XX

LE TSAR


« Je l’ai échappé belle ! » s’écria Rouletabille en se retrouvant, au milieu de la nuit, au coin du canal Katherine et d’Aptiekarski pereoulok, cependant que la mystérieuse voiture qui l’avait amené repartait à toute allure du côté des Grandes Écuries… « Quel pays !… Quel pays !… »

Il courut d’une traite à la Grande Morskaïa, qui était près de là, entra dans l’hôtel comme une bombe, jeta l’interprète hors de sa paillasse, lui demanda « de quoi écrire », sa note et l’heure du train pour Tsarskoïe-Selo. Et comme l’interprète lui disait qu’on ne pouvait pas avoir de note à cette heure-ci, qu’il ne pouvait pas le laisser partir sans passeport et qu’il n’y avait plus de train pour Tsarskoïe-Selo, Rouletabille se livra à un chambard qui réveilla tout l’hôtel. Les voyageurs, craignant encore « un scandale », restèrent enfermés dans leur chambre. Mais M. le directeur descendit, tremblant, aux nouvelles. Quand il sut « de quoi il retournait », il voulut faire le malin, mais Rouletabille, qui avait vu jouer Michel Strogoff, lui lança un « service du tsar » qui le rendit immédiatement docile comme un mouton. Il prépara la note du jeune homme et lui donna son passeport qu’on avait apporté de la police dans l’après-midi. Rouletabille écrivit rapidement à l’adresse de Koupriane un mot dont le directeur de l’hôtel fut chargé et qu’il devait lui faire parvenir sans perdre une minute… et « sous peine de mort », assura le gamin, qui n’ajouta pas qu’il s’agissait de la sienne. Puis, ayant constaté sur l’indicateur qu’en effet le dernier train pour Tsarskoïe-Selo était parti, il commanda une voiture et courut à sa chambre faire sa malle.

Et lui, ordinairement si méticuleux, si soigneux de ses affaires, entassa tout à la diable, linge, vêtements, à coups de poing, à coups de pied !… Pan ! pan ! ça le soulage après les émotions qu’il vient de traverser. « Quel pays ! ne cesse-t-il de grogner. Quel pays !… »

Allons, la voiture est prête : deux de ces petits chevaux finlandais dont il connaît le courage… un méchant isvô qui fera tout de même l’affaire… La malle !… et des roubles aux domestiques… « Spacibo ! barine… Spacibo ! »… (Merci.) Ah ! tous ces roubles, quand donc ne lui en restera-t-il plus ?…

L’interprète demande quelle adresse il faut donner à l’isvotchick.

— Chez le tsar !…

L’interprète chancelle, croit à une détestable plaisanterie, fait un geste vague, et voilà les petits finlandais qui démarrent.

« Pour ça… ça trotte ! On n’a pas idée de ça en France ! » fait Rouletabille… La France ! La France !… Paris !… est-il vrai qu’il va revoir tout cela ?… et la chère dame en noir !… Ah ! il faut qu’il lui envoie dès la première heure une dépêche lui annonçant son retour… avant qu’elle reçoive ses icônes… et ses lettres lui annonçant sa mort ! … Scari ! Scari ! Scari ! (Vite !…).

Et l’isvotchick fouette, fouette ses chevaux à tour de bras, bousculant les dvornicks qui veillent au coin des portes sur la nuit pétersbourgeoise : Dirigi !… dirigi !… dirigi !… (Prends garde.)

La campagne… morne, dans la nuit morne… l’immense campagne… quelle désolation uniforme !… Rapide, dans les vastes espaces de silence, le petit char glisse sur la route déserte entre les bras noirs des sapins !…

Rouletabille se soulève sur sa banquette, regarde :

« Mon Dieu ! mais c’est triste comme une cérémonie funèbre, ici ! »

De petites isbas glacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, et il n’y a de vivant dans le paysage que le bruit de cette course, que ces deux bêtes au poitrail fumant !…

Crac !… Un brancard de cassé !… « Quel pays ! » (À entendre Rouletabille on croirait qu’il n’y a qu’en Russie que les cochers cassent des brancards.)

Et ce fut un raccommodage difficile et sommaire, avec des cordes… et ce fut la marche lente et prudente après la course effrénée. En vain Rouletabille essayait de raisonner : « Tu arriveras toujours bien pour le matin. Tu ne vas pas faire réveiller l’Empereur en pleine nuit »… Son impatience ne connaissait plus la raison…« Quel pays !… quel pays !… »

Après quelques petites aventures (ils versèrent une fois dans un ravin et ils eurent toutes les peines du monde à repêcher la malle) on arriva à Tsarskoïe-Selo à sept heures moins un quart.

Ah ! ça, non plus, ça n’était pas encore gai !… Rouletabille se rappelait le joyeux réveil des campagnes de France… Là, il trouvait qu’il y avait quelque chose de plus mort que la mort : c’était cette petite ville avec ses rues où ne passait personne, pas une âme, pas un fantôme, avec ses maisons aux fenêtres impénétrables, aux vitres de verre glauque et tout aveuglées du givre matinal, plus fermées sur le regard que des paupières closes. Derrière cela il se représentait un monde inconnu, un monde qui ne parle, ni ne pleure, ni ne rit, un monde dans lequel ne résonne aucune corde vivante… « Quel pays !… Où est le château ?… Je ne sais pas moi, j’y suis venu une fois, mais dans la voiture du maréchal… je ne m’y reconnais plus ! Pas au grand palais !… » L’idiot d’isvotchick qui le conduit devant le grand palais !… pour le visiter, sans doute !… Est-ce que Rouletabille a la mine d’un touriste ?… Dourak !

