XIV

LES MARÉCAGES


Il fut établi, dès le lendemain, qu’il y avait eu deux explosions quasi simultanées, une sous chaque escalier. Les deux nihilistes, qui s’étaient sentis découverts et surveillés par Ermolaï, s’étaient jetés silencieusement sur lui pendant qu’il passait et leur tournait le dos. Ils l’avaient, d’un lacet, proprement étranglé. Puis, ils s’étaient séparés pour guetter, chacun de son côté, les issues du premier étage, pensant bien que Koupriane et Féodor devraient se décider à descendre.

Maintenant, la datcha des Îles n’était plus qu’une ruine fumante. Toutefois, de ce que les bombes vivantes avaient explosé séparément, l’effet de destruction s’était trouvé amoindri, et s’il y eut beaucoup de blessés comme il arriva lors de l’attentat de la datcha Stolypine, au moins il n’y eut point de morts, en dehors des deux nihilistes dont on ne retrouva que quelques lambeaux.

Rouletabille avait été projeté dans le jardin et il fut assez heureux pour être relevé, à moitié assommé, mais sans une égratignure. Le groupe de Féodor et de ses amis fut étrangement protégé par la légèreté même de la construction. L’escalier de fer qui n’était en quelque sorte que posé entre les deux étages, s’était soulevé sous eux et renversé sur eux en se brisant en mille morceaux, mais après les avoir garantis du premier éclat de la bombe. Ils furent relevés de ce fouillis sans blessures mortelles, Koupriane avait eu une main fortement « flambée ». Athanase Georgevitch avait le nez et les joues en capilotade ; Ivan Pétrovitch perdait une oreille ; le plus éclopé était encore Thadée Tchichnikof qui avait les deux jambes cassées. Chose extraordinaire, la première personne qui apparut, se relevant au milieu des décombres, avait été Matrena Pétrovna, tenant toujours Féodor dans ses bras. Elle en était quitte pour quelques brûlures et le général, servi plus que jamais par sa chance de soldat heureux dont la mort ne voulait pas, n’avait absolument rien ! Féodor poussait des hurlements de joie. On dut le faire taire, car enfin, autour de lui, quelques gaspadines étaient bien endommagés, sans compter que ce pauvre Ermolaï était, lui, tout à fait mort. Si les domestiques, dans les sous-sols, avaient été plus sérieusement blessés, brûlés et déchirés, c’est que la force de l’explosion s’était fait sentir surtout par en bas, — ce qui avait ; peut-être, sauvé les habitants d’en haut.

Rouletabille, comme les autres victimes, avait été transporté dans une datcha voisine. Mais, sitôt qu’il se fut réveillé de cet épouvantable cauchemar, il s’échappa. Il regrettait sincèrement de n’être point mort. En vérité, les événements le dépassaient ! Et il s’accusait, absolument, de tout le désastre. Avec quelle anxiété il s’était enquis de l’état de « ses victimes » ! Féodor Féodorovitch, maintenant, délirait en prononçant vingt fois par heure le nom de Natacha, laquelle n’avait point reparu. Celle-là, Rouletabille l’avait crue innocente. Serait-elle coupable ?

— Ah ! si elle avait voulu ! Si elle avait eu confiance ! s’écriait-il en levant au ciel des mains suppliantes, rien de tout cela ne serait arrivé ! Et l’on n’aurait pas attenté et l’on n’attenterait plus jamais à la vie de Trébassof !… Car je n’ai pas eu tort de prétendre devant Koupriane que la vie du général était dans ma main et j’avais le droit de lui dire : « Vie contre vie ! Donne-moi celle de Mataiew, je te donne celle du général !… » Et voilà qu’on a failli une fois de plus tuer Féodor Féodorovitch, et c’est de la faute de Natacha, je le jure, de Natacha qui n’a pas voulu m’écouter !… Natacha serait-elle donc coupable, ô mon Dieu ?

Ainsi s’entretenait Rouletabille avec la divinité, car il n’attendait plus aucun secours de la terre.

Natacha ! Innocente ou coupable, où était-elle ? Que faisait-elle ? Ah ! savoir cela ! savoir si on a eu tort ou raison ! Et, si l’on a eu tort, disparaître, mourir ! Ainsi le malheureux Rouletabille gémissait-il sur la rive de la Néva, non loin des décombres de la pauvre datcha où les joyeux amis de Féodor Féodorovitch ne feraient plus de bons dîners, jamais. Ainsi monologuait-il, la tête en feu.

