II

NATACHA


Dans la salle à manger, c’est le tour de Thadée Tchichnikof, de raconter des histoires de chasse. Ah ! c’est tout à fait le plus gros marchand de bois de l’antique Lithuanie, qui possède des forêts immenses et un grand amour pour Féodor Féodorovitch avec lequel il a joué tout enfant et qu’il a sauvé de l’ours qui se préparait à enlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève un chapeau de dessus une tête, tout simplement. En ce temps-là, le père de Féodor était gouverneur de Courlande, s’il vous plaît, par la grâce de Dieu et du Petit Père. Thadée, qui avait treize ans tout juste, avait tué l’ours d’un bon coup d’épieu et il était temps. Une grande amitié était née entre les familles à cause de ce coup d’épieu et, bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodor le considérait comme son frère et l’aimait comme tel. Maintenant Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provinces occidentales avec ses forêts à lui et sa haute stature et son visage gras, huileux, et son cou de taureau et sa panse rebondie. Il a tout quitté — toutes ses affaires, toute sa famille — lors du dernier attentat, pour venir serrer dans ses bras son vieux cher Féodor. Ainsi a-t-il fait à chaque attentat, sans en oublier un seul. C’est un ami fidèle. Mais il est désolé qu’on ne sache plus chasser l’ours comme au temps de sa jeunesse. D’abord, est-ce qu’il y a encore des ours en Courlande et des arbres ? Est-ce qu’il y a encore des arbres — ce qu’on appelle des arbres ? Car il les a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de Lithuanie, arbres géants qui projetaient leur ombre au loin jusque sur les créneaux des villes. Où sont-ils ?… Thadée s’amuse, bien sûr, car c’est lui qui les a coupés bien tranquillement pour en faire de la fumée de locomotive. C’est le progrès. Ah ! la chasse perd son caractère national, évidemment, avec les petits arbres qui n’ont pas le loisir de pousser… et c’est à peine si, dans ces jeunes forêts, on a le temps de tuer une paire de bécasses, en « tiaga », c’est-à-dire à l’affût. Or, à cet endroit de la divagation de Thadée, il y eut une grande complication de paroles parmi les convives à cause qu’il y a la tiaga du matin et la tiaga du soir, et ces messieurs ne pouvaient s’entendre sur la préférence qu’il faut accorder à l’une ou à l’autre. Le champagne coulait à flots quand Rouletabille, poussé par Matrena Pétrovna fit son entrée. Le général dont les regards, depuis quelques instants, retournaient assidûment à la porte, s’écria, comme il s’y était préparé :

— Ah ! mon cher Rouletabille !… Je vous attendais !… On m’avait dit que vous alliez venir à Pétersbourg !

Rouletabille alla lui serrer la main, comme à un ami que l’on retrouve, après une longue absence. Et le reporter fut présenté comme un vrai jeune ami de Paris avec qui on s’est bien amusé, lors du dernier voyage à la Ville Lumière. Tous demandèrent des nouvelles de Paris comme d’une chère connaissance.

— Comment va Maxim ? s’inquiéta l’excellent Athanase Georgevitch.

Thadée était allé une fois à Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les Françaises. Il dit, voulant être tout de suite aimable et appuyant sur chaque mot, et prononçant à la mode tudesque, car il était des provinces occidentales :

— Vos gogottes !… Monsieur… Ah ! vos gogottes !… on tirait tes femmes tu monte !

Matrena Pétrovna voulut le faire taire, mais l’autre faisait valoir son excuse et son droit d’apprécier le beau sexe en dehors de chez lui. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope.

Il fallut que Rouletabille dit ce qu’il pensait de la Russie, mais il n’avait pas encore ouvert la bouche qu’on la lui fermait :

— Permettez !… Permettez !… faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération, vous ne pouvez vous rendre compte… Il faut avoir vécu longtemps, dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur… La Russie, mon jeune monsieur, est encore pour vous lettre close…

