III

LES TRIBULATIONS D’UN INVENTEUR

« Eh bien ! vous m’avouerez, fit le « Binocle d’écaille » en replaçant la singulière lettre dans son portefeuille, que l’on est fort excusable, après la lecture d’un pareil document, de le croire émané d’un cerveau malade ! Que voulez-vous ? Il a beau être signé « Théodore Fulber », la tranquille simplicité avec laquelle ce savant, qui a toujours passé pour un peu excentrique, nous annonce qu’il tient a notre disposition la destruction de Berlin, aurait incliné les moins prévenus à émettre de fâcheux pronostics sur le prochain avenir d’une aussi belle intelligence… »

C’est alors que l’on entendit pour la première fois la voix de Mr Cromer.

Ce personnage parlait français avec un accent d’outre-Manche très accentué. Il s’exprimait difficilement mais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont il avait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec une brutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité de discussion ou de controverse.

« Pardon ! Vos Excellences. Il faut savoâr que Théodor Foulber n’a pas reçou même oune réponse dé rien di toute !… Indeed ! cela n’être pas assez, je dis !… I say ! le pauvre vieux savant a été traité chez vous comme un pétite joune homme à son première expérience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ils sont très forts, mais toujours regardés comme très fous, yes ! I say ! Il existe certainement, j’avoue, des établissements de recherches tels Collège de la France et la Muséum, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute, No ! Et en dehors de Pastor-Institute pour biologiques travails, rienne di toute pour autres inventions. No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe oune institute pour recherches générales, très bien doté de grosse argent et très intéressé par l’empereur, yes ! En Amérique, en Angleterre, de très généroux milliardaires ils ont créé des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurs s’en allaient dans la Angleterre ou Amérique. I say ! Carrel, Français à l’Institute Rockfeller américain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichir l’Allemagne because les brivets sont garantis par gouvernement allemand, yes ! »

Sous ce débordement de phrases roides, tout le monde avait d’abord baissé la tête, mais le « Président » ayant fait un geste d’impatience, le « Binocle d’écaille » osa interrompre le terrible Mr Cromer.

« Je crois qu’il est un peu tard pour nous attarder à des critiques, peut-être très justes…

Yes !… je critique ! I beg pardon !… c’est pour critique que jé souis vénou ! En France, à Paris, I say : les inventeurs sont comme petits enfants abandonnés sur le chemin de la science ! Théodor Foulber m’a écrit cela et alors, moa, j’ai lu sa lettre à mon institute ! moa, j’ai répondu ! Et alors il est vénou… et moa, j’ai vou en écoutant loui combien cela qu’il disait était sérious et terribeule !… »

Le « Président » interrompit encore l’Anglais :

« Procédons par ordre ! Avant d’aller trouver Mister Cromer, Fulber ne s’était-il pas adressé à Monsieur le directeur de L’Époque ?

— C’est exact ! répliqua immédiatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j’ai fait comme devait faire Mister Cromer : j’ai prié Fulber de venir chez moi et je l’ai questionné et j’ai trouvé que tout ce qu’il me disait était moins ridicule que terribeule, comme dit Mister Cromer, si bien que je l’ai invité à dîner le soir même avec le général D…

— Le général D… est à Salonique, fit entendre le « Binocle d’écaille ». J’ai eu l’occasion de le voir quelques jours avant son départ. Il ne m’a parlé de rien qui pût se rapporter à Fulber…

— Il est probable qu’il l’avait déjà oublié ! émit le directeur de L’Époque.

— Fulber n’avait donc pas produit une grande sensation sur lui ? demanda le « Bureau de tabac ».

— Tous les détails de ce dîner sont parfaitement restés dans ma mémoire, répondit le directeur de L’Époque.

— Vous seriez tout à fait aimable de nous les faire connaître, monsieur ! exprima le « Président ».

