Rostopchine, gouverneur de Moscou en 1812

Rostopchine, gouverneur de Moscou en 1812
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 329-364).
ROSTOPTCHINE
GOUVERNEUR DE MOSCOU EN 1812

Alexandre Popof. — I. Snociténia Rossii s evropëiskimi derjavami pérêd voionoïou 1812 goda, Saint-Pétersbourg, 1876. — II. Moskva v 1812 godou, Moscou, 1875. — III. Frantsouzy v Moskvié v 1812 godou, Moscou, 1876. — IV. Sbornik imp. rousskago istorit. Obehtchestva, t. XXI, Saint-Pétersbourg, 1877.

L’incendie de Moscou en 1812 et la chute du premier empire français sont deux faits qu’on ne peut séparer ; mais au nom de Moscou s’en rattache un autre, celui de Rostoptchine. Quel fut précisément le rôle de celui-ci? Est-ce donc à lui, bien mieux qu’à Nelson et à Sidney Smith, qu’il convient d’appliquer le mot de Napoléon : « Un homme de moins, et j’étais le maître du monde ? » Il y a du mystère, presque de la légende autour de ce personnage. L’historien qui apporte des documens nouveaux sur l’année 1812 ou qui entreprend de les soumettre à une critique plus rigoureuse est toujours sûr d’être le bienvenu.

À ce titre, les travaux de M. Alexandre Popof, conseiller d’état russe, qui semble avoir voulu faire de cette époque une étude particulière, intéressent les Français autant que ses compatriotes. Les archives de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont été explorées par lui ; les documens déjà publiés ont été l’objet d’un examen plus attentif. C’est ainsi qu’ont été composés les trois ouvrages intitulés : Relations de la Russie avec les états européens avant la guerre de 1812, Moscou en l’année 1812 et les Français à Moscou. Des articles en voie de publication dans l’Antiquité russe, consacrés à l’histoire de la désastreuse retraite, nous promettaient une suite à cette trilogie. Ces recherches nouvelles de M. Popof ont attiré l’attention toujours en éveil, la curiosité toujours jeune du grand historien et du grand homme d’état que nous avons perdu. On assure que M. Thiers, il y a deux ans, s’était fait traduire les passages importans des articles de M. Popof afin de les comparer à ses propres récits. Ces travaux sont en effet le complément naturel et le commentaire indispensable de l’Histoire du Consulat et de l’Empire. J’essaierai de faire connaître les résultats acquis, les points de vue nouveaux qui se rencontrent dans l’œuvre de M. Popof et dénoter les solutions qu’il a données aux questions controversées. Les Relations de la Russie avec les états européens sont établies, pour les chapitres consacrés à la France, sur les rapports du prince Kourakine, ambassadeur de Russie auprès de Napoléon, et ceux de l’envoyé extraordinaire Tchernichef. On en trouvera le texte français dans le vingt et unième volume de la Société impériale d’Histoire de Russie. M. Popof était connu en outre par un Voyage au Monténégro publié en 1847, par de nombreux travaux sur le droit russe et le droit des peuples slaves, par des études sur les rapports de la Russie avec la cour de Rome. La mort, en le frappant dans sa pleine activité, le 16-28 novembre dernier, a interrompu bien d’autres œuvres commencées. Je m’occuperai surtout ici de Moscou en 1812 et des Français à Moscou.


I.

Sur les événemens qui amenèrent la destruction de la capitale russe, quel document pourrait être plus précieux que les mémoires de son gouverneur? Moscou en 1812 raconté par Rostoptchine lui-même, quelle bonne fortune pour l’historien! En 1872, M. le comte Anatole de Ségur, petit-fils de Rostoptchine, auteur d’une Vie de ce dernier, écrivait au sujet de ces mémoires : « Séquestrés avec tous ses papiers au moment de sa mort, par ordre de l’empereur Nicolas, ils sont renfermés dans les archives de la chancellerie impériale d’où ils ne sortiront peut-être jamais; heureusement une des filles du comte Rostoptchine avait pris copie de quelques passages de ce précieux écrit. » Ces passages ont été publiés en 1864 par un fils de l’ancien gouverneur de Moscou[1], le comte Alexis Rostoptchine, dans un livre intitulé Matériaux, en grande partie inédits, pour la biographie future du comte Rostoptchine, et qui est d’une haute rareté bibliographique, car il n’a été tiré qu’à douze exemplaires. Ces mêmes fragmens, au nombre de trois, ont été reproduits par le comte Anatole de Ségur dans la biographie de son aïeul. A part ces courts extraits, on pouvait croire en effet que les mémoires de Rostoptchine, renfermés dans les archives russes, « n’en sortiraient jamais. » M. Popof les en a fait sortir. Dans Moscou en 1812, il en cite de longs passages qu’il soumet ensuite à une comparaison attentive avec les autres documens de l’époque. Son livre est, en somme, un commentaire continu des mémoires de Rostoptchine, dont la plus grande partie se trouve ainsi publiée. Est-ce à dire que le vœu formulé par M. de Ségur soit complètement exaucé? Non! M. Popof cite abondamment Rostoptchine, mais il le cite en russe; or toute traduction ne peut qu’affaiblir un tel texte : le style français du terrible comte est si original et si capricieux, si pittoresque et si hardi dans ses incorrections, relevé de tant d’expressions populaires, de mots aiguisés et de fortes images, qu’on peut le comparer sans témérité à celui d’un autre grand aristocrate, le duc de Saint-Simon. Moscou en 1812 est un livre ingénieux et plein de faits nouveaux; mais qu’une bonne édition française des mémoires du comte Feodor ferait bien notre affaire !

A quel moment Rostoptchine a-t-il rédigé ses mémoires? Son fils Alexis et son petit-fils M. de Ségur s’accordent en ce point que c’est onze années après la catastrophe, en 1823, dans une de ses maisons de campagne, relevée de ses ruines, que l’ennemi de Napoléon se prit à écrire cette histoire de Moscou pendant son gouvernement. À cette époque, tourmenté par les rhumatismes, décrépit, miné par toute une collection de maladies, plus misanthrope que jamais, sentant sa fin approcher (il devait mourir en 1826), il prit plaisir peut-être à se raconter à lui-même la période la plus mémorable de sa vie. C’est de cette même année 1823 que date aussi sa brochure intitulée la Vérité sur l’incendie de Moscou, qui causa aux contemporains un certain désenchantement. Ni cette Vérité, ni les mémoires ne doivent être consultés comme des documens indiscutables. Rostoptchine est resté jusqu’à son dernier soupir l’homme passionné, excessif, qu’on a déjà présenté au lecteur[2]. L’impartialité était chose incompatible avec sa nature même; après comme pendant l’action, il restait militant; toujours acteur, jamais historien; entier dans ses idées quand il en était possédé, il était prompt à en changer, mais sans s’apercevoir qu’il changeait, et toujours incapable d’entrer dans celles d’autrui. En sa vive imagination, les faits extérieurs se reflétaient fortement, mais avec toutes les déformations qu’on pouvait attendre d’une âme troublée et inquiète. Il n’y a qu’à regarder le remarquable portrait qu’on a de lui aux Archives principales de Moscou pour comprendre à quel point la passion dominait en lui. L’affreux Tatar des gazettes de 1812 est au contraire un bel homme, très capable de séduire, mais éloignant la sympathie ; un front haut et large, dont les muscles semblent avoir une prodigieuse mobilité et qu’un souffle devait suffire à bouleverser; de beaux yeux, très grands, à fleur de tête ; une bouche qu’on jurerait sensuelle, bref, une physionomie toute en dehors, toute aux aguets, exprimant la sensibilité la plus irritable. Les écrits de Rostoptchine ne démentent pas ce portrait. Ses souvenirs sur 1812 sont de la polémique, non de l’histoire. D’ailleurs, suivant la remarque de M. Popof, comme il les a rédigés onze ans après les événemens, cette disposition à voir les faits tels qu’il voulait qu’ils fussent a dû être encore aidée par les défaillances de sa mémoire : beaucoup de menus détails, beaucoup des impressions d’alors en sont sortis, s’en sont effacés tout naturellement; ils sont pour lui comme s’ils n’avaient jamais existé. Les passions de la grande crise, l’enthousiasme contagieux de ses collaborateurs, les ardeurs communicatives de la population, tout cela est tombé comme une fièvre : il ne se souvient pas de les avoir partagés. Il vit au milieu d’une génération refroidie, désillusionnée, encline à discuter les sentimens qui autrefois l’avaient soulevée de terre. Aussi le comte Feodor juge souvent l’exaltation de 1812 avec l’indifférence de 1823 ; il n’est pas dans sa nature de pouvoir se reporter à une autre époque, à un autre milieu, à des passions qui lui sont devenues étrangères.

En mars 1812, l’espèce de disgrâce où le comte Feodor était tombé depuis l’avènement d’Alexandre, le culte qu’il avait voué à la mémoire de Paul Ier, sa retraite pleine de dignité dans son palais de Moscou et dans ses maisons de campagne de Voronovo et Sokolniki, l’avaient environné d’une certaine considération. Sa haine réveillée contre les Français et contre Napoléon, ses nouvelles et ses comédies gallophobes, surtout la furieuse diatribe connue sous le nom de Pensées à haute voix sur l’Escalier-Rouge, sa désapprobation bruyante de la paix de Tilsitt et de la politique d’Erfurt, l’avaient rendu populaire : on voyait en lui un vrai patriote, l’homme russe par excellence. Alexandre ne l’aimait pas : après Austerlitz, Rostoptchine avait eu un mot cruel, qui était une allusion aux événemens de 1801. Pourtant, quand on put craindre que l’invasion étrangère se compliquât de bouleversemens intérieurs, quand on redouta pour cette grande ville de Moscou, encombrée d’une turbulente population de serfs et d’artisans, l’effet des proclamations napoléoniennes, ce fut sur Rostoptchine qu’Alexandre jeta les yeux.

Sa nomination inattendue au poste de gouverneur suscita dans la ville des impressions fort diverses. Pour une partie des nobles, le comte était trop de leur monde, on l’avait trop vu dans l’intimité, aiguisant les bons mots, singeant avec un admirable talent de mimique le vieux gouverneur Goudovitch, pour qu’il conservât du prestige. La société, — c’est ainsi qu’elle se nomme partout, — est trop occupée des petites choses pour bien voir les grandes : l’écho des salons a toujours quelque chose de sceptique et de frondeur ; leurs chuchotemens sont rarement à l’unisson des grands mouvemens populaires. « On va donc voir à l’épreuve ses talens et son mérite ! écrivait Mme Volkof ; en attendant, je ne crois pas qu’il ait beaucoup d’amis à Moscou, et il faut convenir qu’il n’a jamais cherché à s’en faire; il a toujours eu l’air que personne au monde ne lui était de rien. » Bestoujef-Rioumine, qui était resté dans la capitale avec mission d’informer le ministère de la justice et dont les souvenirs sont un utile contrôle des mémoires de Rostoptchine, avoue qu’en apprenant cette nomination « le cœur lui battit violemment, comme s’il s’était attendu à quelque chose de fort désagréable. » Cependant Rostoptchine avait des amis ardens, pour lesquels il n’avait fait aucuns frais, qu’il connaissait à peine, qu’il était fort porté à dédaigner, mais dont le patriotisme enthousiaste saluait d’avance en lui l’homme de la situation. Serge Nikolaévitch Glinka, rédacteur du Messager russe, était de ceux-là. C’était un curieux type du bourgeois moscovite, du lettré d’alors, un vrai slavophile, qui avait déclaré la guerre à toutes les importations étrangères, surtout aux mœurs et à l’esprit français, qui se détournait des hautes classes, corrompues par l’imitation occidentale, et qui avait reporté son affection sur l’homme du peuple; le moujik, à ses yeux, était le Russe par excellence, resté pur de toute souillure, vierge de toute civilisation européenne ; il admirait de lui jusqu’à son ignorance, sa barbe inculte, sa touloupe crasseuse : tout cela n’était-il pas russe, incontestablement national? Il aimait à se perdre dans la foule, à se retremper dans le peuple, à écouter ce que disaient les grandes barbes. Cette sincère exaltation avait son côté touchant : Glinka fut un des premiers à parler de sacrifice, à faire entrevoir aux tièdes la nécessité des suprêmes dévoûmens. En Rostoptchine, malgré son bel esprit français, Serge Nikolaévitch avait reconnu un vrai Russe de vieille roche; il lui voua un attachement que l’orgueilleux seigneur n’a jamais payé de retour et qui d’ailleurs n’excluait pas une certaine indépendance : Glinka suivait Rostoptchine avec le dévoûment d’un chien, mais seulement lorsque Rostoptchine suivait la voie qui était celle de Glinka. Il s’attira son courroux et fut traité par lui en rival, presque en ennemi, avant d’être admis à lui servir d’auxiliaire. Glinka fut le tribun du mouvement national dans son Messager russe, dont le programme, assurait-il, lui avait été tracé par le peuple. « Apprenez-nous comme on se sacrifie pour la patrie, » lui avaient dit les moujiks, et Glinka a déchaînait les fureurs de la guerre patriotique. » Dès qu’il crut entrevoir en Rostoptchine un autre furieux de patriotisme, il devint son fidèle. Voici en quels termes il appréciait sa nomination : « Mettons en regard, dit-il dans ses mémoires, deux hommes, dont l’un a conduit des armées, déplacé des trônes, et dont l’autre a vécu dans la retraite, seul avec lui-même, et en apparence dans la plus profonde inaction : ces deux hommes sont Napoléon et le comte Rostoptchine. » Rostoptchine comparé à Napoléon! Le parallèle s’annonce bien. Mais le comte n’en eût pas été trop étonné, lui qui croyait à son étoile comme un autre Bonaparte.

