase Georgevitch a raison, couds ta bouche, Thadée, conseilla Ivan Pétrovitch.

Les bavards se turent, car le rideau se levait. Dans l’assistance on parlait mystérieusement de la seconde partie du numéro d’Annouchka, mais personne n’eût pu dire de quoi il se composait, et, en fait, ce fut très simple. Après le tourbillon des danses et des chœurs et tout l’éclat dont elle s’était tout d’abord accompagnée, Annouchka parut en pauvre paysanne russe dans un décor de steppe et de misère, et, tout simplement, elle vint se mettre à genoux devant la scène, joignit les mains et chanta sa prière du soir. Annouchka était singulièrement belle. Son nez aquilin aux narines palpitantes, le dessin hardi de ses bruns sourcils, son regard tantôt tendre, tantôt menaçant, toujours bizarre, la pâleur de ses joues bien arrondies du bas, et toute l’expression de sa physionomie trahissaient l’indépendance des idées, la spontanéité, la résolution et surtout la passion. Sa prière fut passionnée. Elle avait une voix admirable de contralto qui remuait étrangement le public dès les premières notes. Elle eut une façon de demander à Dieu le pain quotidien pour tous ceux de l’immense terre russe, — le pain quotidien de la chair et de l’esprit qui fit jaillir les larmes de tous ceux qui étaient là, à quelque parti qu’ils appartinssent. Et quand, sa dernière note envolée sur le steppe infini, elle se releva pour rentrer dans sa misérable isba, des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquement l’émotion prodigieuse d’une assistance en délire. Le petit Rouletabille qui, s’il n’entendait pas les paroles, comprenait le sens de cette prière pleurait. Tout le monde pleurait. Ivan Pétrovitch, Athanase Georgevitch, Thadée Tchichnikof étaient debout, tapant des pieds et des mains comme des gamins enthousiastes. Les étudiants, dont la troupe se reconnaissait à l’uniforme sombre liséré de vert, poussaient des cris insensés. Et soudain s’élevèrent les premiers rythmes de l’hymne national. Il y eut d’abord une hésitation, un flottement. Mais ce ne fut pas long. Ceux qui avaient redouté une contre-manifestation comprirent qu’on peut mettre tous les espoirs dans une prière pour le tsar. Toutes les têtes se découvrirent et le Bodje Tsara Krari monta, unanime, vers les étoiles.

À travers ses larmes, le jeune reporter n’avait cessé de regarder Natacha. Celle-ci s’était à demi soulevée, et, défaillante, s’appuyait au bord de la loge. Sa bouche entrouverte répétait sans fin un nom que Rouletabille n’entendait pas, mais qu’il devinait : Annouchka ! Annouchka !… « La malheureuse ! » murmura Rouletabille, et, profitant de l’émoi général, il sortit de la loge sans qu’on s’en fût même aperçu. Il fit le tour du public et se dirigea vers cette Natacha qu’il avait tant cherchée depuis le matin. Le public, qui avait réclamé en vain une répétition de la prière d’Annouchka, commençait de se disperser, et le reporter fut, pendant quelques instants, entraîné malgré lui dans son remous. Quand il se trouva à hauteur de la loge, il ne put que constater la disparition de Natacha et de la famille qui l’accompagnait. Il tourna la tête de tous côtes sans apercevoir celle qu’il cherchait et, comme un insensé, il allait se mettre à courir dans les allées, quand une idée lui rendit tout à coup son sang-froid. Il demanda où se trouvait la sortie des loges des artistes et, aussitôt qu’on la lui eut indiquée, il s’y rendit à pas précipités. Il ne s’était pas trompé. Au premier rang de tout le public qui attendait la sortie d’Annouchka, il reconnut Natacha à la mantille noire qui enveloppait sa tête, car on ne voyait plus rien de son visage. Et puis, cet endroit du jardin était assez sombre. Des gardiens faisaient la police. Il ne put approcher de Natacha aussi près qu’il l’aurait voulu. Et cependant il se glissait comme un serpent entre les groupes. Il n’était plus séparé de Natacha que par quatre ou cinq personnes, quand une bousculade se produisit. C’était Annouchka qui sortait. Des cris l’accueillirent : « Annouchka ! Annouchka !… » Rouletabille se jeta à genoux, et, à quatre pattes, parvint à glisser sa tête dans l’espace réservé par les agents à la sortie d’Annouchka. Celle-ci, enveloppée d’un immense manteau rouge, se hâtait au bras d’un homme que Rouletabille reconnut immédiatement. C’était le prince Galitch. On voyait qu’ils étaient pressés d’échapper à l’étreinte de la foule. Cependant Annouchka, en passant près de Natacha, suspendit sa marche une seconde — mouvement qui n’échappa pas à Rouletabille — et, tournée vers elle, dit ce seul mot : « Caracho ». Puis elle passa. Rouletabille se redressa, bouscula, ayant une fois encore perdu Natacha. Il la chercha encore. Il courut à la sortie. Il arriva juste à temps pour la voir monter en calèche avec la famille Mourazof. La calèche s’éloigna aussitôt du côté d’Elaguine, vers la datcha des Îles. Le jeune homme resta planté là, réfléchissant. Il eut un geste qui abandonnait le cours des choses au destin. « Au fond, dit-il, cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et à lui-même : « Allons, viens souper, mon garçon !… »