Et, tout à coup, il retrouva la trace de la jeune fille, cette trace perdue la veille, trace laissée au moment de la fuite, après la scène du poison et avant celle de l’explosion ! N’y avait-il pas là une coïncidence terrible ? car enfin… car enfin, la scène du poison avait bien pu n’être qu’une préparation à l’attentat final, le prétexte à l’arrivée des deux médecins tragiques !… Ah ! Natacha, Natacha, mystère vivant qui déjà s’entourait de tant de morts !…

Non loin de ce qui restait de la datcha, Rouletabille acquit bientôt la certitude qu’une petite troupe, la veille au soir, avait séjourné là, venant du bois tout proche, et y était retournée. S’il pouvait, avec une facilité relative, relever encore ces traces de la veille, c’est que, justement à cause de l’attentat, les abords de la datcha avaient été gardés par les troupes et la police, qui avaient reçu mission d’éloigner la foule curieuse accourue à Élaguine. Il regardait attentivement les herbes, les fougères, les branches piétinées, brisées ; certainement, il y avait eu là une lutte. On distinguait parfaitement sur la terre molle, dans une étroite clairière, le dessin des deux petites bottines de Natacha au milieu de fortes semelles.

Il continuait ses recherches, le cœur de plus en plus oppressé. Il avait comme la sensation qu’il était sur le point de découvrir un nouveau malheur… Les traces s’enfonçaient maintenant sous les branches toujours du côté de la Néva… À un buisson, il releva un coin d’étoffe blanche… et il lui sembla bien qu’il y avait eu là une vraie bataille… Des rameaux arrachés gisaient sur l’herbe… Il continua… Enfin, tout près de la rive, il apprit par l’examen du sol où ne se retrouvait plus la trace des petits talons et des petites bottines que la femme qui s’était trouvée là avait été emportée… et emportée dans une barque dont l’attache passagère à la rive était encore visible.

Ils ont emporté Natacha ! s’écria-t-il, plein d’angoisse. Ah ! malheureux que je suis, tout cela est de ma faute !… de ma faute !… de ma faute !… Ils veulent venger la mort de Michel Nikolaievitch, dont ils croient Natacha responsable, et ils ont enlevé Natacha !

Ses yeux cherchent sur le large bras du fleuve une embarcation… Le fleuve est désert… pas une voile !… pas une nacelle visible sur ces flots morts ! « Ah ! que faire ? que faire ? Il faut que je la sauve ! »

Il reprit sa course le long de la rive. Qui donc pourrait lui donner un renseignement utile ? Il s’approcha d’une petite bâtisse habitée par un garde. Ce garde était en train de parler bas à un officier. Le garde avait peut-être remarqué quelque chose, la veille au soir, sur le fleuve. Ce bras du fleuve était presque toujours désert le soir. Une barque qui glisse entre ces rives, au crépuscule, doit être remarquée, certainement. Rouletabille exhiba au garde le papier que lui avait donné Koupriane et, par l’intermédiaire de l’officier (qui était justement un officier de police), il posa ses questions. Le garde avait, en effet, été assez intrigué par les allées et venues d’une légère embarcation qui, après avoir un instant disparu à un coude du fleuve, était revenue à force de rames et avait accosté un cotre qui louvoyait à l’ouverture du golfe. C’était un de ces petits cotres élégants et rapides comme on en voyait aux régates de Lachtka. … Lachtka ! la baie de Lachtka ! Ce mot fut un trait de lumière pour le reporter qui se rappela immédiatement le conseil de Gounsovski : « Surveillez la baie de Lachtka ! et vous me direz si vous croyez toujours à Natacha ! » Gounsovski, quand il lui disait cela, savait déjà certainement que Natacha s’était embarquée avec des compagnons nihilistes, mais il ignorait évidemment qu’elle les avait accompagnés de force !

Était-il trop tard pour sauver Natacha ? En tout cas, avant de mourir, Rouletabille tenterait tout, comme s’il en était temps encore, pour sauver au moins celle-là !… Il courut à la Barque, près de la Pointe.