— Chez le tsar, on te dit !… Chez le tsar !… Chez le petit père !… chez Batouchka !…

L’autre fouette, fouette… le fait passer par toutes les rues : « Stoï ! » (Arrête) crie Rouletabille… Une grille, un soldat, l’arme sur l’épaule, baïonnette au canon… une autre grille… un autre soldat… une autre baïonnette… un parc avec des murs autour et, autour des murs, des soldats…

« Y a pas d’erreur ! ça doit être là ! pense Rouletabille. Il n’y a qu’un seul prisonnier pour lequel on puisse faire des frais pareils !… » Et il s’avance vers la grille… Ah ! on lui croise la baïonnette sous le nez !… On le met en joue !… Halte là !… Eh !… pas de blagues !… Joseph Rouletabille, du journal l’Époque !… Confondons pas !… Un sous-officier sort d’un corps de garde et avance. L’explication va être évidemment difficile. Le jeune homme se dit que s’il demande le tsar on va le prendre pour un fou et que ça ne fera que compliquer les choses. Il demande le grand maréchal de la cour. On lui donnera toujours bien son adresse à Tsarskoïe. Mais le sous-officier lui fait tourner la tête… lui montre une silhouette qui s’avance !… Mince de veine alors !… C’est M. le grand maréchal lui-même !… Un service exceptionnel l’appelle sans doute de grand matin à la cour.

— Tiens ! que faites-vous là ?… Vous n’êtes donc pas encore parti, monsieur Rouletabille ?…

— La politesse avant tout, monsieur le grand maréchal ! Je ne pouvais pas m’en aller comme cela sans avoir dit au revoir à l’Empereur. Seriez bien aimable puisque vous allez le voir et qu’il est levé (c’est vous-même qui m’avez dit qu’il se levait à sept heures)… seriez bien aimable de lui dire que je voudrais lui présenter mes hommages avant de partir.

— Votre dessein est sans doute de lui reparler de Natacha Féodorovna ?… Sous aucun prétexte…

— Jamais de la vie !… Dites-lui donc, Excellence, que je suis venu pour lui expliquer le mystère des édredons !…

— Ah ! ah ! les édredons, vous savez quelque chose ?…

— Je sais tout !

Le grand maréchal vit bien que le jeune homme ne plaisantait pas. Il le pria de l’attendre quelques instants et s’éloigna dans le parc.


Un quart d’heure plus tard, Joseph Rouletabille, du journal l’Époque, était introduit dans le petit cabinet qu’il connaissait bien pour y avoir eu sa première entrevue avec Sa Majesté. Un bureau de travail de campagne des plus simples. Quelques figures au mur, le portrait de la tsarine et des enfants impériaux sur la table. Des cigarettes d’Orient dans des petits godets d’or. Rouletabille n’était point du tout rassuré, car le grand maréchal lui avait dit :

— Prenez garde, l’Empereur est d’une humeur terrible contre vous !

Une porte s’ouvre et se referme. Le tsar fait un signe au maréchal qui disparaît. Après s’être incliné très bas, Rouletabille se redresse et regarde l’Empereur bien en face.

Pour sûr, Sa Majesté n’est pas contente.

La figure du tsar, ordinairement si calme, si douce et souriante, a l’air le plus sévère ; les yeux brillent d’un méchant éclat. L’Empereur s’assoit et allume une cigarette.

— Monsieur, commence-t-il, je ne suis pas autrement fâché de vous voir avant votre départ pour vous dire moi-même que je ne suis pas content de vous. Si vous étiez un de mes sujets, je vous aurais déjà fait prendre un bon petit chemin du côté des monts Ourals…

— Je reviens de plus loin, sire !

— Monsieur ! je vous prie de ne point m’interrompre et de ne parler que lorsque je vous interrogerai !

— Oh ! pardon, sire !… pardon !…

— Je ne suis point dupe du prétexte que vous avez donné à M. le grand maréchal pour pénétrer jusqu’à moi…

— Ce n’est point un prétexte, sire !…

— Encore !…

— Oh ! pardon, sire !… pardon !…

— Je tenais à vous dire que, venu chez moi pour m’aider contre mes ennemis, ceux-ci n’ont point trouvé de plus solide ni de plus criminel appui que le vôtre !

— De quoi m’accuse-t-on, sire ?

— Koupriane…

— Ah ! ah !… pardon…

— Mon grand maître de police s’est justement plaint que vous vous soyez jeté au travers de tous ses desseins et que vous ayez tout mis en œuvre pour les faire échouer. D’abord, vous avez éloigné ses agents qui vous gênaient, paraît-il ; ensuite, dans le moment où il allait saisir la preuve de l’abominable alliance de Natacha Féodorovna avec les nihilistes qui tentaient d’assassiner son père, votre intervention a permis que cette preuve lui échappât… et de ce haut fait, monsieur, vous vous êtes vanté !… de telle sorte que l’on peut vous considérer comme responsable des attentats qui ont suivi. Sans vous, Natacha n’aurait pas tenté d’empoisonner son père ! Sans vous, on ne serait pas allé chercher ces médecins qui ont fait sauter la datcha des Îles ! Enfin, pas plus tard qu’hier, alors que ce serviteur fidèle avait dressé contre les principaux révolutionnaires un piège auquel ils ne pouvaient échapper, vous avez eu l’audace, vous, de les avertir ! Et ils vous doivent leur salut !… Monsieur, voilà bien des attentats contre la sûreté de l’État, et qui méritent le pire châtiment !… Comment ! vous êtes sorti un jour d’ici en me promettant de sauver le général Trébassof de toutes les trames assassines qui s’ourdissaient dans l’ombre !… et vous faites le jeu des assassins !… Votre conduite est aussi misérable que celle de Natacha Féodorovna est monstrueuse !

L’Empereur se tut et regarda Rouletabille qui n’avait pas baissé les yeux.