Rostoptchine, à cette époque, parlait le langage de tout le monde, faisait aussi l’éloge des grandes barbes, menaçait l’envahisseur d’une guerre comme celle d’Espagne ou celle des anciens Scythes, voulait opposer à un nouveau Darius le désert: « Votre empire, écrivait-il à Alexandre, a deux puissans boulevards : d’abord l’immensité et le climat, puis seize millions d’hommes qui professent la même foi, parlent la même langue, et dont le menton n’a jamais été touché par le rasoir. Ce sont ces barbes qui sont la forteresse de la Russie ; le sang de vos soldats sera une semence de héros ; si un malheureux concours de circonstances vous forçait à reculer devant l’envahisseur, l’empereur russe sera toujours redoutable à Moscou, formidable à Kazan, invincible à Tobolsk (11-23 juin 1812). » Rostoptchine enchérit ici sur les plus enragés partisans de la guerre scythique. Il semble cependant que la Russie eût été fort en danger si elle n’eût eu alors d’autre refuge que la Sibérie.

Dans ses mémoires de 1823, Rostoptchine se montre plus sceptique. On n’y retrouve pas cette confiance sans bornes dans le peuple russe; peut-être même ne l’a-t-il jamais eue. Il croyait comprendre le peuple parce qu’il possédait, aussi bien que le peut un lettré, les expressions pittoresques et proverbiales, les dictons souvent rythmés et rimes qui émaillent la langue du moujik. Au fond, il croyait qu’on ne mène les hommes qu’en les trompant et en les amusant. Lui-même qualifie de charlatanerie beaucoup de ses procédés et se vante de « savoir jeter la poudre aux yeux. » Glinka entraînait le peuple à force de sincérité ; Rostoptchine ne comptait que sur ses habiletés :


« Moscou, dit-il dans ses mémoires, fut, à ce qu’il paraît, contente de ma nomination. J’avais alors quarante-sept ans, une santé parfaite, et dès mon entrée en fonctions je déployai la plus extraordinaire activité : c’était du nouveau, car tous mes prédécesseurs étaient des vieillards décrépits. Tout de suite on m’adora parce que je me faisais abordable à tous ; j’annonçai que chaque jour, de onze heures à midi, tout le monde aurait accès chez moi, et que ceux qui auraient quelque chose d’important à me communiquer seraient reçus à toute heure de la journée. Le jour de mon entrée en fonctions, je fis dire des prières, cierges allumés, devant les icônes miraculeuses, qui jouissent au plus haut degré de la vénération populaire. Je m’étudiai à montrer une politesse extraordinaire à tous ceux qui avaient affaire avec moi. Je courtisai les vieilles femmes, les commères, les dévotes; pour leur plaire, je fis enlever les cercueils qui servaient d’enseignes aux menuisiers et les affiches collées sur les églises. Il me suffit de deux jours pour jeter la poudre aux yeux et persuader à la majeure partie des habitans de Moscou que j’étais infatigable et qu’on me voyait partout. Je réussis à donner cette idée de moi en apparaissant dans la même matinée sur les points les plus éloignés de la ville et en laissant partout des traces de ma justice ou de ma sévérité. Ainsi le premier jour je fis mettre aux arrêts un officier de l’hôpital militaire qui, chargé de la distribution des soupes, ne s’était pas trouvé là à l’heure du dîner. Je rendis justice à un paysan qui avait acheté 30 livres de sel et n’en avait reçu que 25. Je fis jeter en prison l’employé préposé à la construction du pont de bateaux. J’allais partout, je causais avec tous, j’appris ainsi beaucoup de choses qui me furent utiles par la suite. Après avoir éreinté deux paires de chevaux en costume civil, je rentrais chez moi ; à huit heures j’endossais l’uniforme militaire et je me trouvais prêt à commencer mon travail. »


Ainsi Rostoptchine prenait les Moscovites par ce qu’il regardait comme leurs ridicules, se pliait à des pratiques qu’il estimait des simagrées, affectait l’ubiquité et l’omniscience, s’essayait au rôle du calife Haroun, rendait la justice qui plaît surtout au peuple, la justice à la turque. Il jouait la comédie. Les gouvernans de son école peuvent apprendre de lui à user magistralement de la publicité : « Je résolus, dit-il dans ses mémoires, à chaque nouvelle désagréable, d’exciter des doutes sur sa véracité; par là j’affaiblissais la première impression, et, avant qu’on eût le temps d’en vérifier l’exactitude, il en arrivait d’autres qui étaient un nouveau sujet d’examen. Il m’était indispensable de savoir quelle impression produisaient sur les esprits les nouvelles de la guerre. Dans ce dessein, j’eus recours aux services d’agens sans importance : déguisés, ils passaient leur temps à rôder dans les rues, se mêlaient à la foule qui s’attroupait dans les traktirs et dans les cafés; puis ils venaient me rendre compte de ce qu’ils avaient entendu et recevoir des instructions, selon qu’il y avait lieu de semer quelque bruit, de soutenir l’enthousiasme du peuple ou d’affaiblir l’effet des mauvaises nouvelles. »

II.

Rostoptchine s’était installé dans sa villa de Sokolniki lorsqu’un exprès lui apporta la nouvelle que l’empereur Alexandre se disposait à visiter la capitale et lui remit une proclamation dans laquelle le tsar annonçait à son peuple le danger de la patrie. « Je me mis aussitôt à l’œuvre, raconte le gouverneur, je restai sur pied toute la nuit; je convoquai, je vis beaucoup de monde ; je fis imprimer avec la proclamation impériale un bulletin de ma façon, et le lendemain Moscou apprit en s’éveillant la prochaine arrivée du souverain. La noblesse fut flattée de la confiance que mettait en elle l’empereur et s’inspira d’un noble zèle; les marchands étaient prêts à donner de l’argent ; mais le peuple, à ce qu’il me parut, resta indifférent, car il ne croyait pas possible que l’ennemi pût entrer à Moscou. Cette sotte sécurité était encore entretenue par cette circonstance que depuis près d’un siècle aucun ennemi n’avait posé le pied en Russie ; Napoléon ne pouvait manquer de périr comme Charles XII à Poltava. Les grandes barbes ne cessaient de répéter : Napoléon ne peut nous vaincre; pour nous vaincre, il faudrait nous exterminer tous. »

Les mémoires de Glinka permettent de se faire une idée plus nette de l’impression produite par le manifeste impérial. Ordinairement ces appels des souverains à leurs peuples ne se produisent que lorsque la situation est déjà fort compromise. Le premier mouvement fut donc l’effroi : « Nous sommes perdus ! » tel fut le mot d’une Moscovite, la propriétaire de la maison où logeait Glinka. Elle lui tendait en pleurant le manifeste imprimé. « Non, reprit Glinka, remerciez Dieu au contraire ; plus tôt on prévoit le danger et mieux on est en mesure de le prévenir. Soyez tranquille et priez ! » Il courut aussitôt à Sokolniki, ne put pénétrer dans le cabinet du comte, mais lui laissa ce billet : « Je m’enrôle dans l’opoltchénié moscovite et je dépose sur l’autel de la patrie 300 roubles argent. » Ainsi Glinka donnait l’exemple à tous, son nom était le premier inscrit sur la liste des enrôlemens. Il revint en ville : les rues commençaient à regorger de monde; les marchands fermaient leurs boutiques, tous se rendaient à la barrière de Dragomilof pour saluer l’empereur : « Allons dans les temples du Seigneur, disaient les boutiquiers, prions pour le tsar ; ensuite, à la barrière ! » On n’entendait que ces mots qui se croisaient : «Où vas-tu? — A la barrière, au-devant de l’empereur ! » Ce tableau du réveil de Moscou, pris sur le vif par Glinka, contraste avec ce que rapporte Rostoptchine de l’indifférence des masses. Tous deux étaient ou se croyaient des hommes populaires ; c’est même le motif de la jalousie de Rostoptchine contre Glinka, qui semblait vouloir lui disputer son rôle de tribun-publiciste. Mais de quelle façon étaient-ils populaires? Pour se rendre compte de la différence de leurs procédés, il faut les suivre au milieu de cette crise et comparer les souvenirs qu’ils nous ont laissés.

Tandis que Rostoptchine est parti pour la station la plus proche afin d’y recevoir l’empereur, Glinka continue sa promenade. Il veut, dit-il, « écouter la pensée du peuple, s’en inspirer pour un article dans le Messager russe. » Il se mêle aux groupes, prête l’oreille « à ces manifestations vivantes et pour ainsi dire spontanées de l’esprit public ; » mais, naïf comme il l’est, facile à l’émotion, prompt à l’entraînement, un peu badaud dans la respectable sincérité de ses sentimens, il passe bien vite du rôle d’observateur à celui d’acteur. La foule reconnaît Serge Nikolaévitch : « Allons, crient les moujiks, en avant! Dès que nous rencontrerons la calèche de l’empereur, nous l’enlèverons sur nos épaules. Et vous, continuent-ils en s’adressant à Glinka, conduisez-nous! » C’est lui maintenant qui est le chef de la bande ; il ne semble pas embarrassé de son rôle, il ne trouve pas ridicule de dételer la voiture du tsar. Il crie hourrah! comme les autres, et le voilà parti avec les hommes en touloupes, parmi leurs cris et leurs chants, confondu dans cette plèbe aux fortes émanations, baigné dans une atmosphère vraiment populaire, ayant pour sûr une larme d’attendrissement dans les yeux. Rostoptchine n’a pas l’enthousiasme aussi communicatif. Il sait conserver son autorité de gouverneur, ses dédains de grand seigneur, son ironie de misanthrope. Apprenant que Stein, le grand patriote prussien, est dans la suite de l’empereur, il donne l’ordre à la station de lui refuser poliment des chevaux, afin de retarder son arrivée à Moscou au moins de quelques heures : « J’agissais ainsi en vertu de cette idée bien enracinée chez moi que tous les étrangers sont nos ennemis, nos espions. » Mais il lui écrit en même temps une lettre fort aimable pour l’engager, « s’il veut voir un empereur adoré de son peuple, » à se rendre au Kremlin. Stein, comme Glinka, était un rival qui l’offusquait. L’empereur, pour éviter de trop vives manifestations, s’arrangea pour ne faire son entrée que pendant la nuit. « L’idée de dételer ses chevaux et de porter sa calèche, racontent les mémoires de Rostoptchine, était passée du peuple aux classes les plus élevées, et j’eus connaissance que beaucoup de personnes, même porteurs de cordons et de décorations, s’étaient rendues à la barrière et que, soit par un excès de zèle, soit aussi par sottise, elles comptaient faire le métier de quadrupèdes. » A la différence de Glinka, c’est toujours par leurs côtés ridicules que les choses lui apparaissent d’abord. L’empereur fut accueilli à Moscou avec un enthousiasme extraordinaire. Lorsque le lendemain il parut sur l’Escalier-Rouge, et, suivant l’expression du XVIe siècle, montra aux Moscovites « les yeux brillans du tsar, » les hourrahs, les cris du peuple couvrirent la voix des cloches dans la cité aux quarante fois quarante églises. — « Sur chaque marche de l’Escalier-Rouge, raconte Glinka, des milliers de mains empressées cherchaient à toucher les jambes du souverain, les pans de son uniforme, que l’on couvrait de baisers et de larmes. » Rostoptchine, dans un des fragmens reproduits par M. Anatole de Ségur, a raconté, en y mêlant quelques notes ironiques, l’élan de sacrifice qui se manifesta dans l’assemblée de la noblesse et dans celle des marchands au Kremlin. Les propriétaires promirent un homme par dix paysans, les marchands offrirent 2,400,000 roubles. Avec un peuple si admirablement disposé, la défiance la plus soupçonneuse aurait dû désarmer: celle de Rostoptchine ne désarme jamais. Le spectre du libéralisme et du martinisme jette une ombre sur son esprit inquiet. Dans ce grand mouvement, précurseur du réveil des peuples, il reste l’homme de l’âge précédent, le directeur du cabinet noir de Paul Ier qui n’a confiance que dans les moyens d’intimidation. À cette fête nationale, il a tenu à mêler un peu de police :