Ce fut d’une voix ferme qu’il héla le canot de ce restaurant flottant où était venu se heurter, grâce à lui, l’impuissance de Koupriane. Il se fit conduire au-dessus du Staraïa-Derevnia et sauta à l’endroit où il avait vu disparaître, quelques jours auparavant, la petite Katharina. Il enfonça dans la boue et grimpa sur les genoux la pente d’une chaussée qui suivait le rivage. Ce rivage conduisait à la baie de Lachtka, non loin de la frontière de Finlande.

À la gauche de Rouletabille, c’était la mer, l’immense golfe aux flots pâles ; à sa droite, c’était la pourriture des marais. Une eau stagnante qui se perdait à l’horizon, des herbes et des roseaux, un enchevêtrement extraordinaire de plantes aquatiques, de petits étangs dont la glace verdâtre ne se ridait même point sous la brise du large, des eaux lourdes et boueuses. Sur l’étroite langue de terre jetée ainsi entre le marais, le ciel et la mer, il avançait, il avançait toujours, trébuchait, mais sans fatigue, l’œil fixé sur la mer déserte. Tout à coup, un bruit singulier lui fit tourner la tête. D’abord, il ne vit rien ; il entendait au lointain un clapotement immense, cependant qu’une sorte de buée commençait de monter au-dessus des marais. Et puis il distingua, plus près de lui, les herbes hautes des marécages qui ondulaient ; et enfin, il se rendit compte que, du fond des marécages, des troupeaux sans nombre accouraient. Des bêtes, des escadrons de bêtes, dont on voyait les cornes dressées comme des baïonnettes, se bousculaient pour tenir plus tôt la terre ferme. Beaucoup d’entre elles nageaient et, çà et là, sur le dos de quelques-unes, il y avait des hommes nus, des hommes tout nus, dont les cheveux descendaient aux épaules ou flottaient derrière eux comme des crinières. Ils poussaient des cris de guerre et agitaient des bâtons. Rouletabille s’arrêta devant cette invasion préhistorique. Jamais il n’eût imaginé qu’à quelques kilomètres de la perspective Newsky il pourrait lui être donné d’assister à un spectacle pareil. Ces sauvages n’avaient même point une ceinture. D’où venaient-ils avec leurs troupeaux ? De quel bout du monde ou de l’histoire accouraient-ils ? Quelle était cette nouvelle invasion ? Quels prodigieux abattoirs attendaient ces hordes galopantes ? Elles faisaient un bruit de tonnerre dans les marais. Et cela avait mille croupes et cela ondulait comme un océan à l’approche de l’orage. Les hommes tout nus sautèrent sur le chemin, levèrent leurs bâtons, poussèrent des cris gutturaux qui furent compris. Les troupeaux bondirent hors des marécages, s’ébrouèrent vers la cité, laissant derrière eux s’apaiser et retomber une nuée pestilentielle qui faisait comme une gloire aux hommes nus aux longs cheveux. C’était terrible et magnifique. Pour ne pas être emporté par la trombe, Rouletabille s’était accroché à une pierre debout sur la route, et il était resté là comme pétrifié lui-même. Enfin, quand les barbares eurent passé, il se laissa glisser, mais la route était devenue un cloaque immonde.

Heureusement, un bruit de char antique se faisait entendre derrière lui. C’était une téléga. Curieusement primitive, la téléga se compose de deux planches jetées en long sur deux essieux où s’emmanchent quatre roues. Un homme était debout là-dessus, à qui Rouletabille donna un billet de trois roubles. Le reporter monta à côté de lui sur les planches, et les deux petits chevaux finlandais, dont la crinière pendait dans la crotte, partirent comme le vent. À de tels chemins, il faut de telles voitures. Mais, au voyageur, il faut des reins solides. Le reporter ne sentait rien ; il regardait la mer, du côté de la baie de Lachtka. Le véhicule atteignit enfin un pont de bois, au bord d’une crique livide, dans une fin de journée sans couleur. Rouletabille sauta près de la grève, et son rustique équipage s’éloigna du côté de Sestroriesk. C’était cet endroit désert et morne comme sa pensée, qu’il devait surveiller. « Surveillez la baie de Lachtka ! » Le reporter n’ignorait pas que cette plaine désolée, ces marais impénétrables, cette mer qui offrait à la fuite les refuges innombrables de ses fiords, avaient été toujours propices à l’aventure nihiliste. Cent légendes couraient Pétersbourg sur les mystères des marais de Lachtka. Et cela suffisait à son dernier espoir. Peut-être pourrait-il surprendre quelques révolutionnaires avec lesquels il s’expliquerait sur Natacha, aussi prudemment que possible. Peut-être, enfin, reverrait-il Natacha elle-même. Gounsovski n’avait pas dû lui parler en vain.