— Qu’avez-vous à me répondre ?… Maintenant, parlez !…

— J’ai à répondre à Votre Majesté que je viens prendre congé d’elle parce que ma tâche ici est terminée… Je vous avais promis la vie du général Trébassof : je vous l’apporte ; elle ne court plus aucun danger !… J’ai à répondre encore à Votre Majesté qu’il n’existe pas au monde de fille plus dévouée à son père, dévouée jusqu’à la mort, de fille plus sublime que Natacha Féodorovna, ni de plus innocente !…

— Prenez garde, monsieur, je vous avertis que j’ai étudié cette affaire personnellement, de très près !… Vous avez les preuves de tout ce que vous avancez là ?…

— Oui, sire !

— Et moi, j’ai la preuve que Natacha Féodorovna est une misérable !

— Non, sire !

À ce démenti, jeté d’une voix ferme, l’Empereur se leva, le rouge de la colère et de la majesté outragée au front. Cependant, après ce premier mouvement, il parvint à se contenir, ouvrit brusquement un tiroir, y prit des papiers et les jeta sur la table.

— Les voilà !…

Rouletabille se pencha sur les papiers.

— Vous ne savez pas lire le russe, monsieur !… Faut-il que je vous le fasse traduire ?… Apprenez donc qu’il y a là un échange mystérieux de lettres entre Natacha Féodorovna et le comité central révolutionnaire et qu’il ressort de cette lecture que la fille du général Trébassof est parfaitement d’accord avec les bourreaux de son père pour l’exécution de leur abominable projet !

— La mort du général ?…

— Parfaitement !

— J’affirme à Votre Majesté que ça n’est pas possible !…

— Petit entêté, je vais vous lire…

— Inutile, sire, c’est impossible… il peut être question ici d’un projet… mais je suis fort étonné que ces messieurs aient été assez imprudents pour écrire en toutes lettres qu’ils comptaient sur Natacha pour empoisonner son père…

— Cela, en effet, n’est pas écrit, et vous vous rendez bien compte vous-même que cela ne saurait l’être… Il n’en résulte pas moins que Natacha Féodorovna était d’accord avec les nihilistes !

— Ceci est exact ! sire !…

— Ah ! vous avouez…

— Je n’avoue pas, j’affirme que Natacha était d’accord avec ces nihilistes.

— Qui précipitaient leurs abominables attentats contre l’ex-gouverneur de Moscou…

— Sire, si Natacha était d’accord avec les nihilistes, ce n’était point pour tuer son père, c’était pour le sauver !… Et le projet dont vous avez ici les preuves, mais dont vous ignorez la nature, consistait à faire cesser ces attentats dont vous parliez à l’instant…

— Vous dites ?

— Je dis la vérité, sire !

— Où sont vos preuves ?… Montrez-moi vos papiers !…

— Moi !… je n’en ai pas !… je n’ai que ma parole !

— Cela ne suffit pas !

— Cela suffira quand vous m’aurez entendu !…

— Je vous écoute !

— Sire, avant de vous dévoiler un secret dont dépend la vie du général Trébassof il faut que vous me permettiez quelques questions. Votre Majesté tient-elle beaucoup à la vie du général ?…

— Que signifie ?…

— Pardon ! je désirerais que Votre Majesté me répondît sur ce point.

— Le général a défendu mon trône… il a sauvé l’empire d’un des plus graves dangers qu’il ait jamais courus… Si le serviteur d’un tel service doit en être payé par la mort, par le supplice que les ennemis de mon peuple lui préparent dans l’ombre… je ne m’en consolerai jamais ! Il y a déjà eu trop de martyrs !

— Vous avez répondu, sire, et de telle sorte que je dois comprendre qu’il n’y ait point de sacrifice — même un sacrifice d’amour-propre, le plus grand qui puisse coûter à une majesté — point de sacrifice trop cher pour racheter de la mort l’un de ces martyrs-là !…

— Ah ! ah !… ces messieurs me posent des conditions !… Donnant, donnant !… Ils ont besoin d’argent !… Et à combien estiment-ils la tête du général ?…

— Sire ! cela ne regarde point Votre Majesté, et jamais je ne serais venu lui offrir un marché pareil ! Cela ne regarde que Natacha Féodorovna qui a offert sa fortune !…

— Sa fortune !… mais elle ne possède rien !

Elle possédera tout à la mort du général ! Or elle s’engage à tout donner ce jour-là au parti révolutionnaire, si le général meurt de sa belle mort !

L’Empereur se leva dans une grande agitation.

— Au parti révolutionnaire ! fit-il… Que me dites-vous là ?… La fortune du général !… Eh ! mais, les voilà riches !…

— Sire, je vous ai dit tout le secret : vous seul devez le connaître et le garder à jamais, et j’ai votre sainte parole que, lorsque l’heure sera venue, vous laisserez le prix aller où on l’attend !… Si le général apprenait jamais une pareille chose, un pareil traité, il s’arrangerait facilement pour qu’il n’en restât rien, et il maudirait sa fille qui l’a sauvé, et il ne tarderait pas à être la proie de ses ennemis et des vôtres, auxquels vous voulez l’arracher !… J’ai dit le secret non à l’Empereur, mais au représentant de Dieu sur la terre russe… Je me suis confessé au prêtre qui doit oublier la parole prononcée seulement devant Dieu !… Laissez faire Natacha Féodorovna, sire ! Et son père, votre serviteur, dont les jours vous sont si chers, est sauvé !… À la mort naturelle du général la fortune ira à sa fille qui en a disposé.

Rouletabille s’arrêta un instant pour juger de l’effet produit. Il n’était point bon. Le front de son auguste interlocuteur s’était de plus en plus rembruni.