— Évidemment ! soupirait Rouletabille…

— Eh bien, à votre santé !… Ce que je puis vous dire, pour le moment, sans trahir le secret de personne, c’est que c’est une bonne cliente pour ce qui est du champagne, eh ! eh ! continuait l’avocat avec un gros rire. Mais le plus fort buveur que j’aie rencontré était né sur les rives de la Seine, ma parole ! Tu l’as connu, Féodor Féodorovitch ? C’est ce pauvre Charles Dufour qui est mort, il y a deux ans, à la fête des officiers de la Garde. Il avait parié, en fin de banquet, qu’il boirait un verre plein de champagne à la santé de chacun des convives. Ils étaient soixante, en le comptant. Il commença de faire le tour de la table, et l’affaire alla merveilleusement jusqu’au cinquante-huitième verre compris. Mais au cinquante-neuvième, il y eut un grand malheur : le champagne vint à manquer. Ce pauvre, ce charmant, cet excellent Charles, saisit alors le verre de vin doré qui se trouvait dans la coupe du cinquante-neuvième, souhaita longue vie à cet excellent cinquante-neuvième, lui vida son verre, d’un coup, prit le temps de murmurer : Tokay 1807 ! et tomba raide mort. Ah ! celui-là aussi connaissait bien les marques, ma parole ! et il le prouva jusqu’à son dernier soupir. Paix à sa mémoire ! On s’est demandé de quoi il était mort. Pour moi, il est mort du fâcheux mélange, sans aucun doute. Il faut de la discipline en tout et pas de fâcheux mélanges. Un verre de champagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous ! À votre bonne santé, Matrena Pétrovna ! Du champagne, Féodor Féodorovitch ! Vive la France, monsieur !… Natacha, mon enfant, tu devrais nous chanter quelque chose. Boris t’accompagnerait sur la guzla. Et ton père serait content.

Tous les regards se tournèrent vers Natacha qui s’était levée.

Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille. Oui, ce fut tout d’abord la parfaite sérénité de ce visage qui l’étonna, le calme suprême, l’harmonie tranquille de ces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s’enrouler aux oreilles qu’ils cachaient. Son profil était très pur ; sa bouche n’était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu fortes et sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d’une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s’être réfugiée dans ses yeux qui étaient d’un bleu sombre et profond. L’impression que l’on recevait en voyant Natacha était fort complexe. Et l’on n’eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d’un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance.

Elle s’en fut décrocher la guzla et la tendit à Boris qui en tira tout de suite quelques sons plaintifs.

— Que voulez-vous que je vous chante ? demanda-t-elle, en s’appuyant au dossier du fauteuil où était étendu son père et en portant à ses lèvres la main du général qu’elle baisa filialement.

— Invente ! dit le général. Invente en français, à cause de notre hôte…

— Oui, pria Boris, improvisez comme l’autre soir…

Et déjà il faisait entendre sur son instrument une lente mélopée.

Natacha chanta en regardant son père :

« Quand le moment sera venu de nous séparer, à la fin du jour, que l’ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées…

» Que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœur oppressé…

» Que chaque moment de nos entretiens, ô père chéri ! laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie…

» Et quand ta pensée aura fui vers d’autres mondes, que mon image s’incline sur tes paupières endormies… »

Natacha avait une voix d’une grande douceur et son charme était pénétrant. Les paroles qu’elle modulait devaient avoir une signification précise pour l’assistance, car celle-ci manifestait une forte émotion et il y avait des larmes dans les yeux de tout le monde, excepté dans ceux de Michel Korsakof, le second officier d’ordonnance, qui parut à Rouletabille un homme au cœur solide et peu accessible aux doux sentiments :

— Féodor Féodorovitch, dit ce Michel, quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dans le gémissement de la guzla, Féodor Féodorovitch est un homme, un glorieux soldat qui peut dormir en paix, car il a bien travaillé pour la patrie et pour le tsar !…

— Oui ! Oui ! bien travaillé !… bien travaillé !… Glorieux soldat ! répétèrent Athanase Georgevitch et Ivan Pétrovitch… Il peut dormir en paix !…

— Natacha a chanté comme un ange, émit la voix timide de Boris, le premier officier d’ordonnance.

— Comme un ange, Boris Nikolaïvitch !… Mais pourquoi parle-t-elle de cœur oppressé ? Je ne vois pas le général Trebassof avec un cœur oppressé, moi !… ajouta avec force Michel Korsakof en vidant son verre.

— Nous non plus !… nous non plus ! firent les autres…

— Une jeune fille peut tout de même souhaiter une bonne nuit à son père ! déclara avec un certain bon sens Matrena Pétrovna. Natacha nous a tous émus, n’est-ce pas, Féodor Féodorovitch ?

— Eh ! j’ai pleuré ! avoua le général. Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre. Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeune ami.

— Ne croyez pas cela ! dit Rouletabille. Mademoiselle m’a profondément touché, moi aussi. C’est une artiste, une grande artiste. Et un grand poète, ajouta-t-il.

— Il est de Paris ! Il s’y connaît ! firent les autres.

Et l’on but.

