Rosita, histoire péruvienne
HISTOIRE PERUVIENNE.
L’Andalousie perdrait certainement de sa célébrité et Séville ne serait plus appelée la perle des Espagnes, si les touristes ; affrontant une navigation de quatre mois, étendaient leurs excursions jusqu’au Pérou et visitaient Lima. Sans doute la capitale de la république péruvienne n’est plus cette opulente cité des rois (ciudad de los reyes) où l’or resplendissait de toutes parts ; mais il lui reste deux choses que ne lui ôteront jamais ni les guerres civiles ni les tremblemens de terre : sa position charmante au milieu d’une vaste plaine qui s’allonge depuis la base des Andes jusqu’à l’Océan Pacifique, et la splendeur sans égale de son climat tropical. En dépit des secousses d’un sol capricieux qui, dix fois déjà, ont failli les détruire de fond en comble, ses monumens lézardés sont encore debout ; à l’étranger qui les voit de loin surgir parmi des masses orangers et de citronniers, ils semblent dire : La beauté de ces lieux vaut bien la peine que l’on brave une chance de péril. Comme les principales villes des espagnoles, comme toutes celles où la douceur permanente de la température appelle la population au grand air, Lima a sa plaza mayor, rendez vous habituel des promeneurs. La cathédrale fut long-temps la plus riche du Nouveau Monde ; le palais du gouvernement, édifice informe et non chinois, comme l’attestent des géographes qui ne l’ont pas vus, et le grand hôtel habité par l’archevêque. Deux longues rangées d’arcades complètent cette place. L’une, appelée Portal de Escribanos sert d’abri aux hommes de loi et écrivains publics, qui y stationnent en habit noir râpé, devant de petits bureaux de chétive apparence. Elle a pour pendant le Portal de Botoneros, ainsi nommé parce que les passementiers (botoneros) et les fileurs d’or y ont établi leurs rouets et leurs dévidoirs. Derrière cette ligne de gens occupés du matin au soir à fabriquer les riches torsades qui décorent les épaules des généraux et les galons énormes qui brillent aux habits des officiers, règnent les magasins les plus fréquentés de la ville. Ces boutiques ne sont ni spacieuses ni décorées avec luxe comme celles des boulevards de Paris ; elles ressemblent plutôt aux tiendas du Zacatin de Grenade. Cependant on y trouve des soieries de Lyon et de la Chine, des toiles de Flandre et de Hollande, et surtout ces gentils souliers de satin dont les femmes du Pérou font une si prodigieuse consommation. Les dames de Lima les visitent du matin au soir ; elles ont l’habitude d’entrer dans toutes les boutiques, de marchander tout ce qui s’y trouve, quitte à ne rien acheter ; c’est à vrai dire leur seule occupation.
Un soir, — je ne sais plus en quelle saison, on ne les connaît pas là où le printemps est éternel, — un jeune cavalier monté sur un cheval fringant traversait la place de Lima au petit galop. Tout à coule l’angélus tinta à la cloche de la cathédrale. Les conversations des promeneurs cessèrent à l’instant même ; tout travail fut suspendu comme par enchantement : on n’entendit plus que le murmure d’un millier de bouches récitant à voix basse la oracion. Le cavalier s’était arrêté à ce signal solennel, il avait même ôté respectueusement son chapeau ; mais son cheval impatient bondissait et faisait des écarts à droite et à gauche, au grand scandale de la foule, qui, tout en marmottant l’ave Maria, indiquait son mécontentement par des mouvemens de tête et d’épaule. Quand les passementiers et les écrivains se remirent, ceux-ci à griffonner leurs paperasses, ceux là à faire grincer leurs rouets, quelques paroles malsonnantes pour le cavalier retentirent autour de lui.
— C’est un Anglais, disait l’un. — Et partant un hérétique, disait l’autre. — Il a fait exprès d’éperonner sa monture pour nous troubler dans nos prières, ajoutait un troisième.
Ces mots, prononcés avec plus d’émotion que de colère causèrent cependant un certain embarras au cavalier. Les groupes les plus rapprochés de lui s’aperçurent qu’il se troublait ; leur hardiesse s’en accrut, et ils firent entendre quelques sifflets.
— Eh bien ! s’écria aussitôt une voix forte qui s’élevait du Porlal di Botoneros, depuis quand verra-t-on les fils du pays insulter un étranger ? Un Anglais, un hérétique, dites vous ? Moi, je vous déclare que vous vous trompez. Ce jeune homme est catholique comme vous et moi : don Patricio, sur mon honneur, n’a d’anglais que sa tournure et la couleur blonde de ses cheveux. I say, lieutenant Patrick ?
À ces mots, le cavalier, qui s’éloignait au petit pas, craignant de fouler les passans peu empressés à se ranger devant son cheval, tourna la tête, et il rencontra la main que lui tendait amicalement celui dont la voix venait de s’élever en sa faveur. Ce personnage portait le grand chapeau à la Basile, le manteau noir et le col brodé de bleu des chanoines espagnols.
— Ne vous fâchez pas, dit-il à l’étranger ; ces pauvres gens tiennent à toutes les pratiques de leur religion comme à l’indépendance de leur pays : c’est une partie de leur patriotisme.
Le cavalier salua et reprit sa route ; de son côté, le chanoine lui répondit par un geste de la main. Comme il s’en retournait pour aller reprendre sa place sur le banc de bois où il fumait tranquillement sa cigarette, il heurta une jeune fille, qui, pendant sa conversation avec le cavalier ; s’était tenue immobile derrière lui.
— Ahi ! Rosita, lui dit-il avec vivacité, que faisais-tu là, fillette ? Va donc, il sied bien à une enfant comme toi de courir les magasins !
La jeune fille, un peu honteuse, se hâta de cacher ses traits sous les plis de son voile noir. La tête bien enveloppée du rebozo qui masquait tous son visage à l’exception de l’œil droit, le corps serré dans la saya de satin à petits plis qui l’enfermait comme un fourreau, elle se glissa dans la foule, à peu près comme une couleuvre se perd dans les hautes herbes.
L’angelus avait annoncé le coucher du soleil ; avec la nuit, la masse des promeneurs devenait plus intense. Autour de la fontaine qui marque le milieu de la grande place, les vendeurs d’eau se pressaient plus nombreux ; ils remplissaient à la hâte leurs barils, les chargeaient sur leurs ânes, sautaient en croupe, et se répandaient drus tous les quartiers de la ville. Les marchands de fruits et de légumes multipliaient leurs apostrophes aux passans. Ils s’allumait autant de cigares dans cet étroit espace que d’étoiles au firmament. Les hommes, drapés de manteaux amples et légers, causaient de ce ton vibrant et grave qui fait mieux ressortir la sonorité de la langue espagnole ; les femmes, vêtues du costume national que nous venons de décrire, la face voilée, le corps emprisonné dans une jupe étroite et élastique, erraient à travers les groupes d’un pas à la fois nonchalant et svelte. On eût dit un de ces jours de carnaval où les dominos se mêlent à la foule des spectateurs et des curieux, et pourtant rien ce soir là n’était changé à la vie habituelle de cette population étrange où les femmes semblent courir les aventures et les hommes attendre avec une dignité solennelle qu’une voix amie ou inconnue leur jette à l’oreille quelque douce appellation. Au murmure des conversations, au bruit des souliers de satin effleurant le sol, se mêlait sur plusieurs points le flonflon des guitares qui bourdonnaient sourdement comme les cigalons de Provence à travers les blés. L’étranger que le chanoine avait appelé du nom de don Patricio ne tarda pas à reparaître parmi les promeneurs ; seulement, afin d’être moins remarqué et de conserver une allure plus libre au milieu de cette population insouciante et joyeuse, il avait changé de vêtement et portait le costume d’un cavalier péruvien : poncho blanc à longue frange, large chapeau de paille, bottes de peau de vigogne et grands éperons d’argent. Comme il entrait dans la boutique d’un marchand de cigares, le chanoine se trouva devant lui, et le cavalier l’aborda.
— Permettez moi de vous demander, lui dit il, comment il se fait que j’aie l’honneur d’être connu d’une personne dont je ne sais pas même le nom ?
— Monsieur, répliqua le chanoine, j’ai commis une indiscrétion sans doute en vous adressant la parole sur la place publique, mais c’était dans votre intérêt : j’espère que vous me le pardonnerez. Quant à votre nom, je l’ai deviné, et voici comment. Plus d’une fois je vous ai vu au couvent de Santo-Domingo à l’heure des offices ; je me suis dit : Ce jeune homme en habit d’officier de marine de sa majesté britannique est catholique, donc il est Irlandais : tout bon Irlandais se nomme Patrick… Me suis-je trompé ? J’ai voyagé beaucoup en Europe, monsieur, et j’ai conservé pour les Européens un attachement que mes compatriotes ne partagent guère, il faut bien l’avouer. Lima n’est pas une ville comme une autre ; elle a ses périls… Vous riez, monsieur ?… Je ne parle pas des poignards et des couteaux que vos romanciers mettent toujours à la main des héros qu’ils appellent d’un nom castillan, ni des rasoirs que les Limeñas portent à leurs jarretières. Ce sont là des fables, ou tout au moins des dangers qu’on évite avec un peu de prudence…
Comme il parlait ainsi, une petite main brune et effilée, jeta une piécette sur le comptoir du marchand, qui donna en échange un paquet de cigarettes enveloppées dans des feuilles de maïs. Le chanoine baissa la tête et reconnut, sous le voile qui la couvrait, la jeune fille à laquelle il avait adressé la parole au milieu de la place, quelques heures auparavant.
— Encore dehors, Rosita ? lui dit il d’un ton sévère. Je le dirai à ta mère.
Rosita secoua les épaules avec un peu d’humeur et beaucoup d’insouciance, comme si elle eût dit intérieurement : — Ah ! ma mère !… elle s’occupe bien de savoir où je suis. — Et elle s’éloigna.
Le chanoine alluma son cigare à celui de don Patricio, et ils se promenèrent ensemble quelques instans. S’il avait été revêtu de son uniforme d’officier de marine celui-ci aurait certainement hésité à engager si familièrement la conversation avec un étranger ; mais, sous le poncho qui lui couvrait les épaules, il se croyait moins enchaîné par les prescriptions de l’étiquette. Après avoir dit quelques mots de ses voyages en Europe, le prêtre péruvien parla des curiosités du pays ; il signala au jeune officier un beau tableau placé dans le couvent des Desemparados, et que l’on attribue à Murillo ; il offrit de l’accompagner dans les excursions qu’il ne manquerait pas de faire aux ruines du temple du Soleil et aux tombeaux des Incas. Enfin, quand ils se séparèrent, le chanoine don Grégorio donna, sans plus de façon, son adresse à don Patricio, qui, de son côté, lui remit sa carte. Rentré dans sa chambre, le jeune officier se hâta d’inscrire sur son memorandum la liste de toutes les belles choses qu’il se proposait de voir à Lima et dans les environs. Il tailla ses crayons, prépara ses albums, et fit la revue des boîtes dans lesquelles il se promettait de piquer les papillons étincelans qu’il avait vus voltiger par-dessus les murs des jardins. La frégate sur laquelle il servait en qualité d’enseigne se trouvait alors à Guyaquil ; il ne l’attendait pas avant six semaines : c’étaient donc quarante cinq jours de congé qui lui restaient à employer selon ses goûts en toute liberté.