Le silence se prolongeait et maintenant le reporter n’osait plus le rompre. Il attendait…

Enfin, l’Empereur se mit à marcher de long en large, tout pensif. Un moment il s’arrêta à la fenêtre et adressa un signe paternel au petit tsarévitch qui jouait dans le parc avec les grandes-duchesses…

Puis il revint à Rouletabille, dont il pinça le bout de l’oreille.

— Mais enfin ! Comment avez-vous appris tout cela ?… Et qui donc aurait empoisonné le général et sa femme, dans le kiosque, si ce n’est pas Natacha ?

— Natacha est une sainte !… Ce n’est rien, sire, que d’avoir été élevée dans le luxe et de se vouer à la misère, mais ce qui est sublime, voyez-vous, c’est de garder dans son cœur le secret de son sacrifice, et cela envers et contre tous, parce que ce secret est nécessaire et qu’on l’exige. C’est de l’avoir gardé devant un père qui a pu croire au déshonneur de sa fille, et de s’être tue quand on pouvait s’innocenter d’un mot ; c’est de l’avoir gardé vis-à-vis d’un fiancé que l’on aime et que l’on repousse parce que le mariage est défendu à cette fille que l’on croit riche et qui sera pauvre ; c’est surtout de l’avoir gardé et de le garder encore au fond des cachots, et d’être prête à prendre le chemin de Sibérie sous l’accusation d’assassinat, parce que cette ignominie est nécessaire au salut de son père !… Cela, voyez-vous, sire, c’est quelque chose…

— Mais toi, petit, comment as-tu pu pénétrer ce secret si bien gardé ?

En regardant ses yeux… En l’observant quand elle se croyait seule, en épiant sur son beau visage les sentiments de terreur et les marques d’amour !… Et, surtout, en la regardant quand elle regardait son père !… Ah ! sire !… il y avait des moments où sur sa face mystique on lisait l’âpre joie du dévouement et du martyre !… et en écoutant, et en reliant entre eux des bouts de phrases, incompréhensibles avec l’idée de la trahison, mais qui reprenaient tout de suite un sens si on songeait à la contre-partie : au sacrifice !… Car, tout est là, sire !… examiner toujours la contre-partie !… Ce que je voyais, moi, personne de ceux qui avaient leur opinion faite sur Natacha ne pouvait le voir ! Et pourquoi ceux-là avaient-ils leur opinion faite ?… parce que l’idée de compromission avec des nihilistes éveille immédiatement l’idée de complicité !… Pour ces gens-là, c’est toujours la même chose : ils n’envisagent jamais qu’un seul côté de la question. Et, cependant, la question avait deux faces, comme toutes les questions. Cette question était simple : la compromission était assurée. Mais pourquoi Natacha se compromettait-elle avec des nihilistes ?… Était-ce nécessairement pour perdre son père ?… N’était-ce pas, au contraire, pour essayer de le sauver ?… Quand on a rendez-vous avec un ennemi, ce n’est point forcément pour entrer dans son jeu, c’est quelquefois pour le désarmer avec un traité de compensation !… Entre les deux hypothèses, que j’étais le seul à examiner, je n’hésitai point longtemps, car toute l’attitude de Natacha me criait son innocence ; et deux yeux, sire, dans lesquels on lit la pureté et l’amour prévaudront toujours devant moi contre toutes les apparences passagères de la honte et du crime !…

» Pour moi, Natacha traitait !… que pouvait-elle donc donner contre la vie de son père ?… Rien ! que la fortune qu’elle pouvait avoir un jour !…

» Quelques paroles sur l’impossibilité du mariage immédiat, sur la pauvreté qui peut toujours frapper à la porte d’une maison, propos que je pus surprendre entre Natacha et Boris Mourazof qui, lui, n’y comprenait rien, me mirent définitivement dans le droit chemin. Et je ne fus point longtemps à me rendre compte que cette affaire formidable était en train de se traiter dans la maison même des Trébassof ! Poursuivie au dehors par l’espionnage incessant de Koupriane qui aurait été heureux de la surprendre avec des nihilistes, et aussi par l’espionnage amoureux de Boris qui était jaloux de Michel Nikolaïevitch, Natacha dut arrêter les conditions possibles d’un traité pareil, la nuit, chez elle !… le seul endroit où, à cause même de l’audace de l’entreprise, elle pouvait jouir de quelque sécurité.

» Michel Nikolaïevitch connaissait Annouchka. Ce fut là certainement le point de départ des négociations que cet officier félon, traître à tous les partis, mena à son gré pour la réalisation de ses infâmes projets. Je ne pense pas que Michel avoua jamais à Natacha qu’il était, depuis le premier jour, l’instrument des révolutionnaires. Natacha, qui cherchait à joindre le parti de la révolution, dut le charger d’une correspondance pour Annouchka, à la suite de quoi il prit la direction de l’affaire, trompant les nihilistes qui, dans leur pénurie d’argent au lendemain de la révolution, avaient été séduits par la proposition de la fille du général Trébassof, et trompant Natacha qu’il prétendait aimer et dont il se crut aimé. Au point où en étaient les choses, Natacha avait compris qu’il fallait ménager Michel Nikolaïevitch, l’intermédiaire nécessaire, et elle dut le ménager si bien que Boris Mourazof en conçut la plus sombre jalousie. De son côté, Michel put penser que Natacha n’aurait d’autre mari que lui. Mais son affaire n’était point d’épouser une fille pauvre. Et, fatalement, il arriva ceci : que Natacha, dans cette infernale intrigue, traitait pour la vie de son père, par l’intermédiaire d’un homme qui, sournoisement, essayait de frapper le général ; car, avant la conclusion du traité, la mort immédiate du père faisait riche Natacha, qui avait laissé tant d’espoir à Michel !… Cette effroyable tragédie, sire, dont nous avons vécu les heures les plus pénibles, m’apparut, avec la pensée de l’innocence de Natacha, aussi simple qu’elle eût été pour d’autres compliquée. Natacha croyait avoir en Michel Nikolaïevitch un homme qui travaillait pour elle, mais il ne travaillait que pour lui-même !… Le jour où j’en fus convaincu, sire, par l’examen de l’escalade du balcon, j’eus la pensée d’avertir Natacha… d’aller la trouver, de lui dire : « Lâchez cet homme ! il vous perd ! Si vous avez besoin d’un commissionnaire, me voilà !… » Mais, ce jour-là, à Kristovsky, le destin voulut que je ne pusse rejoindre Natacha… et je laissai faire au destin qui avait arrêté la perte de cet homme… Michel Nikolaïevitch, qui était un traître, était de trop dans la « combinaison » et, s’il en avait été rejeté, il eût tout fait échouer !Je l’ai laissé disparaître !…