Entre les marais Lachkrinsky et la grève, il aperçut, sur la lisière des forêts qui vont jusqu’à Sestroriesk, une petite habitation de bois dont les murs étaient peints en rouge brun et le toit en vert. Ceci n’était déjà plus l’isba russe, mais bien la touba finnoise. Cependant une inscription en russe annonçait une maison de restauration. Le jeune homme n’eut que quelques pas à faire pour passer la porte de cette petite demeure rébarbative. Il n’y avait là aucun client. Un vieil homme à longue barbe grise et à lunettes, qui devait être le patron de l’établissement, était debout derrière le comptoir, surveillant ses zakouskis. Rouletabille choisit quelques petites tartines qu’il déposa dans une assiette. Il prit une bouteille de pivô et fit comprendre à l’homme qu’il mangerait bien, si cela était possible, une bonne soupière fumante de tchi. L’autre fit signe qu’il avait compris et l’introduisit dans la pièce adjacente qui servait de salle de restaurant. Rouletabille voulait bien mourir, mais il ne voulait pas mourir de faim.

Une table était installée au coin d’une fenêtre donnant sur la mer et sur l’entrée de la baie. Il ne pouvait être mieux et, l’œil tantôt sur l’horizon, tantôt sur le proche estuaire, il commença de manger mélancoliquement. Il avait une grande pitié de lui-même. « Pourtant, deux et deux font toujours quatre, se disait-il ; mais, dans mon calcul, peut-être ai-je oublié l’absurde ? Ah ! il fut un temps où je n’aurais rien oublié du tout ! Et, cependant, je n’ai rien oublié du tout, si Natacha est innocente ! » Ayant proprement nettoyé son assiette de tchi, il donna un gros coup de poing sur la table et dit : « Elle l’est ! » Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit. Rouletabille croyait voir entrer le patron de la touba. C’était Koupriane !

Tout effaré, il se leva. Il ne pouvait imaginer par quel mystère le grand maître de la police se trouvait là. Mais, au fond de lui-même, il s’en réjouit, car, puisqu’il s’agissait d’enlever Natacha aux mains des révolutionnaires, Koupriane lui apportait un rare concours.

— Ah ! bien, fit-il, presque joyeux, je ne vous attendais pas !… Comment va votre blessure ?

Nitchevo ! ne parlons pas de ça ! ce n’est rien !

— Et le général et… Ah ! l’effroyable nuit !… et ces deux malheureux qui…

— Nitchevo !… Nitchevo !

— Et ce pauvre Ermolaï…

— Nitchevo ! Nitchevo !… Ce n’est rien…

Rouletabille le regarda. Le maître de la police avait un bras en écharpe, mais il était propre et reluisant comme une pièce de dix roubles toute neuve, alors que lui, Rouletabille, était abominablement crotté. D’où sortait-il ? Koupriane comprit et sourit :

— Eh ! eh ! moi, j’ai pris le train de Finlande, c’est tout de même plus propre.

— Mais qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, Excellence ?

— La même chose que vous !

— Bah ! s’exclama Rouletabille, vous aussi vous venez pour sauver Natacha !

— Comment !… la sauver !… je viens pour la prendre !

— Pour la prendre ?

— Monsieur Rouletabille, j’ai à la forteresse Pierre et Paul un joli petit cachot qui l’attend !

— Vous allez jeter Natacha dans un cachot !

— Ordre de l’empereur, monsieur Rouletabille ! Et, si vous me voyez ici en personne, c’est que Sa Majesté tient à ce que la chose se passe le plus proprement et le plus discrètement du monde.

— Natacha en prison ! s’écria le reporter qui voyait avec épouvante tous les obstacles se dresser à la fois devant lui. Et pour quelle raison ?