Le lendemain matin, de bonne heure, la jeune fille que le chanoine don Grcgorio avait appelée du nom de Rosita descendait les degrés de la cathédrale : enveloppée de son voile et de son étroit jupon de satin noir, elle glissa le long des murs, comme une chrysalide, et atteignit le Portal de Escribanos. Il n’y avait personne sur la grande place, à l’exception de quelques Indiens, arrivés pendant la nuit des montagnes de l’intérieur ; ils étaient debout et immobiles près de leurs lamas qui ruminaient paisiblement, accroupis à la manière des chameaux. Les boutiques s’ouvraient, mais lentement ; les commis marchands, après avoir enlevé le premier volet du magasin, se disaient bonjour d’une porte à l’autre et aspiraient l’air frais du matin, en regardant les gallinazos[1] sautiller sur les toits et le long des ruisseaux. Les passementiers installaient leurs dévidoirs et leurs rouets sous les arcades et échangeaient quelques mots avec les femmes matinales qui sortaient de la messe à laquelle venait d’assister Rosita : celle-ci marchait à petits pas sous la galerie des écrivains. Arrivée à l’extrémité du portal, elle en découvrit un le seul qui fût établi à sa place accoutumée ; et s’approcha de lui. L’écrivain dormait, la cigarette passée derrière l’oreille, les mains croisées sur l’abdomen, les pieds allongés sous la table. Plusieurs fois Rosita passa devant lui, sans que le frôlement de sa saya pût le réveiller ; enfin elle l’effleura du coude, toussa doucement, puis un peu plus fort, si bien que l’escribano leva la tête en se frottant les yeux. Après avoir machinalement pris sa plume et appuyé son avant-bras sur une feuille de papier, afin d’en faire disparaître les plis, le scribe se posa en maître d’écriture et regarda fixement la jeune fille.
— Voyons, dit il à demi voix. — Mi querido… et puis après ? – En parlant ainsi, il traça d’une main sûre les deux mots : Mi querido, qu’il environna d’un nuage de parafes.
— Mi querido ? répéta Rosita ; mais, en vérité, je ne sais pas si je puis commencer ainsi…
— Eh bien ! dit l’écrivain, ce papier-là servira à une autre. Allons que mettrai-je ? Señor cavallero, excellentissimo señor ?… Voyons donc niña, vas-tu me tenir la plume en l’air jusqu’à midi ?
— Jésu ! répliqua la jeune fille en se cachant derrière le pilier qui abritait le bureau du scribe, que c’est difficile d’écrire à quelqu’un à qui on n’a jamais parlé !… Eh bien ! mettez : Muy señor mio… non ; mettez plutôt : Señor capitan ; je crois qu’il est capitaine.
— Ah ! s’écria le scribe impatienté ; si tu ne sais pas ce que tu veux dire, niña, tu vas me faire barbouiller le papier ; ta lettre aura l’air d’un brouillon d’écolier, plein de ratures et de mots ajoutés en marge. Cela serait dommage ; du papier d’un real !
— D’un réal ! et pour écrire, combien prenez vous donc ? demanda Rosita.
— Vas-tu marchander ? dit l’écrivain. Puisque c’est à un cavallero que tu adresses ton épître, il faut que la chose soit propre et bien tournée. Dépêchons-nous, et, si tu ne me fais pas perdre trop de temps, je te passerai le tout à quatre réaux, papier et rédaction.
— Quatre réaux ! s’écria Rosita ; Maria purissima, que c’est cher !
— Eh bien, niña, apprends à écrire, et ne viens plus éveiller un escribano qui dort tranquillement devant son bureau pour lui dire quoi ?… que tu n’as pas quatre réaux dans ta poche. Une belle fille, en vérité, pour écrire à un capitaine !… Tu ferais mieux d’acheter pour un medio de soie noire et de raccommoder ton voile qui bâille au vent !
En achevant ces mots, il tourna le dos à la jeune fille, essuya sa plume sur sa manche et se croisa fièrement les bras. Rosita se fût exécutée de bonne grace ; mais cette brusque sortie de l’écrivain la mit en fuite. Quand elle eut quitté la grande place, elle dénoua la pointe de son châle et se mit à compter l’argent qu’elle y tenait enveloppé. — Quatre, huit, dix, vingt réaux, se dit-elle en contemplant sa bourse. Que je suis sotte de m’être troublée ! j’aurais mieux fait de dire son nom, puisque je le sais maintenant, et de mettre tout simplement : Señor don Patricio… La lettre serait écrite ; il l’aurait dans une demi-heure… Oui, mais il a dû en recevoir bien d’autres depuis qu’il est à Lima ; aurait-il lu la mienne ? y aurait-il répondu ?… Non, je n’écrirai pas ; allons plutôt trouver Tia Dolorès. – Et elle alla frapper à une petite porte de la rue des Birroqueros.
Tia Dolorès était une respectable duègne courbée par l’âge, qui marchait péniblement en s’appuyant sur un bâton ; ce qui ne l’empêchait pas de courir la ville du matin au soir.
- Gens boiteux n’aiment pas à rester au logis !
— Eh bien ! ma fille, demanda la vieille d’une voix doucereuse, qu’y a-t-il ?
— Il y a que j ai besoin de vous, Tia, répondit la jeune fille ; il y a que je suis éprise d’un cavallero étranger qui se nomme don Patricio que j’ai vu déjà trois ou quatre fois passer à cheval sur la place. Il est blond, il a les yeux bleus, et je meurs d’amour pour lui.
— Ta, ta ! s’écria la duègne, j’ai peur que ce ne soit un Anglais. Que veux-tu que je lui dise ?… Il me répondra : Oh !… et me mettra à la porte. Si c’était un Français, je ne dis pas ; ces gens là parlent à tout le monde…
— Non, Tia, non, ce n’est ni un Français ni un Anglais ; c’est un… un blond, Vous dis-je, un cavalier plein de grace, charmant, comme on n’en a jamais vu à Lima. Dites-lui que je l’aime comme la prunelle de mes yeux, plus que ma vie. Courez, Tia Dolorès, courez donc ! Tenez, voilà votre béquille… Il demeure dans l’hôtel de la marquise de ***, au premier, la fenêtre grillée qui fait face au marchand de bonbons. Le portier est un vieux nègre à moitié sourd qui ne vous entendra pas, si vous ne frappez pas très fort avec votre bâton sur les dalles du porche. Courez, courez !
La duègne partit en marmottant. Le portail de l’hôtel était ouvert ; le vieux nègre, renversé sur sa couchette, jouait de la guitare et ne s’occupait nullement de savoir qui passait devant sa loge. Comme il avait l’oreille très paresseuse, ainsi que l’avait remarqué Rosita, il raclait les cordes de son instrument à tour de bras pour en augmenter la sonorité ; ce qui produisait un vacarme sans doute fort agréable au vieux noir, car il bondissait de joie sur son matelas, entre les quatre murs de son étroite cellule, comme le bourdon s’agite en frémissant dans le calice d’une fleur. La duègne monta doucement l’escalier, prit haleine sur le palier en regardant par le trou de la serrure, et frappa à la porte de don Patricio. Celui-ci venait de donner le dernier coup de brosse à son chapeau ; il mettait ses gants et se disposait à sortir.
— Que demandez vous, ma bonne femme ? dit il à la vieille, qui s’encadrait dans la porte comme une eau forte de Goya.
— Seigneur cavalier, répondit la duègne, je viens vous prier d’avoir pitié d’une jeune fille, la Rosita Corrizuelo… Elle se recommande à vous de toute la force de son ame et de son coeur…
— Diable ! interrompit Patricio, demander l’aumône à domicile, voilà qui est choquant ! Tenez, la vieille, prenez ceci et ne revenez plus…
Il lui remit une petite pièce d’or enveloppée dans une feuille de papier qu’il tira de sa poche, la poussa doucement à la porte et descendit dans la rue. Tia Dolorès, toute surprise d’un accueil à la fois si froid et si généreux, le suivit du regard et dit en hochant la tête : Sur mon ame, voici un cavalier accompli ! Quel dommage qu’il comprenne si peu la langue du pays !
Le soir même, Rosita vint trouver la ï vieille, elle brûlait d’impatience de connaître l’issue de sa démarche. Eh bien ! Tia, s’écria-t-elle en entrant, eh bien ! qu’a-t-il dit ? Il a deviné que celle qui vous envoyait était la même qui passait si souvent devant son balcon, n’est-ce pas ? Il a eu le temps de me voir, car hier je suis restée plus d’une demi-heure à aller et venir devant lui, et comme il faisait grand chaud, j’avais laissé tomber mon voile…
— Tiens, dit la duègne, voilà sa réponse…
— Jésus Maria ! s’écria la jeune fille, une pièce d’or ! Tenez, Tia Dolorès, prenez ces quatre réaux pour votre peine ; vous avez mieux parlé que le scribe n’eût écrit. Bah ! tous les parafes d’un escribano ne valent pas quatre paroles dites par une langue bien affilée ! Voyons, que vais-je faire de tout cet argent là ? D’abord il me faut une paire de souliers neufs ; ceux que j’ai là ont bien une semaine de service. Et puis… Voilà le picantero !
Et elle sortit en appelant de toutes ses forces : Picantero ! Picantero !
Le marchand ne se le fit pas dire deux fois ; il s’assit sur une borne et présenta à la jeune fille sa petite boutique abondamment pourvue d’oranges, de sucreries et de gâteaux. Rosita en prit autant qu’elle en pouvait emporter dans ses deux mains et paya sans marchander ; mais elle appela ses petites voisines et les régala sur le trottoir. Il fallait voir ces enfans folâtres et gourmandes, les cheveux au vent, l’œil noir et vif, dévorer les friandises, sauter, danser, s’ébattre là au coin d’une rue comme une volée de perruches à l’ombre d’un bosquet. Quand leurs cris devenaient trop perçans, Rosita, prenant un air de reine, leur imposait silence, et ses compagnes lui obéissaient. C’était à leurs yeux une grande fille, elle avait quatorze ans !
La pièce d’or, changée en menue monnaie ; fondit dans les mains de Rosita comme les sucreries entre ses dents ; quand elle eut fini avec le picantero, la jeune fille s’aperçut qu’il lui restait une demi-piastre. Qu’en faire ? à quoi la dépenser ?… Cette question fut bientôt résolue. Au cri de : Quarenta mil pesos ! répété d’une voix sonore et vibrante dans une rue voisine, Rosita prit sa course. – Quarante mille piastres à gagner à la prochaine loterie !… tel était le sens de ces trois mots que prononçait le vendeur de billets en regardant aux fenêtres et en jetant aux passans un coup d’œil interrogateur. L’encrier pendu à la ceinture, la plume passée derrière l’oreille, il marchait au milieu de la rue pour éviter aux pratiques la peine de traverser d’un trottoir à l’autre. Rosita ayant fait un mouvement pour se rapprocher de lui, il se pencha vers elle et lui dit à voix basse :
— Niña de mi alma ! Veux-tu que je te donne le billet gagnant au même prix que les billets creux ?
— Ouais ! répliqua la jeune fille, vous allez me voler mon argent, et je parerai une demi piastre un carré de papier qui ne sera pas même bon à faire une cigarette.
— On voit bien que le Pérou est ruiné, dit le marchand de billets ; on ne trouve plus à vendre quarante mille piastres au prix de dix réaux d’Espagne ! Je n’ai rien fait aujourd’hui ; étrenne-moi, ma belle, cela me portera bonheur. On ne peut pas dire que je garde les bons numéros pour moi, puisque je suis toujours gueux… Non, non, je les donne aux jolies filles qui ont besoin d’une dot pour épouser leurs novios.
En parlant ainsi, il tendit sa liasse de billets à Rosita, qui en prit un au hasard, et il s’éloigna, criant à pleins poumons : Quarenta mil pesos ! Magiques paroles qui, traversant les airs comme une vague espérance, faisaient battre bien des coeurs.
