Rouen Bizarre/Post-face de Georges DUBOSC

Post-face


par


Georges DUBOSC

Par quelle figure plus cocasse et plus burlesque, d’une naïveté d’orgueil plus outrecuidante, pourrions-nous commencer cette galerie populaire, que par celle du poëte dramatique Olivier Ferrand, qui s’intitulait modestement : disciple de Molière ; régisseur du Parnasse ; successeur d’Apollon ; artiste du Théâtre-des-Arts de Rouen, du Théâtre-Français, du théâtre du Hâvre ; membre de l’Athenée d’Evreux ; écuyer de Francony ; homme de lettres, à Rouen, rue Saint-Vigor. Jacques Olivier Claude Ferrand, auquel M. Th. Lebreton, dans la Revue de Rouen, et M. A. Canel ont consacré des notices intéressantes, était né le 25 mai 1747, à Saint-Paul-sur-Risle, prés Pont-Audemer ; son père était aubergiste à l’enseigne de la Poule Dure, un titre peu engageant pour les voyageurs affamés. À Rouen où il était arrivé assez jeune, il était tout simplement marchand de coton ; à cette époque où l’on bobinait encore le fil de coton à la main, on l’avait affublé dans son quartier, où il se faisait remarquer par ses excentricités, du sobriquet de Ferrand-Tournette. Comment la muse des détraqués, l’inspiratrice des bons toqués, le toucha-t-elle un jour au front et vint-elle le marquer du signe des bons poëtes ? C’est un secret que lui-même, si prodigue de révélations sur tout ce qui le regarde, ne nous a point révélé. Les originaux de cette espèce sont rares ; avant lui on ne connaissait guère que Maître André, le perruquier, auteur du Tremblement de terre de Lisbonne, dont Henri de La Pommeraye a rappelé la physionomie. Dans le Mariage de Colombine, Ferrand nous apprend cependant à quel âge sa vocation d’auteur dramatique s’est déclarée :

 
À cinquante ans passés, j’embrasse cette carrière
Je suis poëte et acteur comme a été Molière
Mon Savetier de Péronne, est ma première comédie
Et le Pont-Audemer, monsieur, est ma patrie.

Ailleurs, il dira aussi :

 
Quand j’ai commencé mes ouvrages
J’avais à peine cinquante ans,
L’on disait dans tous les villages
Cet homme a beaucoup de talents.

Déjà sa réputation grotesque était établie : la drôlerie de sa physionomie falote n’avait pas, en effet, peu servi à populariser l’apprenti-poëte. Autant qu’on en peut juger par un joli dessin d’Hyacinthe Langlois (Bibliothèque de Rouen) gravé par lui-même en médaillon, Olivier Ferrand avait le masque grimaçant d’un polichinelle du XVIIIe siècle, sculpté à coups de couteau par un sculpteur de Nuremberg. C’est, sous les mèches de la perruque qui se termine par une courte queue, une figure de Cadet-Roussel, vieilli et osseux, sillonné de petites rides s’entremêlant aux coins des yeux ; le nez long, accentué, se recourbe en bec de corbin au-dessus d’une bouche que le rictus entr’ouvre, laissant à découvert les dents ébréchées et cassées. Un habit noir à haut collet, laissant passer le bouillonné d’une cravate lâche, la culotte courte et les bas chinés complètent son habillement, dans la gravure sur bois, de l’École des poëtes où Ferrand est représenté chevauchant un Pégase efflanqué, qu’attend l’équarrisseur.

Pour son coup d’essai, Olivier Ferrand, abandonnant inopinément sa boutique de dépenteur de cotons, débuta avec une comédie vaudeville en un acte, le Savetier de Péronne, qui fut jouée au Théâtre de la République, aujourd’hui le Théâtre-Français, le 12 nivôse de l’an VIII, sous la direction des artistes réunis de l’Ambigu-Comique de Paris.

C’était, mise à la scène, dans un mélange de vers boiteux et de prose incohérente, l’histoire des débuts du célèbre orateur de la Révolution, l’abbé Maury. Déjà les pamphlets du temps avaient représenté le fougueux défenseur des droits du clergé, en un équipage invraisemblable ; déjà, dans l’Ombre du Mardis-gras ou les Mascarades de la Cour, on l’avait montré entouré d’un cortège de recarreleurs de souliers, il lui manquait cependant l’apothéose caricaturale que Ferrand lui préparait. Le Savetier de Péronne était précédé sur l’affiche par le Réveil du Charbonnier ; on annonçait également que Ferrand l’aîné, l’auteur, y jouerait le rôle de Gilles, l’apprenti-savetier. La pièce était, du reste, ainsi distribuée : le père Maury, Monval ; la femme Maury, Mme  Adelaïde ; Charlotte, Mlle  Maillot ; Jacques, Francois ; Ferval, Roger ; Gilles, Ferrand ; un notaire, Vasseur. On s’amusa fort à cette première représentation, qui ne se passa point sans quelque tapage ; Théod. Lebreton, dans son étude sur Ferrand, prétend que l’exhibition de Ferrand sur la scène donna un grand succès à la pièce. C’est tout au moins inexact, car les affiches ne font pas mention d’une autre représentation que celle du 12 nivôse. Il est vrai d’ajouter que, dans cette soirée mémorable, Ferrand fut couronné sur la scène, par un public qui, sans pitié, s’égayait de la vanité du pauvre fou. Lui-même a indiqué à maintes reprises ce triomphe.

Oui mon Savetier de Péronne
Sur la scène eut un grand éclat.

Il vous a valu la couronne ?
Non c’est le chat ?

Déjà un auteur inconnu, décochant à Ferrand l’aîné, auteur-savetier du Savetier de Péronne quelques épigrammes, lui avait prédit, dans le Journal de Rouen, les palmes du triomphe ;

Jouis donc, cher Ferrand, de tes succès divers !
Viens te faire applaudir ! la couronne s’apprête ;
Ta muse, dès ce jour, ne craint plus les revers ;
Les lauriers de Mydas vont croître sur la tête.

De Rouen, le Savetier de Péronne passa au Havre où il fut joué avec Mlle  Le Kain ; là encore on lança à Ferrand des couronnes. « Toute la scène d’Ingouville, dit-il, était descendue ce soir là, à la comédie. La salle était pleine. »

Ce triomphant accueil tourna complétement la tête au malheureux Ferrand : depuis ce jour, une immense vanité s’empara de lui, le poussant à se mettre en scène à tout propos et hors de propos. Il y a peu d’exemples, même parmi les excentriques et les originaux les plus ambitieux, d’un orgueil aussi bouffi, d’une outrecuidance aussi gonflée, avec une naïveté et une sincérité d’un comique aussi réjouissant. Partout, il est l’auteur du Savetier de Péronne, le fameux Ferrand, rival de Molière. Avec la bravacherie en moins, il y a chez lui, dans l’emportement dithyrambique qui le pousse à s’encenser à tout moment, quelque chose de cet autre Normand, Georges de Scudéry. N’a-t-il pas inventé de se faire figurer dans tous les innombrables à-propos et impromptus dramatiques qu’il a composés par la suite ? Tantôt il y figure sous les traits du poète Duranville ou de l’auteur Dur-en-vers, un pseudonyme qu’il s’est appliqué fort justement ; il s’abaisse jusqu’à paraître en jardinier « avec un bonnet rouge et « une plaude de toile » ; il se déguise même en afficheur. Peu lui importe, pourvu qu’il puisse faire son éloge lui-même, l’éloge du célèbre Ferrand ; « Partout, dit-il, « on m’appelle, on me tend les bras, » Il aime aussi à se comparer à Molière, à Voltaire :

Voltaire, pour premier ouvrage
Fit, une belle tragédie ;
Molière eut un très grand suffrage
À son Tartufe, comédie ;
De nos plus grands auteurs qu’on vante
Ferrand l’emporte bien sur tous.

Avec la plus imperturbable sérénité, il reçoit à brûle-pourpoint les coups d’encensoir qu’il se fait casser sur la figure par ses contradicteurs complaisants. Oyez plutôt ce que lui dit Le Gascon dans La Diligence du Havre à Rouen : « Ah ! si jamais Molière s’avisait de ressusciter, il ne serait pas à la noce avec vous ; car malgré que cet auteur est de grand talent, il n’a jamais fait dix-sept pièces de comédie comme vous, en si peu de temps. »

Et Ferrand de répondre : « Mais s’il n’en a pas fait autant, elles sont meilleures. » Cette fécondité est, du reste, son principal titre de gloire : partout il s’en vante, il s’en targue. « Tout cela part de là, » disait-il en frappant sur son crâne difforme, qu’il appelait le bacquet de science, le fameux bacquet de science, qu’il était seul à posséder. « Des pièces, s’écriait-il, mais j’en fais comme de la toile. Jadis, nos grands auteurs étaient six mois avant de finir une pièce, et moi qui en ai fait vingt-trois en quatre ans, je les ai bien surpassés, Ah ! quel dommage que je n’aie point commencé il y a vingt ans. Le théâtre a bien perdu, je vous le promets. » Ici, Ferrand ne dit point toute sa pensée, qu’il complète ainsi dans le Faux Jardinier :

 
Voltaire avait un cœur bien tendre,
C’est une justice à lui rendre.
Molière aussi ne l’avait pas.
Je suis venu trop tard, hélas !
Si avant eux l’on m’eût vu naître,
Lequel aurait osé paraître ?

Et de fait, lequel aurait osé se mesurer avec l’auteur de ces innombrables chefs-d’œuvre ? À partir du jour où il a saisi sa fertile plume, Ferrand enfante quatre ou cinq pièces par années. Il a toujours quelqu’impromptu à rimer, quelque scenario à échafauder :

 
Incessamment encore, quelque chose de nouveau,
Qui très souvent la nuit occupe mon cerveau.
Sans avoir jamais vu du tout François premier (?)
J’ai trois pièces assorties sous peu de mon chantier.

Il ne se passe pas un fait politique, une actualité, un fait divers, qu’il ne le mette sur le métier, C’est la Prise de Saint-Domingue par les Français, en l’an X. C’est le Meunier général, fait arrivé au général Lecourbe ; la Paix générale avec les Puissances ; la Revue de l’an XI ou le premier Consul à Rouen et au Havre ; le Naufrage au Port, fait historique arrivé au Havre, en thermidor an VII ; la Diligence du Havre à Rouen ; la Famille indigente ou le Savoyard généreux, fait arrivé à Rouen ; les Vélocifères ou la Manie du jour ; le Réveil des Cloches ou le Carillonneur de Village ; les Brigands de la Vendée, fait arrivé à Passy-sur-Eure ; l’Inconnu généreux ou les Malheurs du Houlme ; la Prise de Vienne ou l’Écrivain public ; la Prise de Berlin ; la Paix avec les Puissances du Nord ; la Conquête du Portugal ; les Événements d’Espagne ; les Aguignettes à ma Tante ; la Visite du jour de l’an ou l’Arrivée des Oranges ; la Revue de la Garde nationale de Rouen ; la Reprise de Vienne par l’Empereur ; le Passage du Danube ; la Reprise de Varsovie ! S’il avait vécu plus longtemps, l’infatigable Ferrand aurait mis en vaudevilles toutes les victoires et conquéte de Napoléon.

Mes bons amis, quand je compose,
C’est sur la Côte-des-Sapins ;
J’écris en vers ainsi qu’en prose,
Assis auprès des joncs-marins.

Les curieux produits de son usine, de sa fabrication personnelle, s’envolent en petits cahiers de huit feuilles chez Berthelot, rue des Faulx, qui les édite à bon marché. Ferrand, qui n’est pas riche, « que sa fortune, dit-il, oblige à aller à pied comme Piron, » s’est créé pour l’écoulement de ses opuscules, toute une classe d’abonnés au mois, curieux de sa littérature. Il faut voir avec quels soins il les ménage, comment il s’excuse auprès d’eux de ne point faire ces pièces plus longues. À la suite de l’Espagne régénérée (1808), il l’indique en ces termes : « Comme la plupart de mes abonnés sont allés passer trois mois à la campagne, je ne ferai qu’à leur retour des pièces plus longues, et pour qu’il n’ennuie pas au public, je lui donnerai des in-promptus, proverbes et bluettes sur les assemblées des environs de Rouen. » Et aussitôt il se met à composer la Foire de Sotteville ou les Fromages à la crème en réquisition, la Foire de Bonne-Nouvelle ou l’Ouverture du Grand-Cours, les Aventures de Saint-Romain et les amusantes piécettes sur l’Assemblée de la Saint-Gorgon, à Canteleu, rappelant certains usages curieux qui s’étaient transmis jusqu’à l’époque de Ferrand.

Tu verras, ô ma bonne amie.
Toutes les filles du canton,
Qui veulent avoir par envie
Chacune un petit Saint-Gorgon !

Non seulement Ferrand avait une série de lecteurs attitrés, qui pour leurs deux sous pouvaient se régaler l’esprit de ses billevesées, mais lui-même ne manquait pas d’adresser ses vers en toutes occasions, au jour de l’an, aux jours de fêtes, à toutes les personnes qui voulaient bien en accepter les dédicaces, conçues dans ce goût, par exemple :

Pour ma première pièce de la nouvelle année,
Agréez mes respects et mes civilités.