— Elle est simple ! Natacha Féodorovna eût la dernière des misérables et ne mérite aucune pitié !… Elle est la complice des révolutionnaires et l’inspiratrice de tous les crimes contre son père !

— Je suis sûr que vous vous trompez, Excellence ! Mais comment avez-vous été conduit dans ces parages ?

— Par vous, tout simplement !

— Par moi ?

— Oui, nous avions perdu toutes traces de Natacha… Mais, comme vous aviez disparu, vous aussi, je me suis dit que vous ne pouviez être occupé qu’à la rechercher… et qu’en vous retrouvant, moi j’avais des chances de mettre la main sur elle !…

— Mais je n’ai pas vu vos agents ?

— Allons donc ! C’est l’un d’eux qui vous a conduit ici !

— Moi !

— Oui, vous ! N’êtes-vous point monté sur une téléga ?…

— Ah ! le conducteur ?…

— Parfaitement !… j’avais pris rendez-vous avec lui à la gare de Sestroriesk. Il m’a désigné l’endroit où vous étiez descendu. Et me voilà !

Le reporter baissa la tête, rouge de honte. Décidément l’idée sinistre qu’il pouvait être responsable de la mort d’un innocent et de tous les malheurs qui s’en étaient suivis lui avait enlevé tous ses moyens !… Il le reconnaissait maintenant !… À quoi bon lutter ? Si on lui avait prédit qu’il serait un jour joué de la sorte, lui, Rouletabille, il aurait bien ri… autrefois !… Non ! Non ! il n’était plus capable de rien !… Il était son plus cruel ennemi… Non seulement, par sa faute, par son erreur abominable, Natacha était aux mains des révolutionnaires… mais encore, dans le moment où il voulait la secourir, il conduisait niaisement, naïvement, la police dans l’endroit même où celle-ci devait s’en emparer… c’était le comble de l’humiliation. Koupriane eut pitié du reporter.

— Allons ! ne vous désolez pas trop ! fit-il ; nous aurions retrouvé Natacha sans vous. Gounsovski nous a fait savoir qu’elle devait débarquer ce soir à la baie de Lachtka avec Priemkof !…

— Natacha avec Priemkof ! s’exclama Rouletabille. Natacha avec l’homme qui a introduit chez son père les deux bombes vivantes !… Si elle est avec lui, Excellence, c’est qu’elle est sa prisonnière… et cela seul suffira à prouver son innocence… Je remercie le ciel qui vous a envoyé ici !

Koupriane avala un verre de votka, s’en versa un autre, enfin daigna traduire sa pensée :

— Natacha est l’amie de ces gens-là et nous les verrons débarquer la main dans la main !

— Vos agents n’ont donc pas relevé les traces de la lutte que « ces gens-là » ont dû soutenir sur les bords de la Néva avant d’emporter Natacha ?

— Oh ! ils ne sont point aveugles. Mais, en vérité, la lutte était trop visible pour qu’elle ne fût point seulement apparente… Quel enfant vous faites !… Comprenez donc que la présence de Natacha à la datcha devient trop dangereuse pour cette charmante jeune fille après l’empoisonnement manqué de son père et de sa belle-mère !… Et dans le moment que ses camarades se préparaient à envoyer au général Trébassof un joli cadeau à la dynamite… pajaost ?… elle se fait enlever et la voilà victime !… Comme c’est simple !

Rouletabille releva la tête :

— Il y a quelque chose de beaucoup plus simple à imaginer que la culpabilité de Natacha. C’est l’initiative de Priemkof versant le poison dans le flacon de votka et se disant que, si le poison ne réussit pas tout à fait, il aura du moins fait naître l’occasion d’introduire à la datcha son cadeau à la dynamite dans la poche des médecins qu’on lui enverra chercher !

Koupriane saisit le poignet de Rouletabille et lui jeta ces mots terribles en le regardant jusqu’au fond des yeux :

— Ce n’est pas Priemkof qui a versé le poison, car il n’y avait pas de poison dans le flacon !

Rouletabille, à cette révélation extraordinaire, se leva, plus effrayé qu’il ne l’avait jamais été au cours de cette effrayante campagne.