Le lendemain, don Patricio, le lieutenant irlandais, et le chanoine don Gregorio revenaient ensemble d’une promenade aux ruines de Pachacamac, ce fameux temple du Soleil qui fut si long-temps le symbole de la puissance des Incas. Il en reste bien peu de chose aujourd’hui ; les tumuli qui s’élèvent dans la vallée de Mamacona comme des collines artificielles et sous lesquels ont été ensevelis les souverains du Pérou font plus d’impression sur l’ame du voyageur que les ruines dispersées du plus splendide monument dont se soient enorgueillies les deux Amériques. Sa longue robe noire retroussée jusqu’aux genoux, posé sur la selle de sa mule comme un cavalier de Cuyp, avec aisance et dignité le chanoine trottait côte à côte avec son jeune ami, et lui nommait les villages dont les clochers se montraient à travers les arbres. Don Patricio, enivré du galop de son cheval promenait ses regards ravis sur le magnifique panorama qui l’environnait. À sa droite, les Andes, dont le soleil frappait perpendiculairement les premiers contreforts, présentaient de profondes fissures toutes perdues dans l’ombre, où les perruches à longue queue s’allaient cacher en poussant des cris aigus pareils à des éclats de rire ; à sa gauche, la mer, calme et étincelante, aussi bleue que le ciel tropical qu’elle reflète, se perdait dans l’infini. De quelque côté que les regards se tournent dans cette vallée, la nature leur offre un spectacle grandiose et saisissant. Tantôt c’est un désert de poussière et de sable sur lequel se projette l’ombre des grands oiseaux de proie, descendus des hautes cimes pour dévorer un pauvre âne mort ; tantôt c’est un champ de cannes à sucre, arrosé par des canaux d’irrigation, aussi frais, aussi verdoyant qu’une prairie normande. À mesure qu’on se rapproche de Lima, on voit se déployer comme une zone de forêts les jardins de Miraflor, qui laissent loin derrière eux, il faut bien le dire, la huerta de Valence et la vega de Grenade. Les montagnes, la mer, les fleurs et les fruits, tout ce qui fait rêver, tout ce qui attire, tout ce qui sourit à l’homme et lui rappelle les bienfaits de la Providence, est réuni là dans un même cadre. Enfin, ce qui ajoute encore au charme de cette délicieuse vallée, c’est que nulle part au monde le soleil, étincelant de toute la puissance de ses rayons, n’est tempéré par une brise plus fraîche et plus douce. Là plus qu’ailleurs, l’astre du jour devait être adoré comme un dieu plein de force et aussi de clémence. Les Indiens ; qui vivent encore autour de leur temple détruit, tout baptisés qu’ils sont, n’ont point oublié entièrement ces traditions effacées. Fidèles au souvenir des Incas fils du Soleil, ils regrettent ces maîtres glorieux ; on assure même qu’ils en portent le deuil. Ceux que les deux cavaliers croisaient au passage s’enveloppaient dans leurs ponchos noirs sans leur témoigner ni haine ni respect. Comme des gens résignés, ils poursuivaient leur route et se dispersaient bientôt dans le creux de la montagne, où ils ont établi leurs cabanes ; l’homme que la civilisation n’a pas encore atteint occupe si peu de place sur la terre !
— Don Patricio, dit le chanoine, lorsque la ville de Lima laissa voir plus distinctement au-dessus des lourdes murailles ses palmiers élégans et les hautes tours de ses églises, voilà trois siècles et demi que Pizarro a élevé ici, sur les bords du Rimac, le jour des Rois, le premier temple catholique qui ait été bâti dans le Nouveau-Monde. Cependant le diable, qui aime les doux climats, ne peut se résoudre à quitter notre pays. Par combien de piéges et de séductions il tente les étrangers que leur mauvaise étoile pousse sur ces rivages !… Vous êtes sage, vous, mon ami ; ce n’est pas pour vous que je parle…
— Et pour qui donc ? demanda don Patricio ; c’est la seconde foi, souvenez-vous-en, que vous me donnez de pareils avis, et, si vous ne me supposiez pas en quelque péril, ces conseils seraient au moins imprudens.
— C’est vrai, reprit le chanoine avec un certain embarras ; écoutez, mon ami : il y a vingt ans, un pauvre officier, qui se fit tuer dans les guerres de l’indépendance, me légua sa fille : c’était un lourd fardeau. L’enfant, — elle avait quinze ans, — ma faisait tourner la tête par ses caprices, par ses étourderies de tous les instans. Heureusement je la mariai de bonne heure au sacristain d’une petite paroisse du faubourg, honnête garçon qui la prit en affection et n’eut pas trop à se plaindre d’elle ; mais cette femme a une fille qu’elle ne surveille guère, et qui, je le crains, me causera plus d’embarras que sa mère. En attendant que, je lui trouve un mari, elle trotte le soir sur la grande place avec une désinvolture, une imprudence qui me causent des inquiétudes sérieuses… Ne vous a-t-elle point encore abordé, don Patricio ?
À cette brusque question, le jeune lieutenant releva la tête avec une fierté dédaigneuse. – En vérité, don Gregorio, voilà d’étranges paroles dans la bouche d’un homme de votre caractère ! Ou je me trompe fort, ou vous me prenez pour un chercheur d’aventures, à qui vous croyez devoir donner, par acquit de conscience, un avis en passant. Et puis, je vous le demande, quel intérêt si vif pouvez-vous porter à une jeune fille qui vous le supposez vous-même, aurait abordé un étranger en pleine rue ?
— L’intérêt qu’inspire un enfant qui joue avec le danger, répliqua don Gregorio. Cette jeune fille n’est ni une effrontée ni une folle ; comme tant d’autres de son âge et de sa condition, elle se lance, sans autre guide que ses passions naissantes, à travers un monde qui lui sourit… et de plus elle est de son pays ! Et vous, que je considère comme un sage, entendez-vous ? mais qui n’avez pas l’expérience des piéges qui vous entourent ; vous êtes déjà complice des illusions qui fascinent ce jeune cœur. Elle vous a fait connaître ses sentimens, et vous y avez répondu… Vous l’avez fait sans le savoir, je vous excuse donc. À l’avenir cependant, je vous recommande plus de prudence. Ne donnez jamais ici un réal sans savoir quelle main vous est tendue. Une bonne intention peut conduire à des résultats déplorables.
Don Patricio n’eut pas de peine à trouver dans ses souvenirs l’explication de ces paroles, qui firent sur son esprit une double impression. Il était médiocrement flatté d’avoir attiré l’attention d’une Péruvienne de bas étage, dont le chanoine avouait si franchement la mauvaise éducation et l’étourderie. Cependant, si la fierté naturelle de don Patricio le mettait à l’abri de certaines séductions vulgaires, sa curiosité s’éveillait au sujet de cette jeune fille romanesque et hardie qui, sans le connaître, semblait s’attacher à ses pas et le poursuivre d’une vague affection. Par un mouvement rapide de la pensée, il compara ces mœurs naïves et relâchées aux mœurs simples et pures de son pays ; le visage vénéré de sa vieille mère, la figure chaste et angélique de sa jeune sœur, se présentèrent à lui avec tant de force, qu’il rougit. À son insu pourtant, une autre image lui apparaissait aussi celle de la Limeña qu’il n’avait point vue encore, et dont il ne pouvait s’empêcher de faire un portrait assez gracieux. Enfin il chassa de son esprit les idées contradictoires qui commençaient à le troubler, et remercia cordialement don Gregorio de ses conseils. Quand ils se séparèrent, il lui serra la main en disant : — Soyez tranquille, je vous aiderai à la remettre dans la droite voie !
— Excellent jeune homme, répondit le padre, je ne doute pas de vos bonnes intentions. La seule recommandation qui me reste à vous faire, c’est de n’y pas mettre trop de zèle.
Arrivé chez lui, don Patricio abandonna les rênes de son cheval au vieux nègre qui remplissait le triple office de portier, de garçon d’écurie et même de cocher. L’hôtel dont ce vieux serviteur à peau noire gardait l’entrée appartenait à une marquise d’un âge très respectable, que son mari avait ruinée en jouant sur une carte des poignées d’or. Réduite à une mince fortune, la bonne dame louait aux étrangers la partie de son vaste hôtel qui regardait la rue. Elle était censée ne pas connaître ses locataires, et s’éloignait d’eux avec une certaine affectation. Sa vanité humiliée gardait rancune aux hôtes qui lui fournissaient de quoi vivre. Tout le jour, on la voyait assise sur un canapé, au milieu d’un immense salon garni sur deux faces d’une cloison de verre à travers laquelle se montraient de belles fleurs que becquetait éternellement un bourdonnant essaim de colibris. Sur les murs de la cour, des peintres du pays avaient barbouillé de grandes fresques, qui représentaient des paysages fantastiques, des enfilades de portiques et de colonnes, et des sujets empruntés à la vie des saints. Ce genre décorations, fort en usage à Lima, donne aux hôtels de cette ville un faux air de palais. Quand la marquise allait en visite, le vieux nègre lui donnait la main pour monter dans son coche, après quoi il enfourchait l’unique mule de l’attelage, et guidait majestueusement, par les rues de la ville des rois, son auguste maîtresse.
Le jour même où Patricio, fatigué de son excursion à Pachacamac, venait de rentrer chez lui, le noir phaéton avait endossé sa longue veste galonnée et posé un chapeau à cornes sur sa grosse tête crépue ; la noble dame, vêtue de gala, se rendait à la promenade. Les deux pieds appuyés carrément sur le brancard, mal assis sur la selle rembourrée de clous d’argent, le vieux nègre s’appliquait de son mieux à faire sortir le carrosse sans heurter les roues aux bornes du porche, quand une jeune fille, qui se tenait depuis long-temps en sentinelle, profita du moment pour entrer. Elle se glissa sous le portail, baissa la tête en passant près de la voiture pour n’être pas vue de la marquise, et s’élança vers les premières marches de l’escalier : c’était Rosita. À mesure qu’elle s’approchait de l’étage supérieur, son pas devenait plus lent. Entraînée par un élan irrésistible qui la poussait en avant, elle se sentait encore retenue par un reste de timidité et comme troublée par une vague appréhension. Quand elle se trouva devant la porte de don Patricio, elle s’arrêta pour respirer ; son cœur battait bien fort.
— Allons, Rosita, se dit-elle, te voilà rendue… Il n’y a plus à reculer ; du courage… Elle frappa, et la porte s’ouvrit.
— C’est bien ici que demeure le caballerito étranger, le lieutenant don Patricio ? demanda la Rosita en fixant sur celui ci, à travers son voile, un regard pénétrant.
— Que lui voulez vous ? répondit don Patricio.
— Le voir et lui parler, dit la jeune fille, qui courut s’asseoir au fond de l’appartement.
— Señorita, reprit don Patricio un peu surpris de ces façons dégagées, je n’ai pas l’avantage de vous connaître.
— Vous ne me connaissez pas, dit vivement Rosita en laissant tomber son voile sur ses épaules ; vous ne connaissez pas la Rosita Corrizuelo, à qui vous avez envoyé une pièce d’or ? Voulez-vous savoir ce que j’en ai fait ? D’abord, j’ai acheté une paire de souliers de satin ; ils sont jolis, n’est-ce pas ? Regardez donc… et elle allongeait la pointe de son petit pied… Ah ! don Patricio, j’étais bien sûre que vous finiriez, par me remarquer ; mais, dites-moi, combien de temps m’auriez-vous laissée courir après vous sans me parler ? Tenez, vous qui savez lire, apprenez-moi donc le numéro qui est écrit sur ce billet de loterie… C’est encore avec votre argent que je l’ai acheté. Je suis une folle de le porter toujours sur moi ; si j’allais le perdre !… Oh ! les beaux cigares que vous avez là, caballero ! du feu, s’il vous plaît !