«J’appris dans la nuit, dit-il, et cela me fut confirmé le lendemain, que quelques personnes appartenant à la secte des martinistes s’étaient entendues pour demander à l’empereur, lorsqu’il proposerait l’opotchénié, combien nous avions de troupes, combien en avait l’ennemi, quels étaient les moyens de défense. C’était là un projet hardi, déplacé, dangereux dans les circonstances présentes; mais que ces gens-là le missent à exécution, je ne le craignais guère, car ils étaient de ceux qui sont braves en chambre et poltrons en public. Toutefois je fis exprès de répéter plusieurs fois devant tout le monde que j’espérais offrir à l’empereur le spectacle d’une assemblée de noblesse, fidèle et respectueuse, que je serais au désespoir si quelque malveillant se permettait de troubler l’ordre et s’oubliait en la présence du souverain, et que ce quelqu’un, avant d’avoir achevé sa harangue, était sûr de partir à bride abattue pour un long voyage. Afin de donner plus de poids à mes paroles, je fis stationner non loin du palais deux télègues, attelées de chevaux de poste, et deux officiers de police en costume de route, qui se promenaient auprès d’elles. Si quelque curieux demandait pour qui ces télègues, ils avaient ordre de répondre : « Pour ceux qui seraient envoyés en Sibérie. » Ces réponses et la nouvelle des deux télègues arrivèrent bien vite à l’assemblée. Les braillards se le tinrent pour dit et se conduisirent en gens raisonnables. »


Rostoptchine n’était pas seul à perpétuer au milieu d’une situation nouvelle les traditions d’un autre régime. La noblesse de Riazan avait envoyé une députation à l’empereur pour lui offrir 60,000 hommes armés et équipés. Balachef, ministre de la police, reçut fort mal ces députés, s’emporta contre eux et leur demanda comment ils s’étaient permis d’abandonner leur poste. Le lendemain, la police leur intimait l’ordre de quitter Moscou. L’empereur ignora sans doute tout le mal que se donnaient ses hauts dignitaires pour attrister cette grande solennité nationale. D’autres détails, qui alors ne surprenaient personne, nous semblent aujourd’hui assez étranges. Dans un pays où la masse du peuple était serve, le patriotisme des nobles devait affecter des formes singulières. « Beaucoup de mes connaissances de Moscou, raconte Komarovski, me dirent qu’ils donneraient leurs musiciens, d’autres les acteurs de leurs théâtres, d’autres encore leurs dvorovié et leurs piqueurs, comme plus aisés à façonner au service militaire que les paysans. » Dans leur amour de la liberté, les nobles russes donnaient leurs esclaves.

Que faisait Glinka en ce grand jour? Il s’était bien aperçu que Rostoptchine, son ancien collaborateur au Messager russe, lui battait froid. Il crut même remarquer qu’on l’avait mis sous la surveillance de la police : ses promenades, ses harangues au peuple l’avaient rendu suspect. L’ardeur de son patriotisme fit taire toutes ses craintes. Il emprunte quelque part un uniforme, qui l’habille assez mal, et court au Kremlin. Il fait son entrée dans l’assemblée de la noblesse, se promettant bien de ne faire que regarder, écouter, imiter les autres. Mais voici qu’il entend des discours ardens, de patriotiques harangues : sous le choc des événemens, l’éloquence politique jaillit d’elle-même chez les sujets d’Alexandre. Des orateurs en uniforme de miliciens s’écrient : « Le moment est venu, non de discuter, mais d’agir; ceci n’est pas une guerre ordinaire, c’est une guerre d’invasion, la guerre chez nous : elle creuse des tombes pour les cités, pour les nations, elle réclame des mesures inouïes jusqu’à ce jour. Marchons par centaines de mille, armons-nous de ce qui nous tombera sous la main. Jetons-nous sur les derrières de l’ennemi, formons des escadrons de volontaires, harcelons de toutes parts Napoléon, fermons-lui la retraite et montrons que la Russie est debout pour le salut de la Russie! » En entendant parler de levée en masse, de sorties par centaines de mille, d’escadrons de volontaires, Glinka ne se contient plus; il se grise de l’éloquence des nobles comme naguère des clameurs du peuple. Et lui aussi, il se sent orateur ! «Il faut repousser l’enfer par l’enfer! » s’écrie-t-il, et le voilà qui, pendant une demi-heure, discourt sur les dangers de la patrie ; on fait cercle autour de lui, son enthousiasme s’exalte et il lui échappe ces paroles fatidiques, qui causèrent alors un frémissement de terreur : « Nous ne devons nous effrayer de rien, Moscou sera livrée ! — Qui vous l’a dit ? comment le savez-vous ? » interrompent quelques voix. Glinka est lancé à fond et continue intrépidement : « Savez-vous que d’abord, du Niémen à Moscou, il n’existe aucune défense naturelle, aucune défense artificielle contre un ennemi formidable ? D’ailleurs toutes les chroniques nationales portent ce témoignage : c’est le sort de Moscou de souffrir pour la Russie. Enfin (Dieu veuille que mes paroles se réalisent !) la perte de Moscou sera le salut de la Russie et de l’Europe. « Il en était là de sa harangue quand le comte Rostoptchine fit son apparition dans la salle, accompagné du secrétaire d’état Schichkof, qui commença la lecture du manifeste impérial.

Glinka s’était laissé emporter à son ardeur ; la réflexion vint après. Il rentra chez lui un peu inquiet : « Comme je l’avais prévu, dit-il, je trouvai ma pauvre femme tout en larmes. Quelques amis, qui avaient entendu mon discours dans l’assemblée, l’avaient effrayée en lui assurant que cela ne pouvait se passer comme cela. — Prie ! dis-je à ma femme éplorée. Je sais bien qu’on me fera appeler ; prépare donc à tout hasard un gilet blanc et une cravate blanche ; si on m’appelle, j’irai en frac ; cet uniforme ne me va pas, je m’y trouve ridicule, et les autres en rient. » Glinka n’était pas sans avoir entendu parler des deux télègues de Rostoptchine ; sa femme savait sûrement qu’il était déjà sous la surveillance de la police. L’empereur venait de quitter la ville en laissant, à ce qu’on racontait, des pouvoirs extraordinaires, même des blancs-seings, au comte. Dans la petite maison de la rue Tichina, près du pont de Dragomilof, on ne s’attendait donc à rien de bon. Le 19 juin, un officier du gouverneur se présente chez Glinka. « Je m’en doutais, dit-il à sa femme, mets-toi en prière. » Il part ; on l’introduit dans le cabinet de son excellence. Rostoptchine s’avance vivement au-devant de lui et dit : « Oublions le passé ; maintenant c’est du salut de la patrie qu’il s’agit ! » et, prenant sur son bureau une décoration et un papier, il continue : « L’empereur vous nomme chevalier de Saint-Vladimir de quatrième classe ; il veut récompenser votre amour de la patrie, suffisamment prouvé par vos écrits et vos actions ; c’est ainsi que s’exprime le rescrit avec la signature autographe du souverain : voici la décoration et voici le rescrit. » Rostoptchine accompagne ses félicitations d’une accolade, et un aide de camp du gouverneur attache la croix sur l’habit de Glinka. « Au nom sacré de l’empereur, continue le comte Feodor, je vous délie la langue pour tout ce qui sera utile au bien de la patrie ; je vous délie les mains jusqu’à concurrence de 300,000 roubles de dépenses extraordinaires. L’empereur vous charge d’une mission particulière au sujet de laquelle vous aurez à conférer avec moi. — Je remercie sa majesté, répond Glinka; mais permettez-moi de retourner promptement à la maison. Voilà trois jours que ma femme entend tinter à ses oreilles les clochettes de la télègue de police. »

On ne peut dire avec certitude quel but se proposait Rostoptchine en confiant ces 300,000 roubles au publiciste. Rostoptchine, comme une partie de l’aristocratie, n’était pas trop rassuré. Il y avait quelque chose d’anormal à appeler aux armes pour la liberté une nation de serfs qui sentaient vivement l’injustice de leur situation et qui n’avaient pas oublié les démagogues du XVIIe et du XVIIIe siècle, Stenko Razine et Pougatchef. Les nobles voyaient avec une certaine appréhension l’opoltchénié, l’armement des paysans, « Toutes ces mesures, écrivait Rostoptchine à l’empereur, tous ces arméniens inouïs jusqu’à présent, s’évanouiront en un clin d’œil, si le désir d’acquérir la prétendue liberté soulève le peuple pour la ruine des nobles, seul but de la populace dans tous les troubles et toutes les révolutions. » Or, on savait que Napoléon songeait à soulever le peuple russe. Dans une lettre au vice-roi d’Italie, il demandait « quelle espèce de décret ou de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans. » On avait sans doute déjà entendu les moujiks qui disaient : « Bonaparte vient pour nous donner la liberté, nous ne voulons plus avoir de seigneurs. » Le peuple russe, dans sa généralité, a cependant trompé les prévisions pessimistes de ses maîtres : l’ardeur de la lutte contre les musulmans, les païens, profanateurs de ses églises, le fanatisme religieux entretenu par les prêtres, son dévoûment passionné à la personne du tsar, l’ont garanti de la contagion, lui ont fait oublier même ses antiques et légitimes revendications. Les opoltchentsi, qui ont combattu à Borodino, sont rentrés esclaves sous le toit de leurs chaumières; mais en 1812 Rostoptchine et les hommes de sa caste avaient peur du peuple, surtout du peuple de Moscou. C’était donc pour endormir ses instincts de liberté, pour détourner toutes ses ardeurs contre les Français, que l’on comptait sur Glinka. Rostoptchine croyait sans doute que quelques roubles distribués à propos pourraient y aider. Glinka aimait et respectait trop les grandes barbes pour penser que le patriotisme s’excite à prix d’argent. « Avec l’aide de Dieu, se dit-il, je réussis à enflammer le cœur des bons citoyens, à calmer leurs esprits, à leur inspirer la prudence, les mettant en garde à la fois contre les séditions et contre les paniques... Agissant la poitrine découverte, parlant à voix haute, je ne touchai même pas aux 300,000 roubles qui m’avaient été confiés; il me suffisait qu’on m’eût délié la langue... L’argent est utile pour les besoins de la vie ordinaire, mais malheur à nous quand la société est l’esclave de ses séductions ! Voulez-vous soulever les âmes? Agissez sur elles avec la force morale qui élève le cœur du peuple à la hauteur des circonstances. » Était-il entré dans l’esprit de Rostoptchine de gagner Glinka lui-même, de lui ouvrir et de lui fermer la bouche avec de l’argent? On ne le sait, puisqu’il n’a même pas daigné faire mention de Glinka dans ses mémoires, à moins qu’il ne le range parmi les agens sans importance aux services desquels il eut recours. Le mépris qu’il faisait des hommes rend tout croyable. En tout cas, si cette idée passa par la tête du comte, Glinka ne s’en douta même pas; sa candeur lui fit ignorer l’injure. Quand les étudians de l’université exprimèrent le désir de se rendre à l’armée et se plaignirent de n’avoir pas d’argent pour la route, Glinka les secourut à ses frais. Quoiqu’il eût encore, à cette époque, le dépôt confié par le gouverneur, il vendit les bijoux de sa femme.


III.