S’il n’y avait pas de poison dans le flacon, le poison avait donc été versé directement dans les verres par une personne se trouvant dans le kiosque ! Or, il n’y avait dans le kiosque que quatre personnes : les deux empoisonnés, Natacha, et lui, Rouletabille. Et ce kiosque était si parfaitement isolé qu’il était impossible à toutes autres personnes que celles qui se trouvaient là de verser du poison sur la table !

— Mais ça n’est pas possible ! s’écria-t-il.

— C’est si bien possible que cela est ! Le père Alexis affirme qu’il n’y a pas de poison dans le flacon et je dois dire que l’analyse que je fis faire ensuite lui a donné raison… Il n’y avait pas de poison non plus dans la petite bouteille que vous avez apportée au père Alexis et où vous avez versé vous-même le contenu des verres de Natacha et du vôtre… Pas de trace de poison non plus dans deux des quatre verres… On ne retrouve l’arséniate de soude que sur les serviettes maculées de Trébassof et de la générale et dans les deux verres où ils ont bu !…

— Oh ! c’est épouvantable ! gémit le reporter hébété… c’est épouvantable, car l’empoisonneur… c’est Natacha ou moi !

— J’ai beaucoup de confiance en vous ! déclara avec un gros rire satisfait Koupriane, en lui tapant sur l’épaule… Et j’arrête Natacha !… Hein ?… Vous qui aimez la logique, vous devez être satisfait…

Rouletabille ne dit plus un mot. Il se rassit et laissa retomber sa tête dans ses mains, comme assommé.

— Ah ! nos petites filles !… vous ne les connaissez pas ! elles sont terribles ! terribles !… faisait Koupriane en allumant un gros cigare… Bien plus terribles que les garçons !… Dans les bonnes familles, les garçons font encore la noce… mais les filles… elles lisent !… elles se montent la tête… elles sont prêtes à tout… elles ne connaissent plus ni père… ni mère… c’est le cas de le dire… Ah ! vous êtes un enfant !… Vous ne pouvez pas comprendre !… Deux beaux yeux, un air de mélancolie, une voix douce… et vous êtes pris… vous croyez avoir devant vous une bonne petite fille inoffensive… Tenez ! Rouletabille… tenez… il faut que je vous raconte… pour votre instruction… C’était au moment de l’attentat Tchipoff… Les révolutionnaires qui devaient exécuter Tchipoff étaient déguisés en cochers et en commissionnaires. Tout avait été soigneusement préparé et il semblait bien que personne ne s’aviserait d’aller découvrir les bombes là où elles se trouvaient… Eh bien, savez-vous où elles se trouvaient, les bombes ?… Chez la fille du gouverneur de Wladimir !… parfaitement, mon petit ami, parfaitement !… Chez la fille du gouverneur elle-même !… chez Mlle  Alexeiew !… Ah ! ces petites filles !… Du reste, c’est cette même Mlle  Alexeiew qui, si gentiment, a brûlé la cervelle d’un honnête négociant suisse qui avait le tort de ressembler à l’un de nos ministres !… Si on avait pendu plus tôt cette charmante jeune fille, mon cher monsieur Rouletabille, ce dernier malheur aurait pu être évité… Une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles !… c’est le seul moyen !… le seul !…

Un homme entra. Rouletabille reconnut le conducteur de la téléga. Il y eut quelques phrases rapides entre le chef et l’agent. Celui-ci alla fermer les volets de la salle par les interstices desquels on pouvait voir ce qui se passait dehors. Puis l’agent sortit. Koupriane, en écartant la table qui se trouvait près de la fenêtre, dit au reporter :

— Vous feriez bien de vous approcher de la fenêtre. Mon homme vient de me dire que le cotre approche. Vous allez pouvoir assister à un spectacle intéressant. Nous sommes sûrs que Natacha est encore à bord. Le bâtiment, après l’explosion de la datcha, a été rejoint par un canot monté par deux hommes et, depuis, il n’a fait que louvoyer dans le golfe. Nous avions pris nos précautions en Finlande comme ici et c’est ici qu’ils vont tenter de débarquer. Attention !