Tout en débitant ces phrases décousues d’une voix rapide et vive, Rosita se mit à marcher au hasard dans l’appartement, comme un oiseau familier qui voltige çà et là en gazouillant toujours. Cette visite inattendue avait déconcerté le jeune lieutenant. Faire sentir à la Rosita l’indiscrétion de sa démarche et lui donner à entendre une fois pour toutes qu’on ne s’introduit pas chez un gentleman comme on entrerait chez une commère du voisinage, sans préambule et pour le simple plaisir de babiller, lui parut le meilleur parti qu’il eût à prendre en cette occurrence ; mais la langue espagnole ne lui était pas si familière qu’il n’éprouvât un grand embarras à formuler son speech. Tandis qu’il cherchait un exorde, Rosita s’assit sans façon devant la table et ouvrit l’album qui s’y trouvait.
— Laissez cela, dit sèchement don Patricio ; en vérité, je ne sais ce que vous êtes venue faire ici ! Veuillez vous retirer, señorita ; il faut que j’écrive et que je me prépare à aller en visite.
— En visite ?… Chez qui ? demanda la jeune fille.
— Je vous le répète, reprit don Patricio, retirez vous et laissez-moi seul.
— Tout à l’heure… Dites-moi, don Patricio, allez vous prendre votre costume d’officier ? Je serais si contente de vous voir avec des galons et des épaulettes ! Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je regarde les images qui sont dans ce grand livre ? C’est vous qui les avez peintes, n’est ce pas ? — Et elle tournait les uns après les autres les feuillets de l’album. Aux marques d’impatience qui échappaient à don Patricio, elle répondait : Je pars, je pars à l’instant, quand j’aurai fini de voir les images ; puis elle continuait de les examiner, en murmurante demi voix : Oh ! que c’est joli ! des navires, des clochers, des cavaliers avec des lances, tout cela en couleur ! — Tiens, s’écria-t-elle tout d’un coup avec surprise, une dame ! Quelle est cette dame, don Patricio ? Elle est de votre pays, car ses cheveux sont blonds. Quel teint frais, quel regard doux et affable… Moi qui suis si brune ! ce n’est pas ma faute, si j’ai la couleur de mon pays. Dites moi donc le nom de cette belle dame ! — C’est ma sœur, répondit le lieutenant Patrick d’un ton sévère. – Et il cherchait à retirer l’abum des mains de Rosita.
— Attendez donc, reprit celle-ci, que je la regarde à mon aise : elle vous ressemble, caballero ; ce sont là vos traits, votre physionomie… elle est bien jolie, votre soeur. Donnez-moi ce portrait ?
— C’est déjà trop que je vous l’aie laissé voir, dit don Patricio en fermant l’album. Si ma sœur savait que j’ai livré son image aux regards d’une personne étrangère, inconnue… elle ne me le pardonnerait jamais. Dans notre pays, señorita, les jeunes filles ne se permettent point de lever les yeux sur les jeunes gens à la promenade : elles vivent dans une grande retenue et évitent avec un soin extrême toute démarche…
— Quel drôle de pays ! dit Rosita.
— Un pays, señorita, où les mères aussi veillent sur leurs filles, où les jeunes filles ne s’éloignent point imprudemment de leurs mères. Retournez près de la vôtre et n’abusez point de la liberté qu’elle vous laisse ; écoutez les conseils de don Gregorio : c’est un saint homme, plein de sagesse, et doué d’expérience. Allez, señorita.
À ces paroles sérieuses, prononcées avec une certaine solennité, Rosita leva sur le lieutenant Patrick un regard à la fois surpris et ému. — Vous me chassez ? Dit-elle à demi voix… je vous ennuie ! Que voulez-vous, don Patricio ! une pauvre fille du faubourg ne peut avoir le ton et les manières d’une grande dame : apprenez-moi à parler, à me conduire comme vous l’entendez…
— Je ne vous chasse point, répondit don Patrick, mais j’ai besoin d’être seul. Si je me suis exprimé si franchement tout à l’heure, c’est que je vous porte un véritable intérêt. Mon intention n’était point de vous faire de la peine, encore moins de vous humilier, bien au contraire, je voudrais vous inspirer plus de respect de vous même.
— Voilà qui est parlé, s’écria Rosita en se redressant avec fierté : vous avez le regard un peu hautain et la parole un peu sèche, don Patricio ; mais vous êtes bon. Je vous obéis, et je m’en vais. Quand je vous reverrai, il ne faudra plus m’appeler señorita, mais Rosita tout court. Adieu, seigneur cavalier ; à bientôt… Elle gagna la porte d’un pas rapide, puis, se retournant sur le seuil : — Quand vous écrirez à mademoiselle votre sœur, ajouta-t-elle, dites-lui que je l’aime !
Quand elle fut partie, le lieutenant Patrick s’aperçut qu’en cette première rencontre il avait déjà perdu du terrain : la jeune fille lui avait causé une assez vive impatience par ses manières indiscrètes ; mais avait-il blâmé sa conduite avec fermeté ? s’y était-il pris de manière à ce qu’elle ne reparût jamais en sa présence ? Désirait-il même ne plus la revoir ? Sans se l’avouer, il était étonné de trouver, dans cette Limeña, qui n’avait reçu aucune éducation, je ne sais quelle grace native qui en tenait lieu jusqu’à un certain point. Il se demandait comment, au lieu d’éconduire tout d’abord cette jeune fille, il s’était laissé surprendre et étourdir par son babil ; comment celle-ci, malgré les maladresses de ses actes et de son langage, avait produit sur son esprit une impression quelconque : c’étaient là des questions difficiles à résoudre et qui l’occupèrent long-temps. De son côté, Rosita, tout en retournant chez elle, réfléchissait sur cette entrevue. Ces étrangers, pensait-elle, ont de singuliers préjugés ! ils se retranchent derrière un cérémonial qui déconcerte de simples gens comme nous. C’est égal, il ne m’a pas trop malmenée, et s’il faut de grands airs, Rosita saura les prendre tout comme une autre.
Si le chanoine don Gregorio se croyait tenu en conscience de donner des avis au jeune, lieutenant Patrick, il ne les épargnait pas non plus à la mère de Rosita : mais la bonne dame, elle se nommait doña Mercedes, après avoir écouté avec patience les remontrances du chanoine, y répondait nonchalamment par de courtes phrases qui toujours exprimaient cette idée : — Que voulez vous que j’y fasse ? ne sont-elles pas toutes ainsi ? — Son mari, qui remplissait les fonctions de sacristain et de sonneur dans une petite paroisse des faubourgs de Lima, passait la plus grande partie de ses journées hors de chez lui. Quand il avait fini de faire tinter ses cloches, il s’accoudait à ma plus haute fenêtre du campanile, et promenait sur l’horizon ses regards inoccupés : les gens qui vivent dans les lieux élevés deviennent à la longue semblables aux hirondelles et aux martinets qui nichent autour d’eux ; rarement ils se posent sur la terre. De son côté, la mère de Rosita tenait une toute petite boutique de fils et d’aiguilles ; mais le commerce qu’elle faisait n’était point si important que la présence de sa fille lui fût souvent nécessaire ; celle-ci jouissait donc d’une entière liberté. Les prétextes ne lui manquaient pas pour sortir, et la porte de la boutique, toujours ouverte, la sollicitait incessamment à de nouvelles promenades. Si par hasard une occupation imprévue la retenait au logis, quelque voisine charitable entrait, qui disait à la mère : — Doña Mercedes, j’ai une longue course à faire, vous me permettez d’emmener Rosita, n’est-ce pas ? Et celle-ci, sans attendre la réponse, partait comme si un ressort l’eût lancée dans la rue. Elle parcourai donc en tous sens cette ville de Lima, vouée au plaisir, au luxe et à l’oisiveté ; elle causait beaucoup, apprenait maintes histoires qui n’étaient guère de nature à calmer les effervescences d’une jeune tête, et rentrait décidée à avoir aussi son petit roman.
Ce roman était esquissé déjà, comme nous l’avons vu. Naïve jusque dans sa témérité, la jeune Péruvienne ne doutait pas que don Palricio ne finit par l’aimer : l’accueil un peu dédaigneux qu’elle avait reçu de lui ne la décourageait point ; elle l’attribua à la fierté naturelle d’un caballero de bonne race dont le regard planait de haut sur la foule. À force d’épier ses démarches, elle se mit au courant de tous les détails de sa vie, et se promit bien de profiter de cette circonstance pour risquer de nouveau une entrevue. Matinal comme un marin et habile comme le sont en général les habitans du Royaume-Uni à choisir l’heure et le terrain de ses excursions, Patricio prenait son vol aux premières clartés du jour pour aller explorer, en dessinateur et en naturaliste, les environs de la ville des rois. Il n’ignorait pas que, sous les latitudes équinoxiales, où règne un été perpétuel, le printemps s’est réservé les instans fugitifs qui séparent la nuit de l’invasion définitive du soleil : a ce moment-là, une vapeur dorée s’élève du sommet des montagnes ; la terre, rafraîchie par la rosée, est douce à fouler. Les oiseaux chantent si gaiement, que l’homme à son tour, oubliant ses tristesses, s’épanouit avec confiance en face de la nature radieuse, qui semble vouloir le fasciner. Cette heure précieuse, que tant de paresseux laissent passer sans en jouir, don Patricio l’employait soit à courir à cheval sous les belles allées qui ombragent la route du Callao, soit à errer pédestrement au versant des montagnes, dont les croules élevées en amphithéâtre dominent la ville du côté de l’est. Un matin, il avait pris cette dernière direction, et après une longue marche il achevait de gravir l’un de ces sommets escarpés. Un magnifique panorama se déroula subitement à ses yeux : à pic, au dessous de lui, dans le demi-jour d’une ombre mystérieuse, s’allongea une vaste plaine bien arrosée. Des maisons blanches, couvertes de briques rouges, qu’entourent des champs de canne à sucre et des plantations de bananiers, signalent partout la présence de l’homme dans cette heureuse vallée. Au-delà des cultures, quelques palmiers, des buissons épineux et des bouquets de saules bruns se montrent encore parmi les sables humides ; puis s’étendent au loin les grèves jaunes, qui se perdent dans la mer en formant des caps et des presqu’îles. Ce paysage varié a pour limite extrême les flots étincelans de l’Océan Pacifique, et pour premier plan de sombres roches volcaniques, fendues par les tremblemens de terre ; dans les fissures de ces blocs gigantesques poussent des plantes brasses dont la hampe, garnie, de fleurs élégantes, s’abrite derrière un rempart de feuilles longues et pointues comme des épées.
Un artiste passionné eût battu des mains et bondi de joie devant un si beau site ; mais le lieutenant Patrick gardait le decorum jusque dans la solitude. Assis à l’ombre, il tailla tranquillement ses crayons et se mit en devoir d’esquisser la riante vallée qui posait devant lui. Sa main courait rapidement sur le papier ; déjà les lignes principales étaient jetées et les arbres massés largement. Satisfait de cette première ébauche, don Patricio relevait la tête pour en mieux juger l’effet, quand une avalanche de petits cailloux qui roulaient tout autour de lui vint le distraire de sa contemplation. Une jeune fille descendait du sommet de la montagne en posant son pied au hasard sur les pierres détachées du rocher, et quelque légère que fût sa marche, ces pierres, suspendues sur un plan incliné, s’éparpillaient au contact de ses pas. Cette jeune fille, qui semblait tomber des nues, c’était Rosita.
— Don Patricio s’écria-t-elle en se précipitant vers le jeune lieutenant, don Patricio, sauvez-moi !
— Vous ici ! répondit Patrick… Et que venez-vous faire dans cette solitude ?