Réduit à la mendicité, dit l’auteur de l’Histoire des Théâtres de Rouen, qui le prend assez lourdement avec Ferrand, il entrait dans les maisons riches pour offrir ses poésies : on lui donnait quelques gros sous, il bégayait un impromptu et prenait l’aumône pour la juste rémunération de son salaire. Ainsi, en usa-t-il avec le premier Consul, auquel il fit offrir ses œuvres complètes avec dédicaces, par le sous-préfet du Havre, et avec la Contat, lorsqu’elle vint à Rouen :

Ah ! si vous veniez au Parnasse
Que de fêtes et de grandeurs,
Monte sur le cheval Pegase,
J’irai vous présenter des fleurs !

Il faut avouer que cette manière de faire sa cour et d’offrir ses hommages à la fille de la harengère de la place Maubert, n’était pas des moins originales.

Quel que fût le succès de ses pièces sérieuses, de Sophie et Dorval, de Gilles bloqué par les eaux, dans l’Isle Lacroix, qui fut joué au Théâtre de la République, pendant le carnaval de l’an X, le 11 ventôse, avec l’auteur dans le principal rôle ; quel qu’ait été le bruit fait autour de son exhibition dans une scène qu’il avait intercalée dans le Mameluck à Paris, exhibition qui fut interdite provisoirement par Delaistre, commissaire du gouvernement, Ferrand rêvait d’autres projets pour atteindre la célébrité et la gloire.

Ferrand a su braver le feu
Aussi bien que l’eau tout ensemble ;
Ma foi cela n’est point un jeu,
Qui que ce soit ne lui ressemble.
Comment fera-t-il à présent
Pour aller faire un jour sa ronde ?
Dans un ballon, assurément.
Il pourra faire le tour du monde !

Il recula devant la gloire d’une ascension, mais il ne résista point au plaisir de se faire acclamer comme écuyer et débuta au cirque installé dans la rue Du Guay-Trouin, sous le titre d’Amphithéâtre d’exercices d’équitation, dirigé par Francony père. Déjà Ferrand avait fait partie pendant l’année 1804-1805 de la troupe d’acrobates, danseurs de corde, équilibristes et maîtres d’armes de Robba, parmi laquelle on remarquait Mme  Jolibois et Quarte, qui faisaient les tourneuses ; et Robba père, qui enlevait à la force des dents une table de six pieds de long. Ferrand se contentait alors de donner des scènes bouffonnes de sa composition et de tenir un rôle dans des pantomimes, dans Arlequin dogue, dans Arlequin magicien, dans Arlequin squelette, une vieille pantomime qu’on reprend encore de nos jours, et dans Arlequin maitre d’école, où il remplissait le rôle du peintre. Tout cela devait conduire le célèbre Ferrand à monter sur le panneau. Son début eut lieu vraisemblablement vers 1808, lors de la rentrée de Francony père, qui à la suite d’une chute pour laquelle il avait reçu les soins du docteur Forleuze, avait dû céder l’exploitation de son cirque à son gendre et premier écuyer Bassin. Le grand succès du cirque était le saut du tonneau par le cheval Aimable. Ferrand s’avisa de renouveler le même exercice sur le cheval Abaster, qu’il décora du nom de Pluton.

Chacun aura dans la mémoire, dit-il, dans le Réveil des Cloches, une de ces pièces jouées en vendémiaire an XII, au Havre,

Que vous avez monté Pluton.

Après avoir fait l’exercice sur son cheval, Il improvisa, pour consacrer ce beau jour, un couplet qu’il débita au public :

Ah ! messieurs, pour moi quelle gloire !
Qui m’arrive encore aujourd’hui.
J’aurai toujours dans la mémoire
D’avoir joué chez Franconi.
Au galop, autour du manège,
Le public m’a très applaudi,
On pourra dire jusqu’à Liège :
Ferrand a fort bien réussi.

Pour s’exercer à l’art hippique, il n’est que juste d’ajouter, au dire de son ennemi et rival J.-B. Bailly, qu’il s’était déjà montré, en public, à cheval sur un cochon.

Ferrand lui-même, auquel tenait si fort le titre d’écuyer de Franconi, a compose une pièce pour immortaliser son nouvel exploit, le Poète au manège ou l’Auteur de Normandie protégé d’Apollon. La protection du dieu des poètes s’explique autrement par ce fait, qu’en voulant faire le saut du tonneau, Ferrand avait fait un chute sans gravité. Déjà même on colportait le bruit de sa mort :

Il a voulu passer à travers un tonneau,
Une chute l’a mis à deux doigts du tombeau.

Mais Ferrand, ressuscité, montra bien qu’il existait encore, en publiant le Mort vivant ou l’Auteur ressuscité, dans lequel il s’écriait :

Non, votre auteur n’est pas mort,
Ceux qui le disaient avaient tort.

D’autres déboires, du reste, attendaient Ferrand, déboires qui devaient le frapper dans ce qu’il avait de plus cher, dans son orgueil d’auteur. Qu’on se moquât de sa laideur, il était le premier à en rire, lui qui a tracé de sa personne le portrait suivant :

Cet auteur n’est ni beau ni laid,
Malgré sa figure antique,
Avec son nez de perroquet,
Sur la scène, il est très comique.

Il permettait même de contester son talent d’acteur, mais il ne put supporter qu’on l’attaquât dans sa gloire d’auteur dramatique. C’est cependant ce qu’osa Joseph-Barthélémy Bailly, un cordonnier de Forges, qui a écrit quelques vers anti-républicains et un curieux opuscule : Une Passion. Dans l’École des Poètes, comédie-vaudeville en un acte, en vers et en prose, parue en 1807, en pleine vogue de Ferrand, Bailly ne recula point devant le péril de maltraiter l’illustre auteur du Savetier de Péronne. Sans user de subterfuges, il l’attaqua en face, en ne dissimulant point son but : « Je me propose, dit-il dans sa préface, de faire l’analyse de ces misérables productions, tant celles qui ont paru que celles qui sont encore à paraître. » Il a la résolution ferme de traiter comme elles le méritent « ces pièces aussi absurdes les unes que les autres, ces pièces insipides et dégoutantes. »

« La lutte qui va s’établir entre nous, dit-il, va divertir quelque temps les habitants de la ville, aussi bien que ceux de la campagne. »

Et, sur cette déclaration de guerre, il entra en lice, se moquant impitoyablement des titres que se décerne Ferrand, « être vil et rempant » ; il rappelle les farces qu’on lui a jouées partout où il est passé, à Rouen, au Havre, à Evreux, à Paris. Il se complaît à montrer les faiblesses de sa versification. Est-il, après ça, extraordinaire,

Que son médiocre talent
L’ait plongé dans la misère ?

Et, sur ce dernier trait, il termine sa pièce, ou plutôt son pamphlet, en le menaçant de nouvelles attaques.

Pour le coup, Olivier Ferrand ne sut que répondre, et sa grande douleur le rendit muet. En annonçant le Poète vengé, il se contenta d’ajouter que cette pièce « était la parodie d’une comédie intitulée l’École des Poètes, qui se vend, par un aventurier que je ne connais pas et qui s’est permis de critiquer et de satyriser les ouvrages de l’auteur du Savetier de Péronne. »

Elle fera du bruit dans l’univers
Ma réponse contre lui, aura bien deux cents vers
Pour me montrer d’abord trés prudent et très sage,
Aucune réponse de moi il n’aura davantage.

Et l’Auteur vengé ou les deux Écrivains rivaux, comédie-vaudeville, imitée de Boileau, parut avec cette épigraphe « Beati pauperes spiritu. » « Pardonnez-lui Seigneur, car il ne savait pas ce qu’il faisait. » Et, certes, il ne savait pas ce qu’il faisait, le pauvre Bailly, car Ferrand, furieux, ne lui ménage point les coups. Il commence par le ridiculiser, sous le nom de Griffardin, « aventurier, colporteur, marchand de plantes, se disant homme de lettres, et qui veut figurer ce jour au rang des poètes » ; puis il lui rend attaque pour attaque, coup pour coup, insulte pour insulte.

Un calomniateur est un être bien plat.
Oser dire que mes pièces sont d’un mauvais génie !
Celle que tu vendis est une salopperie !
Chacun en la lisant s’écrie : ô l’imbécile !
Va donc étudier quelque temps à Sotteville.

Il s’en prend ensuite directement à Bailly et le morigène d’importance.

Ah ! si jamais je vais à Forges
(Ce n’est pas pour vendre de l’orge),
Dans ce village, m’a-t-on dit,
Un pauvre homme a perdu l’esprit.
Quelquefois il fait des planètes,
Ou bien l’École des Poètes,
Cette pièce, sans la blâmer,
Est retenue.....

Et maître Anselme, un des personnages de la pièce, de répondre :

— Au Théâtre-des-Arts, peut-être ?…

Est retenue chez l’épicier.

répond Ferrand, tout fier de ce trait du Parthe. À la fin de la pièce, après s’être disculpé d’être monté sur un cocchon, en disant qu’Alexandre en avait fait autant lors de son entrée dans Babylone, l’auteur du Savetier de Péronne, après cette vigoureuse algarade, qui rappelle la dispute de Trissotin et de Vadius, tend la main à son adversaire et se réconcilie avec lui.

Est-ce cette attaque véhémente et inopinée, sont-ce ses chagrins et ses mésaventures qui rendirent malade le pauvre Ferrand ? on ne peut le savoir ; toujours est-il que lui qui vivait seul, n’avait point voulu se marier,

Si je n’avais que quarante ans,
On pourrait parler mariage,
Faisons taire les médisants
Qu’on voit dans les villes et villages.
À soixante-deux ans passés
Il faut rester souvent tranquille
Et satisfaire mes abonnés
À la campagne comme en ville.

Lui, qui ne rêvait que de son labeur littéraire et de la gloire qu’il pourrait en recueillir, mourut subitement à Rouen, le 8 novembre 1809.

Les railleurs ne cessèrent point leurs plaisanteries devant son tombeau, et le

Journal de Rouen publiait quelques jours après sa mort ce méchant quatrain :

À trois ou quatre pieds sous terre
Ci-git qui se crut un Voltaire.....
Pour qu’au même rang Ferrand fût,
Que fallait-il donc ?… qu’il mourût.

Vasseur, un autre inconnu, qui pourrait bien être un camarade de troupe, écrivit aussi alors une comédie : les Muses éplorées ou Gilles régisseur du Parnasse, pour servir d’apothéose à Ferrand, imprimée chez Pierre Lecomte, rue Malpalu, 58. On y voyait Ferrand dialoguant avec Terpsichore, la mère Angot et montant au sommet du Parnasse, porté par le cheval Pégase.

Le meilleur éloge qui fut fait du pauvre fou métromane qui avait amusé Rouen pendant si longtemps, tomba peut-être de la plume du grand artiste qui fut Hyacinthe Langlois :

Enfin, grâces aux fruits de ma muse échauffée,
Dévots, poètes, chanteurs n’en soyez point jaloux,
Je suis, comme Jésus, l’humble jouet des fous
Malheureux comme Placute et battu comme Orphée !

Olivier Ferrand avait surtout été un excentrique littéraire, un grotesque, préférant le plancher de la scène au pavé de la rue, mettant toute sa gloire à être pris pour un auteur véritable de la famille de ces originaux du livre qui s’appellent : le Rouennais Carel de Sainte-Garde, Bluet d’Arbères, comte de Permission, ou, de nos jours, le Normand Eliacin Jourdain, le producteur d’innombrables romans, l’auteur de la Mort de Marguerite de Bourgogne, drame en un acte, pour faire suite immédiate et logique à la Tour de Nesles, d’Alexandre Dumas, le poète de la Comédie Normande, mystère en vingt-trois actes, et de « Stenio, drame honoré, en 1841, d’une lecture par M. Victor Hugo », qui n’a rien à voir, du reste, avec le beau poème lyrique de Louis Bricourt. Avec le type dont nous allons esquisser le profil, nous entrons dans la catégorie des Inventeurs et des bienfaiteurs de l’humanité, comme le comte de Bacqueville qui domptait les chevaux, comme le tailleur Lautterbach qui apprenait l’Art de marcher et de respirer ; comme Berbiguer de Terre neuve au Thym, qui enseignait l’art de se délivrer des farfadets en plantant des branches de serpolet.

À proprement parler, le dominatmosphérisateur Le Barbier ne fut point un des types de la rue ; on l’aurait certes offensé dans ses hautes et puissantes convictions scientifiques en le confondant avec la foule des bateleurs, musiciens ambulants, ou marchands d’orviétan. Reprenant les vieilles idées des meneurs de nuées, ces faiseurs de tempêtes sur lesquels l’archevêque Agobard nous a laissé tout un traité, et que Charlemagne proscrivait dans ses Capitulaires, Pierre Lucien Le Barbier, dit Barbe-Grise, avait la prétention de faire, suivant l’expression populaire, la pluie et le beau temps, à son gré. « Les nombreux titres d’honneur, dit Mlle  Émilie Bosquet dans la Normandie romanesque, qu’il s’était décernés, expliquent quelles étaient les superbes prétentions de son pouvoir et de sa science. » Jamais Le Barbier ne manqua de signer ainsi ses différents ouvrages : Pierre L. Le Barbier, Français, Dominatmosphérisateur, dominaturalisateur, doministérisateur, dominhominisateur, rétremppérisateur, prolongavisateur du monde entier, températurisateur, presqu’omnipotensutilisateur omnibus, et par un hyper doux et sans interruption de travaux, sans augmentation de consommation de combustible, soit bois soit charbon, donamillionisateur, donamilliardisateur et par la pluie tombant à propos donaminedorisateur.