Koupriane avait pris son poste d’observation… Le soir, lentement, tombait… le ciel était d’un gris noir qui se mêlait à la teinte d’ardoise de la mer… On entendait celle-ci qui venait mourir, tout doucement, sur le rivage. Au loin, on apercevait une voile. Entre la grève et la touba où Koupriane veillait, il y avait un gros renflement, un remblai qui ne cachait point au préfet de police le rivage ni la baie, car son regard, du point élevé où il se trouvait, passait au-dessus. Mais, de la mer, ce remblai cachait parfaitement ce qui pouvait se dissimuler derrière lui… Or, on apercevait, à plat ventre, et grimpant lentement le renflement, une cinquantaine de moujiks qui obéissaient dans tous leurs mouvements à deux d’entre eux dont la tête seule dépassait le remblai. Si l’on suivait le regard de ces deux têtes-là, on apercevait tout de suite la voile blanche qui avait singulièrement grandi. La barque était inclinée sur l’eau et glissait avec élégance, le cap sur la baie. Soudain, dans le moment qu’il eût pu croire qu’elle allait prendre ses dispositions pour y entrer, les voiles tombèrent et le cotre mit à l’eau un canot. Quatre hommes y descendirent ; puis une femme sauta allègrement d’une petite échelle dans le canot. C’était Natacha. Koupriane n’eut point de peine, malgré le peu de jour restant à flotter sur les eaux, à la reconnaître.

— Ah ! mon cher monsieur Rouletabille, fit-il… Voyez donc la prisonnière !… Constatez comme on l’a ligotée !… Ses cordes, certainement, lui font mal !… Comment peut-on traiter ainsi une jeune fille de l’aristocratie ?… Ces révolutionnaires sont vraiment des brutes !…

La vérité était que Natacha s’était mise très librement au gouvernail, et, pendant que les autres nageaient, dirigeait la légère embarcation sur l’endroit de la plage qui avait dû lui être indiqué… Et, bientôt, la proue du canot entra dans le sable. Il semblait qu’il n’y eût sur la grève aucune âme. C’est ce dont les hommes du canot qui se tenaient debout maintenant semblaient se rendre compte… Et trois d’entre eux sautèrent ; puis ce fut le tour de Natacha… Elle accepta la main de ceux qui l’aidaient, tout en conversant très amicalement avec eux. Elle eut même un geste pour serrer la main de l’un d’eux. La petite troupe s’avança sur le sable… Pendant ce temps, on pouvait voir les faux moujiks qui, prêts à bondir, s’étaient glissés à plat ventre jusque sur le dessus du remblai.

Derrière son volet, Koupriane ne put retenir un mouvement de joie ; il venait de reconnaître quelques figures du groupe, et il murmura :

— Eh ! eh ! Voilà Priemkof lui-même et les autres !… Gounsovski a raison et il est fameusement renseigné ; décidément, son système a du bon !… quel coup de filet !…

Et il n’en respira plus, dans l’attente de ce qui allait se passer…

Il pouvait voir encore, du côté de la baie, au ras du sol, se dissimulant derrière les moindres monticules, d’autres faux moujiks… Il en était de même du côté des bois de Sestroriesk… Le groupe des révolutionnaires que suivait librement Natacha s’était arrêté pour parlementer… Encore trois, deux minutes peut-être, et ils allaient être entourés… cernés, pris au piège. Soudain, un coup de feu retentit dans la nuit commençante, et le groupe, à toute allure, rebroussait chemin, courait silencieusement à la mer, tandis que, de toutes parts, surgissaient les agents qui se précipitaient, luttaient, se ruaient, poussaient des cris… mais des cris de rage, car le groupe gagnait du côté de la grève, gagnait… On voyait Natacha, qui était soutenue par Priemkof lui-même, repousser l’aide du nihiliste qui ne voulait pas l’abandonner. Elle finit par le rejeter et, voyant qu’elle allait être rejointe, s’arrêta, attendant l’ennemi stoïquement, les bras croisés. Cependant, ses trois autres compagnons avaient réussi à se jeter dans le canot, et déjà ils faisaient force de rames, tandis que les hommes de Koupriane, entrés dans l’eau jusqu’à la poitrine, déchargeaient leurs revolvers dans la direction des fuyards… Ceux-ci, peut-être dans la crainte de blesser Natacha, ne répondirent point aux coups de feu. Quand ils accostèrent le cotre, le bateau était prêt… et il repartit à tire-d’aile vers le mystère des fiords de Finlande, hissant audacieusement à sa poupe la flamme noire de la révolution…