Alors, ils parlèrent musique avec une grande connaissance des choses de l’Opéra. Tantôt l’un, tantôt l’autre se mettait au piano et rappelait quelque motif que les convives accompagnaient d’abord à mi-voix et puis en donnant du son, de toute force. Et puis l’on buvait encore avec un parfait fracas de paroles et de gaieté. Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch se levèrent pour embrasser le général sur la bouche. Rouletabille avait devant lui de grands enfants qui s’amusaient avec une innocence incroyable et qui buvaient d’une façon plus incroyable encore. Matrena Pétrovna fumait sans s’arrêter des cigarettes de tabac blond, se levait à chaque instant, allait faire un petit tour inquiet dans les salles et, après avoir interrogé les domestiques, considérait longuement Rouletabille qui ne bougeait pas, lui, attentif aux paroles et aux gestes de chacun. Enfin, en soupirant, elle s’asseyait auprès de Féodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe. Michel et Natacha, dans un coin, étaient en grande conversation et Boris regardait de leur côté avec impatience tout en grattant sa guzla. Mais ce qui frappait par-dessus tout le jeune esprit de Rouletabille, c’était assurément l’aspect peu farouche du général. Il ne s’était pas représenté le terrible Trébassof avec cette bonne mine paternelle sympathique. Des journaux de Paris avaient donné de lui des portraits redoutables, plus ou moins authentiques, mais où l’art du photographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudes traits d’un boïard peu accessible à la pitié. Ces images, du reste, étaient en parfait accord avec l’idée que l’on était en droit de se faire de l’exécuteur des hautes œuvres du gouvernement du tsar, à Moscou, de l’homme qui, pendant huit jours — la « semaine rouge » — avait fait tant de cadavres d’étudiants et d’ouvriers que les salles des facultés et les usines avaient vainement depuis ouvert leurs portes… Il eût fallu ressusciter les morts pour peupler ces déserts ! Jours terribles de bataille où de part et d’autre on ne connaissait que le massacre et l’incendie, où Matrena Pétrovna et sa belle-fille Natacha (on avait raconté cela encore dans les journaux), étaient tombées à genoux devant le général pour obtenir la grâce des derniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de Presnia, — grâce qui, du reste, leur avait été refusée. « La guerre, c’est la guerre, leur avait répondu le général avec une logique irréfutable. Comment voulez-vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendent pas ? » Il fallait, en effet, accorder cette justice à ces jeunes gens des barricades qu’ils ne s’étaient pas rendus et cette autre justice à Trébassof qu’il les avait proprement fusillés. « Si j’avais écouté mon intérêt, avait expliqué le général à un journaliste de Paris, j’aurais été, avec ces messieurs, doux comme un mouton, et, à l’heure actuelle, je ne serais pas condamné à mort. Après tout, je ne sais pas ce que l’on me reproche : j’ai servi mon maître comme un brave et loyal sujet, sans plus et, après la bataille, j’ai laissé à d’autres le soin d’aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères. On parle de la répression de Moscou : parlez-nous donc, monsieur le Parisien, de la Commune. Voilà une besogne que je n’aurais point faite, de massacrer dans des cours un peuple d’hommes, de femmes et d’enfants qui ne résiste plus. Je suis un rude et fidèle soldat de Sa Majesté, mais je ne suis pas un monstre et j’ai le sentiment de la famille, mon cher monsieur. Dites-le à vos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plus rien, car j’aurais l’air de regretter d’être condamné à mort… et la mort, je m’en f…  ».

Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c’était cette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait si tranquillement apprécier la vie. Quand le général n’encourageait pas la gaieté de ses amis, il s’entretenait avec sa femme et sa fille qui l’adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains, et il paraissait parfaitement heureux. Avec son énorme moustache grisonnante, son teint haut en couleur, ses petits yeux rieurs et perçants, il paraissait le type accompli du papa gâteau.

Le reporter examinait ces types si différents et faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui lui servit, du reste, à s’établir définitivement dans l’estime des hôtes de la datcha des Îles. Mais, en réalité, il donnait tout à dévorer à un énorme chien boule-dogue qui, sous la table, lui faisait mille amitiés. Comme Trébassof avait prié ses amis de laisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie, on ne s’occupait plus de lui. Enfin, la musique avait fini par distraire l’attention de tous et, à un certain moment, Matrena Pétrovna fut bien effrayée, en tournant la tête vers la place du jeune homme, de ne plus voir de Rouletabille. Où était-il passé ?… Elle sortit, s’en fut dans la véranda, n’osa pas appeler, revint dans le grand salon, et trouva le reporter dans le moment qu’il sortait du petit salon.

— Où étiez-vous ? demanda Matrena.

— Ce petit salon est tout à fait charmant et décoré avec un art exquis, complimenta Rouletabille. On dirait un boudoir.

— Il sert, en effet, de boudoir à ma belle-fille dont la chambre donne directement sur ce petit salon ; vous voyez la porte ici… c’est tout à fait exceptionnellement qu’on y a dressé la table des zakouskis ; mais la véranda, depuis quelque temps, était devenue la pièce de la police.