— Eh bien, ce soir-là, dès le potage, Fulber, sans nous dévoiler son secret naturellement, nous entretint de la puissance formidable de son engin… et je me rappelle qu’il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que déjà le général D… s’écriait :

« Mais c’est une histoire de Jules Verne que vous nous racontez là, mon cher savant… Je l’ai lue quand j’étais au collège : cela s’appelle Les Cinq cents millions de la Béqum !… Attendez ! voici le sujet dont je me souviens très bien : un Boche de ce temps-là avait fabriqué un canon prodigieux qui envoyait sur une cité construite en Amérique par des Français, un projectile naturellement colossal et capable de tout anéantir en quelques minutes !… »

« Le général D…, pour dire cela, avait pris un ton si parfaitement ironique, que je crus devoir intervenir.

« Mon cher général, interrompis-je, nous vivons à une époque où toutes les imaginations de Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, se réalisent si bien et si complètement, qu’il ne faudrait point s’étonner que celle-ci finît par entrer comme les autres dans le domaine de la réalité ! »

Pendant que je parlais ainsi, Fulber, qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi, avec une expression de mépris incommensurable.

« Si imaginatif qu’ait été Jules Verne, s’exclama-t-il, il n’eût jamais osé rêver ce que la science actuelle est susceptible de matérialiser ! Dans mon affaire à moi, il ne s’agit pas d’un obus, mais d’une torpille. Et d’une torpille qu’aucun canon au monde ne pourrait contenir et qu’aucune charge d’explosif connue ne pourrait envoyer bien loin ! Ma torpille est plus grande que le « Titanic » ! Entendez-vous, je dis plus grande que le Titanic ! Elle a trois cents mètres de long. Elle est douée d’une vitesse de quatre cents kilomètres à l’heure ! Rien ne saurait l’arrêter ! Elle ruine tout, brûle tout, anéantit tout, dans un cercle de plusieurs lieues ! On ne peut rien contre elle, une fois lancée ! Rien au monde n’est capable de l’empêcher d’atteindre exactement son but, ni d’éclater à l’heure fixée et à l’endroit fixé ! Elle s’appelle Titania !… »

« Je ne sais si vous avez vu quelquefois Théodore Fulber, continua le directeur de L’Époque. Il a des yeux d’une clarté, d’une pureté enfantines, une figure de petit ange inspiré, dans un cadre farouche de mèches blanches qui se tordent comme des flammes autour de son front phénoménal !… et le tout est un mélange des plus curieux qui étonne et qui inquiète.

« Ce soir-là, il était très, très inquiétant. Quand il se leva de table, après nous avoir lancé sa formidable « tirade », il avait littéralement l’air d’un fou !… et j’ai pu croire qu’il allait tomber devant nous, d’une attaque d’apoplexie.

« C’est tout juste s’il n’oublia pas de me serrer la main et s’il se rendit compte que c’était dans mon auto que je le faisais reconduire chez lui.

« Quand il fut parti, le général me dit :

« Ce n’est pas le premier que la guerre a rendu fou ! N’importe ! Nous avons passé une bonne soirée ! Il est amusant avec sa torpille ! »

« Puis nous parlâmes d’autre chose.

« Le lendemain, je recevais un mot de Fulber me disant qu’il était décidé à aller proposer sa machine infernale aux Anglais et me demandant si je ne pouvais pas lui faciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nécessaires. Je m’en occupai aussitôt simplement pour ne pas le chagriner. Et c’est ainsi qu’il passa le détroit. Il avait déjà écrit à Mister Cromer, à son institut de Scarborough. Et j’appris bientôt que Mister Cromer, lui, avait pris au sérieux ce qui nous avait simplement amusés, le général D… et moi !… »

Ayant dit, le directeur de L’Époque se tut, et tout le monde maintenant regardait Mr Cromer… et, certes, il y eut une certaine émotion dans le groupe des « hauts personnages » quand on entendit l’Anglais prononcer ces mots :

« Perfectly well ! Théodore Foulber n’être point fou di toute… Je dis : il pôvait détrouire Berline, yes !… »