Veiller au bon ordre dans la capitale, organiser l’opoltchénié, trouver des canons et des attelages, envoyer des renforts et des provisions à l’armée, voilà assurément une tâche écrasante pour un homme, eût-il le don d’ubiquité. Et pourtant, ce n’est pas encore de cette œuvre que Rostoptchine, d’après ses mémoires et sa correspondance, se montre le plus occupé. Ce qui irrite surtout ses colères, ce qui consume ses jours et ses nuits, c’est le souci qu’il prend des libéraux, des francs-maçons, des martinistes. Ce dont il entretient l’empereur avec le plus de passion, c’est d’un certain docteur Salvador, du typographe Sémen, du sénateur Rounitch, du directeur des postes Klioutcharef, de Klioutcharef surtout, car il voit en lui « l’élève de Schwartz, l’ami de Lapoukhine et de Hamaleï, » ces libéraux du temps de Catherine II. La haine qu’il porte aux francs-maçons est ancienne chez lui; pour les perdre, il n’a jamais reculé devant les mesures les plus tyranniques, les calomnies les plus audacieuses. C’est lui qui racontait à Paul Ier que, dans un dîner où assistaient Novikof et vingt-neuf autres martinistes, on avait tiré au sort pour savoir qui égorgerait Catherine II, et que le sort était tombé sur Lapoukhine[3]. Or les libéraux du XVIIIe siècle étaient si peu à craindre que l’un d’eux, ce même Lapoukhine, dans une correspondance interceptée par le gouvernement, manifeste une vive répugnance pour les actes de la révolution française et demande à Dieu « de préserver les Russes de cet esprit de fausse liberté qui ruine tant d’états en Europe. » La haine de Rostoptchine contre eux avait quelque chose d’irraisonné et d’aveugle; elle pouvait aller chez lui jusqu’à la fureur, jusqu’à l’hallucination, car il n’est pas impossible qu’il ait fini par croire au fameux banquet régicide de Novikof; elle était devenue chez lui une idée fixe, comme une affection pathologique, un point douloureux dans son cerveau. Peut-être subissait-il à son insu, ou plus qu’il n’en voulait convenir, une autre influence. A Moscou, il n’y avait pas seulement des francs-maçons, mais aussi des jésuites; les deux sociétés avaient transporté dans la capitale des tsars leur rivalité, leurs antipathies, le combat qu’elles se livraient dans l’Europe entière. Or c’est à cette époque que la femme du comte Rostoptchine se laissa convertir au catholicisme, ouvrit le palais du gouverneur à l’abbé Surugues, à l’abbé Billy, les présenta au comte, mérita d’eux ce compliment qu’elle écrivait à son mari des lettres « dignes de la reine Blanche. » Les jésuites avaient l’oreille de la comtesse, par elle l’oreille du comte : est-il téméraire de supposer qu’ils en aient profité pour exciter contre leurs ennemis Rostoptchine, déjà si mal disposé pour la maçonnerie? Sans doute une telle influence des prêtres latins sur l’homme russe que Glinka célébrait en vers et en prose eût fort étonné le candide publiciste. A peine nommé gouverneur, c’est contre les martinistes que Rostoptchine déploie les terribles pouvoirs dont il est investi. Il signale Salvador à l’empereur; il envoie dénonciation sur dénonciation contre Sémen et les autres libéraux. Il fait arrêter Klioutcharef et se trouve en conflit avec le ministre de l’intérieur, fort étonné d’apprendre qu’un haut fonctionnaire, contre lequel on n’avait formulé jusqu’alors aucune plainte, sans qu’aucun avis ait été envoyé à son supérieur hiérarchique, vient d’être saisi, enchaîné comme un forçat et dirigé sur Saint-Pétersbourg. Il redoute les martinistes qui peuvent siéger dans la commission moscovite du sénat ; et brutalement, sans égard pour le premier corps de l’état, pour le ministre de la justice dont dépendent les sénateurs, il fait fermer par un de ses aides de camp la salle des délibérations et enjoint aux sénateurs d’avoir à quitter immédiatement Moscou, sous peine d’être traités comme Klioutcharef.

Il y avait encore une autre classe d’hommes que le comte Rostoptchine tenait en suspicion : c’étaient les étrangers établis à Moscou, surtout les Français. Les Français y formaient alors une colonie d’environ 3,500 personnes. Beaucoup d’entre eux, soit indifférence, soit calculs personnels ou préoccupations commerciales, soit influence du milieu où ils vivaient, négocians, industriels, précepteurs dans les maisons particulières, maîtres dans les écoles publiques, acteurs du théâtre français de Moscou, ne pouvaient ressentir au même degré les passions qui animaient les Français de la grande armée ou de la mère patrie. Il y avait là des hommes établis en Russie depuis si longtemps qu’ils devaient considérer avec une certaine impartialité les événemens. D’autres étaient résolument hostiles à l’état de choses issu de la révolution : le nombre était grand de ceux qui avaient cherché contre elle un refuge en Russie. L’abbé Surugues, l’émigré d’Ysarn, qui nous a laissé une relation sur 1812, et combien d’autres ! étaient fort loin de sympathiser avec Buonaparte. En revanche les sentimens révolutionnaires ou napoléoniens que nourrissaient un certain nombre de Français étaient partagés par des étrangers appartenant à d’autres nationalités. Napoléon avait des admirateurs et des partisans parmi les Allemands et les Italiens de Russie, comme il en avait en Italie et en Allemagne. Lorsque le patriotisme du peuple se trouva surexcité par l’invasion, dans une grande ville comme Moscou il était difficile qu’il ne se produisît pas quelques scènes de désordre. Quatre jours après le départ d’Alexandre, Rostoptchine lui écrivait : « Tous ces jours-ci, il y a eu des histoires dans les rues, mais heureusement la police a rétabli l’ordre ; tout s’est borné à quelques horions reçus par des étrangers ou par des gens que l’on prenait pour tels. » On lit dans une seconde lettre au comte Tolstoï : « Les armemens vont ici leur train : tout est tranquille comme chez vous ; seulement je suis obligé de commencer à cingler les Français. »

Quels étaient donc ces Français que Rostoptchine se croyait obligé de cingler ? Un passage de ses mémoires peut servir de commentaire à cette lettre : « Un chirurgien allemand s’avisa de faire aux gens de sa maison le tableau du bonheur qui les attendait sous la domination de Napoléon. Un des serviteurs de cette maison, appelant les autres à son aide, livra cet homme au peuple. Je fis appeler ce serviteur fidèle et, en présence d’une foule nombreuse, je lui donnai mille roubles de récompense et ordonnai de mettre le chirurgien en prison. J’avais pris à mon service un cuisinier français qui m’avait déjà servi à Saint-Pétersbourg. Ses aides de cuisine le dénoncèrent comme partisan de Napoléon. Je chargeai deux employés de police de le surveiller, et, quand on se fut assuré de la véracité de cette dénonciation, je le fis arrêter, juger et déporter à Perm. » Rostoptchine ne dit pas tout. Sous cet euphémisme, arrêter et juger, se cache une histoire fort triste, sur laquelle les mémoires du chevalier d’Ysarn ont fait la lumière. Il y a trente-sept ans, vivait à Kazan un vieux Français qui avait établi là une confiserie. C’était Arnold Tournay, l’ancien cuisinier du comte Feodor. Il n’aimait pas à parler du supplice ignominieux que lui avait fait infliger son maître ; chaque fois qu’il en était question, les larmes lui jaillissaient des yeux. Pourtant il racontait qu’un jour, étant occupé à préparer le dîner du comte, comme il était assez vif de son naturel, il s’irrita des lenteurs ou de la maladresse d’un de ses marmitons russes. « Attends seulement, lui cria-t-il, voici notre empereur qui arrive, et voilà ce qu’il fera de vous! » Tournay était justement en train de découper un morceau de viande. Le propos fut rapporté au comte, il fit saisir le Français; on l’attacha sur une charrette, on le conduisit sur la place des exécutions, devant le bazar, on le lia sur le banc d’infamie, on lui appliqua vingt-cinq coups de fouet; puis on le jeta demi-mort sur une télègue et, sans lui permettre de rentrer à la maison, en veste blanche de cuisinier comme il était, on le déporta en Permie. Voilà comment, pour un propos en l’air, pour une parole évidemment innocente chez un homme dont il connaissait le dévoûment, Rostoptchine traitait un serviteur qui l’avait suivi à Moscou, un étranger qui avait droit à sa protection, un Occidental pour lequel ce châtiment infamant était dix fois plus cruel que pour un moujik et qui, toute sa vie, s’en trouva déshonoré. On retrouve ici le vrai Rostoptchine, non pas le Rostoptchine policé et quelque peu hypocrite de ses années de séjour à Paris, non pas le Rostoptchine humanisé des biographes de famille, mais le barine moscovite du vieux temps, le grand seigneur plein de mépris pour les hommes, le policier du régime de Paul Ier, le charlatan féroce qui fît déchirer sous ses yeux Véréchtchaghine.

En 1812, cette nature nerveuse et féline, cet irritable tempérament de chat-tigre était encore exaspéré par les circonstances critiques, la fièvre générale, le bruit, le remue-ménage universel. Il n’était pas homme à dominer de sang-froid une situation troublée : il en subissait l’influence excitante; comme Glinka, il était entraîné à son insu par le mouvement populaire, mais chacun d’eux le suivait à sa manière. Chez Glinka l’excitation se tournait en enthousiasme patriotique, en abnégation et en dévoûment; chez Rostoptchine, en une sorte de cruauté et de frénésie. Sa tête, qui ne fut jamais bien saine, subissait à ce moment une dangereuse exaltation. C’est alors que, malgré les recommandations d’Alexandre, il inquiète les résidens français, tour à tour les signalant dans ses proclamations aux soupçons de la population, ou s’efforçant d’obtenir pour ces insectes la tolérance du mépris ; c’est alors qu’on l’entend proférer dans une société, les yeux fixés sur Armand Domergue, ce propos digne du Tatar qu’il se donnait pour ancêtre : « Je ne serai satisfait que lorsque j’aurai pris un bain dans le sang des Français! » c’est alors qu’il fait arrêter quarante d’entre eux et les fait déporter sur le Volga ; c’est alors qu’il insulte à leur infortune et ajoute à leurs terreurs par une proclamation à la fois bouffonne et terrifiante, pleine de concetti et de menaces : « Entrez dans la barque, rentrez en vous-mêmes et n’en faites pas la barque à Charon. »

Dans ses mémoires, Rostoptchine n’a garde de rappeler ces facéties déplacées. Il prétend qu’il n’a voulu que sauver la vie aux déportés: « Les soupçons da peuple à l’égard des étrangers s’étaient tout à coup changés en haine. Deux fois le projet fut formé de les exterminer; mais il était difficile de mettre ce projet à exécution parce qu’ils habitaient disséminés par toute la ville. Ceux qui étaient dans ces dispositions craignaient aussi la police qui dispersait les rassemblemens. Les étrangers et notamment les Français, marchands, artistes et autres, qui habitaient Moscou, prévenus par moi-même dans une lettre à leurs prêtres, dès le commencement de la guerre, se conduisirent en gens raisonnables ; mais le peuple russe ne les vit jamais d’un bon œil : il leur en voulait de cette situation privilégiée que leur assurait la qualité d’étrangers et qui leur permettait de faire une terrible concurrence au commerce et au travail indigènes. Un matin, le gouverneur civil Obriézkof m’annonça qu’il avait fait une découverte importante et m’amena un Russe, tailleur de son métier, irréprochable de conduite, assez à l’aise et qui n’était plus un jeune homme. Obriézkof le rencontra par hasard, remarqua sa pâleur et lui en demanda la cause. Le tailleur répondit qu’il avait perdu l’appétit et le sommeil, que plusieurs de ses apprentis étaient malades comme lui, et que le seul remède à cette maladie, c’était le sang des Français. Obriézkof feignit d’approuver fort cette médication et l’amena ainsi à tout lui dire. Il avoua qu’il avait déjà embauché trois cents tailleurs, que le lendemain il comptait en enrôler encore quelques centaines, que dans la nuit on marcherait sur le Pont des Maréchaux et qu’on y exterminerait tous les Français. Ce tailleur dut me donner à nouveau tous ces détails. Alors je le mis sous la surveillance de la police, attachai à ses pas un agent qui avait ordre de ne jamais le perdre de vue, et lui déclarai qu’il répondrait sur sa tête de tout ce qui arriverait dans ce genre. J’envoyai un chirurgien qui lui tira du sang, et il redevint calme. Les tailleurs que ce monsieur avait soulevés, apprenant son arrestation, cessèrent de penser à leur expédition nocturne, qui aurait abouti à un bouleversement et à un massacre épouvantable. » Dans toutes les situations troublées, il se rencontre des gens dont l’esprit mal équilibré achève de se déranger; mais, même en tenant pour vrai le récit de Rostoptchine, on voit qu’un tailleur de Moscou a éprouvé un accès de monomanie meurtrière : quant aux six cents tailleurs qu’il lui donne pour complices, Rostoptchine les a-t-il comptés ? Ils n’ont sans doute existé que dans l’imagination de ce malheureux, peut-être dans celle de Rostoptchine. Il est remarquable que, dans ses mémoires de 1823, le comte Feodor attribue aux tailleurs de Moscou ce goût pour les bains de sang français, que lui-même en 1812 manifestait si vivement, à en croire Domergue. N’y a-t-il pas une interversion dans ses souvenirs, une confusion du moi et du non-moi dans son intellect? Et pourtant, assure-t-il dans ses mémoires, c’est le complot des tailleurs qui le décida à faire déporter Armand Domergue et ses compagnons. Il allègue pour justifier ce tyrannique procédé les passions sanguinaires du peuple russe. Or M. Popof s’inscrit en faux contre un propos qui serait une calomnie à l’adresse de sa nation. Il cite un passage de Glinka où celui-ci donne au gouverneur le démenti le plus formel et le plus topique : « Vers cette époque, le comte, pris de je ne sais quelle lubie, s’avisa d’exporter de Moscou un certain nombre de Français... Les calembours que se permit le comte n’étaient pas une plaisanterie pour ces infortunés ; ils craignaient peut-être que le peuple, lorsque Napoléon entrerait à Moscou, ne portât les mains sur eux. Pour moi, j’ai vécu bien près du peuple, je me suis mêlé à lui dans les rues et sur les places, dans tous les quartiers de Moscou et toute la banlieue de Moscou, et je puis en attester le Dieu vivant, jamais les fils de la Russie n’ont ressenti cette haine forcenée contre les étrangers. » On en croira peut-être plus volontiers le bourgeois Glinka que l’ancien favori Rostoptchine. Ce témoignage du publiciste moscovite donne une valeur nouvelle à celui de Domergue, que ses mésaventures ne rendaient pourtant pas indulgent pour le caractère russe. Parlant de la proclamation où. le gouverneur invite les moujiks à « empoigner par le toupet » tous ceux qui diraient du bien de Napoléon, Domergue ajoute: « Cette brutale invitation eut peu de succès dans la multitude ; mais elle fut suivie d’insultes publiques dirigées par des agens provocateurs contre quelques Français et Allemands inoffensifs. » L’auteur anonyme de l’Histoire de la destruction de Moscou, officier allemand au service de la Russie et témoin oculaire des événemens, signale également la police ombrageuse de Rostoptchine et le zèle intempestif de ses agens : répandus constamment dans les cafés et les cabarets, prêtant l’oreille à toutes les conversations, comprenant fort mal les langues étrangères, ils faisaient à tort et à travers des arrestations. Un tailleur allemand, pour calmer un peu les terreurs de ses interlocuteurs russes, s’avisa de dire : « Qu’avez-vous à craindre ce drôle-là? S’il vient chez moi, je l’inviterai à dîner! » Sur ce mot, la police jugea qu’il était partisan de Napoléon; il fut arrêté, fouetté et envoyé en Sibérie. N’avons-nous pas vu Rostoptchine lui-même donner publiquement mille roubles à un laquais qui ameutait la populace contre un chirurgien allemand? N’a-t-il pas tenu aux quarante déportés français le langage le-plus propre à les faire massacrer sur place, si le peuple eût été animé des passions homicides qu’il lui prête? Rostoptchine, qui naguère avait voulu avec de la police organiser l’enthousiasme pour l’arrivée d’Alexandre, ne réussit guère mieux quand il tenta, avec de la police, d’organiser les manifestations hostiles contre les Français.


