XII

LE MONSTRE EST LÀ

La nuit se passa sans incident. Rouletabille dormit d’un sommeil de plomb. La Candeur, lui, ne ferma pas l’œil.

Avec Rouletabille il fallait s’attendre à tout et La Candeur était payé pour savoir que les aventures les plus extravagantes, et aussi, hélas ! les plus dangereuses étaient généralement celles qui tentaient surtout le premier reporter du monde.

Le lendemain matin, à la sortie de l’Arbeiterheim, pour se rendre aux ateliers, Rouletabille vint se placer tout doucement dans le rang à côté de La Candeur et comme ils avaient le droit de causer et que les gardiens qui les accompagnaient ne leur prêtaient point attention, ils causèrent.

La Candeur apprit à Rouletabille que le « kommando » de l’industrie civile et étrangère était sous la direction d’un neutre qui travaillait à l’usine Krupp depuis de nombreuses années.

Ce neutre était un ingénieur suisse d’origine allemande (il avait tous ses parents boches employés à l’usine) et il était sorti de l’École polytechnique de Zurich.

Il s’appelait Richter, devait avoir dans les quarante ans, et il était sur le point de se marier avec la fille de l’ingénieur Hans, directeur du laboratoire d’énergie… Cette fille, Helen, était la nièce, par sa mère (mais elle avait perdu sa mère), du général von Berg, lequel était à la tête du général-kommando, organisation centrale et directrice de toute l’usine au point de vue technique.

« Tout ce monde se tient, expliqua La Candeur, case au mieux ses parents et ses créatures et s’entend comme larrons, paraît-il, pour exploiter la mine de guerre, qui n’aura pas ruiné tout le monde, je t’assure…

— Je vois que tu aimes toujours les potins, monsieur René Duval.

— Oui, j’ai toujours été un peu pipelet ! avoua La Candeur. Ça ne fait de mal à personne, et j’ai pensé que ça pourrait te servir…

— Et comment as-tu appris tout cela ?

— Entre deux coups d’emballage, mon cher monsieur Talmar, on bavarde et l’« Enflé », qui est emballeur avec moi, a appris bien des choses, car il sait l’allemand…

— Tu es donc emballeur ? Qu’est-ce que tu emballes ?

— Eh bien ! des machines à coudre ! C’est même moi qui préside l’emballage du dimanche, quand il n’y a plus qu’à mettre les machines dans les caisses… La semaine, je travaille à la distribution des matières premières… Au fond, ils ont fait de moi un portefaix et j’aime autant ça… ça me permet d’aller un peu partout… Ils m’avaient d’abord mis à la fabrication des manettes et des navettes, mais c’était de l’ouvrage trop délicat ; j’y allais trop brutalement, je cassais trop souvent… Il y a eu des explications ! J’ai craint qu’on ne s’aperçut de mon inexpérience et je leur ai dit tout de suite qu’à la fabrique où je travaillais on m’employait aux gros travaux. Ça s’est arrangé, comme tu vois…

— Gui, pas trop mal !… Alors, tu me disais que, entre emballeurs, on bavarde un peu ?… Qu’est-ce qu’on dit encore ?

— Ah ! ah ! tu prends goût à la conversation !… Eh bien ! sache qu’il y a ici pas mal de sozialdémocrates avec qui on peut causer si on sait la langue. L’« Enflé » en a tâté quelques-uns. C’est comme ça qu’il a appris qu’il existe, paraît-il, chez Krupp une administration occulte de contrôle et de surveillance réciproque entre tous les chefs, comme qui dirait dans l’ordre des Jésuites. Chacun se méfie des autres et croit voir des espions partout ! On intrigue, on complote, on se ligue, on se trahit… On parle toujours de leur organisation… Possible ! mais certains chefs, paraît-il, savent surtout s’entendre pour l’organisation du coulage !… Tu penses s’il doit y en avoir un de coulage, dans une affaire pareille !… Mon vieux, quand je vois tout ce qui se fabrique ici, tu sais ! je ne peux pas m’empêcher de sourire en pensant à l’idée qu’on se faisait qu’au bout de six mois de guerre, ils manqueraient de munitions !… »

De fait, dans cette traversée de l’usine, forcément lente à cause des obstacles rencontres à chaque instant, on pouvait se rendre compte de l’apport formidable des matières premières et… de la rapide transformation de celles-ci en projectiles de toutes sortes, en armes de tous calibres.

Des trains glissaient, interminablement, se croisaient en tous sens, portant le fer et l’acier, emportant canons, obusiers, dans une atmosphère épaisse et brûlante et asphyxiante de fournaise, derrière les locomotives crachant une fumée noire, parmi le piétinement de milliers et de milliers d’ouvriers qui n’avaient pris que le temps du repos pour retrouver leurs places devant les brasiers, d’où fuyaient, par troupeaux, les équipes de nuit, avec des figures de fantômes.

