IV

« ELLE EST MORTE, LA JEUNESSE DE MOSCOU ! »


Rouletabille se laissait conduire par la générale, à travers la nuit ; mais ses pieds tâtonnants et ses mains en apparence malhabiles prenaient un contact sérieux avec les choses. L’ascension du premier étage se fit dans le plus profond silence. On n’entendait plus cette sorte de gémissement lugubre qui avait si fort impressionné le jeune homme tout à l’heure.

La tiédeur, le parfum d’une chambre de femme… Et, là-bas, par delà deux portes ouvertes sur le cabinet de toilette faisant communiquer la chambre de la générale avec celle de Féodor… la lueur d’une veilleuse éclairant la couche sur laquelle est étendu le corps du tyran de Moscou… Ah ! il est effrayant à voir, cette nuit, avec ce jeu de clartés jaunes et d’ombres diffuses. Quelles arcades sourcilières profondes, quel masque de douleur et de menace, quelle mâchoire de sauvage venu des fonds de la Tartarie pour être le fléau de Dieu… et cette moustache épaisse, dure et flottante comme un crin de cheval. Ah ! voilà une figure qui ne déparerait pas la galerie des boyards à Kazan et le petit Rouletabille ne s’est jamais autrement imaginé Ivan le Terrible lui-même. Ainsi se présente, quand il dort, cet excellent Féodor Féodorovitch, le bon papa gâteau de la table de famille, l’ami de l’avocat célèbre pour son coup de fourchette et du marchand de bois goguenard, aimable chasseur d’ours, les joyeux Thadée et Athanase ; Féodor, l’époux fidèle de Matrena Pétrovna et le père adoré de Natacha, un brave homme qui a le malheur d’avoir de cruelles insomnies et des rêves plus épouvantables encore.

Dans le moment, un souffle rauque soulève, en un rythme inégal, sa rude poitrine et Rouletabille, penché au bord du cabinet de toilette, regarde… Mais ce n’est plus le général qu’il regarde : c’est quelque chose, là-bas, du côté du mur… du côté de la porte… Et le voilà qui s’avance si léger sur la pointe de ses bottines que le parquet le laisse passer sans plainte… Il n’y a de plainte, de plainte grandissante dans la chambre, que celle du souffle rauque soulevant la rude poitrine… Derrière Rouletabille, Matrena tend les bras comme si elle voulait le retenir, car elle ne sait, en vérité, où il va… Que fait-il ?… Pourquoi se courbe-t-il ainsi le long de la porte et pourquoi pose-t-il le pouce sur le parquet, tout contre la porte ?… Il se relève… Il revient… Il repasse devant le lit où gronde maintenant, comme un soufflet de forge, la respiration du dormeur… Matrena reprend son Rouletabille par la main. Et déjà elle l’entraîne, vite… dans le cabinet de toilette quand un gémissement les arrête :

— Elle est morte, la jeunesse de Moscou !

C’est le dormeur qui parle !… Cette bouche qui a donné des ordres si redoutables gémit. Et cette lamentation est encore une menace. Dans le sommeil d’halluciné versé à cet homme par l’impuissant narcotique, les paroles que prononce Féodor Féodorovitch sont, de toute évidence, par elles-mêmes, des paroles de deuil et de pitié ! Eh bien, ce grand diable de soldat, dont ni les balles ni les bombes ne peuvent venir à bout, a une façon de dire les choses qui les transforme tout à fait dans sa terrible bouche. On penserait à des accents de brutale victoire.

Matrena Pétrovna et Rouletabille ont penché leurs deux ombres accrochées l’une à l’autre à la porte ouverte sur la clarté jaune de la veilleuse et ils écoutent, avec effroi, ils écoutent… « Elle est morte, la jeunesse de Moscou !… On a balayé ses cadavres ! Il n’y a plus que la ruine des choses… et le Kremlin lui-même a fermé ses portes… pour ne pas voir… Elle est morte la jeunesse de Moscou !… »

Le poing de Féodor Féodorovitch s’est levé de dessus sa couche… on dirait qu’il va frapper… qu’il va tuer encore… et Rouletabille se tasse contre Matrena qui tremble, et il tremble comme elle devant cette vision formidable du tueur de la semaine rouge !…

La poitrine de Féodor a poussé un effrayant soupir et est redescendue sous le drap et le poing est retombé et la tête a roulé sur l’oreiller… Silence… Repose-t-il enfin ?… Non ! Non ! Il soupire, il râle à nouveau, il se retourne sur sa couche comme un damné dans la géhenne… et les mots écrits par sa fille — par sa fille — lui brûlent les yeux qui maintenant sont grands ouverts… les mots écrits sur le mur… qu’il lit sur le mur… les mots couleur de sang :