Il retourna sur ses pas et se retrouva bientôt dans la lumière éclatante du restaurant. La gaieté régnait là en maîtresse, arrosée de champagne. Des officiers, debout, le verre en main, se saluaient de table en table et s’envoyaient mille compliments avec une grâce presque féminine.

Il s’entendit héler joyeusement et il reconnut la voix d’Ivan Pétrovitch. Les trois compères étaient assis devant une bouteille de champagne qui refroidissait dans le seau à glace et se faisaient servir des petits pâtés en attendant l’heure du souper qui ne pouvait tarder.

Rouletabille se laissa inviter sans difficulté et les suivit quand un maître d’hôtel vint avertir Thadée qu’on demandait ces messieurs en cabinet particulier. Ils montèrent au premier étage et on les fit entrer dans un cabinet assez vaste, dont la grande fenêtre-balcon donnait sur la salle du théâtre d’hiver, vide dans le moment. Mais le cabinet était déjà habité. Devant une table couverte d’un service étincelant, Gounsovski faisait les honneurs.

Il les reçut comme un domestique, le front bas, le sourire obséquieux, l’échine courbée, s’inclinant à plusieurs reprises à chaque présentation. Athanase l’avait à peu près décrit en le modelant en suif ; mais ce suif encore était jaune. Sous le vaste front penché, on apercevait à peine les yeux qui apparaissaient et disparaissaient tout à coup comme pris en faute derrière des lunettes noires toujours prêtes à tomber à cause de l’inclinaison trop accentuée de cette tête vile d’affranchi timide et tout-puissant. Quand il parlait de sa petite voix de fausset, le menton gras collé au plastron de la chemise, il avait un geste continu de la main droite, du pouce et de l’index écarté pour retenir les grosses lentilles glissantes au long de son nez court et fort ; et ce geste le cachait encore.

Derrière lui on apercevait la fine et hautaine silhouette du prince Galitch. Gounsovski paraissait le majordome honteux, gangrené de vices, paillard et voleur, valet à recevoir les coups de bottes de cette seigneurie. Le prince Galitch était l’invité d’Annouchka qui n’avait consenti à se risquer dans ce repaire qu’avec trois ou quatre de ses amis, des officiers qui n’avaient pas besoin de la consécration de cette soirée pour être « tenus à l’œil » par l’Okrana, en dépit de leur haute naissance. Gounsovski les avait vus venir avec un ricanement sinistre et leur avait prodigué toutes les marques de son dévouement sans borne, en attendant mieux.

Il aimait Annouchka. Il suffisait d’avoir surpris une fois la hideur glauque de son regard au-dessus de ses lunettes, quand il fixait la chanteuse, pour comprendre les sentiments qui l’agitaient devant la belle fille de la Terre Noire.

Annouchka était assise ou plutôt accroupie à l’orientale sur le canapé qui longeait la muraille, derrière la table. Elle ne prêtait d’attention à personne. Sa figure était méprisante et hostile. Elle se laissait, avec indifférence, caresser les cheveux, des cheveux noirs merveilleux qui tombaient en deux nattes sur ses épaules, par les mains parfumées de la belle Onoto, qui l’avait entendue ce soir pour la première fois et qui d’enthousiasme était allée se jeter dans ses bras, dans sa loge. La belle Onoto était, elle aussi, une artiste, et l’humeur qu’elle avait eue tout d’abord du succès d’Annouchka n’avait pas tenu contre l’émotion de la prière du soir devant la pauvre isba.