» Le grand malheur fut alors que Natacha, me rendant responsable de la mort d’un homme à l’innocence duquel elle croyait, ne voulût pas me revoir tout de suite et que, lorsqu’elle me revit, elle refusa d’entrer en pourparlers avec moi quand je lui proposai de remplacer Michel auprès des révolutionnaires. Elle me ferma la bouche pour que n’en sortît point son secret. Pendant ce temps, les nihilistes se croyaient trahis par Natacha en apprenant la mort de Michel et ils tentaient de le venger. Ils s’emparaient de la jeune fille et l’embarquaient de force. La malheureuse enfant apprenait à bord, le soir même, l’attentat qui détruisait la datcha et, heureusement, épargnait encore son père. Cette fois, elle s’entendit définitivement avec le parti révolutionnaire. L’affaire doit être faite. Je n’en veux pour preuve que son attitude lors de son arrestation et, en ce moment même, son sublime silence !…

Pendant que Rouletabille parlait, l’Empereur le laissait dire… le laissait dire… et, de nouveau, ses yeux s’étaient obscurcis.

— Est-il possible que Natacha n’ait pas été la complice, en tout, de Michel Nikolaïevitch ? demanda-t-il… C’est elle qui lui ouvrait, la nuit, la maison de son père. Si elle n’était pas sa complice, elle eût dû se méfier ! le surveiller !…

— Sire ! Michel Nikolaïevitch était bien habile !… Il savait si bien, auprès de Natacha, jouer d’Annouchka en qui elle avait mis tout son espoir !… C’est d’Annouchka qu’elle voulait tenir la vie de son père !… C’est la parole, c’est la signature d’Annouchka qu’elle exigeait avant de donner la sienne !… Le soir de la mort de Michel Nikolaïevitch, celui-ci était chargé de lui porter cette signature-là… Je le sais, moi qui, simulant l’ivresse, avais pu surprendre un coin de la conversation d’Annouchka et d’un homme dont il me faut taire le nom. Oui, ce dernier soir-là, Michel Nikolaïevitch, lorsqu’il pénétra dans la datcha, avait cette signature dans sa poche, mais encore y portait-il l’arme ou le poison avec lesquels il avait déjà tenté et résolu d’atteindre le père de celle qu’il croyait déjà sa femme !

— Vous parlez là d’un papier bien précieux que je regrette de ne point posséder, monsieur ! fit le tsar, glacial, car ce papier-là, seul, m’eût prouvé l’innocence de votre protégée !

— Si vous ne l’avez point, sire ! vous savez bien que c’est parce que je ne l’ai pas voulu ! Le cadavre avait été dépouillé par Katharina, la petite bohémienne… et c’est moi, sire, qui ai empêché Koupriane de trouver cette signature entre les mains de Katharina… Ce matin-là, en sauvant le secret, j’ai sauvé la vie du général Trébassof qui aurait préféré mourir plutôt que d’accepter un traité pareil !…

Le tsar arrêta Rouletabille dans son enthousiasme.

— Tout cela serait très beau et peut-être admirable, fit-il de plus en plus froidement, car il s’était entièrement repris, si Natacha n’avait pas, elle-même, de sa propre main, empoisonné son père et sa belle-mère !… toujours avec l’arséniate de soude !

— Oh ! il en restait dans la maison ! répliqua Rouletabille. On ne m’avait pas tout donné pour l’analyse après le premier attentat ! Mais de cela Natacha est innocente encore, sire… je vous le jure !… Aussi vrai que j’ai failli, bien sûr, être pendu !…

— Comment, pendu !

— Oh ! il ne s’en est pas fallu de beaucoup, allez ! Majesté !…

Et Rouletabille raconta la sinistre aventure, jusqu’à la minute de sa mort, c’est-à-dire jusqu’à la minute où il avait bien cru qu’il allait mourir.

L’Empereur écoutait maintenant ce gamin avec une stupéfaction grandissante. Il murmura : « Pauvre petit ! » et, tout de suite :

— Mais comment avez-vous pu leur échapper ?…

— Sire, ils m’ont donné vingt-quatre heures pour que vous rendiez Natacha à la liberté, c’est-à-dire que vous lui rendiez ses droits, tous ses droits, et pour qu’elle soit toujours la digne fille du général Trébassof… Vous me comprenez, sire !…

— Je vous comprendrai peut-être, quand vous m’aurez expliqué comment Natacha n’a pas empoisonné son père et sa belle-mère !…

— Il y a des choses qui sont si simples, sire, qu’on ne peut y penser que la corde au cou ! Mais raisonnons. Nous nous trouvons en face de quatre personnes doit deux se présentent comme ayant été empoisonnées, et dont les deux autres sont indemnes. Or, il est sûr que, de ces quatre personnes, le général n’a pas voulu s’empoisonner, que sa femme n’a pas voulu empoisonner le général et que, moi, je n’ai voulu empoisonner personne. Cela étant absolument sûr, il ne reste plus comme empoisonneur que Natacha. Cela est si sûr, si nécessaire, qu’il n’y a qu’un cas, un seul où, dans de pareilles conditions, Natacha ne puisse être considérée comme une empoisonneuse.