« Elle est morte, la jeunesse de Moscou ! Ils étaient allés si jeunes dans les campagnes et dans les mines…

» Et ils n’avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où il n’y eût des gémissements…

» Maintenant elle est morte la jeunesse de Moscou et on n’entend pas de gémissements, car ceux pour qui elle est morte n’osent même plus gémir ! »

… Mais, quoi ? la voix de Féodor ne menace plus… Sa poitrine halette comme celle d’un enfant qui pleure. Et c’est vraiment avec des sanglots dans la gorge qu’il dit la dernière strophe, la strophe traduite par sa fille sur l’album, en lettres rouges :

« La dernière barricade a vu se dresser la vierge de dix-huit hivers… la vierge de Moscou, fleur des neiges…

» … Qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés des balles par les soldats du tsar ?…

» Elle faisait l’admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant…

» Quelle tuerie !… Toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d’une lourde paupière de planches, pour ne pas voir !…

» Et le Kremlin lui-même a fermé ses portes… pour ne pas voir !…

» … La jeunesse de Moscou est morte ! »

— Féodor ! Féodor !

Elle l’avait pris dans ses bras, l’étreignait, le consolait, pendant qu’il râlait encore : « La jeunesse de Moscou est morte ! » et qu’il paraissait chasser avec des gestes insensés tout un peuple de fantômes. Elle l’écrasait sur sa poitrine, elle lui mettait les mains sur la bouche pour le faire taire ; mais lui disait : « Les entends-tu ?… Les entends-tu ?… Qu’est-ce qu’ils disent ?… Ils ne disent plus rien… Quel entassement de cadavres sous la bâche des traîneaux, Matrena ?… Regarde les jambes glacées des pauvres filles qui dépassent, et qui sortent toutes droites, comme des bâtons, des jupes de pilou, Matrena ! Regarde les jupes de pilou, raides comme des cloches, les pauvres jupes de pilou !… » Et puis ce fut tout un délire en russe qui parut plus affreux encore à Rouletabille parcequ’il ne le comprenait pas.

Et puis, soudain, Féodor se tut et repoussa assez durement Matrena Pétrovna.

— C’est cet abominable narcotique, fit-il avec un énorme soupir. Je n’en boirai plus. Je ne veux plus en boire.

D’une main, il montrait sur la table, derrière lui, le grand verre encore à demi plein du mélange soporifique où il trempait ses lèvres, chaque fois qu’il se réveillait… de l’autre, il essuyait son front en sueur. Matrena Pétrovna se tenait tremblante auprès de lui, tout à coup épouvantée à l’idée qu’il allait peut-être découvrir qu’il y avait là-bas, derrière la porte, quelqu’un qui avait vu et entendu le sommeil du général Trébassof ! Ah ! s’il devinait cela, son compte était bon ! Elle pouvait faire ses prières… elle était morte !…

Mais Rouletabille n’avait garde de donner signe de vie. C’est tout juste s’il respirait encore. Quelle vision ! Il comprenait maintenant l’émotion des amis du général quand Natacha lui avait chanté de sa voix si douce : « Bonne nuit ! Que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœur oppressé !… » Les amis avaient été certainement mis au courant, par cette vieille bavarde de Matrena, des insomnies du général et ils ne pouvaient s’empêcher de pleurer en entendant le souhait poétique de la charmante Natacha… « Tout de même, pensait Rouletabille, personne ne peut imaginer ce que je viens de voir… Elle n’est pas morte pour tout le monde, la jeunesse de Moscou… et, toutes les nuits, je sais maintenant une chambre où dans la clarté jaune de la veilleuse… elle ressuscite ! » Et le jeune homme, franchement, naïvement, regrettait d’être entré dans une affaire pareille ; d’avoir pénétré, bien inconsidérément, dans une histoire qui, après tout, ne regardait que les morts et le vivant. Pourquoi était-il venu se mettre entre les morts et le vivant ?… On lui disait : « Le vivant a fait tout son héroïque devoir… » Mais les morts, qu’est-ce qu’ils avaient fait, eux ?…