— Viens souper, lui avait dit Annouchka.

— Avec qui ? avait demandé l’artiste espagnole.

— Avec Gounsovski.

— Jamais !

— Viens donc, tu m’aideras à payer ma dette et il peut t’être utile. Il est utile à tout le monde.

Décidément la belle Onoto ne comprenait rien à ce pays où les pires ennemis soupaient ensemble. Elle vint cependant parce qu’elle n’avait jamais vu au monde de plus belles nattes que celles d’Annouchka et qu’elle adorait les cheveux.

Rouletabille avait été accaparé tout de suite par le prince Galitch, qui, le conduisant dans un coin, lui avait dit :

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je vous gêne ? avait demandé le gamin.

L’autre avait eu un sourire amusé de grand seigneur :

— Pendant qu’il est encore temps, avait-il ajouté, croyez-moi, vous devriez partir, quitter ce pays. Ne vous a-t-on pas assez averti ?

— Si, répondit le reporter. Aussi vous pouvez vous en dispenser désormais.

Et il lui avait tourné le dos.

— Eh mais ! c’est le petit Français de la villa Trébassof, avait commencé la voix de fausset de Gounsovski en poussant un siège au jeune homme et en le priant de s’asseoir entre lui et Athanase Georgevitch qui, déjà, faisait honneur aux zakouskis.

— Bonjour, monsieur Rouletabille, fit la voix belle et grave d’Annouchka.

Rouletabille salua :

— Je vois que je suis en pays de connaissance, dit-il, sans se démonter.

Et il tourna un fort joli compliment à l’adresse d’Annouchka, qui lui envoya un baiser.

— Rouletabille ! s’écria la belle Onoto, mais alors c’est le petit du Mystère de la Chambre Jaune !

— Lui-même !

— Qu’est-ce qu’il fait ici ?

— Il est venu pour sauver la vie du général Trébassof, ricana, en sourdine, le Gounsovski. C’est un brave petit jeune homme donc déjà !

— La police sait tout ! répliqua froidement Rouletabille qui avait entendu. Et il demanda du champagne, lui qui ne buvait jamais.

Et le champagne commença son œuvre. Pendant que Thadée et les officiers se racontaient des histoires de Bakou ou faisaient des compliments aux femmes, Gounsovski qui avait fini de railler se penchait vers Rouletabille et lui donnait, avec onction, des conseils de père :

— Vous avez entrepris-là, jeune homme, une noble tâche et d’autant plus difficile que le général Trébassof est condamné non seulement par ses ennemis, mais encore et surtout par l’ignorance de Koupriane. Comprenez-moi bien Koupriane est un ami et c’est un homme que j’estime beaucoup. Il est bon, brave à la guerre, mais je n’en donnerais pas un kopeck pour la police. Il se mêle, depuis quelque temps, de faire de la police secrète, il a son okrana dont je ne veux pas médire. Il nous amuse. Du reste, c’est une mode nouvelle. Tout le monde maintenant veut avoir sa police secrète. Et vous-même, jeune homme, qu’est-ce que vous faites ici ? Du reportage ? non : de la police ! Où cela nous mènera-t-il et où cela vous mènera-t-il, vous ? Je vous souhaite bonne chance, mais je n’y crois guère. Remarquez que, si je puis vous aider, je le ferai volontiers. J’aime à rendre service. Et je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur !

— Vous êtes bien aimable, monsieur, se borna à répondre Rouletabille et il redemanda du champagne.

Plusieurs fois Gounsovski avait adressé la parole à Annouchka qui mangeait du bout des dents et lui répondait du bout des lèvres. Il lui dit brusquement :

— Savez-vous qui vous a le plus applaudie, ce soir ?

— Non ! fit Annouchka, indifférente.

— La fille du général Trébassof !

— Ça, c’est vrai, ma parole, s’écria Ivan Pétrovitch.

— Oui ! Oui ! Natacha était là ! reprirent les commensaux de la villa des Îles.

— Moi, je l’ai vue pleurer, dit Rouletabille en fixant Annouchka.

Mais Annouchka répondit sur un ton glacé :

— Je ne la connais pas !