— Je vous avoue que, logiquement, je ne le vois pas, fit le tsar, de plus en plus intrigué. Quel est-il ?

Logiquement, ce seul cas serait celui où personne n’aurait été empoisonné, c’est-à-dire où personne n’aurait pris de poison !

— Mais la présence du poison a été constatée ! s’écria l’Empereur.

Justement, la présence de ce poison ne prouve que sa présence et nullement le crime ! On a trouvé dans les doubles déjections du poison et de l’ipéca. D’où l’on a conclu au crime. Que faudrait-il pour qu’il n’y eût pas crime ? Il faudrait simplement que le poison fût arrivé dans les déjections après l’ipéca ! Il n’y aurait pas eu empoisonnement, mais on aurait voulu y faire croire ! Et, pour cela, on aurait versé du poison dans les déjections !

Le tsar ne quittait plus des yeux Rouletabille.

— Ça ! fit-il, c’est extraordinaire ! Mais enfin c’est possible. En tout cas ce n’est encore qu’une hypothèse !

— Et, quand ce ne serait qu’une hypothèse à laquelle nul n’a songé, ce serait encore cela, sire !… Mais, si je suis ici, c’est que j’ai la preuve que cette hypothèse correspond à la réalité ! Cette preuve nécessaire de l’innocence de Natacha, Majesté, je l’ai trouvée la corde au cou !… Ah ! je vous jure qu’il était temps !… Qu’est-ce qui nous avait empêchés jusque-là, je ne dis pas d’envisager mais de penser même à cette hypothèse-là ? C’est que nous pensions que le malaise du général avait commencé avant l’absorption de l’ipéca, puisque Matrena Pétrovna avait été obligée d’aller le chercher dans sa pharmacie après l’apparition du malaise, pour chasser le poison dont elle paraissait elle-même être alors victime.

» Mais, si j’acquiers la preuve que Matrena Pétrovna avait déjà l’ipéca avant le malaise, mon hypothèse de simulation d’empoisonnement prend alors une force irrésistible. Car, si ce n’était pas pour s’en servir avant, pourquoi l’avait-elle sur elle avant ? Et si ce n’était pas pour cacher qu’elle s’en était servie avant, pourquoi aurait-elle voulu faire croire qu’elle allait le chercher après ?

» Donc, pour prouver l’innocence de Natacha, c’est cela qu’il faut prouver : que Matrena Pétrovna avait l’ipéca sur elle, même quand elle allait le chercher !

— Petit Rouletabille, je n’en respire plus, dit le tsar.

— Respirez, sire ! La preuve est faite. Matrena Pétrovna avait nécessairement l’ipéca sur elle puisque, après le malaise, elle n’a pas eu le temps d’aller le chercher ! Comprenez-vous, sire ? Entre le moment où elle s’est sauvée du kiosque et où elle y est revenue, elle n’a pas eu le temps matériel d’aller chercher l’ipéca dans sa pharmacie !

— Comment as-tu pu mesurer ce temps-là ? demanda l’Empereur.

— Sire ! le Seigneur Dieu veillait qui me faisait admirer la montre de Féodor Féodorovna, au moment que nous allions lire, et lire au cadran de cette montre, l’heure moins deux minutes. Et le Seigneur Dieu veillait encore qui, après la scène du poison, lors du retour affolé de Matrena apportant publiquement l’ipéca, faisait sonner l’heure à cette montre, dans la poche du général !

» Deux minutes ! Il était impossible à Matrena d’avoir accompli cette course en deux minutes. Elle n’avait fait qu’entrer dans la datcha déserte et en était ressortie aussitôt. Elle n’avait pas pris la peine de monter au premier étage où se trouvait, nous a-t-elle dit et répété elle-même, son ipéca dans sa pharmacie ! Elle mentait !… Et si elle mentait, tout était expliqué !

» Et c’est une sonnerie de montre, sire, au déclanchement et à la sonorité pareils à ceux de la montre du général, qui, chez les révolutionnaires, a réveillé toute ma mémoire et m’a enseigné en une seconde l’argument du temps !…

» Je suis descendu de ma potence pour faire moi-même l’expérience, Votre Majesté !… Oh ! rien ni personne ne m’aurait empêché de faire cette expérience-là avant de mourir ! de me prouver à moi-même que Rouletabille a toujours eu raison !… J’avais assez étudié de près le terrain de la datcha pour être renseigné très exactement sur les distances. Je trouvai dans la cour, où je devais être pendu, le même nombre de pas qu’il y a du kiosque au perron de la véranda ; et, comme l’escalier de messieurs les révolutionnaires avait moins de marches, je m’obligeai à augmenter ma course de quelques pas, en tournant autour d’une chaise… Enfin, je m’astreignis à l’ouverture et à la fermeture des portes que Matrena devait nécessairement ouvrir… J’avais une montre sous mes yeux, quand je m’élançai !… Quand je revins, sire ! et quand je regardai la montre, j’avais mis trois minutes à accomplir le chemin… et ce n’est pas pour me vanter, mais je suis un peu plus leste que cette excellente Matrena !

» Matrena avait menti !… Matrena avait simulé l’empoisonnement du général !… Matrena avait froidement versé de l’ipéca dans le verre du général pendant que celui-ci nous faisait, avec des allumettes, une assez curieuse démonstration sur la nature de la constitution de l’empire !