IV.

A Moscou, les affaires avaient cessé; le cours ordinaire des choses était comme suspendu; la population vivait dans la rue; elle formait une foule nerveuse, impressionnable, mêlée de réfugiés accourus des provinces voisines, sujette aux emportemens et aux terreurs, qu’il s’agissait de tenir en haleine et en respect. C’est ici que se révèle le talent original de Rostoptchine, ses instincts de tribun et de publiciste, cet art de comédien et de mime qui lui avait servi à perdre son prédécesseur Goudovitch. Personne ne mérita mieux que lui les deux épithètes célèbres, commediante, tragediante, pas même Napoléon. Il donne libre cours à sa fantaisie littéraire dans ses affiches, où il affecte le langage coupé et proverbial du moujik, où il se fait plus paysan que le paysan : «Il est survenu un orage, nous le dissiperons ; le grain se moudra et deviendra farine... Gardez-vous des ivrognes et des imbéciles; ils ont les oreilles larges et soufflent des sottises dans celles des autres... » M. Popof n’a qu’une admiration mesurée pour ce style excentrique, et, en 1812, la partie intelligente de la population goûtait peu l’usage ou l’abus que Rostoptchine faisait de la publicité. On s’enthousiasma d’abord des victoires annoncées par lui; on finit par ne plus y croire. « Il y a cinq jours, écrivait Mme Volkof, on nous racontait qu’Ostermann avait remporté une grande victoire. Il se découvrit que c’était une fable. Ce matin, on nous annonce une grande victoire remportée par Wittgenstein. La nouvelle est venue de bonne source, puisque c’est le comte qui la débite, et cependant personne n’ose plus y ajouter foi. »

Le bel esprit qui administrait Moscou avait plus d’un tour dans son sac. Il rédigeait des pamphlets contre les Français ; plus le sel en était grossier, plus il semblait avoir d’action sur la foule. Voici ce que lui-même nous raconte : « Vers cette époque, je sentis la nécessité d’agir sur l’esprit du peuple, de le réveiller, de le préparer à tous les sacrifiées pour l’amour de la patrie... Je fis répandre des contes, des caricatures qui paraissaient chaque jour et où l’on représentait les Français comme des nains, déguenillés, mal armés, que battaient des femmes et des enfans. » C’était le commentaire et comme l’illustration des affiches où il assurait que le Français n’était « pas plus lourd qu’une gerbe de blé. » Mais cette confession n’est pas encore complète. Pourquoi ne parle-t-il pas d’une estampe populaire, dans le genre de nos images à cinq centimes, qui fut répandue dans tout Moscou? Sous l’aigle à deux têtes qui sert d’enseigne aux cabarets, devant la porte d’un de ces établissemens, on voit un moujik qui harangue le peuple. Aucun des biographes français du comte Feodor n’a reproduit la légende qui accompagne cette estampe. Essayons de la traduire :


« Korniouchka Tchikhirine, habitant de Moscou, ancien soldat, ayant bu un coup de plus qu’à l’ordinaire, entend dire que Bonaparte veut venir à Moscou; il se fâche, invective en termes salés tous les Français, sort du cabaret, et, sous l’aigle à deux têtes, il s’écrie : Comment! il veut venir chez nous! Mais donnez-vous donc la peine d’entrer! A Noël ou à carnaval, on t’invite. Les jeunes filles t’attendent avec des nœuds à leur mouchoir : le dos t’en enflera. Tu as beau t’habiller en diable : nous dirons une prière et tu disparaîtras au chant du coq. Fais mieux : reste chez toi, joue à cache-cache ou à colin-maillard. Assez de farces comme cela! ne vois-tu pas que tes soldats sont des avortons, des petits-maîtres? Ils ne portent ni touloupes, ni mitaines, ni bonnet de fourrures, ni onoutchi[4]. Comment feraient-ils donc pour s’accommoder à la vie russe? Les choux les feraient enfler, la kacha (gruau) les ferait crever, le chtchi les suffoquerait, et ceux qui survivraient pour l’hiver tomberaient aux gelées de l’Epiphanie. C’est comme cela, oui. Aux portes de nos maisons, ils grelotteraient; dans la cour, ils gèleraient; dans le vestibule, ils claqueraient des dents; dans la chambre, ils étoufferaient; sur le poêle, ils grilleraient. A quoi bon en parler? Tant irait la cruche à l’eau que leur crâne en serait rompu. Charles le Suédois était un autre gaillard que toi, du pur sang des rois, celui-là : il est allé à Poltava, il n’en est pas revenu. D’autres lapins que tes Français étaient les Polonais, les Tatars, les Suédois; nos anciens les ont cependant arrangés de telle façon que tout autour de Moscou on voit encore des tertres, nombreux comme des champignons, et sous ces champignons reposent leurs os. Ah ! notre sainte mère Moscou ! ce n’est pas une ville, c’est un empire. Tu n’as laissé chez toi que les aveugles et les boiteux, les vieilles femmes et les petits enfans. Tu n’es plus de taille pour les Allemands : ils te mettraient du premier coup le bât sur le dos. Et la Russie, sais-tu ce que c’est, tête fêlée? On a mis sur pied 600,000 grandes barbes, plus 300,000 soldats au menton rasé, plus 200,000 vétérans. Tous ce sont des héros : ils croient à un seul Dieu, obéissent à un seul tsar, se signent d’une seule croix : ce sont tous des frères. Et si cela plaît à notre père et tsar, Alexandre Pavlovitch, il n’a qu’à dire un mot : Aux armes les chrétiens ! Et tu en verras sortir de terre à ne plus voir la lumière du ciel. Et quand même tu battrais l’avant-garde ? prends-en à ton aise ! les autres te pousseront une telle chasse qu’on s’en souviendra dans les siècles des siècles. Venir chez nous ! allons donc ! Non-seulement la tour d’Ivan le Grand, mais la colline des Prosternations, tu ne les verras point, pas même en rêve. Nous prendrons la Russie Blanche, et c’est dans la Pologne que nous t’enterrerons. Comme on fait son lit, on se couche. C’est pourquoi, réfléchis, n’avance pas, ne commence pas la danse. Demi-tour à droite, rentre chez toi, et de génération en génération rappelle-toi ce que c’est que la nation russe ! » Ayant tout dit, Tchikhirine s’en alla gaillardement en chantant : « Dans la campagne se dressait un bouleau… » Et le peuple le regardait s’éloigner et disait : « D’où qu’il vienne, voilà qui est parlé. Pour la vérité, c’est la vérité, »


Rostoptchine savait faire parler les Tchikhirine quand ils avaient bu « un coup de plus qu’à l’ordinaire ; » il savait aussi faire parler les saints, évoquer les bienheureux de leur cercueil d’argent massif, inventer des légendes pieuses et, sans garantie du saint-synode, ajouter des chapitres à l’hagiographie de la Russie : « Après la bataille de Borodino, raconte-t-il dans ses mémoires, je cessai de recourir aux petits moyens pour distraire le peuple et occuper son attention. Je dois le reconnaître, ces moyens étaient usés. Il fallait un terrible effort d’imagination pour trouver quelque chose qui pût émouvoir la foule, et le succès en paraissait douteux. Les plus ingénieuses tentatives ne réussissaient pas toujours, tandis que les plus grossières inventions avaient un effet surprenant. Au nombre de ces dernières il faut bien compter une histoire de ma façon, répandue à profusion dans le peuple, et dont je fis tirer en un seul jour jusqu’à 5,000 exemplaires, à 1 kopek la pièce. Là je racontais que le métropolite Platon avait rencontré un moine très âgé qui s’était approché respectueusement, lui avait demandé sa bénédiction et lui avait dit qu’il s’en retournait pour combattre avec les Russes. Ayant ainsi parlé, il disparut à la vue de tous, laissant derrière lui une trace lumineuse. On pense bien que c’était saint Serge, qui avait été moine du couvent de Troïtsa, où reposent encore ses os ; il avait combattu dans l’armée de Dmitri Donskoï contre le khan des Tatars, Mamaï, et était revenu vainqueur. » M. Popof reproche avec raison à l’homme russe par excellence de savoir mal l’histoire de son pays : jamais saint Serge ne combattit dans l’armée de Dmitri. Un reproche plus grave à lui adresser, c’est de s’être permis de faire figurer dans cette fable grotesque, sans son consentement, le vénérable métropolite Platon, qui se mourrait à quelques lieues de là.

La population de Moscou se trouvait dans une singulière disposition morale, dans cet état d’exaltation fébrile qu’a connu Paris pendant les jours tragiques du siège. Alors les esprits, malades d’anxiété ou d’enthousiasme, se laissent prendre aux nouvelles les plus incroyables. Des superstitions inattendues naissent comme d’elles-mêmes. Des types singuliers se révèlent dans la diversité des caractères opprimés sous le poids des mêmes événemens. A Moscou, il y avait les découragés qui croyaient Napoléon invincible, toute force humaine impuissante contre lui, toute résistance insensée et presque impie, car qui savait si l’invasion française n’était pas un châtiment que Dieu envoyait à la Russie pour la mort de Paul Ier? Rostoptchine, volontiers dur pour le jeune souverain, ne lui fit pas grâce de ce cruel propos, ayant soin naturellement d’y mêler les martinistes, et en prenant texte pour appeler sur eux de nouvelles rigueurs. Il y avait les bavards qui, par intempérance de langue et désœuvrement, propageaient les nouvelles les plus alarmantes. Le gouverneur usa envers eux d’un moyen de répression assez original : il les faisait conduire dans une maison d’aliénés, avec ordre de leur administrer des douches tous les matins et de les purger tous les samedis. Il y avait les superstitieux : «Dans la ville, écrit Rostoptchine, on colportait des récits de visions, de voix qui se faisaient entendre dans les cimetières. Certains prophétisaient et accommodaient aux circonstances divers passages des Écritures. Ils avaient trouvé dans l’Apocalypse l’annonce de la chute de Napoléon; le pays du nord, que voulait assujettir le pays du couchant, devait être sauvé par un homme élu de Dieu qui s’appellerait Michel. Par bonheur et pour la consolation de ces esprits crédules, trois des généraux, Barclay de Tolly, Koutouzof et Miloradovitch, portaient le prénom de Michel. Il y avait même des disputes à ce sujet, et le peuple disait : Si ce n’est pas Koutouzof, ce sera le grand-duc Michel. Chaque jour se présentaient chez moi diverses personnes, ayant la Bible sous le bras, et qui, d’un air mystérieux, m’expliquaient le texte sacré et me récitaient les prières composées par elles. » Un autre jour, disent encore les mémoires, « on me signala une grande affluence de peuple auprès d’une tour élevée qui se trouve à l’extrémité de la ville. Je me rendis sur les lieux, moins par curiosité que dans le dessein d’amener le peuple à se disperser, sachant qu’il faut toujours s’attendre à quelque sottise quand il est attroupé quelque part. Je trouvai là 3,000 personnes; elles tenaient les yeux fixés sur un malheureux faucon qui, ayant des entraves aux pieds, comme tous les oiseaux employés à la chasse, s’était embarrassé après la croix de la tour et y restait suspendu. Un passant l’avait remarqué et montré à d’autres; une foule d’oisifs s’étaient assemblés pour ce spectacle; les plus clercs d’entre eux expliquaient que cela présageait la victoire sur l’ennemi. Ce faucon, disaient-ils, c’était Napoléon qui dans la croix trouvera sa perte. J’abondai dans le sens de ces braves gens, et ce faucon donna une lueur d’espérance à la partie la plus sotte de la population, qui n’en est jamais la moins nombreuse. »


V.

