Rotrouenge du Captif

Rotrouenge du Captif
Texte établi par Paulin ParisJ. Renouard (p. 295-297).

1.


Jà nus hons pris ne dira sa raison
Adroitement, sé dolentement non[1] ;
Mais, por confort, puet-il faire chanson.
Moult ai d’amis, mais povre sont li don ;
Honte en auront, sé por ma réançon
Sui ces deus yvers pris.

2.


Ce savent bien mi home et mi baron,
Englois, Normant, Poitevin et Gascon,
Que je n’avoie si povre compagnon
Que je laissaisse, por avoir[2], en prison.
Je nou lo dis por nule retraiçon[3],
Mais encor sui-je pris.

3.


Or sai-je bien, de voir certainement,
Que moi ne prisent né amin né parent,
Quant on me laist, por or né por argent.
Moult est de moi, mais plus m’est de ma gent ;

Qu’après ma mort auront reprovier grant,
Sé longement sui pris.

4.


N’est pas merveille sé j’ai lo cuer dolent,
Quant mes sires[4] tient ma terre à torment ;
Sé li membroit de nostre sairement
Que nos féismes amdui, communaument,
Bien sai, de voir, que céans longement
Ne seroie pas pris.

5.


Mes compaignons que j’amoie et que j’aim,
Ces de Caeu et ces de Porcherain[5],
Dis-lor, chanson, que ne sunt pas certain[6] ;
Qu’onques vers aus n’en oi cuer faus né vain.
S’il me guerroient, il font mout que vilain,
Tant cum je serai pris.

6.


Ce savent bien Angevin et Torain,
Cil bacheler qui or sont riche et sain,
Qu’encombrés sui loin d’aus, en autrui main ;
Forment m’aidaissent, mais il n’i voient grain :
De beles armes sont ore vuit cil plain[7],
Por tant que je sui pris.

 

ENVOI.


Contesse, suer vostre pris souverain[8],
Vous saut et gart cil à qui je m’enclain,
Et por qui je suis pris ;
Je ne dis pas de cele de Chartain,
La mère Loéis.


  1. Jamais un prisonnier ne s’exprimera sincèrement, s’il ne montre de la tristesse.
  2. Por avoir, par faute de donner du mien.
  3. Retraiçon, revendication, réclamation
  4. Mes sires, le roi de France.
  5. De Caeu, Anseau de Caeu, qui se croisa, avec les comtes de Flandre et de Saint-Pol, sans doute pour avoir trop bien répondu, en 1195, à l’appel de Richard. — Joffroi, comte de Perche, étoit revenu de la croisade avec Philippe-Auguste, et dans le temps que Richard écrivoit cette chanson, il étoit encore attaché aux intérêts du roi de France. Mais il s’étoit réconcilié bientôt après avec l’Anglois. Nous l’avons vu au nombre des croisés.
  6. Certain, constans, fidèles.
  7. « Maintenant ces contrées ne voient plus faire de belles armes depuis que je « suis pris. » Le vers est obscur, et je ne suis pas bien sûr de la traduction que je soumets ici. Peut-être faudroit-il lire :
    De beles armes sont ore tuit cil plain.

    C’est-à-dire d’une façon proverbiale : Ils ſont tous blanc de leur épée.

  8. Contesse suer. C’est Marie de France, comtesse de Champagne, fille de Louis VII et d’Alienor, mère de Richard. Marie gouvernoit la Champagne en l’absence de son mari croisé. — Voici la traduction complète de cet envoi : « Ma sœur la comtesse, puisse le Dieu, à la volonté duquel je me soumets, et pour lequel je suis pris, vous conserver vos honneurs et votre terre ; je ne forme pas ces vœux-là pour la comtesse de Chartres, la mère de Louis. » Ce passage prouve que Richard croyoit alors avoir à se plaindre d’Alix, sœur de Marie de France et alors veuve de Thibaud V, comte de Blois et de Chartres.