— Sauvez-moi, je vous en conjure ! répéta la jeune fille en lui prenant les mains. Tenez, ne voyez-vous pas cette poussière au fond du ravin ?… Ce sont eux !
— Mais qui ? reprit don Patricio avec impatience.
— Les brigands ! répliqua Rosita d’une voix tremblante. Vite, pliez vos papiers et gagnons la plaine.
À ce mot de brigands, Patricio se leva et tira de sa poche une lunette qu’il dirigea vers le ravin, d’où s’échappait un tourbillon de poussière. Il vit distinctement trois ou quatre cavaliers armés de sabres et de tromblons, qui cherchaient à gagner le sentier de la montagne. Penchés sur le cou de leurs chevaux, qu’ils éperonnaient vivement, ils galopaient à bride abattue par des chemins semés de grosses pierres, faisant à droite et à gauche de brusques détours, comme des gens poursuivis qui veulent à tout prix gagner du terrain. Quand il les eut considérés quelques instans, don Patricio reprit ses crayons et se mit à esquisser de souvenir ce petit groupe de fuyards, qui formait une scène fort animée.
— Que faites vous ? lui cria Rosita pâle de frayeur ; ne voyez-vous pas qu’ils viennent par ici ? Ils seront sur nous avant cinq minutes.
Le bruit de plusieurs coups de feu qui retentirent au même instant dans la vallée lui ferma la bouche ; elle tomba à moitié évanouie aux pieds de don Patricio : celui-ci se pencha sur les rochers et regarda. Il n’eut plus besoin de sa longue vue pour suivre tous les détails du drame qui s’accomplissait désormais assez près de lui. Tandis que les brigands fuyaient, une partie du détachement de lanciers envoyé à leur poursuite avait tourné la montagne pour leur couper la retraite. Cette manœuvre, bien exécutée, amena une rencontre. Après avoir hésité, les bandits déchargèrent leurs armes au hasard sur les soldats qui les serraient de près, puis se jetèrent tête baissée dans les fourrés qui couvrent les flancs des rochers. Les balles de leurs tromblons avaient blessé légèrement quelques lanciers et abattu deux ou trois chevaux ; cependant les lanciers répondirent instantanément au feu de l’ennemi. Leurs carabines portaient plus juste que les trabucos évasés des brigands ; une balle fracassa la cuisse de l’un des fuyards, et il tomba. Les autres, au lieu de défendre leur compagnon, l’abandonnèrent aux mains de la justice et allèrent se cacher dans les escarpemens des sierras voisines. Le blessé n’avait point envie de se laisser prendre vivant. Adossé à un arbre, à genou sur la seule jambe qui pût le soutenir, il provoquait les soldats par des paroles insultantes et promenait autour de lui la gueule béante de son tromblon. L’arme était-elle vide ou chargée ? Les lanciers n’en savaient rien, et aucun d’entre eux ne se souciait beaucoup de vérifier le fait. Pendant quelques minutes, le bandit, pareil à un sanglier forcé par les chiens, fit tête aux assaillans ; mais tout à coup un brigadier, piquant des deux, plongea sa lance dans le cœur du blessé et le cloua sur l’arbre qui lui servait d’appui. Le bandit laissa tomber son tromblon ; ses yeux, éclairés par un reste de fureur, se fermèrent bientôt, et il expira. C’était un mulâtre d’une taille colossale, aux formes athlétiques. Les soldats, fières de leur victoire, chargèrent son corps sur l’un de leurs chevaux, afin de le ramener en triomphe dans la ville. Ils l’avaient jeté en travers sur la selle ; ses longs bras et ses grandes jambes, que la vie n’amortit plus, se heurtaient aux pierres du chemin, et les ronces fouettaient ce visage souillé de sang et de poussière, qui semblait menacer encore.
— Maintenant, dit don Patricio à la jeune fille, la route est libre ; vous pouvez en toute sûreté continuer votre promenade.
— Jésus Maria ! sortir d’ici toute seule ! s’écria Rosita ; qui sait s’ils ne vont pas encore tirer des coups de fusil ? Je ne m’en irai qu’avec vous. Vous me reconduirez, don Patricio, n’est ce pas ? Si vous saviez comme j’ai peur !
— Eh bien ! si vous avez si grand peur, comment se fait il que vous vous exposiez seule dans ces montagnes ?
— Écoutez, dit Rosita d’un air sérieux en se rapprochant du lieutenant Patrick, qui se préparait à regagner la ville, j’étais allée ce matin voir ma marraine, qui demeure là, tenez, à cette petite maison devant laquelle vous êtes passé pour venir ici. Ma marraine est une duègne bien méchante, qui me gronde toujours, et, si ce n’était pour obéir à ma mère, je ne la verrais jamais. Comme je sortais de chez elle pour retourner en ville, j’ai rencontré des cavaliers qui se sauvaient en disant que les bandits erraient aux environs ; la peur m’a prise…
— Et au lieu de rentrer chez votre marraine, interrompit don Patricio vous avez jugé plus prudent de gravir la cime de ces rochers ?
— Oui, pour vous avertir du péril et me mettre sous votre protection, répliqua la jeune fille.
— Qui vous avait dit que j’étais ici ?
— Qui me l’avait dit !… Et qui m’a dit aussi qu’hier soir vous vous êtes promené sur la route du Callao jusqu’à dix heures ? qui m’a dit qu’avant hier vous êtes allé en visite chez la marquise de… ? Tenez, don Patricio, quand une Limeña a jeté les yeux sur un caballero, qu’il soit fils du pays ou étranger, elle est bien vite instruite de toutes ses démarches, de toutes ses actions les plus indifférentes.
Tout en parlant ainsi, elle prit le bras de don Patricio, sous prétexte qu’elle se sentait lasse de la marche et des émotions de la matinée. Le jeune Irlandais marchait lentement et sans rien dire ; son regard errait au hasard sur les grands horizons qui se découvraient par échappées entre les rocs et les arbres de la route. Sa main distraite cueillait les fleurs et arrachait les feuilles des buissons ; son visage doux et sérieux ne trahissait ni joie ni tristesse, mais il s’y reflétait cette mélancolie rêveuse qui s’empare d’un jeune cœur assez sensible pour être impressionné et trop attentif pour se laisser surprendre. Cette romanesque promenade sous le plus beau ciel du monde, seul à seul avec une jeune fille qui l’aimait, lui plaisait cependant, mais comme un épisode de sa vie qu’il se raconterait à lui-même pendant ses longues heures de quart, la nuit, sur son vaisseau. Rosita, au contraire, s’épanouissait naïvement à ce premier rayon de bonheur. Cette rencontre réalisait son vœu le plus ardent, sa plus secrète espérance. Suspendue au bras de don Patricio elle redressait fièrement sa petite taille et marchait avec une dignité de reine ; à chaque pas, elle levait sur lui ses yeux noirs, comme pour lui arracher un sourire ou quelque parole affectueuse. Que n’eût elle pas donné pour savoir à quoi il rêvait ainsi et quelles pensées occupaient son esprit ! Elle supporta d’abord assez patiemment ce long silence, mais bientôt la vivacité l’emportant : — Courons ! s’écria-t-elle, et elle entraîna don Patricio. Le sentier était assez rapide en cet endroit ; ils descendirent précipitamment et sans pouvoir s’arrêter jusqu’à l’entrée de la plaine, et Rosita ; haletante, éclatant de rire, se jeta sur l’herbe, au bord d’un ruisseau ombragé de beaux arbres.
— Où sommes nous ici ? demanda le lieutenant Patrick.
— Sur la route de Lima, répondit la jeune fille. Vous ne connaissez pas ce chemin là ? A la vérité, ce n’est pas le plus court ; nais qu’importe ? je ne suis pas pressée de rentrer en ville. Et vous ?
— Je ne suis pressé que d’une chose, repartit don Patricio : c’est de rencontrer quelque paysan, à qui vous puissiez continuer votre route et retourner près de votre mère.
— Un paysan, un porteur d’eau, n’est-ce pas ? répondit Rosita en se relevant avec fierté ; le premier passant sera bon pour m’accompagner au milieu de la ville ; vous, señor caballero, vous auriez honte d’être vu avec la pauvre Rosita ! Oh ! si j’étais une grande dame, vous me prieriez à mains jointes de me laisser suivre par vous à la promenade. Je vous ennuie, je vous fatigue ; vous rougissez de moi ! Pourquoi sous êtes-vous trouvé sur mon passage juste au moment où j’éprouvais un irrésistible désir d’aimer quelqu’un ? Tenez, vous voyez ce colibri qui voltige en bourdonnant au-dessus de l’eau ; tâchez de l’arracher à ces fleurs qui l’attirent, et dont le parfum l’enivre ; jetez-lui du sable, chassez-le, il y reviendra toujours ; mais, non, vous aurez pitié de son petit cri, vous ne voudrez pas blesser ce frêle oiseau qui ne demande qu’un rayon de soleil et la vue des fleurs pour être heureux. Moi, j’ai cherché pendant un mois, j’ai épié pendant quatre semaines l’instant de me trouver près de vous, et vous me dites : Va-t’en ! Et encore, vous ne me chassez qu’après vous être bien assuré que la pauvre Rosita vous aime. Vous n’avez pas même l’excuse de l’ignorer !
En achevant ces paroles, Rosita couvrit son visage de ses deux mains et éclata en sanglots ; un mouvement de colère avait troublé son cœur confiant et attendri, comme un orage passager agite parfois les eaux calmes du lac le plus tranquille. Il en coûtait beaucoup à don Patricio d’avouer ou du moins de laisser entendre à la jeune fille qu’elle avait lu assez clairement dans son cœur. Le moment d’ailleurs eût été mal choisi pour expliquer à cette enfant inexpérimentée et irréfléchie qu’elle courait tête baissée au devant des regrets et des chagrins. Pour toute réponse, le lieutenant Patrick tendit la main à la jeune fille ; celle-ci sourit, ses yeux mouillés de larmes, rayonnèrent d’un éclat charmant. Elle reprit le bras de don Patricio, et ils continuèrent de marcher vers la ville par de frais sentiers. Les petites perruches vertes à longe queue babillaient autour d’eux dans les arbres des vergers ; des jardins bien cultivés qu’ils côtoyaient lentement s’élevaient de suaves émanations ; le parfum du citronnier en fleur se mêlait à celui de l’ananas. Vaincu par cette nature pleine de charme et de puissance, don Patricio éloigna de son esprit les réflexions chagrines qui menaçaient de le troubler. Il causait gaiement, et la tristesse qui avait un instant envahi le cœur de Rosita fit place à la joie la plus vive. Quand ils furent près de la ville, la jeune fille s’arrêta : Adieu, seigneur cavalier, dit-elle en serrant les deux mains du lieutenant Patrick. Nous devons nous séparer ici ; m’accompagner plus loin serait de votre part une faiblesse, et si je vous en priais, je serais une sotte. La Rosita sait vivre ; fiez-vous à elle, et vous verrez qu’elle a de la raison, pour une fille de quatorze ans.
En achevant ses paroles, elle rejeta son voile sur ses yeux, pressa le pas et s’éloigna sans tourner la tête en arrière.