— Votre chien, madame, est de bonne garde ? demanda Rouletabille, en caressant la bête qui l’avait suivi.

— Khor est fidèle et nous a toujours bien gardés, les autres années.

— Il se repose donc, maintenant ?

— Vous l’avez dit, mon petit ami. C’est Koupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu’il n’aboie plus la nuit. Koupriane craignait certainement, si on le laissait en liberté, qu’il ne dévorât quelqu’un de ses policiers, ce qui pouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin. Je voulus alors qu’il couchât dans la maison ou devant la porte de son maître, ou même au pied du lit, mais Koupriane m’a répliqué : « Non, non, pas de chien !… Ne comptez pas sur le chien !… Il n’y a rien de plus dangereux que de compter sur le chien ! » Alors, on a enfermé Khor, la nuit, mais je n’ai pas compris Koupriane…

— M. Koupriane avait raison, fit le reporter. Les chiens ne sont bons que contre les étrangers.

— Oh ! soupira la bonne dame, en détournant les yeux, Koupriane connaît bien son métier, il pense à tout… Venez, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle eût voulu masquer son embarras… et ne sortez plus comme cela sans me prévenir… on vous réclame dans la salle…

— J’exige tout de suite que vous me parliez de cet attentat…

— Dans la salle, dans la salle !… C’est plus fort que moi, fit-elle, en baissant la voix, je ne puis pas laisser seul le général sur le parquet !

Elle poussa Rouletabille dans la salle où ces messieurs se racontaient d’étranges histoires de kouliganes[1] qui les faisaient rire à grand bruit. Natacha conversait toujours avec Michel Korsakof ; Boris, qui ne les quittait pas des yeux, était d’une pâleur de cire au-dessus de sa guzla qu’il râclait de temps à autre, inconsciemment. Matrena fit asseoir Rouletabille sur un coin du canapé, près d’elle, et, comptant sur ses doigts comme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans ses calculs domestiques :

— Il y a eu trois attentats, dit-elle… Deux, d’abord, à Moscou. Le premier est arrivé bien simplement. Le général savait qu’il était condamné à mort. On lui avait apporté, au palais, dans l’après-midi, les affiches révolutionnaires qui apprenaient la nouvelle à la population de la ville et des campagnes. Aussitôt Féodor, qui s’apprêtait à sortir, renvoya son escorte. Et il commanda qu’on lui attelât le traîneau. Je lui demandai en tremblant quel était son dessein ; il me répondit qu’il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous les quartiers de la ville pour montrer aux Moscovites qu’on n’intimide pas facilement un gouverneur nommé selon la loi par le Petit Père et qui a la conscience d’avoir fait tout son devoir. On approchait de quatre heures. On touchait à la fin de la journée d’hiver, qui avait été claire et transparente et très froide. Je m’enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau à côté du général, qui me dit : « C’est très bien, Matrena, cela fera un très bon effet sur ces imbéciles. » Et nous voilà partis. D’abord, nous descendons le long de la Naberjnaïa. Le traîneau filait comme le vent. Le général donna un grand coup de poing dans le dos du koudchar, en lui criant : « Tout doucement, imbécile, on va croire que nous avons peur !… » Et c’est presque au pas que, remontant derrière l’église de la Protection et de l’Intercession, nous arrivâmes sur la place Rouge. Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés, et, après nous avoir reconnus, s’étaient empressés de s’enfuir. Sur la place Rouge, il n’y avait personne qu’un groupe de femmes devant la Vierge d’Ibérie. Ces femmes, aussitôt qu’elles nous eurent aperçus et qu’elles eurent reconnu l’équipage du gouverneur, se dispersèrent comme une bande de corneilles en jetant des cris d’effroi. Féodor riait si fort que son rire, sous la voûte de la Vierge, semblait faire trembler les pierres. J’en étais moi-même toute réconfortée, mon petit monsieur. Notre promenade continuait sans incidents remarquables. La ville était presque déserte. On était encore trop sous le coup de la bataille des rues. Féodor disait : « Ah ! Ils font le vide devant moi ; ils ne savent pourtant pas combien je les aime. » Et, tout le long de la promenade, il me dit encore des choses charmantes et délicates.

» Enfin, nous parlions doucement sous les fourrures, dans le traîneau, quand on passa de la place Koudrinsky dans la rue Koudrinsky, exactement. Il était quatre heures juste et une légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée ; on n’apercevait plus les maisons que comme des grandes boîtes d’ombre à droite et à gauche. On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillard calme. Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s’agitaient devant nous, avec des gestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courts paraissaient énormes et s’abattaient comme des bûches sur d’autres ombres. Le général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s’agissait. Je descendis avec lui. C’étaient des soldats du fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, un jeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque. Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Il pouvait bien avoir neuf ans, au plus. L’autre, le jeune homme, se tenait tout droit et marchait sans répondre même par une plainte, aux coups de lanière qui venaient le fouetter. J’étais outrée. Je ne laissai point le temps à mon mari d’ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement : « Tu n’as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre ! » Le général me donna raison. Alors, le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un lieutenant dans la rue en déchargeant un revolver qu’il nous montra, qui était le plus gros que j’aie jamais vu, et qui devait, pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon. C’était incroyable.

