Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 23-29).

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Au petit bar du coin, Casimir a fait la connaissance de Sidoine Cubénit, un gaillard si intelligent, qu’il a remporté onze fois le non-lieu sur dix-huit inculpations. Interviewé quant au meilleur moyen de lancer une jeune et jolie poule, Sidoine a déclaré qu’il suffit de chercher, dans les annonces des journaux, celles qui demandent un modèle pour peindre, attendu que la peinture c’est toujours de la blague, et que quand on désire voir une femme à poil, ce ne peut-être que dans l’intention de coucher avec elle.

Et voilà pourquoi, dès le lendemain, Zouzoune, toujours accompagnée de l’infatigable Casimir, se présentait, en qualité de modèle, à l’atelier d’Archibald Broack, artiste-peintre cubiste et américain.

Archibald Broack, gigantesque et velu comme un mammouth, jeta à peine sur la jolie Zouzoune un regard distrait, dédaigneux.

— Quel prix vôs demandez ? fit-il simplement.

Estimant qu’il était encore un peu prématuré, sans doute, de faire une allusion, même discrète, au petit hôtel avec garage, garde-manger et larbins en culotte courte, Casimir répondit, sur un ton de désinvolte bonhomie :

— Bien que la marchandise soye de la pure primeur inaugurale, nous nous en rapportons à la généreuse prodigalité de Monsieur… Si Monsieur a la convoitise de se rendre compte visuellement, la petite va opérer abstraction totale de ses frusques… Pas besoin de faire attention à moi, vu que je suis son père sans l’être mathématiquement, et qu’on ne se gêne pas entre confrères, étant donné que je me rengorge d’appartenir comme Monsieur à la corporation picturale.

Car il n’eût pas été fâché de se rincer l’œil. Mais Archibald répondit, flegmatique :

— Inioutile… Mon peinture c’est le contraire de mon vision… Plousse que mon vision il est habominable, plousse que mon peinture il est beau.

— Chiqué ! pensait Casimir, rigolant à part soi et clignant de l’œil d’un air égrillard, pour faire comprendre qu’il se prêtait volontiers à la comédie.

— Séance demain dix heures de la matin, fit le peintre… C’est le matin que je suis le plousse mieux disposé.

— Moi, c’est plutôt le soir que ça me démange, avoua Casimir qui suivait sa pensée… Surtout quand j’ai bu un coup de trop… Mais chacun est libre et autonome dans ses manières, comme de bien entendu… C’est des affaires de complexité physique et génératrice qui ne regardent personne.

— Je recommande à la modèle oune silence hermétique, dit encore Archibald… Pas oune mot quand je fais ma œuvre.

— Tiens ! rigola Casimir… Ça vous coupe le sifflet, si la poule vous éjacule des boniments pendant l’opération ?…

Elle troussa très haut sa robe (page 20).

Je m’avais déjà laissé sous-entendre qu’y a des types comme ça… Dans ce cas-là, vous tritureriez pas grand’chose de fameux, si vous seriez en élaboration avec ma légitime, qu’arrête pas de m’extravaser des gentils noms d’oiseaux, sur toute la périphérie de la perpétration conjugale… Si les boniments vous coupent la chique, pourvu que la gosse soye pas homogène à sa mère.

L’air inspiré, rêvant sans doute à ses chers parallélipipèdes, le peintre ne daignait pas écouter. Il pontifia, solennel :

— Je demande aussi le himmobilité absolu.

— Ça, c’est encore plus curieux ! s’exclama Casimir… Ma Sophie, quand j’opère, elle frétille avec une fluctuation qu’est vraiment vibratile et torrentueuse… Et j’avoue à Monsieur que ça ne m’est pas du tout révulsif et antipathique… Enfin, chacun son goût… Du reste, sans vouloir commander Monsieur, je me suggestionne que tout ça, c’est pas des boniments à proférer devant ma pudicité paternelle, à propos de ce que Zouzoune viendra manufacturer ici… Si Monsieur a des revendications spécifiques sur la manière d’opérer, j’en suis d’accord, vu qu’avec de la galette, on a bien le droit de se payer toutes ses fantaisies romanesques et idéologiques… Mais je prie Monsieur de tergiverser jusqu’à demain pour expliquer toutes ses manigances à la petite, et d’économiser, tant qu’à présent, la vertu pudibonde et sexuelle d’un honnête homme.

Puis après un salut très digne, quoique très profond, il s’en fut, suivi de Zouzoune qui pensait, désolée :

— J’vas perdre ma vertu avec un orang-outang américain !

Le lendemain, à dix heures, Zouzoune arrivait chez Archibald Broack. Estimant, en vraie Parigote, pour qui rien n’existe hors Paris, qu’étranger et sauvage sont de valables synonymes, elle ne concevait pas de différences dignes d’être notées, entre un Yankee et un anthropophage polynésien. Et la petite se demandait, fort inquiète, si les mœurs américaines ne comportent pas des rites trop brutaux, trop sauvages, pour faire sauter ça.

Stupeur ! Elle fut reçue par l’épouse légitime du peintre, type de protestante à lunettes, rigide et compassée, dont la voix sèche convia Zouzoune à se déshabiller complètement, du même ton qu’elle eût pris pour lui dire d’ôter son chapeau.