— Elle a grand tort d’avoir un père… laissa glisser entre ses dents le prince Galitch.

— Prince, pas de politique ! ou laissez-moi aller porter ma démission, gloussa Gounsovski… À votre santé, belle Annouchka.

— À la vôtre ! Gounsovski. Mais vous ne ferez pas cela !

— Pourquoi ? demanda Thadée Tchichnikof d’une façon assez malhonnête.

— Parce qu’il est trop utile au gouvernement ! s’écria Ivan Pétrovitch.

— Non ! répliqua Annouchka… aux révolutionnaires !

Tous éclatèrent de rire. Gounsovski retint, d’un geste précipité, ses lunettes qui glissaient et ricana dans sa graisse molle, le menton dans le potage :

— On le dit ! Et c’est ma force !

— Il est son propre agent provocateur ! déclara Athanase avec un énorme éclat de rire.

— Son système est excellent, gronda le prince. Comme il est bien avec tout le monde, tout le monde est de la police sans le savoir.

— On dit… ah ! ah !… on dit… ah ! ah ! (Athanase s’étranglait avec un petit four qu’il trempait dans son potage)… on dit qu’il a embauché tous les kouliganes et jusqu’aux mendiants de l’église de Kazan… on dit !…

Là-dessus, ils se lancèrent dans des histoires de kouliganes, brigands des rues qui, depuis les derniers troubles politiques, avaient envahi Saint-Pétersbourg et dont on ne pouvait se débarrasser qu’avec un geste généreux.

Athanase Georgevitch disait :

— Il y a des kouliganes que l’on devrait inventer s’ils n’existaient pas. L’un d’eux arrête une jeune fille devant la gare de Varsovie. La jeune fille, effrayée, lui tend immédiatement son porte-monnaie, dans lequel il y avait deux roubles cinquante. Le kouligane prend tout : « Mon Dieu ! s’écrie la jeune fille, je ne vais plus pouvoir prendre mon train ! — Combien vous faut-il ? demande le kouligane. — Soixante kopecks ! — Soixante kopecks ! Que ne le disiez-vous !… » Et le bandit, gardant les deux roubles, rend la pièce de cinquante kopecks à la tremblante enfant et y ajoute une pièce de dix kopecks de sa poche.

— Il m’est arrivé, à moi, plus beau que ça, il y a deux hivers, à Moscou, dit la belle Onoto. Je sortais de la patinoire et je fus abordée par un kouligane : « Donne-moi vingt kopecks, dit le kouligane. » J’étais tellement effrayée que je ne parvenais pas à ouvrir mon sac à main : « Plus vite », dit-il. Enfin, je lui donne ses vingt kopecks. « Maintenant, m’a-t-il fait, embrasse ma main ! » Et il a fallu que je lui embrasse la main, car dans l’autre il avait son couteau.

— Oh ! ils sont forts avec leur couteau ! dit Thadée. C’est en sortant du Gastini-Dvor que j’ai été arrêté par un kouligane qui me mit sous le nez un magnifique couteau de cuisine. « Il est à vous pour un rouble cinquante ! » Vous pensez si je lui ai acheté tout de suite ! Et j’ai fait une très bonne affaire. Il valait au moins trois roubles. À votre santé, belle Onoto !

— Moi, je sors toujours avec mon revolver, dit Athanase. C’est plus prudent. Je le dis devant la police. Mais j’aime mieux être arrêté par les gardavoïs que lardé par les kouliganes.

— On ne trouve plus à acheter de revolver, déclara Ivan Pétrovitch. Les armuriers n’en ont plus !

Gounsovski assura ses lunettes, se frotta ses mains grasses et dit :

— Il y en a encore chez mon serrurier. La preuve en est que, hier, dans la petite Kaniouche, mon serrurier, qui a nom Schmidt, est entré chez l’épicier du coin et a proposé un revolver au patron. Il lui a sorti un browning : « Une arme de toute sûreté, a-t-il dit, qui ne rate jamais son homme et dont le fonctionnement est des plus faciles ». Ayant prononcé ces mots, le serrurier Schmidt a fait fonctionner son revolver et a logé une balle dans le ventre de l’épicier. L’épicier en est mort, mais pas avant d’avoir acheté le revolver. « Vous avez raison, a-t-il dit au serrurier. C’est une arme terrible ! » Et là-dessus il expira.