» — Et l’autre, demanda le général, qu’est-ce qu’il a fait ?

» — C’est un étudiant dangereux, répondit le sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier parce qu’il l’avait promis à la propriétaire de la maison qu’il habite, pour lui éviter qu’on ne démolisse sa maison à coups de canon.

» — Mais c’est très bien, cela ! Pourquoi le battez-vous ?

» — Parce qu’on nous a dit que c’est un étudiant dangereux.

» — Ça n’est pas une raison, répondit sagement Féodor. Il sera fusillé s’il l’a mérité, et le petit enfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donné des fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pour fouetter la foule qui n’obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans ce cas-là, on vous crie : « Chargez ! » et vous savez ce que vous avez à faire. Vous m’avez compris ? termina Féodor d’une voix rude. Je suis le général Trébassof, votre gouverneur.

» Ce que venait de dire là, Féodor, était tout à fait humain ; eh bien, il en fut bien mal récompensé, bien mal, en vérité. Et l’étudiant était vraiment dangereux, car il n’eût pas plutôt entendu mon mari dire : « Je suis le général Trébassof, votre gouverneur », qu’il s’écria : « Ah ! c’est toi, Trébassof », et qu’il sortit un revolver d’on ne sait où, et le déchargea entièrement sur le général, presque à bout portant. Mais le général ne fut pas atteint, heureusement, ni moi non plus, qui étais à son côté et qui m’étais jetée sur le bras de l’étudiant pour le désarmer, et qui fus roulée aux pieds des soldats dans la bataille qu’ils livraient autour de l’étudiant pendant que le revolver se déchargeait toujours. Il y eut, du coup, trois soldats tués. Vous comprenez que les autres étaient furieux. Ils me relevèrent avec des excuses, et, tout de suite, se mirent à donner des coups de bottes et de cannes dans les reins de l’étudiant qui avait, lui aussi, roule par terre, et le sous-officier lui cingla la figure d’un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deux yeux. C’est là-dessus que Féodor donna un grand coup de poing sur la tête du sous-officier, en lui disant : « Tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai dit ? » Le soldat, assommé, tomba, et Féodor le coucha lui-même dans le traîneau avec les morts. Puis il se mit en tête des soldats et ramena le détachement à la caserne. Moi, je formais l’arrière-garde. Une heure après, nous revenions au palais. Il faisait tout à fait nuit et, presque sur le seuil du palais, nous avons été passés par les armes d’une petite troupe de révolutionnaires qui défilait à toute allure dans deux traîneaux, et qui disparurent dans la nuit et qu’on n’a pas pu rattraper. « J’avais une balle dans ma toque. Le général n’avait rien encore, mais nos fourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats morts qu’on avait oublié d’éponger dans le traîneau. Voilà le premier attentat qui ne signifie pas grand’chose, affirma Matrena, car nous étions encore en pleine guerre… Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on est entré dans l’assassinat… »

À ce moment, Ermolaï entrait avec quatre bouteilles de champagne sous les bras, et Thadée tapait sur le piano comme un sourd.

— Allez vite… madame… le second attentat ?… fit Rouletabille, qui prenait des notes hâtives sur sa manchette, tout en ne cessant de regarder les convives et d’écouter Matrena des deux oreilles…