— Mais c’est abominable ! s’écria l’Empereur, cette fois définitivement conquis par l’argument irréfutable de Rouletabille. Et dans quel but cette simulation ?

Dans le but d’éviter un crime réel ! Dans le but qu’elle croit avoir atteint, sire : celui de faire éloigner pour toujours Natacha qu’elle estimait capable de tout !

— Mais c’est monstrueux !… Féodor Féodorovitch m’avait dit souvent que la générale aimait sincèrement Natacha !…

— Elle l’a aimée sincèrement jusqu’au jour où elle l’a crue coupable. Matrena Pétrovna était restée persuadée de la complicité de Natacha dans l’empoisonnement du général tenté par Michel Nikolaïevitch !… J’ai assisté à sa stupeur, à son désespoir, quand Féodor Féodorovitch a pris sa fille dans ses bras, après la nuit tragique !… et l’a embrassée ! Il semblait l’absoudre ! C’est alors qu’elle s’est résolue, dans sa pensée, à sauver, malgré lui, le général, mais je reste persuadé que, si elle a osé monter une telle machination contre Natacha, il a fallu qu’elle y fût déterminée par ce qu’elle a cru être la preuve définitive de l’infamie de sa belle-fille… Ces papiers, sire, que vous m’avez montrés, et qui attestent, sans plus, les relations d’entente entre Natacha et les révolutionnaires, ne pouvaient être qu’en possession de Michel ou de Natacha. On n’a rien trouvé chez Michel ! Dites-moi donc que Matrena les a trouvés chez Natacha !… Alors, elle n’a plus hésité !…

— Si on lui montre son crime, croyez-vous qu’elle avouera ? demanda l’Empereur.

— J’en suis si sûr, que je l’ai fait venir. À cette heure Koupriane doit être au château avec Matrena Pétrovna !…

— Vous pensez à tout, monsieur !

Le tsar allait appuyer sur un timbre. Rouletabille étendit la main :

— Pas encore, sire !… Je vais vous demander de me permettre de ne point assister à la confusion de cette brave héroïque bonne dame qui m’a beaucoup aimé. Mais, auparavant, sire, qu’allez-vous me promettre ?

L’Empereur croyait avoir mal entendu ou mal compris. Il fit répéter cette chose qu’avait dite Rouletabille. Et l’autre répéta :

Qu’allez-vous me promettre ?… Non, sire, je ne suis pas fou ! J’ose vous demander cela, moi !… Je me suis confié à Votre Majesté ! Je vous ai dit le secret de Natacha ! Eh bien, maintenant, avant les aveux de Matrena, j’ose vous demander : me promettez-vous d’oublier ce secret-là ? Il ne s’agit pas seulement de rendre Natacha à son père : il s’agit de laisser faire Natacha… si vous voulez réellement sauver le général Trébassof !… Qu’allez-vous décider, sire ?

— C’est la première fois qu’on m’interroge, monsieur !

— Eh bien, ce sera la dernière, mais je supplie humblement Votre Majesté de me répondre…

— Voilà bien des millions donnés à la Révolution !

— Oh ! sire ! ils ne le sont pas encore !… Le général a soixante-cinq ans, mais il est encore plein de jours, si vous le voulez ! D’ici qu’il meure de sa belle mort, si vous le voulez vos ennemis auront désarmé !

— Mes ennemis ! murmura le tsar d’une voix sourde… non, non, mes ennemis ne désarmeront jamais !… Qui donc pourrait les désarmer ? ajouta-t-il mélancoliquement en secouant la tête.

Et le petit Rouletabille, crânement, lui jeta :

Le progrès, sire ! si vous le voulez !…

Le tsar devint tout rouge et considéra ce jeune audacieux qui ne baissait pas son regard sous celui d’une Majesté.

— C’est gentil ce que vous dites là, mon petit ami !… mais vous parlez comme un enfant !

— Comme un enfant de France au père du peuple russe !

Cela avait été dit d’une voix si profonde et, en même temps, si naïvement touchante que le tsar tressaillit. Il fixa quelque temps encore en silence le gamin qui, cette fois, détourna ses yeux humides :

Le progrès et la pitié, sire !

— Allons ! fit l’Empereur, c’est promis !

Rouletabille ne put retenir un mouvement de joie très peu protocolaire.

— Vous pouvez sonner, maintenant, sire !…

Et le tsar sonna.

Le reporter passa dans un petit salon où attendaient le maréchal, Koupriane et Matrena Pétrovna qui était « dans tous ses états ».

Elle jeta un regard louche à Rouletabille qui ne fut pas traité ce matin-là de cher petit domovoï-doukh. Et elle se laissa conduire, déjà défaillante, devant l’Empereur.

— Que se passe-t-il ?… demanda Koupriane, lui-même très agité.

— Il se passe, mon cher monsieur Koupriane, que j’ai obtenu la grâce de l’Empereur pour tous les crimes dont vous m’avez chargé et que j’ai voulu vous serrer la main avant de partir, sans rancune !… Monsieur Koupriane, l’empereur vous dira lui-même que le général Trébassof est sauvé ! et que sa vie ne sera plus jamais en danger !… Vous savez ce que cela veut dire !… Cela veut dire qu’il faut, sur-le-champ, rendre la liberté à notre Mataiew que j’ai pris, s’il vous en souvient, sous ma protection !… Dites-lui donc qu’il vienne se faire pendre en France… Je lui trouverai une petite place à la condition qu’il oublie certains coups de fouet…

— Chose promise ! chose tenue avec moi, monsieur ! lui jeta Koupriane, assez inquiet. Mais j’attendrai que l’Empereur me dise toutes ces belles choses-là !… Et votre Natacha, qu’en faisons-nous ?