Lee autres s’esclaffèrent. Ils la trouvaient bien bonne ! Décidément ce sacré Gounsovski avait toujours le mot pour rire. Comment n’aurait-on pas été son ami ? Annouchka avait daigné sourire. Gounsovski, reconnaissant, lui tendit sa main comme un mendiant. La jeune femme la lui toucha du bout des doigts, comme si elle eût déposé une pièce de vingt kopecks dans la main d’un kouligane, avec dégoût. Et les portes s’ouvrirent devant les bohémiennes. Leur troupe basanée emplit bientôt la pièce. Tous les soirs, hommes et femmes, dans leurs costumes populaires, venaient du Vieux Derevnia où ils vivaient tous dans une antique communauté patriarcale, selon des mœurs qui n’ont pas varié depuis des siècles ; ils se répandaient dans les lieux de plaisir, dans les restaurants à la mode, où ils ramassaient un large butin, car c’était un luxe de plus que de les faire chanter à la fin des soupers, et on ne manquait jamais de se l’offrir pour peu que l’on fit partie de la riche société et que l’on tînt à sa réputation. Ils s’accompagnaient de guzlas, de castagnettes, de tambourins, et faisaient entendre des vieux airs dolents et langoureux, ou précipités, haletants comme la poursuite et la fuite des premiers nomades à l’aurore du monde.

Quand ils étaient entrés, on leur avait fait place, et Rouletabille qui, depuis quelques instants, montrait les marques d’une fatigue et d’un étourdissement bien compréhensibles chez un bon petit jeune homme qui n’a point l’habitude du champagne (premières marques) en profita pour se laisser affaler sur un coin du canapé, non loin du prince Galitch qui occupait la place à la droite d’Annouchka.

— Tiens ! Rouletabille qui dort ! remarqua la belle Onoto.

— Pauvre gosse ! dit Annouchka.

Et, se tournant du côté de Gounsovski :

— Tu ne vas pas bientôt nous en débarrasser ? J’ai entendu des frères, l’autre jour, qui en parlaient de façon à causer de la peine à ceux qui s’intéressent à sa santé.

— Oh ! ça, répondit Gounsovski en hochant la tête, c’est une affaire qui ne me regarde pas. Adresse-toi à Koupriane. À votre santé, belle Annouchka !

Mais les bohémiennes préludaient à leurs chants par quelques accords et les chœurs prirent l’attention de tout le monde, — de tout le monde à l’exception du prince Galitch et d’Annouchka qui, à demi tournés l’un vers l’autre, échangeaient quelques propos à l’abri de tout ce retentissement musical. Quant à Rouletabille, il devait dormir bien profondément pour ne point être réveillé par tout ce bruit, si mélodieux fût-il. Il est vrai qu’il avait — ostensiblement — beaucoup bu et que chacun sait, en Russie, que l’ivresse assassine ceux qui ne la peuvent supporter. Quand les chœurs se furent fait entendre trois fois, Gounsovski leur fit signe qu’ils pouvaient aller charmer d’autres oreilles et glissa entre les mains du chef de la bande un billet de vingt-cinq roubles. Mais Onoto voulut donner son obole et une vraie quête commença. Chacun jeta des roubles dans le plateau que présentait une petite noiraude de bohémienne dont les cheveux, couleur aile de corbeau, mal peignés, lui tombaient sur le front, sur les yeux, sur le visage, d’une si drôle de façon qu’on eût dit de cette petite un saule pleureur trempé dans l’encre. Le plateau arriva devant le prince Galitch qui fouilla vainement ses poches :

— Bah ! fit-il, en grand seigneur, je n’ai plus de monnaie. Mais voici mon portefeuille : je te le donne en souvenir de moi, Katharina !

Katharina fit disparaître le petit sac de cuir à bank-notes et la troupe disparut.

Thadée et Athanase s’extasiaient sur la générosité du prince, mais Annouchka dit :

— Le prince a bien fait ; mes amis ne paieront jamais assez cher l’hospitalité que cette petite m’a donnée dans son taudis quand je me cachais, dans l’attente de ce que l’on déciderait de moi à votre fameuse section, Gounsovski ?

— Eh ! répliqua Gounsovski, je vous ai fait savoir qu’il ne tenait qu’à vous d’avoir un beau quartir (appartement) en ville et richement meublé encore !