Pierre Lucien Le Barbier était né à Rouen vers 1796 : riche, instruit, il s’était laissé séduire par les théories du mesmérisme. De l’étude de ces mystérieux problèmes du magnétisme étaient résultés une exaltation poétique, un désordre pittoresque, une illumination surnaturelle qui avaient conduit Le Barbier à penser qu’il était doué d’une omnipotence absolue sur tous les éléments de la nature et de atmosphère. Comme Jean Journet, l’apôtre du fouriérisme, l’excentrique rouennais, l’exalté Le Barbier n’était épris que du bonheur de l’humanité, et cherchait à faire partager à tous les bienfaits imaginaires de la généreuse utopie dans laquelle se complaisaient les rêveries de son esprit. Un de ses premiers actes, avant de se vouer à l’apostolat de la dominatmosphérie, est d’abandonner toute son argenterie, ses bijoux d’or, pour faire renoncer à l’emploi des assignats et coopérer à remettre l’argent en circulation. Débarrassé de toutes autres préoccupations, il commence alors son rôle de dompteur d’éléments et d’assembleur de nuages : dans une gravure fort rare de la collection Pelay, nous le voyons tout à son nouveau rôle. La tête de l’apôtre de la dominatmosphérie est petite, le visage est sérieux, l’allure tendue, le regard extatique. On sent qu’il est absorbé par sa passion, que tout son être y est occupé. Il ne porte point la longue barbe de Chodruc-Duclos ou du Mapah, la barbe de tous les prophètes toqués, mais la moustache et les favoris courts à la Custine ; sa tête est surmontée d’un invraisemblable chapeau de castor à haute forme et à bords minuscules qu’il porte rejeté en arrière. Par-dessus sa redingote de drap noir, qui dépasse, il porte une de ces blouses de toile bleue, à ceinture, qui furent tant à la mode, vers 1820, parmi les porteurs de Cauchoise. D’une main il tient une fleurette et des brins d’herbe et de l’autre sa canne, sa fameuse canne en fer blanc, munie d’un entonnoir et percée de trous, accessoire indispensable pour ses expériences atmosphériques. Mieux qu’un tambour-major, mieux que le célèbre bâtonniste Pradier, il la manœuvrait, lui faisant faire des tours, des évolutions rapides, avec une dextérité merveilleuse, dans le seul but de gourmander les nuages, de faire tomber la pluie, ou d’empêcher les orages et les tempêtes. Il faut avouer qu’avec le climat de Rouen la fonction que remplissait Le Barbier n’était point une sinécure. Aussi le voyait-on, en cet équipage, dans toutes les rues de Rouen, sur toutes les places et les carrefours, sifflant, soufflant, haletant, au milieu d’un tourbillon de moulinets de sa canne en fer blanc, aveuglante sous l’éclat du soleil.

C’était là le rôle d’initiateur populaire de Le Barbier ; mais d’autres moyens extraordinaires et d’autres expériences étaient encore au pouvoir du dominatmosphérisateur. Dans son ouvrage La Dominatmosphérie, ou la nature ouvrant ses trésors à l’observateur, Instruction pour les marins, à l’effet de se procurer l’agitation de l’air et la variation des vents, éviter les calmes, les tempêtes (1817. Deux édit. Rouen, Marie, 1822, in-4o, 8 p.). Le Barbier indique comment on peut agiter l’air et faire naître les tempêtes : « Pour obtenir l’agitation de l’air pendant longtemps, j’employai, dit-il, un soufflet de cuisine de la valeur de trois livres quinze sous, un tirefond de deux sous six deniers pour fixer le conduit de l’air sortant du soufflet. Il ne faut pas agiter l’air d’une façon trop continue. » D’autres moyens sont encore préconisés par Le Barbier : il suffit de siffler « une marche de tambour » entre ses dents, de se servir d’un plumasseau « dont on use pour continuer ou augmenter l’air sur du charbon qui fait cuire « une côtelette » du cotillon marin ou de la pompe marine.

Notre bienfaisant toqué ne se borna point à ce rôle d’Éole ambulant, il fut aussi à ses heures un Jupiter tonnant. Pour rassembler les nuages, il procéda à de nombreuses expériences, dans lesquelles il engloutit une partie de sa fortune ; il rassemblait de gros tas de fumier, les faisait battre et arroser par une soixantaine d’ouvriers qu’il employait à ce travail dans sa propriété de Lescure, et les faisait éventer avec d’énormes soufflets. Si quelque nuage complaisant laissait d’aventure tomber quelques gouttes d’eau, Le Barbier exultait de joie. Il courait de tous côtés, harcelant les ouvriers, les excitant à souffler plus fort et plus longtemps, prodiguant aux travailleurs les exhortations enflammées et quand le nuage crevait enfin en une lourde averse, Le Barbier, trempé jusqu’aux os, mouillé, dégouttant, grotesque et sublime, rentrait chez lui, avec la sérénité d’un dieu antique. Souvent ces expériences sur les fumiers eurent lieu devant l’Hôtel-Dieu, près d’un des pavillons habitait le docteur Achille Flaubert père, qui a dû raconter les bizarreries du pauvre fou à son fils Gustave, qui s’en est souvenu lors de son roman sur ces deux autres toqués, Bouvard et Pécuchet.

Quels n’étaient pas les merveilleux résultats acquis par la dominatmosphérie ? Le Barbier va nous l’apprendre. « En 1814, il empêche par la tempête la seconde expédition anglaise contre les Anglo-Américains d’arriver se joindre à la première qui commençait à brûler la ville de Washington. » Pour prix de ce petit service sans lequel, dit Le Barbier, « ils auraient été polonisés, » le dominatmosphérisateur, réclama 25 millions aux États-Unis. Vers 1826, il devient, grâce à ses expériences « le protecteur du Grec l’intrépide Canaris, par des vents du sud-est, afin de ne pas laisser entrer dans les Dardanelles un vaisseau turc. De 1832 à 1833, par neuf nuits sur vingt-cinq, il donne une abondance générale qui fait cesser les émeutes. »

Il favorise la prise d’Anvers et la prise d’Alger. « Le sieur Le Barbier, écrit-il, avait promis cette année de diriger la température en Espagne de manière favorable à notre armée, en s’en rapprochant. Il a prouvé de Rouen ce qu’il aurait obtenu plus facilement près le théâtre de la guerre. » C’était là le côté politique des inventions mirifiques de Le Barbier. Les attestations nombreuses des services qu’il avait rendus à la marine n’étaient pas moins extraordinaires. C’est le sloop l’Amitié, de Bayonne, capitaine Saucier, qui, le 6 décembre 1814, évite la tempête avec un soufflet de cuisine ; l’Aimable-Françoise, de Bordeaux, fuit un danger semblable avec un soufflet ; la galiote la Seine, capitaine Billard, le 30 octobre 1815, se tire de péril avec un plumeau.

Faut-il, après tant de services, être étonné que Le Barbier se soit qualifié de contre-maître de Napoléon, et qu’il ait pu affirmer « que pendant l’existence de Barbe-Grise, il n’y avait plus d’hyver possible, plus de guerre possible sur terre et sur mer » Aussi Le Barbier, par une pétition aux Chambres, demandait-il à être adjoint à toutes les ambassades et consulats. Entre temps, le célèbre excentrique rouennais s’occupe de bien d’autres inventions : il a trouvé le moyen de sucrer les melons en en trempant la queue dans une dissolution sucrée ; il lance un « Projet de souscription et d’assurance de Rouen, ou Paris la capitale, le climat de la France, le paradis terrestre exerçant son influence sur tous les climats. » II proposait dans ce projet « une souscription d’assurance contre la pluie pendant le jour afin qu’aucuns travaux ne soient interrompus. » Pour un ouvrier le prix était de 15 cent. ; pour les vieillards des deux sexes, les femmes enceintes ou relevées de leurs couches, celles qui ont besoin de se promener et leurs enfants, les rentiers même oisifs, par semaine 50 cent. La souscription fut ouverte en 1822 au café Dufour, rue des Charrettes et rue de la Vicomté.

L’amélioration de la Basse-Seine, qui a préoccupé tant de monde, avait été aussi résolue par Le Barbier. Dans sa brochure « Avis au commerce, aux armateurs du genre humain » (Rouen, Marie, 1827), il nous apprend que lui, qui a déjà creusé la rade d’Honfleur, se propose de creuser le port de Quillebeuf et d’approfondir toute la Seine de douze pieds en 24 jours. Tous ces travaux étaient faits à l’aide d’un bateau, armé de dix râteaux raclant et draguant tant bien que mal le fond du fleuve.

En 1823, Le Barbier avait rétabli déjà trois fois la passe de la Carriére à Saint-Jacques et formé des alluvions qui rapportaient 5 millions. Ce sont du moins les allégations avancées par lui dans une communication à la Chambre des Pairs, où il raconte ses expériences à Caudebec.

Plus tard, vers 1834, Le Barbier qui, entre autres nouvelles inventions, était parvenu à retremper toutes les femmes et à leur rendre beauté et jeunesse, et qui malgré tout son pouvoir n’avait point su conserver sa fortune, crut devoir tirer parti de sa science merveilleuse. C’est ainsi que lors de l’inauguration de la statue de Pierre Corneille, en 1834, il lança un avis dans le petit journal La Clochette, invitant le public, moyennant finances, à deux voyages jusqu’à la Bouille, la Mailleraye, Villequier et Vieux-Port sur le navire « La Foudre, Le Louis-Philippe ou même Le Vésuve à défaut des deux autres », pour assister au Grand creusement de la Seine. On pouvait souscrire au domicile de Le Barbier, rue aux Ours, n° 42, qui « sur invitation, disait la lettre d’avis, se rendra au milieu de réunions nombreuses ou noces ».

Désillusionné sur le sort réservé à ces expériences, Le Barbier dans ses dernières années avait perdu la confiance et la force en sa destinée ; il se croyait persécuté par d’invisibles ennemis dont les menées occultes contrariaient ses expériences : le 17 décembre 1836 il mourait triste et délaissé.

Combien d’autres originaux n’aurions-nous point à citer avant de clore cette rapide revue des grands hommes du pavé. Dans ses Excentriques, Champfleury a donne une place fort large à l’abbé Chatel, fondateur d’une nouvelle religion. Ne devrions-nous point aussi mettre au premier rang des originaux l’abbé François-Clément Dubois, qui fonda, à Rouen, le schisme des Clémentins, vers 1802, et qui créa une petite église qui eut ses dogmes, ses rites jusque vers 1850. Parmi les originaux des lettres, pourrait-on oublier J. Bruno Chevalier, de Limetz, né près de Vernon, qui avait de longues conversations avec le Père Éternel, et qui divisait les dieux en 300 classes ? N’ayant point trouvé d’imprimeurs à Rouen pour ses élucubrations, il s’avisa de graver lui-même, au couteau, sur une planche de bois de pommier, ses ouvrages dont plusieurs exemplaires en rouge et noir ont été tirés sous le titre de Complément au Père Éternel. La métromanie, dont Ferrand fut l’exemple le plus célèbre, compte aussi d’illustres exemples dans notre département : ce furent, entre autres versificateurs, Placide Augé, ancien libraire, dit le Barde de Goderville, qui, pendant près de soixante ans, chanta, dans des vers innombrables, tous les événements qui se passèrent dans son canton : construction d’une halle, comices agricoles, édification d’une église, jeu de boules, et dont le plus beau titre de gloire sera le grand concours des peuples de la terre ! Voilà plus près de nous le père Blanchet, un maigre vieillard dont la spécialité était de composer des odes dithyrambiques où il chantait les charmes et la beauté de Suzanne Leblanc, la chanteuse d’opérette bien connue. Mais où sont les neiges d’antan ? Pour vivre, le père Blanchet, qui avait la spécialité d’être correspondant pour les « pays chauds » internes au lycée, composait des réclames en vers.

Là, de très-beaux buvards garnis argent, ivoire,
Et couverts maroquin ; des buvards non garnis
Pour être un peu moins cher, mais tout aussi jolis
Témoignent des progrès de la papeterie,
Aidée dans son essor par l’ébénisterie.

Malheureusement, Blanchet est mort avant l’apparition du savon du Congo ! Disparu aussi Lefebvre, un bon toqué dont la manie était de sortir avec des bouffettes de rubans rouges sur ses souliers, et de se promener dans un canot bizarre décoré de cercles multicolores. Disparu l’écrivain imaginaire, Panel, sur lequel Beuzeville a donné quelques notes dans l’Almanach populaire, en 1856, qui, pendant trente ans, tous les samedis, jetait dans la boite du Journal de Rouen un ramassis de notes incohérentes sur les signes du zodiaque. Disparu le vieux père Jean Darius qui, né en 1758, vécut plus de cent ans, tour à tour soldat, puis basse-taille au Théâtre-des-Arts avant de terminer sa carrière à l’Hôtel-Dieu. Disparu le vieux et aimable libraire Durand, dont la physionomie, mille fois reproduite par Bérat, fut aussi curieuse de nos jours parmi le monde littéraire, que l’avait été, au XVIIIe siècle, celle du marchand d’estampes, Lecanu, dont le portrait a été gravé par Houel.