Le lieutenant Patrick ne parla point à don Gregorio de cette rencontre sur la montagne : il y aurait eu dans ce récit des choses trop délicates à dire. Bien qu’il fût de ceux qui aiment à avoir le cœur libre et savent en maîtriser les élans, l’image de cette jeune fille le poursuivait dans ses promenades et dans ses études plus qu’il ne l’aurait voulu. Chaque fois qu’il sortait, la Rosita se trouvait sur son passage, et, cachée derrière son voile, lui jetait à l’oreille un adios, caballerito ; buena noches, señor don Patricio. Ces paroles affectueuses, prononcées d’une voix émue au milieu d’une ville étrangère, le faisaient tressaillir malgré lui. Il n’y répondait que par un signe de tête, mais enfin il n’était habitué, et rentrait même un peu triste quand par hasard il les avait pas entendues. — Le chanoine avait raison, pensait-il quelquefois ; il arrive dans ce pays-ci de singulières aventures ! Mais, bah ! avant quinze jours ma frégate sera au Callao, je partirai, et tout sera fini ! — La pensée de ce départ prochain lui faisait faire des réflexions sérieuses ; il se promettait d’en avertir Rosita, qui semblait l’oublier ou n’y vouloir pas croire. Puis, retenu par le vague désir de voir jusqu’où irait ce fol amour de jeune fille, il ajournait sans cesse cet adieu définitif ; les jours se passaient, et Rosita s’abandonnait à des rêves chimériques. Une seule personne, le chanoine don Gregorio, pouvait lui donner de bons conseils ; mais elle n’était ni assez prudente pour lui en demander, ni assez sage pour les suivre ; d’ailleurs, elle n’avait confié son secret à personne autre que Tia Dolorès, la duègne bileuse dont le lieutenant Patrick avait reçu d’abord le message sans comprendre. Tia Dolores écoutait avec indulgence les aveux confidentiels de la jeune fille ; elle en avait tant de fois entendu de pareils ! Quand elle rencontrait don Patricio, elle lui tendait la main en marmottant, et comme le jeune officier, par bonté de cœur et sans la reconnaître sous la mante qui couvrait son front, lui donnait toujours quelque chose, elle professait pour ce noble cavalier une admiration sincère.
— Ah ! ma fille, dit-elle un jour à Rosita, je prie Dieu tous les jours pour qu’il reste long-temps ici ! Sais-tu s’il doit bientôt partir ?
— Il ne m’en a point parlé, répondit la jeune fille avec émotion.
— Hein ! fit la vieille, ces étrangers là décampent un matin comme des oiseaux sans avertir personne. Il est vrai qu’ils arrivent de même, et quand l’un a disparu, il en revient un autre.
En achevant ces mots, la duègne prit son bâton pour s’éloigner. Rosita l’arrêta par le bras : Dolorès, lui dit-elle, don Patricio est un cavalier plein de cœur ; il ne me quitteras ainsi. Que deviendrais-je quand il serait parti ? N’est-ce pas, Tia, n’est-ce pas qu’il aura pitié de moi ?
À ces paroles qui trahissaient une émotion profonde, la duègne leva sur la jeune fille, des yeux surpris. — Jésus ! ma pauvre petite ; tu l’aimes donc tout-à-fait ! Demanda-t-elle à demi voix.
— Je vous l’ai dit dès les premiers jours ; répliqua vivement Rosita, et lui aussi, il m’aime ! Si vous voyiez comme il sourit quand je lui dis bonjour en passant, quand je lui touche le coude à la promenade !
— Ah ! niña, si tu étais moins pauvre, si tes parens avaient un peu de crédit !
— Eh bien !
— Il y aurait moyen de tout arranger. Tu diras qu’il a promis de t’épouser, on l’empêcherait de partir au nom de la loi… Mais, non, cela ne se peut pas ! il est officier, et son commandant le réclamerait. Tu n’as qu’à renoncer à lui, mon enfant ; tu es bien jeune, Dieu merci, et tu as le temps de l’oublier !
— Jamais ! jamais ! s’écria la Rosita.
— Si j’avais autant d’onces d’or que j’ai entendu de ces sermens-là, reprit la duègne, je serais bien riche.
— Jamais ! Entendez-vous ? répéta la jeune fille avec exaltation. Je sais qu’il est impossible de le retenir ici ; eh bien ! je le suivrai.
— Allons, allons, dit tout bas la duègne, il n’y a pas à disputer avec un enfant en colère. Donnez donc de bons avis à des obstinés qui veulent tout faire à leur guise ! Cela n’a pas quinze ans, et cela n’écoute pas la vieillesse ! Et elle s’en alla traînant sur le trottoir son pas inégal.
Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels Rosita, en proie à une certaine inquiétude, courait par la ville, et cherchait à rencontrer partout don Patricio, comme pour s’assurer qu’il n’était pas parti. Le soir elle s’échappait de chez sa mère et se précipitait vers la maison qu’habitait le jeune lieutenant ; quand le jeu de la lumière reflétait son ombre sur les rideaux, elle faisait claquer ses doigts comme une paire de castagnettes. Averti par ce signal, don Patricio s’avançait sur le balcon ; il ne pouvait faire moins que d’adresser quelques mots bienveillans à la jeune fille, et celle-ci, ivre de joie, se mettait à sauter et à danser sur le trottoir ; puis, dès qu’un passant venait à paraître, elle s’enfuyait d’un pas si léger, qu’on eût dit un oiseau s’envolant dans les ténèbres. Cependant ces entrevues furtives se succédaient sans lui donner l’occasion de s’entretenir avec celui dont elle rêvait nuit et jour. Malgré l’amour qu’elle lui avait voué à première vue et qui la subjuguait complètement, il lui était impossible de se familiariser avec don Patricio : elle se troublait en sa présence ; ses manières graves et froides lui imposaient. Pour rien au monde, elle n’eût osé, comme auparavant, frapper à sa porte et tenter une démarche inconsidérée qui lui eût attiré des paroles de blâme.
On était alors au commencement de décembre, dans les temps de l’Avent. Fidèle aux anciens usages, la marquise dont le lieutenant Patricio habitait l’hôtel célébrait des cérémonies religieuses dans son grand salon, transformé en chapelle. Tout ce qu’il y avait dans sa maison de vases, de fleurs, de tentures, de candélabres, concourait à la décoration de la salle. De jeunes enfans, vêtus de blanches robes de lin, balançaient en l’air les encensoirs et chantaient des hymnes d’une voix limpide. À genoux sur un prie-Dieu, la vieille marquise, coiffée de ses cheveux blancs, dirigeait la funccion avec une dignité parfaite. Derrière elles se rangeaient ses vassaux, nègres, mulâtres et métis ; c’étaient les serviteurs, esclaves et libres, qui travaillaient aux plantations de la noble dame. Convoqués pour la cérémonie, ils arrivaient à cheval ; celui-ci sur des mules pelées, ceux-là sur des chevaux maigres, portant le mouchoir noué sur le front et le chapeau pointu, le court pantalon de toile grise et l’éperon d’acier rouillé fixé par de grosses courroies au talon nu. Cette domesticité, mal vêtue et peu nombreuse, témoignait du mauvais état des affaires de la marquise, que les prodigalités de son mari avaient ruinée. Cependant elle tenait à cet entourage qui lui rappelait son ancienne splendeur et les anciennes mœurs patriarcales des riches créoles péruviens. Tous ces serviteurs l’abordaient avec le plus profond respect ; on reconnaissait en eux, des gens honnêtes et dévoués quand même à des maîtres dont la ruine se reflétait jusque sur leurs pauvres vêtemens. Dès que les candélabres s’allumaient, le portail de l’hôtel s’ouvrait à deux battans ; le vieux noir chargé, comme nous l’avons vu, des triples fonctions de portier, de cocher et d’intendant, remplissait en cette occurrence l’emploi de suisse d’église et de bedeau ; c’était lui qui veillait à ce que la foule, qui envahissait bientôt la cour, ne fît pas trop de tapage. Il se donnait beaucoup de mal pour établir un peu d’ordre aux abords du grand salon ; mais ; comme il ne portait ni hallebarde ni verge noire, les enfans et les mauvais plaisans de tout âge se faisaient un jeu de le tourmenter. Sa livrée, qui l’eut fait prendre chez nous pour un marchand de vulnéraire suisse, ne suffisait point à lui attirer le respect des curieux. Aussi, tandis que dans l’intérieur du salon vitré la marquise, sa suite et les invités accomplissaient leurs exercices religieux, on se livrait en dehors à des conversations profanes et tumultueuses. Seulement, lorsque le prêtre, c’était don Gregorio le chanoine, donnait la bénédiction, la foule tombait à genoux, et il régnait dans la cour un si profond silence, qu’on entendait les pieux gémissemens des duègnes blotties dans les coins.
Logé dans l’hôtel, don Patricio assistait à la cérémonie, non pas en habits de gentleman, moins encore en uniforme d’officier, mais en simple tenue de cavalier péruvien. Un soir, comme les curieux s’écoulaient, il attendait que don Gregorio sortît pour l’accompagner jusqu’à sa demeure. Le hasard voulut que la marquise retînt le chanoine à souper ; don Patricio, adossé à la muraille, regardait machinalement les bougies qui s’éteignaient l’une après l’autre dans la chapelle, quand une petite main saisit vivement son bras. Il se détourna et vit Rosita, qui, serrée contre lui, le contemplait avec une émotion mêlée de crainte, et semblait dire : — Je le tiens !
— Il n’y a plus personne dans la cour ? cria au même instant le vieux nègre ; je vais fermer la porte, et tant pis pour qui restera dedans : une fois dans ma loge je n’ouvre plus !
— Attendez, répliqua don Patricio, je sors !
Il sortit en effet, et emmena Rosita pour empêcher que le nègre ne la vît. La lune se levait, et la brise de mer, près de s’assoupir, murmurait encore faiblement dans les arbres des jardins. Quand ils furent dehors, le jeune lieutenant s’arrêta une minute : — Que me veut-elle ? Où vais-je ? Telles furent ses premières pensées, et il eut envie de congédier Rosita ; puis la pensée lui vint de savoir quels progrès avait faits dans le cœur de la Péruvienne cette passion subite dont il étudiait froidement les phases diverses. Cette promenade d’ailleurs serait la dernière : il dirait à la jeune fille quelques bonnes et honnêtes paroles que fortifierait encore un éternel adieu. Il semblait que Rosita devinât ce qui se passait en lui ; elle s’accrochait à son bras et l’entraînait en avant, comme pour l’empêcher de retourner sur ses pas. Ils allèrent ainsi jusqu’à l’entrée de la grande et belle route plantée d’arbres qui conduit de Lima au Callao. Les étoiles brillaient à sur un ciel profond dont aucun nuage n’avait depuis bien long-temps altéré la pureté ; la lune, qui commençait à monter au-dessus des montagnes, éclairait l’un après l’autre les pics les plus élevés de la sierra, et jetait de proche en proche, sur les versans inférieurs, des flots de lumière. Des deux côtés de la route s’étendent de vastes vergers, où croissent les plus robustes orangers de toute cette partie de l’Amérique. À cette première heure de la nuit, leurs fruits, échauffés par le soleil, répandaient au loin ce parfum vivifiant, cette odeur rafraîchissante et suave que rien n’égale. Çà et là, dans la campagne, de joyeux éclats de voix se faisaient entendre ; dans cette bienheureuse vallée du Pérou, on chante au lieu de parler, on danse au lieu de marcher. La richesse a disparu, l’or est devenu rare ; mais la folie vit dans l’air et dans le cœur des habitans. Il est difficile, même aux étrangers qui ne font que passer, de n’en pas ressentir un peu les atteintes.
— Quel merveilleux climat ! s’écria don Patricio après quelques instans d’une conversation que la jeune fille s’efforçait d’animer ; quel ravissant pays… et pourtant il faudra le quitter !
— Est ce vrai que vous allez bientôt partir ? demanda Rosita.
— Oui, mon enfant, répondit le jeune lieutenant ; la frégate sera bientôt en rade du Callao : il est temps que je reprenne mon service.
— Et je ne vous reverrai plus jamais ? dit la jeune fille en fixant sur lui ses grands yeux humides de larmes. La pauvre Rosita restera ici seule, abandonnée ?