Annouchka, comme un charretier, cracha par terre, et Gounsovski de jaune devint vert.

— Mais pourquoi te cachais-tu ainsi, Annouchka ? demanda la belle Onoto en caressant les lourdes tresses de la belle chanteuse.

— Tu ne sais donc pas que j’avais été condamnée à mort et graciée ; j’avais pu fuir Moscou, je ne tenais pas à être reprise ici pour goûter aux joies de la Sibérie !

— Mais pourquoi avais-tu été condamnée à mort ?

— Mais elle ne sait donc rien ! s’exclamèrent les autres.

— Seigneur ! j’arrive de Londres et de Paris, je ne peux donc pas tout savoir… Mon Dieu ! avoir été condamnée à mort ! comme ça doit être amusant !

— Très amusant ! fit Annouchka, glacée. Et si tu as un frère que tu aimes, Onoto ! songe combien ce doit être plus amusant encore si on le fusille devant toi !

— Oh ! pardon, mon âme !…

— Pour que vous soyez instruite et que vous ne fassiez plus de peine à votre Annouchka, à l’avenir, je vais vous dire, madame, ce qui lui est arrivé, à la chère amie, dit le prince Galitch.

— Nous ferions mieux de chasser ces vilains souvenirs ! émit timidement Gountovski en clapotant des paupières derrière ses lunettes ; mais il baissa la tête aussitôt : Annouchka le brûlait de la flamme de son regard.

— Parle, Galitch !

Le prince prit la parole :

— Annouchka avait un frère, Vlassof, mécanicien sur la ligne de Kazan, que le comité de grève avait chargé de conduire un convoi destiné à sauver de Moscou les principaux membres et les chefs de la milice révolutionnaire, quand les soldats de Trébassof, aidés du régiment Semenowsky, furent devenus maîtres de la ville. La dernière résistance s’était réfugiée dans la gare. Et il fallait partir. Toutes les voies étaient gardées par des mitrailleuses… Des soldats partout !… Vlassof dit à ses camarades : « Je vous sauverai ! » Et les camarades le virent monter sur sa machine avec une femme. Cette femme, la voilà ! Le chauffeur de Vlassof avait été tué la veille, sur une barricade. C’était Annouchka qui le remplaçait. Ils se mirent à la besogne et le train partit, comme une fusée. Sur cette ligne courbe, tout à fait découverte, facile à attaquer, sous une pluie de balles, Vlassof développa une vitesse de quatre-vingt-dix verstes à l’heure… Il a poussé la pression de vapeur dans la chaudière jusqu’à quinze atmosphères, jusqu’au point d’explosion… Madame, que voilà, continuait de gorger de charbon cette fournaise ! Le danger venait maintenant moins des mitrailleuses que de la possibilité de sauter, dans l’instant ! Au milieu des balles, Vlassof ne perdait pas son sang-froid. Il marchait, non seulement le cendrier ouvert, mais avec un travail forcé du siphon. Ce fut miracle que toute cette machine en furie n’allât pas se briser contre la courbe du talus. Et l’on passa ! Pas un homme ne fut atteint ! Il n’y eut qu’une femme de blessée : elle reçut une balle en pleine poitrine.

— Là ! s’écria Annouchka.

Et, d’un geste magnifique, elle découvrit sa blanche, son orgueilleuse poitrine, — et mit le doigt sur une cicatrice que Gounsovski, dont le suif commençait à fondre en lourdes gouttes de sueur au long des tempes, n’osa pas regarder.