— Le second a eu lieu encore à Moscou. Nous avions fait un joyeux dîner, car nous pensions bien que les beaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient la paix de vivre, et Boris avait gratté de la guzla en chantant des chansons d’Orel pour me faire plaisir, car c’est un brave garçon sympathique. Natacha était passée on ne sait où. Le traîneau nous attendait devant la porte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracas épouvantable, et nous sommes jetés dans la neige, le général et moi. Il ne restait plus trace du traîneau, ni du cocher ; les deux chevaux étaient éventrés, deux magnifiques chevaux pie, mon cher petit monsieur, auxquels le général tenait beaucoup. Quant à Féodor, il avait des blessures profondes à la jambe droite ; le mollet était presque en bouillie. Moi, l’épaule un peu arrachée, presque rien. La bombe avait dû être déposée sous le siège du malheureux cocher dont on ne retrouva que le chapeau au milieu d’une mare de sang. À la suite de cet attentat, le général resta deux mois au lit. C’est le deuxième mois que l’on arrêta deux dvornicks que j’avais surpris, une nuit, sur le palier du premier étage où ils n’avaient que faire, et je jurai bien, à la suite de cela, de faire venir, pour nous servir, nos vieux domestiques d’Orel. Il fut établi que les dvornicks en question avaient des accointances avec des révolutionnaires ; alors, on les a pendus. L’empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s’achèverait dans le midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des Îles. Depuis notre arrivée, il ne s’est guère passé de jour où le général n’ait reçu quelque lettre anonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires. Il est brave et n’a fait qu’en sourire ; mais moi, je savais bien que tant que nous serions en Russie, nous n’aurions pas une seconde de sécurité. Aussi, je veillais sur lui à toute minute, et ne le laissais approcher que de ses amis intimes et de sa famille. J’avais fait venir ma vieille gniagnia qui m’a élevée, Ermolaï, et les dvornicks d’Orel. C’est sur ces entrefaites qu’il y a deux mois le troisième attentat survint. C’est certainement, de tous, celui qui m’a le plus épouvantée, car il commençait de déceler un mystère qui n’est pas encore, hélas ! éclairci…

… Mais Athanase Georgevitch devait en avoir raconté une « bien bonne » car tous s’esclaffaient. Féodor Féodorovitch s’amusait tellement qu’il en avait les larmes aux yeux. Rouletabille se disait, pendant que Matrena parlait :

— Je n’ai jamais vu des gens aussi gais, et, cependant, ils n’ignorent point qu’ils courent parfaitement le risque de sauter tous, à l’instant même !…

Le général, qui n’avait cessé d’observer Rouletabille, lequel observait tout le monde, lui dit :

— Eh ! eh ! monsieur le journaliste, vous nous trouvez gais ?

— Je vous trouve braves, dit Rouletabille, en baissant la voix.

— Pourquoi donc ? fit en souriant Féodor Féodorovitch.

— Je vous demande pardon de songer à des choses que vous semblez avoir tout à fait oubliées…

Et il lui montra la jambe victime de l’avant-dernier attentat.

— C’est la guerre ! c’est la guerre ! fit l’autre… Une jambe par-ci, un bras par-là !… Mais, vous voyez bien… on s’en tire tout de même… Ils finiront bien par se lasser et me ficher la paix… À votre santé, mon ami…

— À votre santé, général.

— Vous comprenez, continua Féodor Féodorovitch, il ne faut pas vous extasier : c’est notre métier à nous de défendre l’empire au péril de notre vie. Et nous trouvons ça tout naturel. Seulement il ne faut pas non plus crier à l’ogre. Des ogres, j’en ai connu dans l’autre camp, et qui parlaient d’amour tout le temps, qui ont été plus féroces que vous ne pourriez l’imaginer. Tenez ! ce qu’ils ont fait de mon pauvre ami, le chef de la Sûreté Bolchlikof, est-ce recommandable, en vérité ? En voilà encore un qui était brave. Le soir, sa besogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des Loups. Croyez-vous que cet appartement n’était même pas gardé ! Pas un soldat ! pas un gardavoï ! Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine de révolutionnaires, après avoir chassé les dvornicks terrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe à la porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veut parler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et ses enfants, fous d’épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort ! En voilà une fin de dîner !…

En entendant ces mots, Rouletabille pâlit et ses yeux se dirigent vers la porte comme s’il redoutait de voir celle-ci s’ouvrir, livrant passage aux farouches nihilistes dont l’un, un papier à la main, se dispose à lire la sentence de mort à Féodor Féodorovitch. L’estomac de Rouletabille n’est pas encore fait à la digestion de pareilles histoires. Le jeune homme est bien près de regretter d’avoir pris cette terrible responsabilité d’éloigner, momentanément, la police… Après ce que lui a confié Koupriane de ce qui se passait dans cette maison, il n’a pas hésité à risquer ce coup plein d’audace… mais tout de même, tout de même, ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d’un repas, la sentence de mort à la main… cela le retourne… lui chavire le cœur… Ah ! c’est un coup d’audace ! c’est un coup d’audace d’avoir chassé la police ! …

— Alors, demande-t-il, surmontant son émoi, et reprenant comme toujours confiance en lui-même… alors… qu’est-ce qu’ils ont fait, après cette lecture ?

— Le chef de la Sûreté savait qu’il n’avait aucune grâce à attendre. Il n’en demanda pas. Les révolutionnaires ordonnèrent à Boïchlikof de dire adieu à sa famille. Il releva sa femme, ses enfants, les embrassa, leur conseilla le courage et dit aux autres qu’il était prêt. On le fit descendre dans la rue. On le colla contre le mur. Une salve retentit. La femme et les enfants étaient à la fenêtre qui regardaient. Ils descendirent chercher le corps du malheureux troué de vingt-cinq balles.