Ah ! Rouletabille maudissait sa curiosité, car, il se l’avouait maintenant, c’était le désir d’approcher le mystère révélé par Koupriane et de pénétrer une fois de plus, malgré tous les dangers, une étonnante et peut-être monstrueuse énigme, qui l’avait poussé jusqu’au seuil de la villa des Îles, qui l’avait jeté sur les mains frémissantes de Matrena Pétrovna en lui promettant son aide… Il avait montré de la pitié, certes ! de la pitié pour la détresse délirante de cette bonne héroïque dame… Mais, en lui, il y avait beaucoup plus de curiosité encore que de pitié… Et, maintenant, il fallait « payer », car il était trop tard pour reculer, pour dire lâchement : « Je m’en lave les mains ! » Il avait renvoyé la police et il restait seul entre le général et la vengeance des morts !… Il n’allait pas déserter peut-être !… Cette seule idée le redressa tout à coup, lui rendit toute sa présence d’esprit… Les circonstances l’avait amené dans un camp qu’il devait défendre coûte que coûte, à moins qu’il n’eût peur !

Le général reposait maintenant ou, du moins, les paupières closes, simulait le sommeil, sans doute pour rassurer la bonne Matrena qui, à genoux, à son chevet, avait conservé la main du terrible époux dans sa main. Bientôt, elle se leva et alla rejoindre Rouletabille dans sa chambre. Elle le conduisit dans une petite chambre d’ami où elle pria le jeune homme de se reposer. L’autre lui répliqua que c’était elle qui devait tenter de fermer les yeux. Mais, tout en émoi encore de ce qui venait de se passer, elle balbutiait :

— Non ! Non !… après une scène pareille, j’aurais des cauchemars, moi aussi !… Ah ! c’est affreux… surtout ! surtout ! cher petit monsieur… c’est le secret de la nuit !… Le malheureux !… Le malheureux !… Il n’en peut détacher sa pensée… c’est son pire châtiment immérité, cette traduction que Natacha a faite de ces abominables vers de Boris… Il la sait par cœur… elle est dans son cerveau et sur sa langue, toute la nuit, malgré les narcotiques… et il répète tout le temps : « C’est ma fille qui a écrit cela !… ma fille !… ma fille !… » C’est à pleurer toutes les larmes de son corps… Est-ce qu’un aide de camp d’un général, qui a tué lui aussi la jeunesse de Moscou, a le droit d’écrire des vers pareils et est-ce que c’est la place de Natacha de les traduire en beau français de poésie sur un album de jeune fille !… On ne sait plus ce qu’on fait aujourd’hui, quelle misère !…

Elle se tut, car ils venaient d’entendre distinctement le parquet qui craquait sous un pas, en bas, au rez-de-chaussée. Rouletabille arrêta net Matrena et sortit son revolver. Il eût voulu continuer tout seul le dangereux chemin, mais il n’en eut pas le temps. Comme le parquet craquait une seconde fois, la voix angoissée de Matrena, au-dessus du grand escalier, demanda tout haut en russe : « Qui est là ? » Et, aussitôt, la voix calme de Natacha répondit quelque chose dans la même langue. Alors, Matrena, de plus en plus tremblante, de plus en plus agitée, et restant toujours à la même place comme si elle était clouée sur sa marche d’escalier, dit, en français : « Oui, tout va bien, ton père repose. Bonne nuit, Natacha ! » On entendit les pas de Natacha qui traversaient le grand et le petit salon. Enfin, la porte de sa chambre se referma. Matrena et Rouletabille continuèrent de descendre en retenant leur souffle. Ils s’en furent dans la salle à manger et aussitôt Matrena fit jouer sa lanterne sourde dont elle dirigea le jet de lumière sur le fauteuil où s’asseyait toujours le général. Ce fauteuil occupait sa place ordinaire sur le tapis. Elle le repoussa et releva le tapis, mettant le parquet à nu ; alors, elle se mit à genoux et examina minutieusement le parquet ; puis elle se releva, essuyant son front en sueur, remit le tapis en place, repoussa le fauteuil et s’y laissa tomber avec un gros soupir.

— Eh bien ? demanda Rouletabille.

— Rien de neuf ! fit-elle.

— Pourquoi avez-vous appelé tout à l’heure ?

— Parce qu’il n’y avait point de doute pour moi que, seule, ma belle-fille pût, à cette heure, se trouver au rez-de-chaussée.

— Et pourquoi cet empressement à revoir le plancher ?

— Je vous en conjure, ne voyez point dans mes actes, cher petit enfant, des choses qui ne sauraient, qui ne doivent pas s’y trouver ! Cet empressement dont vous me parlez ne me quitte pas. Aussitôt que je le peux, je regarde le plancher.

— Madame, demanda encore le jeune homme, que faisait votre belle-fille dans cette salle ?