— Abandonnée ! reprit don Patricio, et votre famille, et don Gregorio qui veille sur vous ?
Rosita secoua tristement la tête. – J’ai vécu quatorze ans heureuse auprès de ma mère, tranquille et gaie comme la perruche qui se balance sur la feuille du palmier… mais ce temps là est passé ! Vous, don Patricio, vous ne pouvez pas être triste ; n’allez-vous pas revoir ceux que vous aimez ?
— Mon enfant, dit don Patricio en lui prenant la main, je n’ai risqué cette promenade avec vous que pour vous donner des avis. Écoutez-moi ; c’est la dernière fois que je vous parle, la dernière fois…
— Oh ! ne dites pas cela, interrompit la jeune fille ; ne dites pas cela !
— Je n’avais que peu de semaines à passer ici, et elles sont écoulées. Vous le saviez…
— Je le savais, mais je voulais l’oublier, reprit Rosita ; et vous, si j’étais venue un matin vous dire : Je suis riche, bien riche ; j’ai trouvé un trésor, il m’est tombé du ciel un gros héritage, et je le mets à vos pieds ; vous même, don Patricio, n’auriez-vous point oublié que vous deviez si tôt partir ?
— Enfant ! répliqua le lieutenant Patrick, à quoi bon ces rêves chimériques ? Le hasard nous a un instant réunis, et il faut maintenant nous séparer. Je me suis plus d’une fois reproché d’être trop sévère pour vous ; peut être aurais-je dû l’être encore davantage…
— Oui, vous l’auriez dû, reprit vivement Rosita. Il fallait me repousser franchement, et ne pas m’absoudre du regard après m’avoir blâmée d’un mot. Si je suis une enfant, comme tous le dites, vous deviez me prendre en pitié et rire de ma folie… Mais non ; à quoi bon vous adresser des reproches ? Moi seule je suis coupable, don Patricio ; je me suis mise à vous aimer avec passion, sans savoir qui vous étiez, sans prévoir… Et vous, n’avez-vous jamais ressenti pour la pauvre Rosita un peu d’affection ? Mettez la main sur votre cœur, et répondez-moi.
La jeune fille, en adressant cette question à don Patricio, retira sa main qu’il avait prise et se plaça devant lui dans l’attitude d’OEdipe cherchant à deviner l’énigme du sphinx. Elle était petite, comme la plupart des femmes de son pays ; comme elles aussi, gracieuse et douée de ce charme, donayre, particulier aux Liméniennes, à quelque classe qu’elles appartiennent. Don Patricio, un peu embarrassé de cette attaque subite, fixa ses regards sur le front de Rosita, que la lune illuminait de ses pâles rayons, et, poussé par un mouvement irrésistible, il y imprima un baiser. Cette réponse en valait bien une autre ; la jeune fille, triomphante, sauta au cou de don Patricio avec des transports d’une joie qui allait jusqu’à l’extravagance.
— Maintenant, dit-elle après avoir réprimé ces élans impétueux, j’ai une grace à vous demander.
— Laquelle ? répondit avec une certaine inquiétude le lieutenant irlandais, qui se sentait entraîné plus loin qu’il ne l’aurait voulu.
— C’est de me prévenir de votre départ le jour où la frégate jettera l’ancre dans le port.
— Je vous le promets, dit don Patricio ; et plût à Dieu qu’elle arrivât bientôt, ajouta-t-il à voix basse, car on devient fou dans cet étrange pays !
Le lendemain, don Patricio ne sortit point ; soit qu’il craignît de rencontrer sur son chemin cette naïve jeune fille à laquelle il n’avait plus le droit de ne pas répondre, soit qu’il voulût achever divers dessin ébauchés dans ses courses précédentes, il resta chez lui. Quand don Gregorio vint le voir, il le trouva ses crayons à la main, penché sur sa table. La vue du chanoine lui causa d’abord quelque embarras ; celui-ci s’en aperçut, et il se disposait à se retirer, mais don Patricio le retint.
— Padre, lui dit-il, restez un peu, je vous en conjure. Je n’ai que peu de jours à passer à Lima, et je ne voudrais pas vous quitter sur un mensonge. Vous m’avez donné d’excellens, de paternels conseils, vous avez eu confiance en moi, et je vous ai trompé. – Puis, sans attendre les questions du chanoine qui le regardait avec moins de surprise que de tristesse, il lui conta tout d’un trait la conduite qu’il avait tenue à l’égard de Rosita ; comment, sans la repousser ni l’attirer à lui, il s’était plu à entretenir en elle une passion qu’il eût fini peut-être par partager.
— Vous ne m’apprenez rien, mon ami, répondit bravement don Gregorio. Depuis un mois, j’observe avec attention cette capricieuse enfant ; elle m’évite, elle secoue la tête quand je lui parle ; son visage est animé d’une joie qui n’est point celle du premier âge. Je voudrais pour beaucoup que vous fussiez parti.
Don Patricio avait peut-être omis de mentionner dans son récit sa réponse un peu trop éloquente à certaine question de la Rosita ; toujours est-il que cet aveu lui fit du bien. La conversation se continua sur les sujets qu’évoquait naturellement la pensée de leur séparation prochaine. En se quittant, ils se promirent de se trouver le lendemain matin à cheval à la porte de la ville et de pousser ensemble une pointe jusqu’au Callao. Don Patricio employa le reste de la journée à préparer le gros de ses bagages ; le jour suivant, il revêtit son costume de cavalier péruvien et courut rejoindre au lieu indiqué le chanoine, qui l’attendait déjà. Excités par l’air frais du matin, les chevaux piaffaient et caracolaient ; mais les deux cavaliers trouvaient trop de plaisir à se promener au pas sous les arbres chargés d’ombre et de rosée pour hâter leur marche. Des voyageurs plus pressés passaient en galopant montés sur de grandes mules au pied fin ; le pommeau de leurs selles, leurs étriers de bois, le manche du petit fouet qu’ils tenaient à la main, tout était incrusté d’argent et reluisait au soleil.
— Leurs ancêtres portaient ces ornemens en or, dit don Gregorio à son jeune ami ; leurs descendans, et eux mêmes peut-être, les porteront en acier. L’âge de fer est venu pour le Pérou ! Depuis que nous jouissons du bonheur d’être indépendans, notre beau pays se voit envahi par les discordes civiles et par la misère.
— Pardonnez mon indifférence, répondit don Patricio ; mais je ne puis croire aux souffrances d’un peuple qui, loin de se plaindre, s’abandonne avec une complète insouciance aux plus bruyans plaisirs. La nature a traité les Péruviens en enfans gâtés. Chez vous, point de longues et sombres nuits, point d’hiver. Lima laisse dans l’ame du voyageur un éternel souvenir ; et nous, habitans des froides latitudes, nous y croyons voir une image du paradis.
— Lima est le paradis des femmes, selon un ancien proverbe, répliqua don Gregorio, et l’enfer des ânes ! Voyez cet innombrable troupeau de bourriques que des cholos[2] piquent sans pitié avec des bâtons pointus. Leur croupe est tout écorchée, les sangles du bât leur coupent le ventre, et leurs intelligens conducteurs leur ont fendu les narines pour qu’elles puissent respirer plus facilement.
L’escadron de bourriques signalé par le chanoine dépassa rapidement les deux cavaliers, qui continuaient de marcher au pas ; c’étaient de pauvres ânes de la plus petite espèce, aux pattes si courtes, que les jambes des cholos, placés à califourchon sur leurs croupes, touchaient presque la terre. À quelque distance de là, un grand tourbillon de poussière couvrit la route d’un nuage épais ; la troupe s’arrêta, puis le désordre se mit dans ses rangs, malgré les cris des cholos, qui vociféraient à pleine tête. Les ânes commencèrent à braire sur toute la ligne ; ce fut bientôt un assourdissant vacarme.
— Voilà une aventure digne du chevalier de la Manche, s’écria en riant don Patricio. Au galop, padre, allons reconnaître l’ennemi !
Ils piquèrent des deux, et un étrange spectacle s’offrit à leurs regards. Une centaine de matelots anglais, qui semblaient s’être rafraîchis au Callao et dans tous les cabarets de la route, se dirigeaient vers Lima en phalange serrée, montés sur des chevaux de louage. Celui-ci, haut de six pieds, écrasait du poids de son corps un frêle pony ; celui-là, court et trapu, oscillait sur le dos d’une haridelle efflanquée. Ces cavaliers improvisés tiraient la bride par saccades, à droite et à gauche, s’accrochaient à la selle, perdaient leurs étriers, et embrassaient le cou de leurs montures, qui ruaient à l’envi. On eût dit une troupe de clowns, à voir leurs postures extravagantes et leurs gestes bouffons ; ils ne riaient pas cependant. Tout en trottant et galopant de la sorte dans le plus incroyable pêle-mêle, ils essayaient de causer comme des gens qui conservent leur sang-froid. Les chevaux, fatigués de porter ces incommodes riders, pirouettaient sur eux-mêmes, marchaient de côté, et exécutaient toutes les feintes imaginables sans réussir à désarçonner ces agiles marins, cramponnés sur leurs selles à la manière des singes. Les ânes, plus sages, avaient donc éprouvé un moment de trouble à la vue de cette cavalcade désordonnée qui leur barrait le chemin.
— La frégate est arrivée, dit don Patricio ; elle a dû mouiller cette nuit en rade. Ces marins qui courent dépenser à Lima, en quelques heures, leur solde de trois mois, font partie de l’équipage. Galopons jusqu’au Callao, padre ! que je revoie mon beau navire !
Les deux cavaliers aperçurent bientôt la frégate immobile sur les eaux ; à la vue de son pavillon, le lieutenant Patrick se découvrit avec une émotion mêlée de joie. La fascination qu’exerçait sur lui cette contrée énervante disparut immédiatement pour faire place au sentiment du devoir ; il lui tardait d’être à bord. Son premier soin, en arrivant au Callao, fut d’averti par lettre le commandant qu’il reprendrait son service dès le lendemain, en s’excusant de ce que son costume de cavalier ne lui permettait pas de paraître en sa présence. Il retourna à Lima plus vite qu’il n’était venu ; don Gregorio, qui l’accompagnait toujours, demeura près de lui le reste de la journée, afin de l’aider à faire ses dispositions pour le départ ; peut être aussi le padre se tenait-il à côté de son jeune ami pour empêcher Rosita de tenter l’aventure d’une dernière rencontre. Le soir même, deux mules emportèrent les bagages de don Patricio.
Cent matelots anglais se rues de Lima devaient y causer une certaine sensation. Aux noms de Jacl, Tom, Bill, Dick, Sam, que prononçaient les marins en s’appelant d’une rue à l’autre, les habitans se mettaient aux portes, et l’on sut bientôt jusque dans les quartiers les plus reculés que la frégate était revenue au mouillage. Cette nouvelle arriva aux oreilles de Rosita et la mit en émoi. À plusieurs reprises, elle passa sous le balcon de don Patricio ; mais elle entendait la grosse voix du padre et disparaissait au plus vite. En proie à une secrète inquiétude, elle allait et venait d’un pas rapide, puis cherchait à se rassurer en songeant à la promesse que lui avait faite don Patricio. Il viendra, se disait-elle ; il ne partira pas sans m’avertir. Et elle se résigna à l’attendre devant la porte de sa mère. Les heures se passèrent… don Patricio ne vint pas ! Fatigué des occupations multipliées qui l’avaient tenu sur pied depuis le matin, il se coucha dès que don Gregorio se fut retiré, rêvant à la mer, à sa frégate et à cette vie de marin qu’il allait reprendre ; il ne tenait plus à la terre. Ce séjour de six semaines à Lima s’effaçait de son esprit comme un rêve devant la réalité. À peine le jour commençait-il à poindre, qu’il avertit le vieux portier de lui amener son cheval. Le nègre, qui avait reçu maintes fois d’excellens pour boire, ne put retenir ses larmes en voyant partir celui qu’il appelait son jeune patron. Le chapeau à la main, le visage contracté par la tristesse, il se mit à débiter le plus grotesque compliment sur un ton de voix si larmoyant, que don Patricio eut peine à ne pas éclater de rire.