À côté de ses excentriques, de ses maniaques ou de ses visionnaires, la rue a aussi ses figures tristes, d’un grotesque navrant, idiots bizarres, dont elle a fait ses fous, qu’elle habille de ses oripeaux abandonnés, qu’elle nourrit au petit bonheur, et dont elle se réjouit pendant quelques années, lamentablement. Parmi ces apparitions terrifiantes, pitoyables et comiques, quelques-unes sont particulièrement restées dans l’esprit des anciens rouennais. Si nous exceptons ces types de mendiants dessinés par Langlois : joueur de clarinette aveugle portant son enfant sur le dos, et mendiant à la jambe de bois, accompagné d’un cerf apprivoisé, sur lesquels nous n’avons point de renseignements, voici tout d’abord Petit-Jean, qui vécut de 1820 à 1843, traînant sur le pavé de Rouen sa défroque militaire. Une très belle lithographie d’Auguste Lecuyer, tirée chez N. Périaux, nous montre cette figure osseuse, an grand nez accentué, retombant sur une bouche à lèvres épaisses à moitié entr’ouvertes. Les yeux égarés louchent légèrement, les cheveux frisés débordent sous un de ces énormes shakos tromblons de garde national, surmonté d’un panache qui se balance. Revêtu d’un habit bleu boutonné, dont les basques pendent par derrière, on d’une grosse veste ornée d’épaulettes, la poitrine couverte de décorations en fer blanc, de médailles trouvées sur le pavé, portant plus de décorations que la Limouzin n’a pu en vendre. Tout harnaché d’ordres et de chamarres, il parcourait les quartiers de la ville, escorté d’une marmaille en délire, sautant et pirouettant, et faisant virevolter au-dessus de sa tête une grosse canne de tambour-major qui ne l’abandonnait jamais. On l’appelait : on lui faisait raconter que Napoleon Ier n’était point mort, ou bien on le faisait chanter sa chanson :

Jean, Jean, Jean, ta femme est-y belle ?
Oui, oui, oui, elle est demoiselle.
Qu’est-ce qu’elle fait ? — Elle fait du ruban
Pour border la culotte à Jean !

qu’il terminait par un cri bizarre « crrrrrizzzzh », lancé dans une grimace.

Vagabondant particulièrement dans le quartier de Cauchoise, où les fabricants de la Côte d’Or l’assistaient de leurs aumônes, Petit-Jean, qui adorait les militaires, paradait souvent en tête de la 4e compagnie de la Garde nationale, dans les revues et les promenades militaires. Petit-Jean habita, pendant une grande partie de sa vie, chez sa mère, qui demeurait dans une des maisons de l’entrée de la rue de Bapeaume, près de la barrière du Havre.

C’est en ce travestissement de guerrier pacifique que nous le représente un dessin de Polyclès Langlois (collection Pelay), qui a été gravé, et dont la popularité fut telle, qu’on le reproduisit sur les enveloppes des bâtons de sucre de pomme. De Petit-Jean, il existe aussi une très belle lithographie, datée de 1823, et signée d’Eust. Bérat. Le joyeux dessinateur rouennais a encore reproduit Petit-Jean, vu de dos, dans un croquis à la plume, paru en 1847, dans une planche du journal le Sylphe, lithographiée chez Perruche.

Un autre type disparu, qui fut célèbre pendant de longues années, de 1825 à 1855 environ, est le Marchand de mouron. C’était aussi une sorte d’idiot, du nom de Pimort, né en 1809, cachant sous une physionomie hébétée un abrutissement cynique et crapuleux ; la hotte sur le dos, les paniers au bras, remplis de verdurette, coiffé d’un vieux chapeau mou, les habits en loque, la poitrine débraillée, on le rencontrait dans la ville, jetant, d’une voix avinée, son appel aux clients : V’là du mouron ! v’là d’l’herb’au chat ! v’là d’la grasse poulette ! v’là des feuilles de lierre ! C’était là un de ces misérables qui tiennent autant du gueux des champs que du gueux de ville, gagnant leur pauvre vie avec les aubaines que la nature, toujours bonne aux pauvres, offre obligeamment à tous venants : marchands de balais de brinches, ramasseurs de mousses, sarcleurs de pissenlits, vendeurs de primevères ou de coucous, arracheurs de fougères, fabricants de tailles pour les boulangers, voleurs de fleurs dans les cimetières, vendeurs de roseaux et d’herbes folles, cueilleurs d’herbes médicinales, c’est de cette grande famille, appelée dans le langage des halles, les hommes sauvages, que faisait partie le Marchand de mouron. Sous son travestissement ignoble, il a souvent été représenté par des dessins de Polyclès Langlois, par une lithographie de de Pouilhy, éditée chez Berdalle, en 1834, et reproduite par Piéters, par des croquis de Bérat, dans un numéro du Sylphe, dont nous avons déjà parlé. Il ne faudrait pas croire que le Marchand de mouron sut toujours bonne grâce à ses portraitistes improvisés des complaisances de leur crayon. Un beau jour, en janvier 1830, en apercevant une de ses caricatures exposées à la vitrine d’un marchand d’estampes du passage Saint-Herbland, il fut pris d’un accès de susceptibilité furieuse, et attaqua devant le tribunal correctionnel l’imprimeur lithographe Perruche, en 500 fr. de dommages et intérêts. Après plaidoiries de Me  Deschamps, pour Pimort, et conclusions de Me  Renard, avocat du roi, le Marchand de mouron fut renvoyé de sa plainte. Il ne se tint pas pour battu et attaqua le dessinateur Pieters, auteur du dessin. Nouvelles plaidoieries de F. Desehamps, pour Pimort, de Me  Calenges, pour Pieters, et débat qui se termine par un jugement où il est dit « que la lithographie n’offrant aucun caractère de diffamation ou d’injures, la loi du 17 mai 1819 est inapplicable, » et, par suite, Pieters est déclaré renvoyé des poursuites dirigées contre lui, et Pimort condamné aux dépens. Pieters se vengea de ces mésaventures judiciaires, en publiant une nouvelle charge du Marchand de mouron, avec cette inscription : « déclaré ressemblant, par jugement du tribunal correctionnel » (Journal de Rouen, 13, 14, 22 janvier 1830). Le Marchand de mouron n’était pas ennemi cependant d’une douce réclame, c’est ainsi qu’il consentit à figurer au Théâtre-des-Arts. Odry était venu jouer La Canaille, une pièce à laquelle les allusions politiques avaient donné un certain retentissement. Il y avait eu du bruit le soir de la première, donnée devant un public nombreux. Odry imagina d’y faire figurer le Marchand de mouron. C’est à lui qu’il s’adressait au premier acte, quand, l’apercevant un balai à la main, il lui disait : « Que fais-tu là ? Tu nettoies ta belle patrie ! elle en a besoin…. » Inutile d’ajouter que cette apostrophe violente était soulignée par un tonnerre d’applaudissements. Avec l’âge, le Marchand de mouron, comme le sire de Framboisy, avait pris femme et avait eu une enfant, sa fille Marie, à qui il faisait faire le grand écart. Le trio n’était guère recommandable. Il devait bientôt se disjoindre. Le Marchand de mouron, qui était devenu alcoolique, dut être enfermé Saint-Yon, après de nombreuses scènes, dans lesquelles il se prétendait persécuté par une famille de l’aristocratie, à laquelle, suivant lui, mais faussement, il disait appartenir.

Le Marchand de mouron fut remplacé par un autre type, le Marchand de balais, Gorgenoir, flanqué de sa femme, trainant sur son dos un paquet de balais liés par une hart, pendant la période qui va de 1856 à 1870. L’un valait l’autre. Peut-être le Marchand de balais, qui habitait sur la côte de Bapeaume, au milieu des bois, était-il encore plus déguenillé, plus hirsute et plus répugnant que son prédécesseur. Dans la Chronique de Rouen (1873), M. M. Forsan, a esquissé la silhouette du Marchand de balais. L’amusant dessinateur Hadol, qui a longtemps habité Rouen, avant de donner à l’Éclipse, de Gill, ces jolis dessins de la Semaine comique, a croqué alertement le Marchand de balais dans une série de types rouennais. On l’y rencontre au milieu des Quatorze-Sous, auprès de la femme hydropique, du petit nain, coiffé d’une calotte de velours à gland d’or, et il semble, en le voyant, qu’il va se mettre à crier :

Balais, balais.
En hiver comme été
Toujours des balais !

Cette collection de grotesques serait incomplète si nous ne rappelions le souvenir de la femme-homme Bardou, toujours affublée d’un costume masculin, vers 1845, des Laumonier père et fils, deux simples d’esprit, courant les rues, et d’un autre pauvre niais, Gautier, qui vivait vers 1840, et qui passait son temps à affuter un vieux couteau sur toutes les bornes.

Avec les vieilles rues et les carrefours sont disparus les endroits propices aux rassemblements populaires, où opéraient les orateurs et les poètes du pavé, et particulièrement les chanteurs ambulants, vrais improvisateurs en plein vent, ayant souvent plus d’originalité que les auteurs en vogue, avec une indigence sans prétention et une indépendance moins ambitieuse. Rouen autrefois comptait en grand nombre ces héros inconnus de la musique, du chant, du bel art de l’éloquence et de la prestidigitation. Leur quartier général était particulièrement fixé aux abords du pont de bateaux. Aux époques de troubles, comme après l’émeute tentée par Bordier et Jourdain, le rassemblement de ces pauvres gens, à cet endroit, parut suspect, et fut interdit par un arrêté assez curieux de la municipalité, en date du 12 août 1789. Il était défendu « aux jongleurs, faiseurs de tours, bateleurs, chansonniers, de se réunir en ce lieu, et particulièrement aux diseurs de bonne aventure, qui se servent de longs tuyaux, qui les mettent à portée de parler à des particuliers, à une longue distance, sans être entendus des autres assistants, et forment attroupement sur le port et places publiques. » (Archives municipales. Reg. des délibérations.) Grand était, en effet, en ce temps, le nombre des musiciens ambulants, et particulièrement des chanteurs de rue. Le plus ancien fut probablement ce Poirier le Boiteux, qui eut la singulière idée de mettre en chansons l’histoire de Rouen. D’après M. Ch. Lormier, un érudit rouennais, qui a publié, en 1873, une réédition des chansons de Poirier, le chanteur aurait vécu à la fin du siècle dernier, car les permis d’imprimer sont de 1774, 1776, 1778. Poirier s’intitulait chanteur de Paris, Rouen, Versailles, etc., suivant la cour. On le croit rouennais, toujours est-il qu’il connaissait parfaitement la ville, dont il a célébré les habitants, les quartiers, la vie et les mœurs :

Que Rouen est une aimable ville,
Que Rouen fournit d’agréments !
On y voit tant de filles gentilles,
Qu’on y passe des jours charmants !

s’écriait-il. Aussi, dans ces recueils de chansons, Rouen tient-il une large place, et son Histoire de Rouen, qu’il publia après son Origine et Antiquités de Paris, est-elle des plus intéressantes. Veut-on un exemple de la manière de Poirier le Boiteux. Voici un passage de l’Histoire de Jeanne Darc :

Elle étoit de Lorraine.
Fille d’un laboureur,
Qui, avec bien de peine.
Vivoit de son labeur ;
Un ange de lumière,
Annonçant à sa mère,
Qu’alors qu’elle naîtroit,
Elle l’élève sage,
Que Dieu, par son ouvrage.
La France sauveroit.

L’Histoire de Rouen, revue, corrigée, augmentée, fut longtemps populaire, et, il y a quarante ans, on la chantait encore en chœur dans les ateliers de Rouen. Sept éditions en parurent successivement chez Berthelot, l’imprimeur du poète Ferrand, chez Lebourg, chez la veuve Ferrand, chez Bloquel et chez Lecréne-Labbey.

Parmi les chanteurs populaires du commencement du siècle, un des plus célèbres fut certainement Jean-Baptiste-Alexandre Morainville. Morainville, avec le père Lajoie, fut le type classique du marchand de chansons. La figure large, colorée, joviale, le teint frais, les yeux malins et rieurs, les cheveux longs renvoyés en arrière, Morainville avait adopté pour coiffure un vaste chapeau relevé par devant, et orné d’une plume, et, pour vêtements, l’habit à basque et la cravate de foulard multicolore nouée à la Collin, sous un large col rabattu. Ainsi nous le reproduit une belle lithographie de Lange, à Chartres, rééditée dans l’ouvrage que M. Jourdain a consacré au chansonnier populaire. Morainville était né à Rouen le 7 mars 1795. Son père, qui était logeur, l’avait destiné à être ouvrier imprimeur ; mais, à seize ans, il s’engagea. Blessé à Dresde, il revint à Rouen, et commença à composer ses chansons, dont le premier recueil parut à Rouen chez la veuve Ferrand, rue Ganterie. Celui-ci s’intitulait Recueil de la Gaîté, ou Recueil de chansons, rondes, ariettes, romances, vaudevilles. En épigraphe, étaient placés ces vers :

À jouir qu’on s’évertue,
Et, de peur qu’il ne nous tue.
Mes amis, tuons le temps.

Morainville, à la dernière page, avait l’honneur de prévenir le public qu’il se chargeait de la composition des couplets de fête, mariages, etc…, en le prévenant au moins un jour à l’avance. On le trouve sur le port ou chez lui, rue du Rosier, n° 7, à Rouen. » Fait prisonnier à Waterloo, le chanteur populaire resta huit mois captif en Angleterre. En revenant en France, le 23 mai 1816, il alla s’installer à Chartres, chez M. Lebatte, imprimeur. Il reprit bientôt son violon, son archet et son parapluie rouge, et se remit à débiter ses nouvelles chansons, courant de foire en foire, de village en village. Dans ses pérégrinations, il lui arriva une cocasse aventure. Morainville avait souvent l’habitude de se travestir en femme pour chanter ses gaudrioles de carnaval. Ses charmes plantureux séduisirent le garde-champètre de Courval, qui, tombé subitement amoureux, demanda sa main. Morainville devait, du reste, peu après, convoler en justes noces et épouser, le 5 juillet 1822, Marie-Marguerite Lejour, de Brest, marchande de chansons, qui, pour toute dot, lui apportait un tambour de basque. Depuis ce jour, son épouse fut associée à sa gloire, et toutes les chansons que publia depuis Morainville sont suivies de cette indication : chantée par lui, son épouse et sa famille. Parmi les plus célèbres de ses curieuses productions, qui étaient écrites avec une verve et un sentiment poétique peu communs, certaines se sont longtemps chantées : les Garçons du pays en goguette, à la Gloire du grand Saint-Lundi, le Laboureur, les Moissons, d’une inspiration très-élevée et d’un sentiment qui rappelle Pierre Dupont, les beaux Jours, le Mariage, la belle Fermière, les jolies Villageoises, les rondes des Beaucerons. Bon nombre des chansons de Morainville demeurées populaires ont été reprises par des faiseurs de chansons modernes, qui ne se sont point fait scrupule de s’approprier les couplets les plus amusants : Les Aventures d’un Gas de Falaise, ou les Navets de Mauvilliers.