Maintenant, dans la salle de la touba, les agents, tremblants de la colère de Koupriane, sont entassés. Le maître de la police laisse éclater sa fureur et les traite comme les derniers et les plus infâmes des animaux de la création. La capture de Natacha ne saurait le calmer. Il avait trop espéré et la stupidité de ses hommes lui a fait perdre tout son sang-froid. S’il avait eu un fouet sous la main, il se serait soulagé avec plus de facilité. Natacha, debout, dans un coin, le visage singulièrement calme, regarde cette extraordinaire scène de ménagerie où le dompteur lui-même semble être changé en bête fauve. Dans un autre coin, Rouletabille fixe Natacha qui ne semble point s’apercevoir de sa présence… Ah ! cette figure fermée pour tous !… pour tous !… même pour lui qui avait cru lire, naguère, sur ses traits, dans ses yeux, des choses invisibles pour les autres vulgaires hommes… figure impassible de cette fille dont on avait tenté, quelques heures auparavant, d’assassiner le père et qui venait de serrer la main de Priemkof, l’assassin !… Un moment elle tourna la tête légèrement du côté de Rouletabille. Le reporter tendit alors son visage ardent vers elle, la brûla de ses yeux qui lui disaient : « N’est-ce pas, Natacha, que tu n’es pas la complice des assassins de ton père ? N’est-ce pas, Natacha, que ce n’est pas toi qui as versé le poison ?…

Mais le regard de Natacha tourna sans rencontrer celui de Rouletabille. Ah ! ce masque mystérieux et froid, cette bouche qui avait, dans le moment, un sourire étrangement amer et impudent, un sourire atroce qui semblait dire au reporter : « Si ce n’est pas moi qui ai versé le poison, c’est donc toi ! »

C’était le masque bien connu des petites filles terribles dont parlait tout à l’heure Koupriane, des petites filles qui lisent et qui viennent, la lecture faite, d’accomplir quelque chose de terrible, quelque chose pour quoi, de temps en temps, on attache une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles !

Enfin, Koupriane est au bout de sa bave et fait un signe. Les hommes sortent dans un silence épouvanté. Deux d’entre eux restent pour garder Natacha. On entend dehors le bruit d’une voiture qui vient de Sestroriesk et qui doit certainement conduire la jeune fille aux cachots de Pierre et Paul. Un dernier geste du préfet de police et les mains brutales des deux gardes s’abattent sur les poignets fragiles de la prisonnière. Ils la bousculent, la jettent dehors, en la heurtant aux murailles, passent sur elle la colère qui leur vient des reproches de leur chef. Quelques secondes plus tard la voiture s’éloigne pour ne plus s’arrêter qu’au-dessus des tombes moisies par les eaux du fleuve, et dans lesquelles on descend, avant la mort, les petites filles terribles qui ont trop lu, sans le comprendre peut-être tout à fait, monsieur Kropotkine.

À son tour, Koupriane s’apprête à partir. Rouletabille l’arrête :

— Excellence ! je désirerais avoir l’explication de la colère que vous avez montrée tout à l’heure devant vos hommes !

— Ce sont des brutes ! s’écrie le maître de police, de nouveau hors de lui… Ils m’ont fait rater le plus beau coup de filet de ma vie !… Ils se sont jetés sur le groupe deux minutes trop tôt !… L’un d’eux a tiré un coup de feu qu’ils ont pris pour un signal et qui n’a réussi qu’à avertir les nihilistes !… Mais je les laisserai pourrir tous au cachot… jusqu’à ce que je sache qui a tiré ce coup de feu-là !

— Ne cherchez pas plus longtemps ! fait Rouletabille. C’est moi !…

— C’est vous ? Vous étiez donc sorti de la touba ?

— Oui, pour les avertir !… mais j’ai encore tiré trop tard, puisque vous avez pris Natacha !

Les yeux de Koupriane lançaient des flammes :

— Vous êtes leur complice, à tous ! lui jeta-t-il dans la figure. Et je vais de ce pas demander au tsar la permission de vous arrêter !

— Dépêchez-vous donc, Excellence, répondit froidement le reporter, car les nihilistes, qui ont également à régler un petit compte avec moi, pourraient bien arriver avant vous !…

Et il le salua.