Rostoptchine, toujours prompt à laisser tomber son dédain philosophique sur la crédule engeance humaine, était-il exempt lui-même de toute crédulité? Qui ne connaît l’histoire de ce fameux ballon qu’un certain Allemand, nommé Leppich ou Schmidt, fabriquait secrètement dans un des jardins de Moscou, et qui devait couvrir de feux l’armée française? Tout le monde à Moscou en parlait d’un air mystérieux et tout le monde y croyait. A Paris, pendant le siège, on a cru aussi au feu grégeois qui devait anéantir l’armée prussienne et n’en laisser à l’empereur Guillaume que des échantillons. Les historiens hostiles à Rostoptchine ont soutenu que ce ballon n’était pour lui qu’un prétexte dont il couvrait le mystère des travaux de Leppich et qu’en réalité celui-ci s’occupait à fabriquer les artifices incendiaires par lesquels Moscou devait périr. Peut-on espérer un éclaircissement de Rostoptchine, qui tant de fois a parlé ou écrit sur l’incendie de Moscou et chaque fois a présenté une version différente? Dans une lettre adressée en 1822 au prince N. Galitzine, il affirme que le ballon n’était qu’une absurdité : « Il ne pouvait tromper que ceux qui sont disposés à gober tout ce qui est merveilleux. » Dans les mémoires comme dans la brochure de 1823, il est d’accord avec lui-même au moins sur un point : il traite Leppich de charlatan, il raille la sottise des Moscovites qui ont cru à son invention ; il affirme qu’il prédit à cet ingénieur l’insuccès complet de ses tentatives. Mais est-il bien vrai que Rostoptchine, si sceptique dans ses écrits de 1822 et 1823, l’ait été au même degré en 1812? Est-il bien sûr qu’il ait, à cette époque, échappé à la contagieuse badauderie de ses concitoyens? Sa prétention ne tient pas contre le témoignage des documens contemporains produits par M. Popof. Ceux-ci prouvent au contraire qu’il était le plus enthousiaste des admirateurs de Leppich et le plus crédule des Moscovites. Jamais orateur des clubs parisiens de 1870 n’a parlé avec autant de conviction des étonnans effets qu’on pouvait attendre du feu grégeois ou de la pompe à pétrole. Le 7-19 mai 1812, il rend compte à l’empereur Alexandre des précautions qu’il a prises pour éviter que le merveilleux secret ne soit ébruité. Il a poussé la prudence jusqu’à faire venir des menuisiers et des forgerons de Saint-Pétersbourg, ne voulant mettre aucun ouvrier de Moscou dans la confidence ; il a déjà versé à Leppich 120,000 roubles pour achat de taffetas, de vitriol et de limaille de fer. Il ajoute : « Demain, sous couleur d’aller dîner chez quelque personne qui demeure de ce côté, j’irai chez Leppich et j’y resterai longtemps; je me fais d’avance une fête de nouer connaissance avec un homme dont l’invention rendra inutile l’art militaire, affranchira le genre humain de son infernal destructeur, fera de vous l’arbitre des rois et des empires et le bienfaiteur de l’humanité. » Un mois se passe : Rostoptchine est-il désabusé? Loin de là; dans une lettre à l’empereur, du 11-23 juin, il écrit : « J’ai vu Leppich; c’est un homme très capable et excellent mécanicien. Il a dissipé tous mes doutes au sujet des ressorts qui font mouvoir les ailes de cette machine, véritablement infernale, et qui, par la suite, pourrait faire encore plus de mal à l’humanité que Napoléon lui-même, si la construction n’en était pas si difficile... Il me vient un doute que je soumets au jugement de votre majesté : quand la machine sera prête, Leppich se dispose à s’embarquer sur elle pour aller jusqu’à Vilna. Peut-on se fier assez complètement à lui pour n’avoir à redouter aucune trahison de sa part? » Ainsi le comte Rostoptchine n’a que deux scrupules : l’un d’humanité et qui fait honneur à sa philanthropie, l’autre de prudence : il ne faut pas que cette redoutable machine, d’un effet si certain, soit mise par quelque trahison au service des Français. Trois semaines se passent encore; Rostoptchine persiste dans sa confiance. « Je suis pleinement assuré du succès, écrit-il, je me suis pris d’affection pour Leppich, qui m’est également fort attaché. Sa machine, je l’aime comme mon propre enfant. Leppich me propose de faire sur elle avec lui un voyage aérien ; je n’ai pu m’y résoudre sans une autorisation de votre majesté. » Non-seulement il croit au ballon de Leppich, mais il croit à toutes les inventions de ce fécond génie ; il croit à une barque insubmersible qui naviguera sur l’eau ; il croit à une lance nouveau modèle, creuse à l’intérieur, beaucoup plus légère que les anciennes, et dont il conseille d’armer les régimens de Cosaques. Qu’il se soit engoué avec tout Moscou du ballon de Leppich, quoi d’étonnant? Il n’était pas un homme de science. L’aérostation militaire avait eu de brillans débuts à la bataille de Jemmapes. Dans le grand projet d’expédition contre les Indes, Paul Ier recommandait à Bonaparte de joindre à l’armée un corps d’aérostiers. Ce qui est moins excusable chez Rostoptchine, c’est de ne se souvenir, dans ses mémoires de 1823, que de la crédulité des autres.

Parmi les hommes de l’année 1812, il n’en est aucun contre la réputation duquel Rostoptchine se soit plus acharné que celui qui partageait alors avec lui l’attention de l’Europe. Il a constamment accusé Koutouzof de l’avoir trompé, de lui avoir fait croire qu’on était vainqueur à Borodino, puis qu’on livrerait une dernière bataille en vue de Moscou. Le 13 septembre au soir, la veille de son départ, Rostoptchine écrivait à l’empereur une lettre où il affecte une surprise mêlée d’indignation et où il lui déclare que la conduite de Koutouzof décide du sort de la capitale et « de tout l’empire. » Plusieurs historiens ont admis également que « Koutouzof trompa le gouverneur jusqu’au dernier moment et qu’il lui jurait par ses cheveux blancs de se faire tuer avec lui devant Moscou. » Telles sont les expressions du général Philippe de Ségur ; telle est aussi l’opinion adoptée par le comte Anatole de Ségur : « Rostoptchine, dit celui-ci, s’attendit jusqu’au bout à un nouvel effort de la part de Koutouzof pour sauver la vieille capitale de la Russie….. Cela explique la nouvelle proclamation qu’il fit afficher le 11 septembre et qui renferme un ardent et suprême appel aux armes. » Cet appel aux armes est celui où Rostoptchine invite les moujiks à s’armer de ce qui leur tombera sous la main et à venir avec lui exterminer les Français sur les Trois-Montagnes. M. Popof est au contraire persuadé que le comte Feodor ne fut pas aussi trompé qu’il veut bien le dire et que, dès le 11 septembre, quatre jours avant l’évacuation, il savait à quoi s’en tenir sur le sort de Moscou.

Notre historien s’appuie d’abord sur un récit très circonstancié que Glinka, avec indication précise du jour, de l’heure, du lieu, fait d’une entrevue qu’il eut avec le comte. C’est le 11 septembre, à dix heures du matin, que le rédacteur du Messager russe arriva à Sokolniki, la maison de campagne du gouverneur. « Je le rencontrai, dit-il, sur le seuil de son cabinet et j’y entrai avec lui. Il était en surtout militaire et moi en grand uniforme d’opoltchénié. Nous nous assîmes sur un sofa, au-dessous d’une carte de la Russie, et voici notre conversation sans aucune altération, dans toute son exactitude historique : — Votre excellence, dit Glinka, j’ai fait partir ma famille. — J’ai déjà fait de même, répondit le comte, et des larmes mouillèrent ses yeux. Maintenant, ajouta-t-il, Serge Nikolaévitch, causons comme de vrais fils de la patrie. À votre avis, qu’arrivera-t-il si Moscou est abandonnée ? — Votre excellence sait ce que j’ai osé déclarer le 15-27 juillet dans l’assemblée de la noblesse ; mais dites-moi en toute sincérité, comte, comment Moscou sera-t-elle livrée? avec du sang ou sans sang? (s kroviou ili bez krovi.) — Bezkrovi (sans sang!), répondit laconiquement le comte. — Sur ce mot, Glinka se leva, et, montrant la carte de Russie, il dit : — L’abandon de Moscou l’isole de nos provinces du sud. Mais où l’armée prendra-t-elle position pour défendre celles-ci? — Sur la route de Kalouga, là où est mon village de Voronovo : je le brûlerai. — Ensuite Rostoptchine se leva du divan, alla à son bureau et, au courant de la plume (liétoutchim pérom), écrivit l’appel aux Trois-Montagnes. Il donna cette proclamation à Glinka en le chargeant de la faire imprimer et ajouta : — Il n’y aura rien aux Trois-Montagnes; mais c’est pour donner à entendre aux paysans ce qu’ils auront à faire quand l’ennemi aura pris Moscou. — Rostoptchine remit ensuite à Glinka une assez forte poignée de billets de banque en lui disant : — L’empereur sait que vous avez tout sacrifié, tout donné. Voici pour le voyage de votre famille. — Je n’accepterai pas d’argent, répondit le publiciste; mais, pour me mettre en état d’exécuter plus promptement les ordres de l’empereur, ordonnez qu’on mette une voiture à ma disposition. A travers Moscou déserte, je suis venu à pied jusqu’à votre campagne. Un bon citoyen m’a prêté ses voïlotchi (bottes de feutre). »

Que faut-il conclure de ce récit? Que, dès le 11 au matin, Rostoptchine n’avait plus d’illusions. Or, ce qu’il vit, le 13 au matin, dans le camp de Koutouzof était-il fait pour lui rendre l’espérance? Est-il vrai que le généralissime lui ait promis de livrer une dernière bataille? Cette conversation ayant eu lieu entre ces deux hommes seulement, à l’écart, comme le dit Rostoptchine, nous ne pouvons contrôler que par des moyens indirects l’affirmation du comte Feodor. Ne résulte-t-il pas de son récit même que personne à l’armée ne croyait la bataille possible, au moins dans la position occupée par l’armée? Barclay de Tolly ne lui a-t-il pas dit : « La seule chose que je désire, c’est d’être tué si l’on veut faire la folie de se battre où nous sommes? » Bennigsen ne lui a-t-il pas déclaré qu’il ne croyait pas à une bataille, et que le désarroi de l’armée rendait la retraite inévitable? Il y a plus : d’autres témoignages montrent qu’à ce moment même, aussitôt après son entrevue avec Koutouzof, Rostoptchine était de ceux qui ne croyaient pas à la bataille. « Si l’on me consultait, dit-il à Eugène de Wurtemberg, je n’hésiterais pas à dire : Brûlez la capitale plutôt que de la livrer à l’ennemi ! » Il fut encore plus explicite avec Ermolof : « Je ne vois pas pourquoi vous vous mettez si fort en peine de défendre Moscou à tout prix; si l’ennemi l’occupe, il n’y trouvera rien qui puisse lui servir. Les objets précieux, appartenant à la couronne, et tout ce qui a quelque valeur, a déjà été emmené. A peu d’exceptions près, les trésors des églises, les ornemens d’or et d’argent, les archives les plus importantes de l’état, tout est parti. Beaucoup de propriétaires ont déjà enfoui ce qu’ils avaient de plus précieux. Il ne reste à Moscou que 50,000 personnes de la condition la plus misérable et qui n’ont pas d’autre asile. » Voilà les propos que tenait Rostoptchine le 13 au matin. Comment expliquer la surprise qu’il éprouva le soir en recevant la dépêche de Koutouzof?