Nous la remettons également en liberté, monsieur !… Ma Natacha n’a jamais été le monstre que vous pensiez !…

— Cela vous plaît à dire, car enfin il y a une coupable ?

— Il y a deux coupables !… D’abord M. le maréchal.

— Hein ? s’exclama le maréchal.

— M. le maréchal qui a eu l’imprudence de nous apporter du raisin trop dangereux à la datcha des Îles… et… et…

— Et l’autre ?… questionna, de plus en plus anxieux, Koupriane.

— Écoutez-la ! fit Rouletabille, le bras tendu dans la direction du cabinet de l’empereur.

En effet, des pleurs, des sanglots, venaient jusqu’à eux. La douleur et le repentir de Matrena Pétrovna traversaient les murs… Koupriane en était bouleversé.

Soudain l’Empereur fit son apparition… Il était dans un état d’exaltation qu’on ne lui avait jamais vu… Effrayé, Koupriane se recula.

— Monsieur ! lui dit le tsar… je tiens à ce que, dans deux heures, Natacha Féodorovna soit ici… et qu’elle y soit amenée avec les honneurs dus à son rang. Natacha est innocente, monsieur, et nous lui devons réparation !

Puis, se tournant vers Rouletabille :

— Je tiens à ce qu’elle sache ce qu’elle vous doit ! ce que nous vous devons ! mon petit ami !

Le tsar disait à Rouletabille : « Mon petit ami ! » Rouletabille mit son doigt sur sa bouche et, au moment de partir, parla russe.

— Qu’elle ne sache donc rien ! sire ! Cela vaudra mieux, car, Votre Majesté et moi, nous devons oublier déjà aujourd’hui que nous savons quelque chose !

— Vous avez raison ! fit le tsar pensif… mais, mon enfant, que puis-je faire pour vous ?

— Sire ! une grâce ! ne me faites pas manquer le train de dix heures cinquante-cinq !…

Et il se jeta à ses genoux.

— Restez donc à genoux, mon enfant. Vous êtes très bien ainsi… M. le maréchal vous préparera aujourd’hui même un brevet que j’ai hâte de signer… En attendant, monsieur le maréchal, allez donc me chercher, dans mon armoire particulière, une de mes cravates de Sainte-Anne !…

Et c’est ainsi que Joseph Rouletabille, de l’Époque, fut créé officier de Sainte-Anne de Russie par l’empereur lui-même, qui lui donna l’accolade.

« Ils embrassent tout le temps dans ce pays ! » se dit Rouletabille, qui était si ému qu’il s’essuyait les yeux avec sa manche.



Au train de dix heures cinquante-cinq, il y eut beaucoup de monde à la gare de Tsarskoïe-Selo. Parmi tous ceux qui étaient venus de Pétersbourg serrer la main au jeune reporter, dont on avait appris le départ, on remarquait Ivan Pétrovitch, le joyeux conseiller d’empire, et Athanase Georgevitch, le gai avocat bien connu pour son fameux coup de fourchette. Ils étaient venus naturellement avec tous leurs bandages et pansements qui les faisaient ressembler à de glorieux débris. Ils apportaient les amitiés de Féodor Féodorovitch, qui avait encore un peu la fièvre, et de Thadée Tchichnikof, le Lithuanien, qui avait les deux jambes cassées.

Dans le wagon même, il fallut prendre la dernière bouteille de champagne (première marque). Et quand il ne resta plus rien dans la bouteille et que l’on se fut bien embrassé, comme le train ne partait pas encore, Athanase Georgevitch fit déboucher une seconde dernière bouteille. C’est alors que M. le grand maréchal arriva, tout essoufflé. On l’invita et il accepta. Mais il avait hâte de parler à Rouletabille en particulier et il entraîna, un instant, en s’excusant, le reporter dans le couloir.

— C’est l’Empereur qui m’envoie, exprima avec émotion ce haut dignitaire. Il m’envoie à cause des édredons ! Vous avez oublié de lui parler des édredons !

Niet ! répondit en riant Rouletabille. Cela n’est rien ! Nitchevo ! Les édredons de Sa Majesté devaient être déjà du plus fin « eider », ainsi que l’une des plumes que vous m’avez montrées l’atteste. Eh bien !… qu’il les fasse ouvrir maintenant ! ils sont du plus vulgaire canard, comme la seconde plume le prouve. Le retour des édredons au canard, avant le soir, prouve donc déjà que l’on espérait que la substitution passerait inaperçue. Voilà tout ! Caracho ! Bombe au canard ! À votre santé ! Vive le tsar !…

Caracho ! Caracho !

La locomotive sifflait quand on vit accourir un couple, un homme et une femme, qui suaient et fondaient comme du suif : c’étaient M. et Mme Gounsovski.

Gounsovski monta sur le marchepied :

Mme Gounsovski a tenu à venir vous serrer la main. Vous lui êtes très sympathique.

— Compliments, madame !

— Dites-moi, jeune homme, vous avez encore eu tort de ne pas venir hier déjeuner chez moi. Je vous aurais certainement évité une petite course désagréable en Finlande !…

— Je ne la regrette pas, monsieur !…

Le train s’ébranla. On cria : « Vive la France ! Vive la Russie ! ». Athanase Georgevitch pleurait, Matrena Pétrovna, à une fenêtre de la gare, où elle se tenait discrètement, agita un mouchoir du côté du cher petit domovoï-doukh qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et qu’elle n’osait pas aller embrasser après cette terrible affaire du faux poison et la terrible colère du tsar !

Le reporter lui envoya un gracieux baiser.

Comme il l’avait dit à Gounsovski, il ne regrettait rien.

Tout de même, quand le train prit son élan vers la frontière, Rouletabille se laissa retomber sur les coussins et fit :

— Out !…


fin