Qu’ils sont gros, qu’ils sont longs !
Qu’ils sont fermes, durs et ronds !
Qu’ils sont beaux, qu‘ils sont frais,
De Mauvilliers les navets !

Les événements locaux contemporains trouvaient chez Morainville, qui toujours en campagne, dans le pays chartrain et le Perche, était à même de les voir, un chantre inspiré. C’est ainsi qu’il célébra, sur commande, la nouvelle Halle de Brou, l’Inauguration des chemins de fer, la première Course du Département d’Eure-et-Loir à Iliers, chanson hippodramatique et cavalière. Il devait par la suite, après avoir, pendant quelque temps, tenu auberge à Chartres, s’improviser éditeur de canards et récits d’évènements politiques ou de crimes fameux, imprimés sur papier à chandelle, avec des têtes de clous. C’est ainsi qu’il écrivit, imprima et chanta, tour à tour : L’exécution de l’arrêt qui condamne Fieschi à la peine de mort, Le Phénomène extraordinaire d’une Fille double, née à Gouville en 1838, La grande Complainte sur les voleurs de la nouvelle bande d’Orgères, et surtout L’Arrêt de la cour d’assises d’Eure-et-Loir, qui condamne aux travaux forcés à perpétuité les nommés Jousse et Mélanie Michel, comme coupables d’empoisonnement sur la veuve Jousse, et d’assassinat sur Adélaïde Couvret, femme Jousse. On nous permettra bien de citer un des couplets de cette complainte que l’on peut hardiment placer à côte des modéles du genre :

La fille Michel est un monstre,
Qui poussait ce fatal projet,
Son caractère le démontre.
Elle sut nier chaque fait.
Mais, par différentes manœuvres,
Elle dit : « Oui, du scélérat,
« Je suis enceinte de ses œuvres,
« Mais innocente de l’assassinat. »

Ce fut là la dernière manière de Morainville, qui mourut vers 1840, mais en laissant de nombreux successeurs.

Dans le genre de littérature populaire qu’il avait choisi pendant les dernières années, un homme devait se rencontrer, qui devait être le premier des canardiers rouennais, le plus ingénieux et le plus adroit des marchands de papelard, le roi des crieurs de complaintes, le goualeur par excellence, nous voulons parler de Duchesne, le vendeur de papiers publics. Avant de se créer une réputation dans ce genre spécial, Duchesne, vers 1828 et 1829, avait, l’un des premiers à Rouen, installé un théâtre de marionnettes, dans la rue des Champs, précédant le guignol installé par Raddoux, vers la rue des Maillots-Sarrazin, théâtre qui fut détruit par un incendie. Cette scène qui s’intitulait Spectacle des points de vue theâtral, dirigée par Duchesne, ne comptait pas moins de 300 marionnettes. Pour 6 sous aux premières, on pouvait y voir représenter L’apothéose de Napoléon Ier, entouré de Pétrarque, Charlemagne, Alexandre, Scipion, Constantin, le duc de Richelieu, venant recevoir le roi de Rome « en avant du temple de mémoire. » Le premier, Duchesne fit jouer, à la foire Saint-Romain, vers 1837, la Tentation de Saint-Antoine, bien avant qu’il ne fut question du théâtre du père Legrain.

On joue la comédie
Par des hommes de bois.
Le diable est en furie,
Saint Antoine aux abois.

On y représenta aussi la Naissance du Sauveur et l’Adoration des Rois Mages.

Duchesne, en même temps qu’il était directeur de théâtre forain, était, avons-nous dit, marchand de canards. Tous les événements politiques ou militaires, tous les incidents de la rue, tous les faits judiciaires, étaient pour lui prétexte à chansons, à récits imaginaires, ornés et embellis de détails inventés pour faire frissonner ou faire rire. Duchesne confectionnait lui-même le texte de ces canards, mi prose, mi vers ; un camarade, le sieur Lacrique père, qui fut jadis peintre chez le père Legrain, décorateur, l’ornait d’illustrations naïves et typiques, que Duchesne gravait ensuite sur bois — grossièrement, — avec un couteau ; le tout était tiré dans les imprimeries populaires, chez Bloquel ou chez Baudry. Le nombre de ces feuilles — véritables petits journaux — est immense. Parmi les plus curieuses, citons l’Arrivée d’un habitant de la Bouille à Paris, le Médecin à la corde Thibert, avec un bois des plus curieux,

Approchez-vous, chrétiens fidèles.
Eh pour entendre le récit
D’un grand crime que commit
Un homme bien criminel.
Avec une corde et un clou
Il se vantait de guérir tout.

une série d’événements politiques et de crimes. Parmi les événements locaux, l’Inauguration du Pont-Suspendu.

Honneur, honneur.
Cent fois honneur
À l’intrépide ingénieur
Qui fit le pont sur la largeur
De notre rivière,
Car d’une autre manière,
Dieu ! quel travail s’il eût fallu
Faire en long ce Pont-Suspendu !

Dans ses travaux littéraires, Duchesne fut souvent aidé par d’autres chansonniers populaires de l’époque, par Louis Grava et par Hyacinthe Lelièvre, un des amis intimes de Gringalet. Hyacinthe Lelièvre, qui s’intitulait Blaguignac, membre de l’ordre libre des trois couleurs, président de la société des Enfants sans souci, ex-sergent du 18e bataillon de génie, professeur d’écriture et de langue française, mort souffleur au théâtre des Arts, a écrit un très grand nombre de chansons, pots-pourris, parades, revues, dans son Almanach grotesque ou Portefeuille d’un fou, paru en 1827. C’était lui qui était le fournisseur habituel de Duchesne, quand celui-ci, distrait par ses occupations de directeur, ne pouvait mettre la main à la patte. Uno avulso non deficit alter ! Lelièvre était-il empêché ? L’usine à canards ne chômait pas : sa fille Eulalie Lelièvre composait la complainte demandée, et c'est ainsi qu’elle a signé la Complainte de Decaux, dit Salomon, assassin de Mme  Desnoyelles, de Neufchâtel, en 1834. Cette cargaison d’actualités illustrées, soumises au visa de l’autorité, était écoulée par Duchesne dans les campagnes de la Basse-Normandie, du pays chartrain et de la Beauce. La feuille de visa présentée par Duchesne aux administrations (collection Pelay) est certes l’un des documents les plus intéressants de l’histoire du colportage à cette époque.

Duchesne, physiquement, est un type : rasé, les cheveux en arrière, le nez bourbonnien, les quartiers populaires l’avaient surnommé Louis XVI. Il avait conservé la tenue de l’ancien régime : un énorme carrick vert à collets superposés, qu’il agrémentait d’un chapeau haut de forme. Dans les derniers temps de sa vie, resté canardier par conviction, il assista à l’éclosion de la presse ; il s’était même fait une spécialité, en vendant l’Époque, un énorme journal qui ne valait pas moins de cinq sous.

Plus près de nous, parmi les impresario des théâtres de marionnettes, nous ne pouvons oublier Basté, qui, après avoir été quelque temps décrotteur, rue Sainte-Croix-des-Pelletiers, ouvrit dans la rue des Capucins un théâtre d’ombres chinoises. Après avoir été quelque temps associé avec le père Legrain, il ouvrit, rue Lafayette, un atelier de photographie bien connu.

Parmi les rivaux de Morainville, nous avons cité le père Lajoie, un des types les plus connus du Rouen populaire. Si Morainville fut aubergiste et exerça quelques petits métiers, ne fût-ce que celui de vendeur d’instruments pour savoir l’heure sans montre, le père Lajoie, de son côté, à son métier de chanteur populaire, ajouta celui de marchand de berlingots. Une belle lithographie de Bérat, datée de 1824, nous le représente, la figure large et ouverte, l’œil fin, les cheveux noirs et bouclés, tombant sur le col de l’habit, le gilet à fleurs entr’ouvert, s’apprêtant à souligner le couplet, et tenant à la main son crin-crin de violoneux. Ce qui le caractérise particulièrement, c’est son chapeau à trois cornes, le véritable chapeau du chanteur ambulant, le chapeau de Volange dans Janot, pointant ses cornes longues menaçantes vers le ciel.

Ainsi équipé, sur le port ou sur la place du Vieux-Marché, dans son cercle habituel de poissardes et de harengères, il était à son aise pour dégoiser ses grivoiseries et chanter son répertoire, assurant son creux par quelques hum ! hum ! lancés avec fracas. « Çà n’est pas encore au cimetière Saint-Maur, qu’on en trouvera un pareil ! » Il chantait ainsi les Embarras du sergent-major de la garde nationale, le petit Forgeron de Cythére, la nouvelle Bourbonnaise, le Nigaud dupé, le Billard, la jeune Thémire, la Chanson des Douillons,

Les filles ainsi que les garcons,
Sont très-contents de mes douillons.

la Reine de Prusse, l’Amour fugitif, Vive la Pompe, le vieux ménétrier Thomas, et bien d’autres qui sont réunies dans quelques cahiers : le Chansonnier du père Lajoie, l’Almanach chantant du père Lajoie pour 1817, le Recueil de romances nouvelles par le père Lajoie. Marchand de berlingots, le père Lajoie se promenait, lançant avec adresse ses paquets de bonbons jusqu’au premier étage, et chantant gaiement :

Lajoie n’est pas mort !
Puisqu’il vit encor.
Accourez la pratique,
Lajoie, en un mot,
D’un bon berlingot
Vous guérit la colique !

À ses diverses professions, Lajoie joignait celle de violoneux pour noces, un métier populaire qui n’est pas encore disparu. Dans un de ses almanachs chantants, lui et sa famille préviennent, en efet, les personnes qui désirent des musiciens pour danser en société, qu’on le trouvera tous les jours chez lui, rue de la Chèvre, 69. »

Quelques années après Lajoie, on entendit avec plaisir Bignon, dit Le Borgne, qui chanta longtemps la romance, avec une fort jolie voix de ténor léger.

Le Borgne avait obtenu jadis le prix Monthyon : c’était un chanteur populaire de beaucoup de talents, très-supérieur comme éducation à la moyenne de ses confrères. À côté de ces célèbres chansonniers de la rue, il faut encore citer plus tard, de 1845 à 1868, le père Boulard. Boulard, coiffé d’une large casquette, le nez chaussé de grosses lunettes bleues cachant ses yeux rouges, portant devant lui un grand panier carré rempli de chansons et de cahiers pendus tout autour, et où il remisait son mouchoir et sa tabatière, chanta un peu dans toutes les rues de Rouen, qu’il traversait d’un pas lent, cadencé, avec la démarche digne et hésitante des perroquets sur leur perchoir. Ainsi nous le montre un dessin d’Hadol (collection Pelay). Tour à tour, il interprétait son répertoire sur la place Lafayette ou près du Théâtre. C’est là qu’il fit entendre le fameux refrain bonapartiste :

L’Empire, c’est la paix.
Chantons, vive la paix.
Que la main du Seigneur
Protège l’Empereur.

qu’il prononçait l’Eeempereur, l’torchon brrrrûle à la maison, et l’air des IIirondèèèèles.

La fameuse chanson de : Vive la Crinoline ! fut son principal succès, avec la Saint-Vivien et Il a des bottes Bastien. Tout le monde riait à se tordre à ce couplet :

Notre portière Mme  Taquet,
Savez-vous ce qu’elle imagine ?
Elle prend les cercles d’son baquet
Pour s’faire une crinoline.

Boulard, avant de s’établir chanteur ambulant, avait longtemps fait le métier — car souvent c’en est un — d’aveugle ! Un arrêté du maire, M. Barbet, sur la mendicité, l’avait guéri, ainsi que bien d’autres, du reste. Chanteur ambulant dans l’après-midi et le soir, Boulard qui, toute sa vie, habita le quartier ville, où il logea dans l’impasse du Couaque et rue Picchine, deux vieilles rues rouennaises disparues depuis l’ouverture de la rue Edouard-Adam, était en même temps chef sonneur à l’église Saint-Vivien.

Les derniers chansonniers de la rue, car on ne peut compter pour tels ces camelots interlopes qui débitent les inepties de leur répertoire sur nos carrefours, ont été : Dauvergne, l’homme orchestre, qui devint constructeur-mécanicien à Elbeuf, le père Cabassol, et le père Julien, qui, soit sur la place Lafayette, soit à la foire Saint-Romain, installé sous son parapluie rouge, a chanté toutes les romances au goût du jour, accompagné par un groupe de dilettanti, auquel il plaçait, non sans difficulté, les billets de sa tombola finale.