La petite laissa tomber ses nippes, une à une, derrière un paravent japonais sur lequel grimaçaient des masques affreux. Tout en s’efforçant de leur renvoyer une grimace plus vilaine encore, Zouzoune se demandait :

— Qu’est-ce qu’elle fiche ici, celle-là, avec ses besicles ?… C’est pas sa place, tout de même !… Après tout, peut-être que dans son pays, l’habitude veut que la légitime tienne la chandelle… Eh bien, c’est du propre, chère Madame !

Nue comme un ver — un petit ver bigrement joli — elle sortit de derrière le paravent, les mains étalées, comme tout modèle à sa première séance, aux places que leur assigna la pudique Vénus du Capitole.

Archibald était debout devant un chevalet, sa femme devant un autre.

— Montez sur le table ! dit sèchement le peintre.

— Sur le coin ? interrogea Zouzoune qui n’était pas sans avoir entendu raconter bien des choses.

Et elle se dirigea, résignée, vers l’énorme table Louis xiv qui encombrait le milieu de l’atelier.

— Pas ce table-là !… Le celui à modèle ! fit Archibald en désignant une sorte d’estrade… Prenez le pose que vôs voulez… Le pose de ma œuvre, c’était tout de même jamais le pose de la modèle.

— Alors, je reste comme ça ! grogna Zouzoune en grimpant sur l’estrade, la main droite serrant toujours son nichon gauche, l’autre main obstruant l’endroit où elle s’applique d’elle-même, le bras étant allongé sans raideur vers l’axe du corps.

Déjà, brandissant des brosses plus vastes que des cuillers à pot, le peintre et sa femme, chacun de son côté, maculaient d’incohérentes bigarrures deux toiles blanches naguère si belles encore, dans leur candide et simple nudité. À peine, de temps à autre, jetaient-ils un vague et rapide regard vers Zouzoune, qui profitait lâchement de leur inattention pour modifier la pose, se piéter sur la jambe droite dès que la gauche commençait à se fatiguer.

Cependant, la petite songeait, ahurie :

— Ah ça ! On dirait qu’ils peignent pour tout de bon !… Alors, qu’est-ce qu’il chantait, le camarade du mari à maman ?… Il a pas du tout l’air d’en vouloir à ma vertu, le vilain singe d’Amérique… Faut-il que ça manque de goût, ces sauvages !

Archibald, en effet, accordait aussi peu d’attention à son joli modèle, que de respect aux règles les plus élémentaires de l’anatomie et du coloris. Du reste, peignant toujours avec furie, il ne semblait pas songer à concéder le moindre repos à Zouzoune, qui commençait à se barber considérablement, et à regretter de ne pas s’être couchée tout de son long sur le tapis, quand on lui avait permis de choisir sa pose,

Soudain, une querelle terrible éclata entre les deux époux.

— Ça y est, elle est jalouse ! On va peut-être commencer à s’occuper de ma vertu, songea la petite, sans trop savoir si elle était contente ou furieuse.

Mais, à travers un charabia panaché d’anglais et de français, elle finit pas discerner que la dispute était d’ordre artistique. Archibald défendait les rigides angles droits de la formule cubiste, tandis que l’épouse, qui se servait d’un gigantesque compas pour son dessin de mise en place, prônait la traduction de chaque volume en un cercle parfait, selon l’école cycloïdiste, dont elle s’affirmait, fièrement, l’inventeur, le chef et le seul disciple.

Zouzoune profita de l’algarade pour s’octroyer le repos qu’on oubliait de lui accorder. Curieuse de voir si son portrait venait bien, elle se glissa, sobrement vêtue d’un jupon dont le bord était serré entre ses quenottes, devant la toile d’Archibald. Et son premier essai de critique artistique se formula en ces termes dénués de toute pédanterie :

— C’est moi, ça ?… Crotte alors !

N’entendant même plus les acerbes croassements des deux époux, elle bougonnait, fort vexée :

— Il a même pas su copier la belle pose que j’avais choisie, le fourneau… C’est mes gentils nénés, la brique verte et la bleue ?… C’est ma jolie frimousse, cette tête de bois qu’à la gueule en biais ?… C’est mon petit bedon, cette table de nuit en acajou massif ?… Et ce vilain triangle noir, qu’à l’air d’un emplâtre sur un abcès, ça croit représenter mon joli petit manchon qui frise et mousse si légèrement ?… Va donc, eh pochetée !

Quant au chef-d’œuvre cycloïdiste de Mme Broack, Zouzoune conclut, après un simple coup d’œil, qu’il ne pouvait être question d’elle dans ce tas de fonds de casseroles multicolores, et que la sauvagesse à lunettes se récréait sans doute à peindre, de mémoire, le trophée de petits ballons en baudruche que trimbale la vieille marchande des Tuileries.

Mais la querelle s’apaisa soudain, et Zouzoune courut reprendre la pose, sur un geste impérieux d’Archibald.

Comme le dernier coup d’onze heures sonnait, le mammouth posa sa palette en disant :

— Ma œuvre elle est finie, et ça est encore oune chef de œuvre !

Sa femme plus expéditive que lui, avait déjà terminé depuis dix minutes, Un quart d’heure plus tard, Zouzoune se retrouvait dans la rue, serrant en sa menotte un billet de dix francs, généreusement octroyé par Archibald pour une heure de pose. Contente, au fond, de n’avoir pas débuté avec un gorille, humiliée, pourtant, de s’être déshabillée devant un mâle sans qu’il en fût rien résulté, elle grommelait, énervée et hargneuse :

— C’est un peu fort, tout de même, que j’arrive pas à m’en débarrasser !… Faudra-t-il que ce soit moi qui en viole un, pour qu’on se décide à me la prendre, ma vertu !