— Elle était venue y chercher un verre d’eau minérale ; la bouteille est encore sur la table.

— Madame, il est nécessaire que vous me précisiez ce que n’a pu que m’indiquer Koupriane… Si je ne me trompe pas… la première fois que vous avez été amenée à regarder le parquet, vous avez entendu du bruit, au rez-de-chaussée, comme il vient de nous arriver à l’instant même ?

— Oui, je vais tout vous dire puisqu’il le faut : c’était la nuit, après le coup du bouquet, mon cher petit monsieur, mon cher petit domovoï ; il me sembla entendre du bruit au rez-de-chaussée ; je descendis aussitôt et ne vis d’abord rien de suspect. Tout était bien fermé. J’ouvris tout doucement la porte de la chambre de Natacha. Je voulais lui demander si elle n’avait rien entendu, mais elle dormait si profondément que je n’eus pas le courage de la réveiller. Je poussai la porte de la véranda : tous les policiers, tous, vous entendez, dormaient à poings fermés. Je fis encore un tour dans les pièces et, ma lanterne à la main, j’allais sortir de la salle à manger quand je remarquai que le tapis, sur le parquet, avait un de ses coins mal en place. Je me baissai et ma main rencontra un gros pli du tapis près du fauteuil du général. On eût dit que l’on avait roulé maladroitement le fauteuil pour le replacer à l’endroit qu’il occupe ordinairement. Poussée par un sinistre pressentiment, je repoussai le fauteuil et je soulevai le tapis. À première vue, je n’aperçus rien ; mais, en examinant les choses de plus près, je vis qu’une latte du plancher ne s’encastrait pas aussi bien que les autres dans le plancher lui-même… Avec un couteau je pus légèrement soulever cette latte et je reconnus que deux clous qui la rattachaient à la poutre du dessous avaient été fraîchement enlevés. C’était tout juste si j’arrivais à soulever légèrement le bout de cette latte, sans pouvoir, par-dessous, glisser la main. Pour la soulever davantage il eût fallu ôter encore une demi-douzaine de clous… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Étais-je sur le point de découvrir quelque terrible et mystérieuse machination nouvelle ? Je laissai la latte reprendre sa place d’elle-même, je la recouvris avec soin du tapis, remis le fauteuil à sa place et, dès le matin, envoyai chercher Koupriane.

Rouletabille interrompit :

— Vous n’aviez, madame, parlé de cette découverte à personne ?

— À personne.

— Pas même à votre belle-fille ?

— Non, fit la voix voilée de Matrena, pas même à ma fille.

— Pourquoi ? demanda Rouletabille.

— Parce que, répondit Matrena après un moment d’hésitation, il y avait déjà assez de sujets d’épouvante à la maison. Je n’en ai pas plus parlé à ma fille que je n’en ai dit un mot au général. Pourquoi augmenter l’inquiétude qui nous fait déjà tant souffrir, bien qu’on n’en laisse rien paraître !…

— Et qu’est-ce qu’a dit Koupriane ?

— Nous avons regardé le parquet, en grand mystère. Koupriane glissa sa main plus habilement que je ne l’avais fait et constata qu’il y avait sous la latte, c’est-à-dire entre le parquet et le plafond des cuisines, une excavation qui permettait qu’on y mît bien des choses. Pour le moment, la latte était encore trop peu soulevée pour que la manœuvre fût possible. Koupriane, en se relevant, me dit : « Vous avez dû, madame, déranger la personne dans son opération. Mais nous sommes désormais les plus forts… Nous savons ce qu’elle fait et elle ignore que nous le savons. Faites comme si vous ne vous étiez aperçue de rien, ne parlez de cela à personne au monde et veillez !… Que le général continue de s’asseoir à sa place ordinaire et que nul ne se doute qu’on a découvert le commencement du travail. C’est le seul moyen dont nous puissions disposer pour avoir des chances qu’il continue… Tout de même, ajouta-t-il, je vais faire à nouveau circuler mes agents, la nuit, dans le rez-de-chaussée. Ce serait trop risquer que de laisser la personne continuer son travail, la nuit. Elle le continuerait si bien qu’elle pourrait le terminer… vous m’avez compris ? Mais, le jour, vous vous arrangerez pour que les pièces du rez-de-chaussée soient libres de temps en temps… Oh ! pas longtemps… mais de temps en temps… vous m’avez encore compris ?… » Je ne sais pourquoi, mais ce qu’il me disait là et la façon dont il me le disait m’effrayait encore plus que tout. Cependant, je suivis son programme. Or, trois jours plus tard, vers huit heures, alors que le service de nuit n’était pas encore organisé, c’est-à-dire à un moment où les policiers se trouvaient encore tous à faire leur service