Un coup de coude de La Candeur faisait retourner Rouletabille :

« Tiens !… ici… ce bâtiment… c’est le dépôt de munitions pour les 420… Regarde !… Voilà encore des obus qui arrivent !… N’est-ce pas que c’est effrayant !… Ils ne cessent d’en fabriquer, tu sais ?… Tu blaguais hier avec ton canon de 300 mètres ?… »

Un terrible coup de pied de Rouletabille sur l’énorme brodequin de La Candeur faisait faire une grimace au géant qui fut stupéfait de voir la figure bouleversée de son compagnon…

« Je te défends, tu entends !… Je te défends de jamais me reparler de ce canon-là ! lui sifflait Rouletabille entre ses dents… Je te le défends, sous peine de mort !… »

Et comme La Candeur, pâle, effaré, ne savait plus où il en était…

« Mais continue donc, idiot !… Tu disais qu’ils avaient des dépôts…

— Oui, un dépôt de munitions pour tous les calibres, balbutiait le pauvre La Candeur, de plus en plus ahuri. Il y en a pour le 77, le 120, le 105, le 150, le 210, le 420, le 280, le 350 et tu viens de voir celui du 420…

— On disait qu’ils en étaient revenus de leurs 420…

— Je t’en fiche, paraît que rien qu’en ce moment, ils en ont sept à la fois à la fonderie… Ainsi… Ah ! tiens, regarde ça…

— Ah ! bien, ça vaut la peine de se déranger ! exprima Rouletabille en considérant deux prodigieuses caisses qui venaient d’apparaître sur leur gauche, entre les innombrables piliers de fer qui les entouraient… C’étaient les deux énormes réservoirs Krupp à gaz, les plus grands du monde…

— Et puis, tu sais, ils sont toujours pleins à crever ! Tu penses ! avec une bombe d’aéroplane là-dessus… Quel soupir !…

— Tais-toi !… Je le dis, tais-toi !… »

Ce fut au tour de La Candeur de constater la pâleur de Rouletabille.

Celui-ci ne regardait plus les réservoirs, mais par delà leur rotondité formidable, quelque chose de plus formidable encore…

Dans l’atmosphère de fumées déchirées par un coup de vent brusque, un monument qui tenait du cauchemar, et qui paraissait bâti sur des nuées d’enfer, dressait sa silhouette kolossale…

C’était bien là la hideuse et terrible carapace pour machine de guerre que Nourry avait évoquée avant de mourir…

Rouletabille en reconnaissait les dimensions fantastiques, l’inclinaison inexplicable au premier abord d’un toit gigantesque qui était beaucoup plus haut dans la partie sud que dans la partie nord, et enfin Rouletabille reconnut l’orientation au monstre… nord-est-sud-ouest, l’orientation sur Paris !…

« Ah ! tu regardes le hangar de leur nouveau zeppelin !… souffla La Candeur. Paraît que c’est un nouveau modèle plus épatant que les autres, celui-là !… Oui, une nouvelle invention d’un ingénieur polonais qui a trouvé un truc pour transporter dans les airs comme une véritable forteresse !… Crois-tu qu’ils sont acharnés, hein ! avec leurs zeppelins !… Ils ont beau en perdre, il faut qu’ils en reconstruisent tout le temps !… Et de plus en plus grands !… Celui-là aura dans les trois cents mèt… »

Un autre coup de pied terrible sur la chaussure de La Candeur arracha au pauvre garçon une sourde exclamation…

« Je te défends ! Tu entends, lui sifflait à nouveau un Rouletabille aux yeux foudroyants, je te défends de prononcer ce chiffre-là !…

— Bien ! bien ! soupira l’autre. Entendu !… D’autant plus que si je m’entêtais, je finirais par attraper des cors aux pieds !… »

On n’apercevait du bâtiment que sa superstructure. Comme l’avait dit Nourry, il était curieusement placé entre des ateliers dont certains avaient été réduits de moitié pour « le laisser passer ». Le tout était entouré d’un très haut et interminable mur de planches gardé par un cordon de troupes,

« Crois-tu qu’ils prennent des précautions !… On dit que travaillent là des ouvriers spéciaux, spécialement surveillés !… On dit aussi que leur nouveau zeppelin va bientôt être prêt ! ajouta La Candeur. On verra bien alors ce que c’est !… Moi, je ne suis pas pressé !… Ça doit être encore un de ces tracs à la manque avec lesquels ils ont toujours essayé de bluffer le monde !… Mais qu’est-ce que tu as, mon vieux ? Tu as l’air tout chose… »

Les oreilles de Rouletabille lui sonnaient alors de furieuses cloches, non point seulement parce que cette phrase l’avait frappé douloureusement : « on dit que leur nouveau zeppelin va être bientôt prêt », mais encore parce qu’il entendait alors, tout le long de ce mur de planches que les prisonniers suivaient derrière leurs gardiens, l’écho innombrable du travail qui se faisait derrière !…

Un tumulte de moteurs et de marteaux qui donnait la sensation terrible de la hâte avec laquelle un peuple d’ouvriers précipite joyeusement et furieusement la fin d’une gigantesque besogne… Chaque coup broyait le cœur du reporter. « Aurai-je encore le temps ? » se demandait-il dans un émoi de tout son être…