— Merci, merci, mon vieux, répondit le jeune cavalier ; rentre dans la loge et racle ta guitare. Voilà de quoi te consoler.
Il lui mit dans la main une pièce d’or, sauta lestement en selle et sortit de la cour. Son cheval s’élança comme un trait ; on eût dit qu’il comprenait la pensée de son maître et avait hâte de le déposer sur le rivage. De son côté, la Rosita, qu’une vague appréhension avait tenue éveillée toute la nuit, s’était mise en campagne. Elle débouchait dans la rue que suivait don Patricio pour gagner le port du Callao, au moment où celui-ci allait atteindre les premières maisons du faubourg. Il l’aperçut, lui fit un geste de la main et cria tout en galopant :
— Adios, Rosita !
— Il n’est pas parti, c’est impossible ! se dit la jeune fille : — Et elle courut à l’hôtel de la marquise. — Don Patricio, le cavalier étranger, va-t-il bientôt rentrer de la promenade ? demanda-t-elle au nègre, qui accordait sa guitare et s’essuyait les yeux du revers de la main.
— Il ne reviendra de sa promenade ni aujourd’hui ni demain, niña, répondit le portier. Ses bagages ont été expédiés hier soir, et il parti.
— Pour toujours ?
— Est-ce que je lui ai demandé où il va ? Et qu’est-ce que cela te fait, à toi, niña ? Voyez un peu comme ces jeunes filles sont curieuses ? Ah ! c’était là un patron généreux, affable, point fier, qui ne rentrait jamais à des heures indues, comme tant d’autres étrangers qui ont la bouche pleine de dures paroles et la main vide. Tu ne sais pas ce que je perds à son départ… Ah ! mon Dieu ! je crois que je vais pleurer comme un enfant…
— Parti ! parti !… répétait Rosita navrée de douleur, sans me dire une parole d’adieu ; sans m’avertir comme il me l’avait promis !… Il faut que je le voie, que je lui parle…
Haletante, vaincue par l’émotion, elle s’était assise un instant sur une borne, près de défaillir ; tout à coup, rassemblant ses forces, elle se prit à courir dans la direction de la route que venait de suivre don Patricio. À cent pas de là, un mulâtre lui barra le passage.
— Halte là, Rosita ! Où cours-tu si vite, ma belle ?
— Laissez-moi, répondit la jeune fille en levant sur le mulâtre des yeux égarés ; que me voulez-vous ? qui êtes-vous ?
— Qui je suis ? Tu ne reconnais pas celui qui t’a vendu pour quatre réaux le meilleur billet de la loterie ? Combien me donneras-tu pour la nouvelle que je t’apporte ? Depuis ce matin, je te cherche par toutes les rues de Lima ; tu pleures, fillette, et moi, je vais te faire rire… Les quarante mille piastres sont à toi !
— À moi, à moi les quarante mille piastres !… Amenez-moi une voiture, des chevaux, un équipage, que je le rattrape… Quarante mille piastres, Jesus Maria ! Quand il me saura si riche, il m’épousera, j’en suis sûre… Oh ! mon Dieu ! si ce bonheur là m’était arrive hier…
Puis, sans répondre au mulâtre, qui la regardait la bouche béante et lui tendait la main, Rosita s’élança sur la route du Callao. Ivre de joie, folle d’espérance et en proie à une anxiété qui croissait de minute en minute, elle s’arrêtait souvent pour prendre haleine. Ses souliers de satin la gênaient dans sa course ; elle les ôta et marcha sur ses bas de soie, qui furent bientôt mis en pièces. Ceux qui la voyaient courir à pied sur cette grande route encombrée de voitures et de bêtes de somme, l’œil hagard et haletante, levaient les épaules et souriaient en lui jetant quelques sarcasmes qu’elle n’écoutait pas. Elle eut beau se hâter, il ne lui fallut pas moins d’une heure et demie pour franchir l’espace qui sépare Lima du Callao. Au moment où elle atteignait la plage, le lieutenant Patrick mettait le pied sur le pont de sa frégate. — J’ai le temps de le rejoindre avant qu’il ne lève l’ancre, pensa la Rosita, et, sans perdre une minute, elle se précipita dans le premier canot qui s’offrit à sa vue, en criant au marinier de la conduire à bord.
— A ver el dinero, niña, voyons ton argent, ma fille ? répondit le marinier avec le plus grand calme.
Rosita tâta la pointe de son châle, où elle avait coutume de nouer quelques réaux ; ce jour-là, elle n’avait point songé à prendre d’argent.
— Allez toujours, dit-elle au batelier ; il y a quelqu’un à bord de la frégate qui paiera pour moi… Partons vite, partons, et je vous récompenserai généreusement au retour.
— Je n’entends point de cette oreille-là, répliqua le marinier en se croisant les bras ; débarque, et va chercher ton argent à Lima, si tu veux.
— Je vous promets une once d’or, deux onces d’or, que vous aurez ce soir ; pour l’amour de Dieu, menez-moi à bord !…
— Pourquoi pas mille piastres ? Il n’en coûte rien de promettre de l’or, même quand on court les pieds nus… — En parlant ainsi, le batelier lui tourna le dos et se mit à rouler une cigarette entre ses doigts. Rosita se tordait les bras de désespoir ; elle criait, pleurait, et fixait sur la frégate des regards effarés.
— Que veux tu faire à bord de l’Anglais ? dit froidement le marinier. Le voilà qui commence à lever son ancre ; personne sur le pont, officier ou matelot, n’a le temps de causer d’amourette. Tiens, voilà la yole qui vient chercher le commandant ; il ne reste plus que lui à terre. Quand il abordera son navire, on hissera les voiles et adieu la frégate.
— Être si riche, et n’avoir pas sur soi de quoi payer le plus petit bateau de la rade ! disait Rosita en pleurant. J’aurais le temps encore ; il me reste un quart d’heure, et ce quart d’heure n’est pas à moi, faute de deux ou trois réaux !…
Comme elle s’abandonnait ainsi à la violence de son chagrin, la yole du commandant, montée par six matelots et un aspirant, s’approcha doucement du quai. Rosita s’y jeta sans hésiter, à la grande stupéfaction des rameurs et du jeune officier auquel ils obéissaient.
— Déposez cette femme à terre, dit d’un ton de voix qu’il voulait rendre sévère l’aspirant anglais, enfant de douze ans aux blonds. Les rameurs se mirent en devoir d’exécuter cet ordre ; mais Rosita s’accrochait aux bancs de la yole, se débattait de toute sa force et criait qu’elle voulait absolument aller à bord. Dans son exaltation, elle parlait de don Patricio, de son amour pour lui, des quarante mille piastres qui lui tombaient du ciel… C’était peine perdue : ni le midshipman ni ses matelots n’entendaient un seul mot d’espagnol. Eussent-ils compris les paroles, ni sa douleur, ni ses larmes n’auraient pu les fléchir. Cédant enfin à la pression des bras vigoureux contre lesquels elle luttait en vain et qui modéraient leur force pour ne pas la blesser, Rosita dut lâcher prise ; le plus ancien des rameurs la prit dans ses grandes mains et l’emporta comme un enfant sur l’extrémité du quai ; puis il la poussa légèrement, du côté de la terre en lui disant : Run, miss ; courez, mademoiselle. Le commandant passait. Rosita saisit la basque de son habit ; il lui lança un coup d’œil si froid et si hautain qu’elle recula d’un pas et tomba épuisée sur le rivage. Les rameurs levèrent leurs avirons pour saluer leur capitaine, qui prit place à l’arrière de la yole sur son tapis d’honneur. Cinq minutes après, le frêle canot, emporté par six rames longues et flexibles, touchait le bord de la frégate. Le grand navire livra ses voiles au souffle de la brise ; il s’inclina d’abord comme pour saluer ce doux rivage du Pérou, se redressa majestueusement, puis s’éloigna vers la haute mer.
Plongé dans une morne stupeur, Rosita considérait avec un déchirement de cœur inexprimable la belle frégate qui emportait don Patricio. Il lui semblait que l’équipage, par ses cris joyeux, insultait à sa douleur ; le bruit même de la vague ne répétait-il pas ce mot fatal : Il est parti ! Et pourtant elle restait clouée sur le sable de la plage, n’espérant plus, mais regardant encore. Ce fut là que le chanoine don Gregorio la retrouva une heure après le départ de la frégate. Le padre s’était mis en quête de la Rosita ; il l’avait demandée à sa mère, qui, moins que personne, savait ce qu’elle était devenue. Craignant tout de cette petite tête exaltée, il monta à cheval et vint droit au Callao. Des qu’il aperçut la jeune fille immobile sur le rivage, il s’approcha d’elle et lui dit avec douceur : Allons niñita, retournons en ville…, ta mère t’attend.
— Là-bas, là-bas, répondit Rosita sans se détourner ; il est là, parti, parti pour toujours !…
— Viens, fit le padre en la prenant par la main, viens te reposer, ma fille ; tu souffres !…
— Laissez moi, cria la jeune fille, je ne veux pas aller avec vous ! Qui sait s’il ne va pas revenir ?… Padre, il va peut-être revenir pour m’épouser, maintenant que je suis si riche ! Ah ! Patricio, vous me donnerez le bras sur l’Alameda… ; quarenta mil pesos !
Don Gregorio essaya vainement de se faire écouter ; la Rosita l’interrompait à chaque parole et prononçait avec une volubilité effrayante des phrases sans suite. Il prit le parti d’attendre que l’accablement succédât à ce paroxysme d’agitation. En effet, après les cris vinrent les larmes : Rosita, plongée dans un morne silence, regardait toujours la mer, mais sans la voir et sans entendre le bruit que faisait autour d’elle la foule assemblée. Sollicitée encore par le padre de revenir près de sa mère, elle le suivit machinalement. Don Gregorio la fit monter dans une voiture pour la transporter à Lima.
Malgré tous les soins que lui prodigua le padre, jamais Rosita ne put recouvrer l’usage de sa raison. La fortune que le hasard lui avait si inopinément envoyée ne servit qu’à la rendre folle et à lui procurer quelques douceurs dans l’hospice d’aliénés où elle devait passer le reste de ses jours. Quand je visitai cet hospice, don Gregorio, qui m’accompagnait, me la montra ; ce fut lui aussi qui me conta son histoire telle que je la rapporte ici. La Rosita, toute folle qu’elle était, reconnaissait immédiatement les Européens ; elle les suivait et s’approchait d’eux avec une émotion visible. Toutes les fois qu’on parlait auprès d’elle une langue étrangère, elle se mettait à pleurer et demandait à voix basse si la frégate était revenue au Callao. Quelquefois on la conduisait jusqu’au bord de la mer ; arrivée sur la plage, elle regardait attentivement, puis secouait la tête ; et demandait à retourner dans sa triste prison. Voilà quinze ans qu’elle y est entrée ; combien de pays a visités le lieutenant Patrick depuis qu’elle ne compte plus parmi les vivans, depuis qu’elle a cessé de parcourir librement les sentiers fleuris qui se croisent en tous sens dans la vallée de Lima ! Ah ! don Patricio, disait souvent le chanoine Gregorio en jetant sur la Rosita un regard douloureux, on vous tient dans le monde pour un homme honnête ; votre conscience est en repos…, et pourtant voilà votre ouvrage !
TH. PAVIE.