À côté de ces types caractérisés, de ces amuseurs dont le souvenir est resté dans la mémoire de beaucoup, il en est d’autres quasi-oubliés, dont on ne se souvient que par quelque refrain de chanson ou par quelque caricature perdue dans les cartons des collectionneurs. C’est tout d’abord la tribu innombrable des petits industriels du pavé, des gagne-petits de la rue, dont chaque métier en plein vent s’imposait par l’originalité de son boniment, de sa réclame et de son cri d’appel, ayant chacun leur personnalité bien particulière, en tout dissemblable de la banalité du camelot moderne.

Parmi les portraits marquants de ce musée populaire, le marchand de cirage, sans avoir les allures du petit décrotteur dessine par Bouchardon dans les Cris de Paris, était bien l’un des types les plus drôles qui aient amusé la rue vers 1833. C’était un ancien contre-pître de Gringalet, répondant au sobriquet de Bétinet qui promenait son industrie sur une brouette, de place en place et s’installant de préférence soit au bas de la rue Grand-Pont, soit sur la place du Vieux-Marché auprès de l’ancienne fontaine. Un flâneur, un paysan lourdaud passait-il d’aventure, Bétinet, par un boniment habilement préparé, l’engageait à mettre le pied sur la sellette et à tâter des effets de son mirifque cirage. Quand avec le plus grand soin, à grand renfort de brosses, il avait fait reluire d’un éclat emprunté le lourd godillot de l’amateur, il le laissait ainsi un pied ciré et l’autre boueux et crotté jusqu’à la cheville, au milieu d’un cercle de badauds qui riaient fort de l’aventure. Le plus souvent, pour faire cesser cette plaisanterie, le client achetait une provision de cirage, c’est tout ce que demandait l’ingénieux Bétinet, qui, la farce jouée, s’en allait porter sa brouette ornée d’une cage où chantait un oiseau apprivoisé, dans quelque autre endroit. Vers 1835, Bétinet, comme tous les colporteurs et les industriels du pavé, fut menacé par une ordonnance de police ; c’est alors que pour se venger il improvisa les couplets suivants qu’il chantait à tue-tête :

Vous n’aurez plus l’avantage
De faire briller vos souliers.
N’y’aura plus d’marchand d’cirage
Avec leurs oiseaux privés.
Quelle chance
Quand j’y pense !
N’est-ce pas avoir du guignon ?

On vous lance
Une ordonnance
Pour vous mettre à la raison.

À la même époque à peu près, d’autres types encore se partageaient la rue : le marchand de poil velu ou de poil à gratter, installé souvent sur la place du Vieux-Marché, faisant précéder sa vente aux marmots du quartier de quelques tours de physique et d’une jonglerie éblouissante de couteaux lancés en l’air ; le marchand de douillons que Bérat, dans une belle lithographie, nous a montré portant devant lui son éventaire, avec une grosse tête réjouie et des cheveux longs de Béranger populaire ; la marchande d’écorces de citron à deux liards la pièce, une de ces friandises du menu peuple recherchées par tous les gamins passant au bout du pont de pierre. Très laide, avec un œil crevé, la marchande d’écorces de citron, avec son tablier à bavette blanche, son mouchoir noué en marmotte à la Fanchon, était parisienne et avait, en dépit de sa laideur, séduit sa clientèle par la propreté et le soin avec lequel elle menait sa petite industrie. Voilà encore la marchande de lacets, lançant avec une désinvolture alerte sur un motif de chanson son appel au chaland : « Il y a trois aiguilles à coudre, une aiguille à passer la laine, un cure-oreilles, un cure-dents, un passe-lacets, une épingle en or, les huit articles pour un sou et la planète pardessus tout. » Voici le marchand de mouchoirs, le petit nain de la rue Beffroy, que Parelle dans une lithographie (collection Pelay) a représenté avec sa veste courte de gros drap, enserrant son torse énorme, son bonnet de coton incliné sur l’oreille ; Deschamps, car il s’appelait ainsi, avait la réputation de rouer de coups son épouse Mme Deschamps, et pour être plus à l’aise dans cette opération conjugale, il montait, dit-on, sur son comptoir ; Voici encore l’huissier Fennebray, en tenue de recors, long et sec comme un protêt, en culotte courte, chapeau long et en accordéon, sabots fendus et tenus avec des ficelles : d’une avarice sordide on lui prête dans le dessin qui reproduit son type décharné, ces mots caractéristiques : « Je vous salue…, je passais par là…, je viens d’acheter la ferme de…, située à… en Caux…, moyennant 200,000 fr., et je m’en vas… » Voici un autre marchand de cirage, avec la tenue militaire, poussant un cri bizarre ; c’était un ancien Polonais réfugié en France, après avoir vaillamment combattu pour l’indépendance de son pays ; voici la mère Denis, une vieille folle, obséquieuse, courant tous les cafés de Rouen, vers 1824, pour offrir aux clients une marchandise préservatrice dont l’annonce ne pouvait être faite qu’à l’oreille. Aux refus qu’elle recevait, elle ne répondait que par une révérence de paysanne tenant sa jupe à deux mains. Telle nous la représente un dessin de la collection Pelay. Parmi les industriels de la rue comment ne pas citer le père Robillard, un grand vieillard à la jambe de bois, à la longue barbe, aux cheveux rejetés en arrière, qui, le premier, installa une boutique sur le Clos Saint-Marc pour y vendre des antiquités ; comment ne pas citer le plus célèbre de tous, l’illustre Godard, marchand de pots de chambre, roi des commissionnaire, passé grand maître dans le bel art de l’engueulade, expert en grossièretés salées et en invectives colorées, profès dans le catéchisme poissard, sorte de Mayeux local, n’ayant cependant du célèbre type inventé par Traviès ni la laideur ni la difformité, mais possédant un cynisme et une liberté de langage semblables. Pendant longtemps on parla des hauts faits du commissionnaire marchand de pots de chambre. Un de ces traits, tant soit peu scatologique, est resté célèbre parmi les vieux Rouennais. Comme beaucoup de ses collègues, parmi les diverses industries auxquelles il se livrait, Godard mettait au premier rang cellui qui consiste à ramener les chiens perdus à leur propriétaire. Afin d’être mieux assuré de toucher la récompense, Godard ne se faisait faute de retrouver les chiens qui n’étaient point perdus. Ainsi en usa-t-il avec le chien du pharmacien Mézaize, dont l’officine existe encore sur la place de la Pucelle.

Pour récompense il ne reçut que des injures et des menaces d’une correction prochaine. Dans son expédition contre le chien de la maison Mézaize, Godard avait eu un complice, qui attendait une part de la récompense promise. Le malin commissionnaire, échaudé une première fois, se garda bien de raconter sa mésaventure à son acolyte qui eut à supporter seul, en venant réclamer sa part, la colère du propriétaire. Tous deux jurèrent de s’en venger et ne trouvèrent rien de mieux que d’aller prouver à la porte de la pharmacie, par des témoignages sans réplique, la liberté dont jouissaient leurs entrailles. Tandis que le pharmacien indigné leur demandait compte de leur conduite, Godard impassible répondait : « Ne craignez rien, je fais mes aises ! »

Le type du Godard, engueuleur, devait faire fortune à une époque où les bals masqués étaient fort à la mode : aussi pendant quelque temps, les Godard furent-ils fort nombreux dans les réunions où le monde rouennais s’amusait. Avec son bonnet de laine, son bourgeron, ses chausses, le Godard fit la concurrence aux forts de la halle et aux débardeurs, dont Gavarni venait d’inventer le costume pittoresque.

Presque de nos jours on n’a point oublié le vieux marchand de coco que tout le monde a pu voir sur le quai, trimballant sur son dos sa boîte à jus ornée de petits drapeaux tricolores. C’était bien là le type légendaire du marchand de coco, rendu célébre par le drame de Dennery et Cormon, le vieux grognard à la moustache grise, au képi planté sur l’oreille, agitant sans cesse sa sonnette et versant aux soleils du quai, dans le gobelet d’étain, une verrée de sirop de calabre ou de limonade « fraîche et bonne. » Qui ne se souvient aussi parmi les flâneurs de la rue, du rnarchand de chante-pleure, portant attachée sur une longue perche toute une collection de robinets, de cannelles, de tire-bouchons et lançant son appel « chante-pleure de buis, de bois, de buis, de bois, de buis, de bois ! » tout en clopinant et en tirant la jambe, d’une voix nasillarde et sonore ? Qui ne se rappelle de cet ancien soldat à la moustache grise, toujours coiffé d’un fez turc, frappant à coups redoublés avec un petit maillet sur des fragments de porcelaine, ou des tessons de faïence, pour amasser les badauds auxquels il vendait une colle ou une pâte pour « raccccommoder la faïence ou la porcelaine ». Faut-il aussi, parmi les commerçants de la rue, rappeler le couple du marchand de berlingots et de sa femme promenant leur éventaire, bas monté sur une table qu’ils tenaient chacun d’un côté, et jetant pendant la soirée leur cri bien connu des gamins :

J’en ai du rouge et du blanc
Mes enfants
Ça sort du four du marchand
Tout bouillant !

Pendant quelque temps on prétendit qu’ils avaient hérité d’un million : le conte était faux, comme pour l’ouvrier des quais, devenu millionnaire de par un héritage de sa mère, descendante des comtes d’Avenel.

Faut-il évoquer la mémoire des innombrables marchands de plaisirs, qu’ils se promènent avec leur boîte ronde surmontée d’un tournant, ou qu’ils aient un poste fixe, comme l’aveugle abrité sous la statue de Boieldieu ? N’ont-ils point échappé à l’oubli : l’albinos secouant à tour de bras sa pâte de guimauve, se déroulant en longs filaments autour d’une armature en acier, toute tintinabulante de sonnettes et de clochettes de cuivre ; le marchand de gaufres, qui n’était autre que le père Moisseron, l’ancien contre-pître de Gringalet, toujours correct et propret, vêtu de blanc on de nankin des pieds à la tête, rasé de près, les cheveux gris soigneusement peignés, le nez chaussé de lunettes d’or, promenant gravement et avec une dignité solennelle, sur un plateau de bois orné d’un peu d’étoffe rouge, une pyramide de gaufrettes saupoudrées de sucre, et agitant de la main droite une cliquette au bruit sec, strident et prolongé, tout en criant : « Sans pareil ! »

Le père Moisseron, dont le nom appartient à l’histoire de la banque, nous amène à rappeler le nom de quelques types rouennais qui se sont créés une réputation dans le bel art de la lutte. Citons tout d’abord Roussel, le sauveteur qui, d’après la légende, aurait été sur le point d’épouser la fille d’un préfet, sauvée par lui au moment où elle se noyait ; Parfait, dit milord l’Arsouille, qui lutta vers 1845, et enfin Joseph, le fameux Joseph, dit le Meunier de Darnétal. Tout le monde à Rouen se rappelle cette physionomie osseuse, et ces bras longs et énormes qui enserraient l’adversaire et le forçaient à s’avouer vaincu. Joseph a été aussi connu dans les annales de la lutte que Faouet, qu’Arpin, que Marseille, que Bevanger, l’élégant parisien, Etienne le pâtre ou Rabasson. Le Meunier de Darnétal est mort, il y a quelques années, à l’hospice du Havre, où il a été procédé à son autopsie. Mort aussi le Savonnier Vimard, qui se créa une réputation méritée de lutteur et de tireur à la canne. Vimard, dans les derniers temps de sa vie, était garde champêtre de Sotteville. Hercule était devenu le protecteur des champs et de la ville !

Dans l’histoire du théâtre à quatre sous, la Normandie a le droit de revendiquer les plus illustres farceurs de la rue, les plus célèbres amateurs du pavé. Gaultier-Garguille était Normand et Bas-Normand ; Gros-Guillaume était du même pays ; Bruscambille fit éditer ses facéties à Rouen, et Antoine, l’illustre Bobéche, fut directeur de petit théâtre à Rouen, où il fut aussi machiniste au Théatre+des-Arts. Gringalet, le célèbre Gringalet, parmi les paradistes et les acteurs de petit théâtre, a été peut-être, dans la première partie du siècle, le personnage le plus populaire, le plus aimé et le plus fêté de toute la Normandie ; nous ne pouvons mieux faire que lui donner la place d’honneur dans cette galerie des célébrités rétrospectives de la rue. Le nom de Gringalet était déjà bien connu dans les fastes de la parade, avant que le pître rouennais ne l’illustrât. Noël du Fail dans les Contes d’Eutrapel (ch. XXIV), a mis en scène un bon compaignon du nom de Gringalet. Ce farceur, compatriote et contemporain de Pierre Faifeu, dont Bourdigné nous a transmis la drolatique légende, faisait très-probablement partie de la basoche d’Angers. Un autre Gringalet compta au nombre des farceurs de l’hôtel de Bourgogne en même temps que Guillot-Gorju et que le gros et ventripotent Goguelu. On a de ce Gringalet un livret imprimé à Troyes en 1682 : Débats et facétieuses rencontres de Gringalet et de Guillot-Gorju, son maître. C’était donc pour le pître rouennais un nom de guerre, le nom d’un type ancien, repris pour son compte. C’était même le nom d’une fête grotesque qui se passait à Dieppe, vers le carnaval, et s’appelait la Gringalet. Pour porter un sobriquet aussi significatif, il fallait de toute nécessite offrir le physique de l’emploi ; aussi Gringallet était-il très-maigre et long, portant le chapeau gris à corne, la perruque rousse, l’habit écarlate indispensable, comme il le disait lui-même. Tel il est représenté avec son gros nez et ses petits yeux, dans une lithographie datée de 1820 et signée d’Alph. Cossard, qui fut fort probablement le nom d’un de ses compagnons de théâtre. Quoiqu’il devînt, pendant une période de sa vie, directeur de théâtre, Gringalet fut surtout un pître, l’un des derniers parmi les pîtres amusants et vraiment originaux, laissant bien loin derrière lui ses imitateurs rouennais, les Marquis de Bourse-Plate, les Vol-au-Vent, les Frisé-Beau-Poil, les Frise-Poulet. C’était un pître lettré, sachant saisir au vol l’actualité, qu’il traduisait en pochades narquoises et satiriques. Daubant avec pleine licence sur les travers, les modes, les usages et particulièrement le pouvoir, avec une verve grossière mais toujours comique, il confectionne pour ainsi dire sur les planches le feuilleton satirique de la journée, n’épargnant personne. S’il a dans ses productions le ton gausseur du paradiste, s’il possède du banquiste les coqs-à-l’âne, les grivoiseries, parfois même les bons mots obscènes, il aime aussi à faire étalage de l’érudition qu’il a attrappée dans cette demi-instruction que donne la vie de la rue ; comme Bruscambille, il abuse de la citation latine, de ce latin macaronique des Aventures de Michel Morin, mais sans jamais devenir prétentieux et en conservant toujours la gaîté burlesque qui caractérise son talent.