La « datcha » et le jardin du général Trébassof

La « datcha » et le jardin du général Trébassof
Plan du premier étage

Plan du premier étage
Plan du rez-de-chaussée surélevé

Plan du rez-de-chaussée surélevé
dans le jardin et autour de la villa, et où j’avais par conséquent laissé le rez-de-chaussée, pendant que je couchais le général, parfaitement libre, je fus conduite comme malgré moi tout de suite dans la salle à manger ; je relevai le tapis et regardai le parquet. Trois nouveaux clous avaient été enlevés à la latte qui se soulevait déjà avec plus d’aisance et sous laquelle on apercevait déjà la cachette naturelle encore vide !…

Étant arrivée à ce point de son récit, Matrena s’arrêta, comme si, suffoquée, elle n’en pouvait dire davantage.

— Eh bien, demanda Rouletabille.

— Eh bien, je replaçai les choses en état comme toujours et fis une rapide enquête auprès des policiers et de leur chef : personne n’était entré, personne, vous m’entendez bien, au rez-de-chaussée. Personne non plus n’en était sorti.

— Comment voulez-vous que quelqu’un en soit sorti puisqu’il n’y avait personne !

— Je veux dire, fit-elle, dans un souffle, que Natacha, pendant ce laps de temps, était restée dans sa chambre… dans sa chambre qui est au rez-de-chaussée…

— Vous me paraissez très émue, madame, à ce souvenir… Pourriez-vous me préciser davantage la cause de votre émotion ?…

— Vous me comprenez bien ?… fit-elle, en secouant la tête.

— Si je vous comprends bien, je dois comprendre que, depuis la dernière fois que vous avez visité le parquet jusqu’à cette fois où vous avez constaté la disparition de trois nouveaux clous, nulle autre personne n’avait pu entrer dans la salle à manger que vous et votre belle-fille Natacha…

Matrena prit la main de Rouletabille comme elle faisait dans les grandes occasions.

— Mon petit ami, gémit-elle, il y a des choses auxquelles je ne peux pas penser… et auxquelles je ne peux plus penser quand Natacha m’embrasse… C’est un mystère plus épouvantable que tout… Koupriane m’a dit qu’il était sûr, absolument sur des agents qu’il m’envoyait ; ma seule consolation, voyez-vous, mon petit ami, je m’en rends bien compte maintenant que vous avez renvoyé ces hommes, ma seule consolation depuis ce jour-là, a été que Koupriane était moins sûr de ses hommes que je ne suis sûre de Natacha…

Et elle éclata en sanglots.

Quand elle se fut calmée, elle chercha Rouletabille auprès d’elle et ne le trouva plus. Alors elle s’essuya les yeux, ramassa sa petite lanterne sourde et, furtive, regagna son poste auprès du général…

À la date de ce jour, voici les notes que l’on relève sur le carnet de Rouletabille :

« Topographie : villa entourée d’un jardin sur trois côtés. Le quatrième donne directement sur un champ boisé s’étendant librement jusqu’à la Néva. De ce côté, le niveau du terrain est beaucoup plus bas, si bas que la seule fenêtre ouverte dans le mur (fenêtre du petit salon de Natacha au rez-de-chaussée) se trouve à la hauteur d’un second étage. Cette fenêtre est hermétiquement close par des volets de fer, retenus à l’intérieur par une barre de fer. — Amis : Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitch, Thadée le marchand de bois (gros souliers), Michel et Boris (fines bottines). — Matrena, amour sincère, héroïsme brouillon. — Natacha… inconnu. — Contre Natacha : n’est jamais là lors des attentats. À Moscou, lors de la bombe du traîneau, on ne sait où elle se trouve, et c’est elle qui devait accompagner le général (détail fourni par Koupriane que généreusement Matrena m’a caché). La nuit du coup du bouquet est la seule nuit où Natacha coucha hors de la villa. Coïncidence de la disparition des clous et de la seule présence, au rez-de-chaussée, de Natacha… dans le cas, bien entendu où Matrena ne les enlève pas elle-même. — Pour Natacha : ses yeux quand elle regarde son père. »

Et cette phrase bizarre :

« Ne nous emballons pas. Ce soir, je n’ai pas encore parlé à Matrena Pétrovna du petit trou d’épingle. » Ce petit trou d’épingle a été le plus grand soulagement de ma vie.