— Quinze jours plus tard, continua le prince, Vlassof entrait dans une auberge, à Lubetszy. Il ne savait pas qu’elle était pleine de soldats. Sa mine ne plut pas. On le fouilla. On trouva sur lui un revolver et des papiers. On sut à qui on avait affaire. La prise était bonne, Vlassof fut ramené à Moscou et condamné à être fusillé. Sa sœur, blessée, qui avait appris son arrestation, le rejoignit. « Je ne veux pas, lui dit-elle, te laisser mourir tout seul. » Elle aussi fut condamnée. Avant l’exécution on leur offrit de leur bander les yeux, mais ils refusèrent, disant qu’ils voulaient rencontrer la mort face à face. L’ordre était de fusiller d’abord tous les autres révolutionnaires condamnés, puis Vlassof, puis sa sœur. C’est en vain que Vlassof demanda à mourir le dernier. Les camarades d’exécution se mettaient à genoux, sanglotaient avant de mourir. Vlassof embrassa sa sœur et vint se mettre à sa place de mort. Là, il s’adressa aux soldats : « Tout à l’heure, vous aurez à remplir votre devoir selon le serment que vous avez prêté. Remplissez-le honnêtement, comme j’ai rempli le mien !… Capitaine, commandez ![4] » La salve retentit. Vlassof est debout, les bras croisés sur la poitrine, sain et sauf : pas une balle ne l’a atteint ! Les soldats ne voulaient pas tirer sur lui. Il dut les sommer encore d’accomplir leur devoir, d’obéir à leur chef. Alors ils tirèrent, et il tomba. Il regardait sa sœur avec des yeux pleins d’horribles souffrances. Voyant qu’il vivait, et voulant paraître charitable, le capitaine, sur la prière d’Annouchka, s’approcha et coupa court aux souffrances du malheureux en lui tirant un coup de revolver dans l’oreille. Et ce fut le tour d’Annouchka. Elle se plaça d’elle-même auprès du cadavre de son frère, l’embrassa sur ses lèvres sanglantes, se releva et dit : « Je suis prête ! » Au moment où les fusils s’abaissaient, un officier accourait, apportant la grâce du tsar. Elle n’en voulait pas, et, elle que l’on n’avait pas attachée pour mourir, il fallut la lier pour qu’elle vécût !

Le prince Galitch, au milieu du silence angoissé de tous, allait ajouter quelques paroles de commentaire à son sinistre récit, mais Annouchka l’interrompit :

— L’histoire finit là ! dit-elle. Plus un mot, prince. Si je vous ai prié de la rapporter dans toute son horreur, si j’ai voulu devant vous revivre la minute atroce de la mort de mon frère, c’est pour que monsieur (son doigt désignait Gounsovski) sache bien, une fois pour toutes, que si j’ai dû à certaines heures subir une promiscuité qui m’a été imposée… maintenant que j’ai payé ma dette, en acceptant cet abominable souper, je n’ai plus rien à faire avec le pourvoyeur de bagne et de corde qui est ici !

Tous les convives s’étaient levés à cette invective. Seul, Rouletabille continuait son somme de brute. Gounsovski tremblait de rage et faisait un effort surhumain pour ne pas laisser échapper des paroles qu’il eût peut-être regrettées.

— Elle est folle !… murmurait-il. Elle est folle !… Qu’est-ce qu’il lui prend ?… Qu’est-ce qu’il lui prend ? Hier encore, elle était si… si aimable…

Et il bégayait, désolé, avec un rire affreux :

— Ah ! les femmes !… les femmes !… Et celle-ci, qu’est-ce que je lui ai fait ?

— Qu’est-ce que tu m’as fait, misérable ? Où sont Belachof ? Bartowsky ? Et Strassof ? Et Pierre Slütch ? tous les camarades qui avaient juré avec moi de venger mon frère ? Où sont-ils ? À quel gibet les as-tu fait pendre ?… Au fond de quelles mines les as-tu enfouis ? Mais encore tu faisais ton métier d’esclave !… Mais, mes amis, mes amis à moi, les pauvres camarades de ma vie d’artiste, les jeunes gens inoffensifs qui n’avaient commis d’autre crime que de venir me dire trop souvent que j’étais jolie et de croire qu’ils pouvaient converser en liberté dans ma loge !… Où sont-ils ?… Pourquoi m’ont-ils, tour à tour, quittée ?… Pourquoi ont-ils disparu ?… C’est toi, misérable, qui les guettais !… qui les espionnais… me faisant, sans que je m’en doute, ton horrible complice… m’associant à ta besogne. Fils de chienne !… Tu sais comment on m’appelle ?… tu le sais depuis longtemps et tu dois bien en rire !… Mais, moi, je ne le sais que de ce soir… comme je n’ai appris que ce soir tout ce que je te dois… Papier à mouches !… Papier à mouches !… Moi !… horreur !… Ah ! ta mère, tu entends !… Chien, fils de chienne !… Ta mère, quand tu es venu au monde… ta mère… (Là, elle lui lança l’injure la plus effroyable qu’un Russe peut jeter à la face d’un de la race homme.)