Gringalet s’appelait, de son vrai nom, Jean-Marie Brammerel ; il était né en 1789, dans la Côte-d’Or. Lui-même, dans une lettre écrite au journal le Censeur de Rouen, sous le titre Épître au Censeur, « Le chanteur Monsieur Gringalet au rédacteur, Monsieur N… etc. » a donné d’intéressants détails sur les débuts de sa vie. Nous croyons d’autant plus devoir les publier que l’opuscule qui contient cette lettre : Pleurez, pleurez, farceurs, Gringalet n’est plus !…, par Hyacinthe Lelièvre (1847), Rouen. (Delaunay-Bloquel), est devenu fort rare.

« Le fabricant de mon chétif individu, écrit Gringalet, était un honnête et bon menuisier du département de la Côte-d’Or : il était renommé surtout pour la confection de ses cercueils, aussi les morts du pays le firent-ils vivre longtemps dans une douce aisance, ainsi que la bonne Marguerite Vallat, ma mère, ce qui me faisait dire quelquefois aux vignerons nos voisins, que notre commerce de bière valait mieux que leur commerce de vin. On voit déjà qu’à peine au sortir de l’enfance, le calembourg avait fait élection de domicile chez moi ! Ô calembourg, farouche et burlesque calembourg ! quelle influence tu as exercé sur mes bizarres destinées… »

« Ma jeunesse n’eut rien d’extraordinaire ; néanmoins, ma crue se développa si rapidement que mes parents disaient à chaque instant : « Voyez donc comme ce petit homme pousse » mais cette grandeur anticipée m’occasionna une forte indisposition, le sang se mêla dans les organes bilieux (on voit que j’étais déjà un homme à bile), et bientôt je ne fus plus qu’un petit homme jaune (Tom Jones) ; enfin je surmontai cette vilaine maladie, grâce à l’absence des médecins. »

« Or donc, dès que l’âge m’eut affranchi de l’épithète incivile de moutard, on m’expédia à Paris pour y apprendre l’état de fondeur. Ce métier, tout pénible qu’il était, fut de mon goût ; je m’y perfectionnai en peu de temps, et j’eus même la gloire de contribuer à la confection et à l’érection de la colonne Vendôme. »

« Cette profession exigeait la connaissance du dessin : je me livrai à l’étude de cet art avec passion ; mes progrès furent rapides et m’ouvrirent une nouvelle carrière. »

Dès lors, commencèrent pour Gringalet, qui aimait à faire montre de ses convictions patriotiques et libérales, des vicissitudes et des tribulations nombreuses ; il s’amusa à chansonner vertement la rentrée des Bourbons, dans ces vers qui méritent d’être conservés :

AIR : Connaissez-vous le grand Eugène ?

Le blanc est la couleur que j’aime,
Il est l’emblème du bonheur
De la beauté, le bien suprême
Il peint la vertu, la candeur ;
Aussi l’on a vu, dans la France,
Arriver, depuis quelque temps (bis)
Avec la couleur d’innocence,
La famille des innocents (bis).

On ne comprit pas Gringalet dans cette famille, car on alla le faire réfléchir, lui et sa Muse, on police correctionnelle, d’où un jugement l’envoya à la Force, méditer sur la variété des couleurs. « Être condamné pour avoir chanté le blanc, dit plaisamment le joyeux Gringalet, qui ne désarmait point devant les rigueurs de la justice, est-il rien de plus noir ? ». À sa sortie de prison, Gringalet, respirant enfin l’air de la liberté, comprit qu’avec son esprit jovial et frondeur, il lui fallait une profession lui permettant de développer les qualités de son caractère caustique et goguenard. Le hasard le servit à propos et il commença sa nouvelle carrière en entrant comme décorateur dans quelques petits théâtres. C’est ainsi qu’il vint à Rouen avec la troupe Cossard, artiste acrobate et mimique, ou il était à la fois peintre et comique grimé, très-probablement vers 1818.

La troupe était alors installée au Théâtre-des-Quatre-Colonnes, situé sur le port, à peu près entre les rues du Bac et de la Tuile, théâtre populaire dont le public se composait des ouvriers des quais, des mariniers, des soldats et d’une foule de badauds qu’attiraient surtout les lazzi et les drôleries de Gringalet qui faisait la parade au balcon ; on y jouait un peu de tout, le drame, le mélodrame, la pantomime arlequinade grivoise… Les grands succès étaient surtout réservés au drame, à la Vallée du Torrent, à Victor ou l’Enfant de la forêt, au Monstre et au Magicien. En 1827, on y joua une pièce du cru où Gringalet tint le rôle principal, le Satyre rouennais. Une lithographie de Pigal nous montre l’artiste, avec de longs cheveux et coiffé d’un bonnet phrygien, s’avançant vers un satyre couché au pied d’un arbre. À la fin de juillet 1825, la ville de Salins, dans le Jura, ayant été presque détruite par un incendie, partout en France et particulièrement à Rouen, on organisa des représentations au bénéfice des incendiés. Le Théâtre-des-Arts, le Théâtre-Français n’y manquèrent point ; Gringalet voulut aussi concourir à cette bonne œuvre et donna un spectacle extraordinaire au bénéfice des malheureux sinistrés. Parmi les artistes qui composaient alors la troupe de Cossard, on comptait un comique jeune, Coquard, et le père Moisseron dit Gilotin qui jouait les contre-pîtres de Gringalet ; le père Moisseron était l’un des parents des costumiers bien connus dans notre ville.

Vers 1827, toute la troupe vint s’établir, pour quelque temps, sur la place Saint-Sever, d’où elle émigra le mercredi 5 novembre 1828, à un petit théâtre élevé à l’entrée du Cours-la-Reine, construit sous les auspices et sur les plans de Gringalet ; il pouvait contenir environ 700 personnes et prit successivement le nom de Théâtre des variétés amusantes et Théâtre des jeux comiques. Il était situé à peu près à l’entrée de la gare d’entrée des marchandises du chemin de fer de l’Ouest, à l’endroit où fut ensuite installé le Bal de Terpsichore. Le spectacle, qui avait lieu tous les soirs à six heures et demie, était des plus variés. Successivement, pendant la saison de 1831, on y joua : les Frères d’armes, vaudeville ; le Drapeau tricolore, à-propos patriotique ; Cotillon III ; le Concert de village ; Louis XV chez la Dubarry ; les Roses de M. Malesherbes ; les Ouvriers, tableau grivois en un acte ; le Chaperon rouge, vaudeville en un acte ; le Mariage à la hussarde ; les Polonais en 1831 ; la Chercheuse d’esprit ; les Perroquets de la mère Philippe ; Voltaire chez les capucins ; Angéline ou la ' Champenoise; la Famille d’Anglade ou le Vol ; le Panier de cerises ; Tartuffe et Ninon. En 1832, on donnait les Aveugles mendiants, la Famille des Jobards, Vadé à la Grenouillére, le Château des Apennins. La troupe ne manquait point du reste d’artistes de valeur. Il y avait là le père Dumilieu, qui excellait dans le genre poissard et parlait avec pureté le patois purin. Le père Dumilieu devait créer le rôle de Gros-Bleu, débitant de cidre, dans la Folie à Saint-Sever, et devait diriger bientôt le Theâtre-Cirque-Olympique, de la rue Lafayette. Il y avait aussi Jesse Émile, un borgne qui jouait en perfection le rôle de Barbeau, dans l’Homme qui bat sa femme, puis Félicien, un jeune comique qui débutait bientôt à Bordeaux, et Mlle  Pauline. Gringalet, dans cette troupe, tenait l’emploi des comiques, tout en gardant l’emploi de pître et de bonisseur de la parade où il excellait et pour lequel il recevait 2 fr. 50 par jour. Lui-même a donné quelques détails sur l’organisation intérieure de la baraque : « Je vous apprendrai, dit-il, que les chevaliers de notre ordre, ou gens de notre profession, se nomment banquistes et non banquiers, distingo ad majorem (distinguons la marjolaine). L’orateur chargé de la parade, pître ; son interlocuteur ou compère, contre-pître ; l’annonce du spectacle, bonissement ; l’éloge de la pièce, le pallas ; la foule des flâneurs qui s’amuse aux bagatelles de la porte, le treppe et pris individuellement les pantres…. Mais revenons. La qualification de paillasse est loin de blesser ma susceptibilité plébéinienne… Eh mon Dieu ! qui pourrait se fâcher de ce titre soporifique depuis que Bérenger l’a chanté, illustré, décoré même, et que tant de gens comme il faut… Enfin… suffit… c’est clair… Au reste, qu’on m’appelle paillasse, bateleur, baladin, saltimbanque, pierrot, histrion, cabotin. Ces aimables épithètes me sont indifférentes… Je suis philosophe, et d’ailleurs cela vaut encore mieux que d’être traité d’épicier. »

Et, de fait, Gringalet possédait le sentiment de la poésie populaire et une originalité native qui donnait beaucoup de saveur aux productions et aux chansons qu’il composait. Ne pouvons-nous mieux faire que citer les titres de quelques-unes ? Voici : le Faux pas de Mlle  Babet Barbotte, horlogère sans mouvement, de la rue du Cadran, fille de M. de TonCuir, fabricant de parapluies pour la troupe, et breveté pour l’invention des bottes sans coutures et sans tiges, complainte joviale et gaie, composée en duo, sur l’air de la Bourbonnaise par GRINGALET, votre serviteur (chez Bloquel) ; voici une autre chanson faisant allusion à l’arrêté, pris par un maire de Rouen, enjoignant à tous les brouettiers d’avoir une sonnette à leurs brouettes et à leurs camions. C’est intitulé le Carillon des brouettes, chanté en grande volée, par GRINGALET, ex-fondeur de cloches de la rue Beffroy et apprenti sonneur à la cathédrale de Sotteville. Dédié aux conducteurs de carrosses à une roue.

Le couplet satirique suivant devint rapidement populaire :

Si les cocus que je connais en ville
Avaient chacun un’ sonnette au menton,
De Saint-Gervais au faubourg Martainville
On entendrait un fameux carillon !

Jusqu’à sa mort, alors qu’il était couché sur son lit d’hôpital, Gringalet chanta joyeusement : voici même la dernière chanson échappée à sa plume. Elle porte comme titre : Haine aux médecins ou la Colère de Gringalet :

Mon docteur, pour voir ses malades
À cheval et cabriolet ;
En disant que ses camarades
Paieront et voiture et bidet ;
Cet ordonnateur de tisane,
Chez moi, serait reçu très-mal ;
C’est assez de payer un âne,
Sans payer encor le cheval.

Les médecins les moins célèbres
Ont des amis dans tous quartiers ;
Ils en ont aux Pompes funèbres ;
Ils en ont chez les menuisiers.
Ces pourvoyeurs de cimetières
Sont adorés des fossoyeurs,
Et des gentils apothicaires
Ils ne font point couler les pleurs

Aux médecins j’ai confiance,
Car si l’on en croit leurs discours,
Ils gouvernent notre existence,
Nous vivons, grâce à leurs secours ;
S’ils sont les arbitres suprêmes
De nos jours, de notre santé,
Pourquoi n’ont-ils pas, pour eux-mêmes,
Un secret d’immortalité.

. . . . . . . . . . . . . . .

Cet Esculape est très-sévère ;
Et ne fait pas crédit longtemps :
Je lui dois la mort de mon père
Et celle de mes deux enfants ;

Mais, dans le compte qu’il réclame,
Il ne m’a pas trop écorché,
Puisque le trépas de ma femme
Passe par dessus le marché.

À l’hôpital si je succombe
Sans avoir fait mon testament,
Je veux qu’on grave sur ma tombe
Ces quatre lignes seulement :
« Celui qui joua tant de rôles,
« Et qui goûte ici le repos,
« Vécut de calembourgs très-drôles
« Et ne mourut pas de bons maux. »

Dans ces parades qui pouvaient passer pour des modèles du genre où s’est exercé le grave conseiller Gueulette, Gringalet ne déployait pas moins de verve. Son esprit plébéien se complaisait en inventions burlesques et joyeuses, soulignées par une malice vigoureuse et fine. Ces gaudrioles, délices des loustics d’ateliers, frisaient parfois des matières scabreuses et plus d’une qui aurait eu l’heur de plaire à Grosley qui écrivit sur un ancien usage de la rue Vertbois, ou à Vatout, l’auteur de la belle chanson du Maire d’Eu, faisaient la joie de son public populaire, peu délicat sur le choix de ses plaisanteries et médiocrement soucieux des élégances du rire. Avec lui, l’antique esprit gausseur des confréries normandes, des farces des Conards ou des Goliards, semble renaître, approprié à la satire au gros sel des évènements contemporains. Le patriote qu’il est lui fait trouver souvent, lorsqu’il parle des Bourbons, des saillies amusantes. Il fallait, parait-il, entendre le ton de la réponse de Gringalet à Gilotin, quand celui-ci lui demandait, narquoisement, ce qu’il aimait mieux de deux sous ou de six blancs ? — Deux sous, deux sous ! De quels applaudissements n’était point saluée cette scène de parade, improvisée un beau jour à la foire Saint-Romain.