Il me semble que l’explication n’est pas difficile à trouver. Rostoptchine, bien qu’il s’attendît à l’abandon de la ville, n’avait pas encore pris toutes les mesures de sauvetage nécessaires. Peut-être sa dévorante activité était-elle plus apparente que réelle. Pour veiller à l’exécution de ses ordres, ce n’était pas une idée heureuse que de s’installer à sa maison de campagne; cette circonstance compliquait ses rapports avec les plus dévoués de ses agens; Glinka ne peut avoir de voiture et il est obligé d’emprunter des bottes à un bon citoyen. Le comte Feodor, avec sa manié de police et de commérage, avec le temps perdu à tracasser les martinistes, à surveiller son cuisinier, à aiguiser des lazzis contre les Français déportés, à composer des affiches, des pamphlets et de fausses légendes, s’est trouvé empêché de vaquer à des soins plus importans. Le 13, il avait dit à Ermolof : Tout est parti; le même jour il écrivait à l’empereur : Tout a été emmené. Et c’est quelques heures après cette première lettre qu’il en écrivait une seconde à l’empereur, celle-ci pleine de colère et de dépit contre Koutouzof. Que s’était-il donc passé dans l’intervalle? C’est que Rostoptchine, tout en croyant à l’abandon de Moscou, s’était imaginé avoir plus de temps devant lui : supposition absurde, puisque l’armée russe était en vue de Moscou et qu’on entendait déjà le canon de l’armée française. C’est que tout n’était pas parti, tout n’était pas emmené. Il restait encore à Moscou 10,000 blessés russes, dont le plus grand nombre devait périr pendant l’incendie. Il restait encore d’immenses approvisionnemens en alcool et farines, qui tombèrent pour la majeure partie aux mains des Français. Il restait encore dans la ville 50,000 ou 60,000 habitans, entre autres toute la colonie française, que Rostoptchine n’eût pas manqué de faire partir s’il en avait eu le loisir. Il restait encore à l’arsenal du Kremlin, au témoignage de Napoléon, 150 pièces de campagne, 60,000 fusils, 160,000 cartouches et tant de poudre, de soufre et de salpêtre, que les Français furent obligés d’en détruire quand ils eurent recomplété leurs approvisionnemens. Vainement Rostoptchine déploya pendant la nuit du 13 au 14 une remarquable activité : il ne put que sauver quelques images miraculeuses laissées dans les églises, détruire quelques magasins; comme lui-même s’était opposé à l’émigration pendant assez longtemps, les habitans, brusquement tirés de leur sécurité, se portaient aux barrières, encombraient toutes les rues et toutes les routes de leurs voitures, si bien que, pour évacuer ce qui restait à Moscou, les moyens de transport manquaient à Rostoptchine tout aussi bien que le temps. Il fallait justifier aux yeux de l’empereur tant de négligences et de fausses mesures : de là cette seconde lettre du 13 au soir, et cette affectation à rejeter toute la responsabilité sur Koutouzof.

M. Popof est tenté d’aller plus loin encore : ce n’est pas Koutouzof qui a trompé Rostoptchine, c’est peut-être Rostoptchine qui a trompé Koutouzof. M. Popof cite une lettre de Koutouzof, du 17-29 août, presque au début de son commandement, où il remercie Rostoptchine des promesses de secours qu’on lui a faites : « La mise sur pied, en sus de l’opoltchénié, de 80,000 volontaires armés, vrais fils de la patrie, est un trait qui fait honneur à l’enthousiasme des Russes, à la confiance qu’a su inspirer aux habitans de Moscou le chef qui les anime de son ardeur. » Koutouzof termine en priant le gouverneur de tenir ces forces à sa disposition et de les diriger, quand le moment sera venu, sur Mojaïsk. Que lui avait donc écrit Rostoptchine? Probablement ce qu’il répète dans une lettre du 19 août — 1er septembre : « Si vous êtes contraints d’abandonner votre position et de faire retraite sur Moscou, alors je réunirai beaucoup de dizaines de mille hommes, des gaillards résolus, et j’irai me joindre à vous[5]. » Koutouzof, qui arrivait de Saint-Pétersbourg et ignorait ce qui se passait à Moscou, devait en croire un gouverneur dont le monde vantait l’activité et la popularité. Dans ses affiches, le comte Feodor parlait constamment de se mettre à la tête des Moscovites pour aller faire entendre raison au méchant : « Si l’armée ne suffit pas, s’écriait-il, je dirai à mon tour : En avant la droujina de Moscou! Et nous serons 100,000 braves. Nous prendrons avec nous l’image de la Mère de Dieu d’Ibérie, 150 canons, et nous finirons l’affaire tous ensemble. » Koutouzof comptait si bien sur les secours annoncés qu’après la bataille de Borodino il demandait à « se renforcer de l’opoltchénié de Moscou, » c’est-à-dire des milices ou de la droujina de Moscou, car l’opoltchénié proprement dite avait déjà figuré à la bataille. En conséquence, il priait le gouverneur de faire avancer « les troupes qu’il avait sous ses ordres. »

Quelques jours après Koutouzof écrivait de nouveau : « Mes troupes, malgré une si sanglante bataille, sont encore en nombre respectable. Toutefois j’apprends qu’un corps ennemi s’est avancé sur la route de Zvénigorod : ne va-t-il pas trouver sa tombe creusée par la droujina de Moscou, en punition de cette tentative contre la capitale? J’attends avec impatience une réponse de votre excellence. » À cette pressante invitation, que va répondre Rostoptchine? Il avait dit tant de fois qu’il n’avait qu’à crier : En avant la droujina de Moscou ! Et quand on le prie de faire avancer la droujina de Moscou, il se fâche et déclare que c’est là une mauvaise plaisanterie, vu qu’il n’existe pas de droujina. « Koutouzof, raconte-t-il dans ses mémoires, devait pourtant bien savoir que Moscou était déserte et qu’il n’y restait pas 50,000 habitans. Je ne lui répondis rien et pour la première fois je songeai au salut de ma famille. » Koutouzof n’était cependant pas en position de faire des plaisanteries, bonnes ou méchantes ; il était excusable de compter sur une force qui avait tant de fois figuré dans les lettres et les proclamations de Rostoptchine ; si peu instruite qu’on la supposât, elle eût cependant suffi à inquiéter les 20,000 hommes que Napoléon avait aventurés sur la route de Zvénigorod ; 80 ou 100,000 gardes nationaux, même les plus mal exercés, font toujours quelque effet sur un champ de bataille. Koutouzof ne pouvait pas supposer que Rostoptchine, après avoir engagé les femmes à partir et les hommes à rester, n’avait pas su obtenir complètement aucun de ces deux résultats. Ce n’était pas sa faute si l’opoltchénié tout entière se réduisait aux 10,000 hommes mal armés qui avaient figuré à Borodino; si d’une population de 400,000 âmes, ayant à sa disposition les fusils et les canons de l’arsenal, Rostoptchine n’avait pas su mettre sur pied un seul bataillon; si, pour assurer le bon ordre, il avait dû retenir à Moscou un régiment de cavalerie qui eût été plus utile ailleurs; s’il n’avait songé ni à creuser des fossés, ni à élever des remparts autour de la ville, pour arrêter au moins les coureurs de l’ennemi et offrir un appui à l’armée russe. Même dans ce malheureux siège de Paris en 1870-1871, on a vu ce qu’il est possible de faire, dans les circonstances les plus défavorables, avec les ressources d’une grande ville. Rostoptchine n’a su opposer à l’ennemi que ses affiches belliqueuses et sa rhétorique humoristique. Est-il étonnant que Koutouzof l’ait reçu si froidement à son quartier général, et qu’après s’être assuré de la vanité des espérances qu’il avait mises en lui^ il ait renoncé au projet, un moment discuté, de livrer bataille en vue de Moscou?

Au fond, si Rostoptchine n’a rien essayé de tenter avec les Moscovites, ce n’est pas seulement défaut de capacité, c’est aussi parce qu’il était l’homme d’un autre temps. Malgré ses prétentions au rôle de grand seigneur populaire, il ne croyait pas aux peuples, que cependant la maison de Habsbourg avait déjà invoqués en 1809 dans sa lutte contre Napoléon et qu’Alexandre Ier allait appeler à l’aide en 1813. Au fond, il regardait la plèbe moscovite comme un monstre furieux et stupide, qu’il fallait contenir avec des agens de police et amuser avec des affiches. Lui donner des armes, c’était dangereux et inutile. Dans ses mémoires, il n’a pas assez de dédain pour ceux qui prirent au sérieux le projet d’armer le peuple : « Il y eut, dit-il, quelques ridicules explosions d’amour pour la patrie ; une dame me proposa de créer un régiment d’amazones; les acteurs du théâtre russe prétendirent à eux seuls défendre la capitale et offrirent de soumettre leurs courages et leurs bras au général Apraxine ; celui-ci déclina cette honorable proposition et refusa de s’immortaliser à la tête de vingt héros de théâtre costumés en Romains. » Rostoptchine affecte de ne se souvenir que des propositions les plus excentriques afin de jeter sur les autres une teinte de ridicule. Des héros de théâtre ! A une époque récente n’a-t-on pas vu des acteurs tenir honorablement leur place dans les rangs, même sans être costumés en Romains? Quoi qu’en dise le comte Feodor, plus d’un Moscovite dut lui fournir des idées qui eussent mérité autant de considération que les inventions de Leppich. Mais toute initiative populaire ne pouvait inspirer à un ancien ministre de Paul Ier que défiance et mépris.

Rostoptchine avait promis à Koutouzof, en août 1812, de se préparer soit à défendre la ville, soit à assurer le salut des habitans. Si quelqu’un à cette époque peut se plaindre d’avoir été abusé, ce sont avant tout les Moscovites, que leur gouverneur entretint jusqu’au dernier moment dans une trompeuse sécurité, leur « jurant sur sa tête que le méchant n’entrerait pas dans Moscou, » apportant des entraves à l’émigration, empêchant de sauver beaucoup de trésors, et des trésors scientifiques dont la perte fut irréparable. On se rappelle dans quel moment il écrivit, au courant de la plume, l’appel aux Trois-Montagnes. C’était le 11 septembre; il venait de dire à Clinka que Moscou serait rendue bez krovi; il avait encore les yeux humides des adieux faits à sa famille ; il avait prévu la retraite de l’armée et l’incendie de son palais de Voronovo, et, tout en affirmant à Glinka « qu’il n’y aurait rien aux Trois-Montagnes, » il livrait à l’imprimerie cette furibonde proclamation : «Armez-vous de tout ce qui vous tombera sous la main, à pied, à cheval !... allez avec la croix, précédés des bannières, rassemblez-vous à l’instant sur les Trois-Montagnes ; je serai avec vous, nous exterminerons ensemble les envahisseurs, » Il terminait en montrant aux moujiks, comme un autre Mahomet, le paradis pour les braves et la punition au jugement dernier pour les lâches! Le lendemain, nouvelle affiche : « Nous renverrons ces hôtes au diable et nous leur ferons rendre l’âme, nous nous mettrons à l’œuvre pour réduire en poudre ces perfides. » Quel était donc son but? Empêcher par ces proclamations mensongères le découragement de la population? Mais qu’importait son découragement, puisqu’on avait renoncé à toute idée de résistance? D’ailleurs, à lire ses propres mémoires, ce n’était pas l’abattement de la population qui était à craindre, c’était l’exaltation de la populace. La plupart de ceux qui restaient encore à Moscou étaient des gens qui n’avaient rien à craindre et rien à perdre. Rostoptchine raconte lui-même qu’il découvrit un complot ayant pour but de sonner le tocsin à tous les clochers de la ville, de mettre le feu partout et de saccager les maisons des riches : pour empêcher de sonner les cloches et fermer les portes des clochers, il dut faire réparer quatre-vingt-treize serrures et fabriquer quatre-vingt-treize clés. Il raconte que l’avocat Naoumof avait enrôlé tous les laquais de Moscou afin de commencer un pillage général, et que la vie même du gouverneur fut par lui menacée. Les laquais, les serfs, tout le bas peuple, étaient déjà enflammés de la soif du pillage, et, dit Wolzogen, « d’un âpre désir de faire le mal pour le mal et d’une haine féroce contre les riches. » Et c’était sur ces élémens incendiaires que Rostoptchine, après avoir négligé d’organiser une milice régulière, laissait tomber ses appels aux armes ! c’était à de tels hommes qu’il distribuait une partie des fusils de l’arsenal ! Tous les contemporains sont d’accord sur ce point : l’effet de ses dernières proclamations fut désastreux, les habitans paisibles tremblèrent, et la canaille redoubla d’excès. On commença par piller les cabarets de la couronne. Vainement le gouverneur ordonna de fermer les cabarets, puis de répandre les tonneaux d’eau-de-vie, le désordre continua; on vit les moujiks lécher l’alcool sur le pavé et se vautrer ivres morts dans les ruisseaux.