— C’est exactement le chiffre des blessures que l’on avait relevées sur le corps du petit Jacques Zlovikszky, fit entendre la voix calme de Natacha.

— Oh ! toi, tu leur trouves toujours des excuses… bougonna le général… Le pauvre Boïchlikoff a fait son devoir comme j’ai fait le mien !…

— Toi, papa, tu as agi comme un soldat ! Voilà ce que les révolutionnaires ne devraient pas oublier !… Mais ne crains rien pour nous, père, car s’ils te tuent, nous mourrons tous avec toi !…

— Et gaiement encore !… déclara Athanase Georgevitch. Ils peuvent venir ce soir. On est en forme !…

Sur quoi Athanase remplit les verres.

— Cependant, permettez-moi de dire, émit timidement le marchand de bois Thadée Tchichnikof, permettez-moi de dire que ce Boïchlikof a été bien imprudent.

— Dame, oui ! gravement imprudent, approuva Rouletabille. Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnes balles dans le corps d’un enfant, on doit précieusement se garder chez soi si on veut souper en paix…

Ce disant, il toussa, car il se trouvait passablement du toupet, après ce qu’il avait fait de la garde du général, d’émettre de pareilles conclusions…

— Ah ! s’écria avec vigueur Athanase Georgevitch, de sa plus belle voix du tribunal… Ah !… ce n’était point de l’imprudence ! C’était du mépris de la mort ! Oui, c’est le mépris de la mort qui l’a tué. Comme le mépris de la mort nous conserve tous, en ce moment, en parfaite santé… À la vôtre, mesdames, messieurs !… Connaissez-vous quelque chose de plus beau, de plus grand au monde que le mépris de la mort ? Regardez Féodor Féodorovitch et répondez-moi ! Superbe, ma parole ! superbe !… À la vôtre !… Les révolutionnaires qui ne sont pas tous de la police seront de mon avis en ce qui concerne nos héros. Ils peuvent maudire les tchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d’en haut ; mais ceux qui ne sont pas de la police (il y en a, je crois, quelques-uns), ceux-là reconnaîtront que des hommes comme le chef de la Sûreté, notre défunt ami, sont braves.

— Certes ! amplifia le général. Désignés à tous les coups, il leur faut, pour se promener dans un salon, plus d’héroïsme qu’à un soldat sur le champ de bataille…

— J’ai approché quelques-uns de ces hommes-là, reprit Athanase qui s’exaltait. J’ai retrouvé partout chez eux la même imprudence, si vous voulez, comme dit le jeune Français. Quelques jours après l’assassinat du grand maître de la police de Moscou, qui fut tué dans son salon, à coups de revolver, je fus reçu par son successeur à la place même où l’autre avait été assassiné. Il ne prit pas plus de précautions pour moi, qu’il ne connaissait pas, que pour les quelques gens de la classe moyenne qui venaient lui présenter leurs suppliques. C’était pourtant dans des conditions absolument identiques que son prédécesseur avait été abattu. Avant de le quitter je considérai le parquet où s’était traînée si récemment une agonie. On avait mis là un petit tapis, et sur ce tapis une table, et sur cette table il y avait un livre. Savez-vous lequel ? Chaussettes pour dames, de Willy… Et… Et allez donc ! À votre santé, Matrena Pétrovna ! Nichevô !…[2]

— Vous-mêmes, mes amis, déclara le général, faites preuve d’un grand courage en venant partager avec moi les quelques heures qui me restent à vivre…

— Nichevô ! Nichevô ! c’est la guerre !…

— Oui, c’est la guerre !…

— Oh ! il ne faut pas nous dorer sur tranche, Athanase ! réclama Thadée, modestement, quel danger courons-nous ici ? Nous sommes bien gardés !

— Nous sommes gardés par le doigt de Dieu, déclara Athanase, car la police… ne me donne pas confiance.

Michel Korsakof qui était allé faire un tour dans le jardin, entra :

— Réjouissez-vous donc, Athanase Georgevitch, fit-il. Il n’y a plus de policiers à la villa.

— Où sont-ils ? demanda, inquiet, le marchand de bois.

— Un ordre de Koupriane est venu les chercher ! expliqua Matrena Pétrovna qui faisait de gros efforts pour paraître calme.

— Et ils ne sont pas remplacés ? interrogea Michel.

— Non ! c’est incompréhensible… Il a dû y avoir confusion dans les ordres donnés… ajouta Matrena en rougissant, car elle ne savait pas mentir et c’était bien à contrecœur qu’elle inventait cette fable sur l’ordre de Rouletabille.