GILOTIN. — Eh bien, Gringalet, tu as l’sac !

GRINGALET (avec un énorme sac). — Oui patron, mais vous ne savez pas ce qu’il y a dedans.

GILOTIN. — Montre-le donc ? C’est donc bien extraordinaire.

GRINGALET. — Oh ! oui, patron, mais je ne peux pas le montrer, c’est trop beau ! Vous ne pouvez pas vous figurer ce que c’est.

GILOTIN. — Allons, coquin ! Dis nous vite ton secret !

GRINGALET. — Eh bien, patron, c’est des PASTILLES ROYALES ! ! ! Voulez-vous les voir ?

Et Gringalet de tirer de son sac, des pommes de terre. On juge des rires et des applaudissements du public du temps, auquel les caricatures et les chansons avaient donné l’habitude de considérer Louis XVIII comme le Gros Cochon. Quel dommage pour les amateurs des spectacles en plein vent qu’il n’existe point de recueil de ces belles parades et que l’on n’ait point fait pour Gringalet ce qu’on a fait pour les improvisations de Taconnet, de Louis-le-Borgne ou de Bobêche !

Après avoir été pendant longtemps au théâtre du Grand-Cours, Gringalet entra au théâtre des Folies de M. Lambert : « une longue et douloureuse maladie le força, dit-il, de céder cette joyeuse et bruyante tribune à d’autres célébrités comiques, aux Vol-au-Vent, aux Frise-Poulet, aux Croque-mon-Œuf, qui agitèrent les grelots de Momus, aux accents enchanteurs d’une clarinette enrhumée et aux sons argentins d’une grosse caisse, lesquelles inondèrent à qui mieux mieux tout le voisinage du chemin de fer d’un déluge de marches et de contre-danses, le tout, comme moi, pour la gloire et le boulanger. » Qui sait où l’étoile de Gringalet l’eût conduit ? Petit directeur de théâtre, il pouvait le devenir d’un grand, mais il eut à subir des revers, fut poursuivi par des fournisseurs, eut à suporter un procès onéreux avec le directeur privilégié du Théâtre-des-Arts. Il n’en ouvrit pas moins une nouvelle loge sur la place Lafayette, vers 1843. On en lit une description pittoresque dans le feuilleton des Mystères de Rouen, signé de Nathanaël, paru dans le Censeur, de Rouen (n° 4, 25 août 1844) « Tout près de là, est un théâtre modestement décoré du titre de spectacle. Un balcon peint en décor sur lequel se promène un singe, sert à faire la parade pour attirer les badauds. On donne deux représentations les jours ordinaires et trois ou quatre les dimanches et fêtes. L’affiche, écrite à la main, est placardée à la porte et annonce sous des titres fabuleux et du plus sanglant mélodramatique des pièces que ces acteurs composent ou défigurent comme il leur plaît en les jouant. Le balcon est celui qui sert au fameux Gringalet, de rouennaise mémoire, paillasse de père en fils. »

C’est cette description et ces renseignements erronés qui amenèrent une réponse curieuse et fort spirituelle de Gringalet, sous le titre Épître au Censeur, 14 janvier 1845, lettre adressée à Nathanaël (Octave Ferré) qui ne put paraître, le journal en butte à des poursuites judiciaires ayant dû cesser de paraître. Elle fut publiée après sa mort par Hyacinthe Leliévre, et reproduite dans la Chronique de Rouen. (13 et 16 juillet 1871.)

La trop grande confiance qu’avait Gringalet dit un de ses biographes, son peu d’ordre dans ses affaires qu’il avait confiées à des agents infidèles, causa sa ruine. Après avoir transporté son théâtre dans la salle des Deux-Colonnes, à Sotteville, il fut bientôt réduit à l’indigence et dut vendre des chansons sur la voie publique. Tous ces déboires ne devaient pas altérer sa bonne humeur. Lui-même a décrit ainsi sa nouvelle profession : « Aujourd’hui j’exploite en vrai philosophe mon théâtre en plein vent, ce qui me dispense des frais de garde et m’affranchit du droit des pauvres, me permet de causer avec mon parterre et d’en accepter une prise de tabac ; mon pittoresque accoutrement et ma coiffure classique et romantique tout à la fois me servent d’affiches, laissant aux grands titulaires le soin d’être timbrés. Enfin, je chante et distribue à mon bénévole auditoire les inoffensives ballades que ma muse grivoise m’inspire tout en répétant ce refrain d’un royal farceur de l’ancien régime : « Tout est perdu fors l’honneur ! » Et de fait comme homme privé Gringalet était des plus estimables. Bon, d’une humanité excessive, pour sa famille, pour sa femme qui était la veuve d’un ancien officier de l’armée, il était la providence du quartier Martainville, qu’il habita longtemps, soit rue Tout-Pas, 2, au deuxième, soit rue des Crottes, 16, où fut son dernier domicile. Lorsqu’il dirigeait les petits théâtres, il donna de nombreuses représentations au profit des indigents et soulagea de nombreuses infortunes. Nous avons vu qu’il avait donné une représentation pour les incendies de Salins, il joua aussi au bénéfice d’une bouchère de la rue Malpalu, qui avait eu le bras coupé par le train d’une lourde voiture ; au bénéfice de Franconi, lors de l’embrasement de son cirque ; au bénéfice de la souscription pour élever une statue à Pierre Corneille. Cette représentation rapporta 131 francs.

Depuis longtemps, Gringalet, par suite des vicissitudes de sa vie agitée était souffrant. À la suite d’une violente altercation qu’il eut avec des Anglais dans un restaurant du Clos-Saint-Marc, il tomba malade et une fièvre violente se déclara ; on dut le transporter à l’hôpital où il fut soigné par l’excellent docteur Delzeuze, qui en même temps qu’habile praticien était un littérateur distingué. Pendant les trois semaines de souffrances que dura sa maladie, Gringalet fit montre d’un caractère stoïque et donna les plus grandes preuves que sous son enveloppe grotesque se cachait une fort belle âme. « L’hôpital, disait-il à ses derniers moments, est un théâtre comme un autre, mais je ne me croyais pas destiné à venir y jouer une si longue tragédie. » Le 26 juin 1845, à midi, ayant conservé toute sa connaissance, il expira à l’Hôtel-Dieu, dans les bras d’un ami. Son acte de décès porte la mention suivante : « Jean-Marie Brammerel, dit Gringalet, cinquante-six ans et un mois, ouvrier peintre en décors, rue des Crottes, 16. » Tous les artistes, du plus petit au plus élevé, accompagnèrent sa dépouille mortelle jusqu’au cimetière Saint-Maur, où il fut inhumé.

La marotte de Gringalet, le sceptre de la blague qu’il avait longtemps manié devait, après sa mort, tomber entre les mains de son successeur, Décousu, qui joyeusement continua la tradition du boniment avec plus de grimaces et de contorsions, mais certainement aussi avec un esprit moins acerbe et moins sarcastique.

Qui n’a connu la large face rubiconde et épanouie, la trogne truculente et vermeille, ornée de bubelettes cramoisies du célèbre pître Décousu qui, pendant cinquante ans, a fait la fortune de toutes les baraques foraines où il a tenu l’emploi de bonisseur ?

À son aspect, le vaux-de-vire d’Olivier Basselin vous revenait en mémoire :

Beau nez dont les rubis ont coüté mainte pipe
De Vin blanc et clairet,
Et duquel la couleur richement participe
Du rouge et du violet.

Décousu n’était pas de la famille des pîtres lettrés et instruits, sachant accommoder en lazzi ingénieux une érudition factice, comme Bruscambille ou Gringalet, il rentrait plutôt dans la série des pîtres de la vieille roche, ronds et francs, dépourvus d’ambition et donnant tout pour une énorme facétie ou un calembourg inédit. Par sa corpulence, par sa grosse bonne humeur, éclatant en lourdes charges, il appartenait plutôt à la tradition ancienne de Gros-Guillaume ; si l’on voulait lui trouver un précurseur absolument dans la même manière il faudrait surtout citer le père Rousseau, l’ancien aboyeur de la Malaga, le pître de la Révolution et du Directoire. C’est la même physionomie rougeaude et bourgeonnée, les mêmes grimaces, la même lourdeur grotesque dans la pantomime, la même gaîté populacière soulignée par un tirement de langue et un clignement d’yeux. De son vrai nom, Décousu s’appelait Déléan et était né à Rouen en 1802. C’était donc un contemporain de Victor Hugo.

Ce siècle avait deux ans…

Tout d’abord ouvrier fileur, par suite du manque de besogne, il fut employé dans les travaux du Pont de Pierre, vers 1829. En faisant manœuvrer le mouton qui servait à enfoncer les pilotis, il eut deux doigts de la main écrases. C’est à cette époque qu’il commença à jouer comme acteur improvisé, sur les théâtres de société dans une loge située sur la place Lafayette, au Lingot d’Or, et plus tard au théâtre des Variétés, plus connu sous le nom de théâtre de la mère Lambert. La famille Lambert a joué un rôle très considérable dans l’histoire des petits théâtres rouennais. La mère Lambert était en fait, la directrice siégeant au contrôle ; le père Lambert s’occupait de la machination ; le fils Lambert jouait les Frisé-Beaupoil, les Janot ; Mlle  Lambert, les amoureuses. Décousu s’essaya alors dans l’emploi des comiques et joua le répertoire d’Odry, le Rempailleur de chaises, Sans tambour ni trompette. En même temps (et dans ce genre, il réussissait beaucoup mieux que dans celui qu’il avait tout d’abord choisi), il s’essayait dans la parade, ayant pour contre-pître le père Moisseron.

Vers 1830 il prit décidément cet emploi et débuta à la foire Saint-Romain, dans la loge de Bassereau, le premier timbalier de France, imitant sur quinze caisses roulantes la fusillade et la canonnade de la prise du pont d’Arcole. On voit que Plessy n’a rien inventé ! Depuis il ne s’est guère passé une année sans qu’on revît Décousu sur le théâtre de ses exploits, toujours attache en qualité de pître à quelque grande loge, principalement à celle de Cocherie. En 1865, Décousu faisait partie du théâtre du jongleur de couteaux Castigliano, où l’on représentait un drame, Marius le corsaire ou l’Esclave espagnole ; en 1873, il était au Théâtre parisien de Carolina, physicienne du gouvernement. La réputation de Décousu était universelle. Sur tous les champs de foire de France, parmi les gens du voyage, le pître rouennais était connu. Il y a quelques années, Décousu vieilli et malade, entra, pour se reposer, à l’Hospice-Général : toujours jovial et gai, de temps en temps pour distraire ses pauvres vieux camarades, Décousu retrouvait ses plus amusantes grimaces, ses cocasseries les plus drôlatiques, et donnait une véritable représentation. C’était fête alors chez ces pauvres gens qui, au souvenir des calembredaines de leur jeunesse, retrouvaient un peu de gaîté au milieu de leurs misères. Les sœurs, rangées au fond de la salle, n’étaient point les dernières à rire aux éclats des pantalonnades de leur vieux pensionnaire.

Quand revenait la foire Saint-Romain, quand les échos de la vieille fête rouennaise — roulements de caisses, sonnerie de cloches — arrivaient jusqu’à l’établissement du boulevard, Décousu ne pouvait plus y tenir. L’ancien homme qu’il n’avait jamais dépouillé se retrouvait tout entier. Le vieux pître tout perclus de rhumatismes et de douleurs, avait la nostalgie du tréteau. Par une condescendance bien naturelle, les sœurs lui donnaient alors la permission de sortir, et Décousu en profitait pour rendosser la souquenille rouge et aller s’asseoir devant la baraque de Cocherie, où il savourait la joie de n’être pas tout à fait oublié du menu peuple qu’il avait si fort égayé. Le soir — vision disparue — il regagnait le lit d’hôpital, où il rêvait du paradis où toutes les belles âmes des farceurs et amuseurs de populaire, depuis Tabarin jusqu’à Bobèche, se retrouveront et pourront dépenser leur verve dans une parade des morts, comme oncques n’en vit jamais.

Trêve de plaisanteries ! Depuis trop longtemps ce boniment s’éternise, et j’entends le patron s’écrier que le spectacle finira trop tard et que, tout à mes souvenirs du passé, j’oublie de moucher les chandelles.

Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre,

pourrait-il me dire avec justice. Avant de rentrer derrière la toile, il me permettra bien, cependant, de remercier tous ceux qui, dans ce modeste ouvrage fait à coups de souvenirs, m’ont aidé de leur collaboration, et particulièrement l’impresario-marionnettiste Linoff, qui a mis si gracieusement sa mémoire infatigable à ma disposition. Tel qu’il est, avec ses fautes, ses défaillances, ses redites et ses lacunes, ce petit travail se recommande à vos bontés et à votre indulgence.

Mesdames et Messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier. Si vous êtes contents et satisfaits, faites-en part à vos amis et connaissances.

Georges DUBOSC.