Elle tremblait et sanglotait de rage, crachait sa fureur, debout, prête à partir, enveloppée de son manteau comme d’un grand drapeau rouge. Elle était la statue de la haine et de la vengeance. Elle était horrible et terrible. Elle était belle. À la dernière suprême injure, Gounsovski tressaillit et sursauta comme s’il avait reçu, matériellement, un coup de fouet. Il ne regardait plus Annouchka, il fixait le prince Galitch. Et sa main le désigna :

— C’est celui-ci, dit-il d’une voix sifflante, qui t’a appris toutes ces belles choses.

— C’est moi ! fit le prince tranquillement.

Caracho ! glapit Gounsovski qui reconquit instantanément tout son sang-froid.

— Ah ! mais celui-là… tu n’y toucheras pas ! clama l’ardente fille de la Terre Noire. Tu n’es pas assez fort pour cela.

— Je sais que monsieur a beaucoup d’amis à la cour, avança avec un calme stupéfiant le chef de l’Okrana. Je ne veux pas de mal à monsieur. Vous parlez, madame, du sacrifice que l’on a dû faire de quelques-uns de vos amis. J’espère qu’un jour vous serez mieux renseignée et que vous comprendrez que j’en ai sauvé le plus que j’ai pu !

— Partons ! gronda Annouchka. Je lui cracherais à la figure…

— Oui, le plus que j’ai pu, reprit l’autre avec le geste habituel qui retenait ses lunettes. Et je continuerai. Je vous promets de ne pas causer plus de désagrément au prince qu’à sa petite amie, la bohémienne Katharina, avec laquelle il s’est montré si généreux tout à l’heure, sans doute parce que Boris Mourazo, lui paie trop peu les petites courses qu’elle fait chaque matin à la villa de Kristowsky Ostrow !…

À ces mots, le prince et Annouchka changèrent de physionomie. Leur colère tomba. Annouchka détourna la tête comme pour arranger le pli de son manteau. Galitch se contenta de hausser les épaules avec mépris en murmurant :

— Encore quelque abomination que vous nous ménagez, monsieur, mais à laquelle nous saurons répondre.

Après quoi il salua la société, prit le bras d’Annouchka et la fit passer devant lui. La porte, derrière eux, était restée ouverte. Gounsovski saluait, courbé en deux, longuement. Quand il se releva, il vit devant lui les trois figures ahuries et consternées de Thadée Tchichnikof, Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch.

— Messieurs, leur annonça-t-il, d’une voix blanche qui semblait ne pas lui appartenir, le moment est venu de nous séparer. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous avons soupé en amis et que, si nous voulons le rester, nous devons tous oublier ce qui s’est dit ici !

Les trois autres, effarés, protestaient déjà de leur discrétion. Il ajouta avec rudesse, cette fois : « Service du tsar ! » et les trois bégayèrent : « Que Dieu conserve le tsar ! » Après quoi, il les mit à la porte. Et la porte refermée : « Ma petite Annouchka, on ne se venge pas sans moi ». Il s’en fut tout de suite vers le canapé où gisait Rouletabille oublié. Il lui donna une tape sur l’épaule :

— Allons, debout ! ne faites pas celui qui dort ! Pas un instant à perdre. C’est ce soir qu’ils vont régler son affaire à Trébassof !…

Rouletabille était déjà sur ses jambes.

— Eh ! Monsieur ! fit-il, je ne vous attendais point pour m’apprendre cela !… Merci tout de même et bonsoir !…

Il fila. Gounsovski sonna. Un schelavieck se présenta.

— Dites que l’on peut ouvrir tous les cabinets des corridors, je ne les retiens plus ! (Ainsi furent délivrés les amis de Gounsovski qui veillaient près de là sur sa sécurité.)

Resté seul, le maître de l’Okrana s’épongea le front, se versa un grand verre d’eau glacée qu’il vida d’un trait. Après quoi, il dit :

— Koupriane aura de l’ouvrage ce soir, je lui souhaite bonne chance. Quant à eux, quoi qu’il arrive, je m’en lave les mains.

Et il se les frotta.

  1. Appartements.
  2. Le Parfum de la Dame en noir
  3. Incidents historiques lors des massacres de Bakou où se trouvait l’auteur.
  4. Ainsi s’exprimait Ouchlewsky avant de mourir et après avoir accompli des exploits égaux et singulièrement identiques à ceux de Vlassof.