Ces scènes révoltantes furent éclairées, dans la nuit du 13 au 14, par une double lueur qui embrasa le couchant, une double aurore, reflet des bivouacs de l’armée française et de l’armée russe. Koutouzof, à ce moment, ne pouvait demander qu’une seule chose à Rostoptchine : c’est que la ville restât paisible pendant que ses troupes la traverseraient, qu’aucun désordre ne vînt jeter le trouble et la démoralisation dans leurs rangs, qu’on ne donnât aucun prétexte aux Français qui entraient sur les pas de l’arrière-garde russe. Une collision eût entraîné, non-seulement l’incendie de la ville, mais la destruction de cette arrière-garde. Rostoptchine ne sut pas même assurer le calme dans cette solennelle journée qui vit l’abandon de Moscou. Koutouzof s’était posé cette douloureuse alternative : « Sauver Moscou ou sauver l’armée? » Rostoptchine faillit entraîner celle-ci dans la ruine de celle-là. Ses proclamations capiteuses et l’eau-de-vie des cabarets continuaient à agir sur la populace. On pilla Moscou sous les yeux des soldats russes, dont plusieurs milliers se débandèrent pour avoir part au butin. Une centaine de moujiks, avec les fusils de l’arsenal, ivres d’alcool, se barricadèrent dans le Kremlin, reçurent à coups de fusil l’avant-garde française, faillirent donner le signal d’une bataille dans les rues.


VI.

Les documens réunis par M. Popof permettent de résoudre une autre question. Napoléon affirme dans un de ses bulletins que Rostoptchine, avant de quitter Moscou, avait mis en liberté jusqu’à 3,000 criminels, qu’il avait armés et excités à la ruine de Moscou. Non moins affirmativement, Rostoptchine, dans sa Vérité sur l’incendie, déclare que les prétendus malfaiteurs employés à brûler Moscou étaient pour le moins à 50 milles de cette ville, qu’ils avaient quittée quatre jours auparavant. Comment concilier deux allégations aussi contradictoires ? Qui a raison de l’empereur français ou du gouverneur moscovite ? Le chiffre donné par Napoléon est évidemment exagéré ; mais les écrivains contemporains, l’abbé Surugues, témoin oculaire, Domergue, qui écrit d’après des récits de témoins oculaires, parlent tous du rôle joué par les détenus de Vostrog ou prison publique. Il est impossible de révoquer en doute leurs témoignages, et M. Popof en apporte d’autres qui les confirment. Voici d’abord un extrait du journal de Boulgakof, employé de Rostoptchine et qui lui est tout dévoué : le 14, à cinq heures du soir, il a vu « les détenus s’échappant de l’ostrog. » Voici un rapport du général Ilovaïski, rentré l’un des premiers à Moscou après la retraite des Français ; il affirme « qu’en deux jours on a arrêté plus de 200 incendiaires et pillards, pour la plupart criminels et échappés de l’ostrog : sept d’entre eux ont été saisis par une patrouille des kosaks de la garde, qu’ils avaient reçue à coups de fusil ; d’autres ont été pris en flagrant délit de meurtre et de sacrilège ; on a dû envoyer des patrouilles tout autour de la ville à la recherche des évadés et des pillards. » Ce rapport est adressé à Rostoptchine, qui résidait alors à Vladimir. S’il a lu ce rapport, comment a-t-il pu soutenir ensuite qu’il n’était pas resté de détenus à Moscou ? En récit du docteur Riazanof, qui était en 1812 un garçon de douze à treize ans et qui faisait partie d’une troupe d’incendiés, réfugiés dans une cave, n’est pas moins concluant. On y retrouve les détenus de l’ostrog avec leur uniforme de prison, leur tête dont la moitié seulement est rasée, leur tournure singulière d’esprit et leur argot pittoresque.

La plus importante des questions relatives à 1812 est toujours celle-ci : Qui est l’auteur de l’incendie de Moscou ? J’ai déjà montré combien il est difficile de dégager la vérité des affirmations contradictoires de Rostoptchine. Dans une lettre écrite en 1813 à son ami Sémen Voronzof, n’a-t-il pas été jusqu’à dire : « Napoléon livra la ville aux flammes pour avoir un prétexte de la livrer au pillage ? » Aussi quelques écrivains, après le désaveu ou les réserves de Rostoptchine, inclinent-ils à lui refuser cette gloire sinistre d’Érostrate russe dont l’environnèrent un moment les bulletins napoléoniens. Certains, comme le romancier Léon Tolstoï, attribuent au hasard une part prépondérante dans la catastrophe : quand on songe en effet que Moscou était une ville de bois, qu’elle a brûlé presque tout entière, à plusieurs reprises, sous Dmitri Donskoï, sous Ivan le Terrible, en 1612, que les ukases des anciens tsars défendaient d’allumer en été du feu dans les maisons, et qu’aujourd’hui encore la police n’y prévient les sinistres qu’à force de précautions minutieuses, on comprend qu’une ville, tout à coup évacuée par les habitans et l’administration, livrée à l’occupation tumultueuse d’une armée étrangère, ait pu périr simplement par l’imprudence de quelques soldats ou la négligence de quelques émigrans qui ont oublié de couvrir les feux dans les maisons qu’ils abandonnaient. Napoléon lui-même ne s’inquiéta pas des premiers incendies et n’y vit que de purs accidens.

Nul doute que le hasard n’ait eu son rôle dans l’événement. Pourtant il y a des faits qu’il faut bien relever. Rostoptchine n’a-t-il pas écrit à Bagration que, « si les Français entraient à Moscou, ils n’y trouveraient que les cendres et les ruines de la capitale? » Le 13 septembre au matin n’a-t-il pas fait entrevoir à Eugène de Wurtemberg le suprême sacrifice auquel il faudrait se résoudre? N’a-t-il pas dit à Ermolof que « l’armée en quittant la ville la verrait flamber derrière elle? » Le même jour, dans les deux lettres adressées au souverain, n’annonce-t-il pas le sort qui attend Moscou? N’a-t-il pas pris soin d’emmener les pompes, tandis qu’il abandonnait les canons? N’a-t-il pas répondu à Wolzogen, qui s’étonnait de cette précaution : « J’ai mes raisons pour cela. » N’a-t-il pas montré Moscou à son fils en se découvrant et en lui disant : « Salue Moscou pour la dernière fois, dans une demi-heure elle sera en flammes ! » Il est difficile de s’inscrire en faux contre tous les témoignages du temps qui parlent d’incendiaires dirigés par des officiers de police. Si Rostoptchine n’a pas mis le feu à Moscou, du moins il avait la conviction qu’elle brûlerait; il a pris des précautions pour que l’incendie, s’il se produisait, ne pût être éteint; il a donné l’exemple en incendiant lui-même, ainsi qu’il l’avait annoncé à Glinka, sa villa de Voronovo. Aux faits déjà connus, M. Popof en ajoute d’autres. Voronenko, officier de police, fit en 1836 la déclaration suivante : « A cinq heures du matin (14 novembre), le comte m’ordonne de me rendre à la douane, aux dépôts d’eau-de-vie, au commissariat, aux barques de l’état et des particuliers qui s’étaient attardées près du Krasnyi-Kholms et du monastère Séméonof ; si l’ennemi entrait tout à coup dans la ville, je devais tout détruire par le feu. C’est ce qui fut exécuté par moi en divers lieux, à la vue de l’ennemi, à dix heures du soir; à onze heures, je repassai la Moskova à la nage avec mon cheval, au-dessous du monastère Danilof, et à deux heures du matin je rejoignis notre arrière-garde. » Ainsi les Français étaient déjà maîtres de Moscou quand Voronenko incendia les magasins d’alcool, les douanes et tous les établissemens publics qu’il put atteindre; ce sont les incendies allumés par lui que Napoléon aperçut le 15 au matin quand il s’installa au palais du Kremlin. La vérité sur le rôle que jouèrent réellement Rostoptchine et les fonctionnaires se trouve peut-être dans cette lettre qu’il écrivit à Bagration dans la première chaleur de l’action : « Je suis au désespoir que Koutouzof ait agi en traître avec moi, parce que, n’ayant pas les moyens de défendre Moscou, je l’aurais brûlée pour enlever à Bonaparte la gloire de la prendre et l’avantage de la piller. J’aurais ravi aux Français les fruits de leur victoire. Je leur aurais montré à quel peuple ils ont affaire. » Et à l’empereur, presque dans le même temps : « Le feu a commencé dans les boutiques et les magasins de blés qui sont adossés aux murailles du Kremlin. Ce sont les Français sans doute ou les pillards russes qui ont allumé cet incendie, et pourtant j’inclinerais à croire que ce sont les propres gardiens de ces établissemens, obéissant à cette règle russe : « Ne rien abandonner à l’ennemi. » — Que l’on réfléchisse sur cette règle russe, mise en pratique depuis Smolensk jusqu’à Moscou, et l’on entreverra une explication.

Rostoptchine, Voronenko, les employés du gouvernement, furent-ils les seuls auteurs du sinistre? Non, il y en eut d’autres encore. D’abord les brigands, les échappés de l’ostrog, les pillards du peuple, les déserteurs de l’armée russe, qui brûlèrent, pour pouvoir ensuite piller. Parmi les particuliers, petits bourgeois, ouvriers, beaucoup étaient disposés à détruire ce qu’on était contraint d’abandonner aux Français. Rostoptchine nous a parlé de conjurés qui devaient sonner le tocsin, de l’avocat Naoumof. Comme le dit fort bien M. Anatole de Ségur, c’est un trait de caractère chez les Russes que la tendance à détruire l’objet contesté pour mettre fin à la contestation et à dire : « Ce ne sera donc à personne. » Qu’on relise ce que raconte Domergue de la joie manifestée par ce paysan qui, voyant de loin brûler Moscou, dit aux déportés français : « Ce feu est une attention des Russes pour votre Napoléon et pour les Français qui viennent prendre leurs quartiers d’hiver à Moscou : comme le froid commence à se faire sentir, on chauffe les maisons. » Tous les récits du temps, ceux de Rostoptchine, ceux du Polonais Brandt, parlent de l’exaspération des Moscovites. Le général Liprandi assure que beaucoup de Moscovites, qui s’étaient enfuis après l’incendie, déclaraient qu’eux-mêmes avaient mis le feu à leurs maisons. Même dans les hautes classes, certains partageaient ces sentimens du peuple. D’avance le colonel Zakrevski avait dit à Wolzogen : «Si la victoire nous fait défaut, un autre prince Pojarski (jeu de mot sur pojar, incendie) viendra à notre aide. » Plus tard, Dmitri Galitzine, dînant avec d’autres seigneurs, exprimait le regret « que l’idée ne lui fût pas venue, en quittant Moscou, de mettre le feu à son hôtel. » Sans doute il faut faire la part de la forfanterie : en somme, le prince Galitzine se borne ici à exprimer un regret. Plus tard le nombre était grand des nobles moscovites qui taxaient d’inutile barbarie l’acte imputé à Rostoptchine : ils formaient sûrement la majorité, puisque Alexandre se crut obligé de disgracier avec éclat l’ancien gouverneur, et que celui-ci jugea prudent de répudier une gloire sinistre. Les hautes classes ont le patriotisme moins incendiaire que le peuple. Ce sont surtout ceux qui ne sont pas propriétaires qui mettent le feu aux maisons. Peut-on citer beaucoup de comtes ou princes, à côté de Rostoptchine, destructeur de son palais de Voronovo? C’est donc sous toutes réserves que nous reproduisons les conclusions de M. Popof : « Après les témoignages que nous avons cités, est-il possible de se poser encore cette question : Qui a brûlé Moscou? Qui? Mais celui-là même qui avait le droit de le faire, celui qui, à commencer par Smolensk, brûla ses villes, ses villages, ses hameaux et jusqu’aux moissons qui mûrissaient sur pied, dès que l’armée russe fut passée et que l’armée ennemie se montra. Qui? Le peuple russe de toutes les classes, de toutes les conditions, sans en excepter les hommes revêtus de la puissance publique et parmi eux Rostoptchine lui-même. » Cela est surtout vrai du paysan, qui tenait si peu à sa cabane, dont il mettait d’ailleurs la reconstruction à la charge de son maître, du petit citadin de Moscou, pauvre, prompt à s’exalter. Libre, propriétaire, plus heureux, qui sait si le peuple eût été capable des mêmes sacrifices? Au moment où nous appliquons nous-même un esprit de rigoureux examen à ce que l’on a appelé la légende révolutionnaire ou la légende napoléonienne, il faut savoir gré à M. Alexandre Popof de ces études critiques sur l’année 1812. Il a rendu un service éminent à l’histoire des deux nations, en discutant avec tant de précision le rôle de Rostoptchine, qui, après avoir un moment rassemblé sur sa tête tout l’intérêt tragique du drame moscovite, s’est ensuite trouvé embarrassé de son rôle. Il faut éviter cependant, en détruisant la légende de Rostoptchine, d’en constituer une autre qui serait encore plus décevante.


ALFRED RAMBAUD

  1. Traduits en russe dans le Dix-neuvième Siècle de M. Pierre Barténief.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 février 1876 : le Comte Rostoptchine, d’après une correspondance nouvellement publiée.
  3. Archive russe, 1875, t. III, p. 75-81.
  4. Bandes de toile entourant les jambes en guise de bas.
  5. Archive russe, t. III, p. 457.