— Eh bien, tant mieux !… conclut le général… Ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelque temps de ces gens-là !…

Athanase fut naturellement de l’avis du général ; et, comme Thadée et Ivan Pétrovitch et les officiers s’offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la police absente, Féodor Féodorovitch surprit un geste de Rouletabille qui repoussait l’idée de cette garde nouvelle :

— Non ! Non ! s’écria le général, en prenant sa voix bourrue. Vous vous retirerez à l’heure ordinaire… je veux maintenant rentrer dans l’ordinaire des choses, ma parole !… vivre comme à l’ordinaire !… on verra bien !… on verra bien !… C’est une affaire arrangée entre Koupriane et moi !… Koupriane est moins sûr de ses hommes, après tout, que je ne le suis de mes domestiques… Vous m’avez compris… Je n’ai point besoin d’en dire plus long… Vous irez vous coucher… et nous dormirons tous… c’est l’ordre ! Du reste, il ne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deux pas d’ici, au coin de la route et que nous n’avons qu’un signal à faire pour qu’ils accourent tous !… Mais plus d’agents secrets, plus de police spéciale. Non ! non ! Bonsoir ! Allez vous coucher.

Ils n’insistèrent pas ! Quand Féodor avait dit : c’est l’ordre, il n’y avait plus de place, même pour un mot de politesse… Mais, avant de s’aller coucher, on s’en fut dans la véranda où les liqueurs étaient servies, toujours par le brave Ermolaï. Matrena poussa jusque-là le fauteuil roulant du général, qui répétait :

— Non, non ! plus de ces gens-là ! plus de policiers ! Ça porte malheur !…

— Féodor ! Féodor ! soupira Matrena que l’inquiétude gagnait malgré tout, ils veillaient sur ta chère vie !

— Elle ne m’est chère qu’à cause de toi, Matrena Pétrovna…

— Et rien pour moi, papa ?… fit Natacha.

— Oh ! Natacha !…

Il leur embrassa les mains à toutes deux. C’était un touchant spectacle de famille.

De temps en temps, pendant qu’Ermolaï versait des liqueurs, Féodor tapait de la main sur l’appareil qui lui enveloppait la jambe…

— Ça va mieux, disait-il… Ça va mieux !

Et puis une grande mélancolie se répandit sur son rude visage, et il regarda le soir descendre sur les îles, le soir doré de Saint-Pétersbourg.

On n’avait pas encore atteint tout à fait la période de ce qu’on appelle là-bas : les nuits blanches, nuits qui ne connaissent point de ténèbres ; mais qu’elles étaient belles déjà ces nuits de clarté caressées, au golfe de Finlande, presque en même temps, par les derniers et les premiers rayons du soleil ! De la véranda, on apercevait un des plus beaux coins des îles et l’heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée, étaient encore tout près de la nature. Ce fut lui, le premier, qui réclama de Natacha :

— Natacha ! Natacha !… Chante-nous ton Soir des Îles…

La voix de Natacha monte au-dessus de la paix des îles, sous le dôme léger et transparent de la nuit rose… et la guzla de Boris l’accompagne… Natacha chante :

« … Voici la nuit des Îles… au nord du monde… Le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre…

» Nuits faites du baiser rose que l’aurore donne au crépuscule…

» … Et l’air de la nuit est doux et frais, au-dessus du frisson du golfe, comme l’haleine des jeunes filles du nord du monde…

» … Entre les deux horizons enflammés, plonge et resurgit aussitôt et roule le soleil, disque rebondissant des dieux du nord du monde…

» … Dans cet instant, ami, où dans les ombres du soir rose, je suis seule à te voir… Réponds !… Réponds !… Réponds d’un soupir moins timide au salut accoutumé du bonsoir !

» … Le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre, au nord du monde ! »

Ah ! comme Boris Nikolaïovitch et Michel Korsakof la regardent chanter !… En vérité, on ne soupçonne jamais la tempête ou l’amour qui couve dans un cœur slave, sous une tunique de soldat… même quand un soldat joue bien sagement de la guzla, comme le correct Boris, ou qu’il allonge, d’un geste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, comme Michel, l’indifférent.

Natacha ne chante plus et on l’écoute encore… les convives de la terrasse tendent encore vers elle une oreille charmée… et les petits bonshommes de porcelaine, assis sur les pelouses du jardin à la mode des Îles, voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendre glisser le soupir harmonieux de Natacha dans les nuits roses du nord du monde… Pendant ce temps, Matrena Pétrovna erre, dans la maison, de la cave au grenier, veillant sur l’époux comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître… et cherchant partout Rouletabille qui a encore disparu…

  1. Brigands des rues.
  2. Cela ne fait rien !… qu’importe ?