Rose et Vert-Pomme/Un projet de loi

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 197-204).

UN PROJET DE LOI


La ruche parlementaire rebourdonne à tour de bras et le sein des commissions repalpite, faut voir comme !

Chargé, par un groupe important de bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque, de veiller à ce que l’honorable M. Conrad de Witt défende, sans relâche, leurs intérêts, ainsi qu’il s’y est engagé, par voie d’affiches, lors des dernières élections, je me rends souvent au Palais-Bourbon.

Je dirais qu’on n’y voit que moi, je mentirais ; mais enfin j’y vais souvent.

Je dois à la vérité de déclarer que je n’ai pas encore pu rencontrer M. Conrad de Witt dans une autre attitude que celle bien connue du vieux gentleman défendant les intérêts des bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque.

Bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque, dormez en paix : vos intérêts sont en bonnes mains !

J’ai toujours professé un goût très vif pour les travaux parlementaires. Rien, d’ailleurs, de ce qui touche à la grandeur de la France ne saurait me laisser indifférent.

J’aimerais tant voir notre pauvre France prospère à l’intérieur et respectée au dehors ! Espérons que ça viendra !

Quelques députés veulent bien m’honorer de leur confiance et de leur amitié.

C’est ainsi que je suis au courant des principaux projets de loi qui verront le jour au cours de cette session.

Vous les exposer serait pour moi un jeu d’enfant, mais je désobligerais mon excellent collaborateur, un brave ami : vous avez tous sur les lèvres le nom de H. Valoys, et vous avez raison, car c’est bien ce journaliste parlementaire que je voulais désigner.

Pourtant, l’ami Valoys me laissera piétiner quelque peu ses plates-bandes au sujet d’une loi qui, si elle est votée, pourrait avoir des conséquences sociales d’une portée incalculable.

Le député qui va déposer ce projet, j’ai juré de ne point révéler son nom, provisoirement. Qu’il vous suffise de savoir que ce n’est pas Clovis Hugues.

Je l’ai rencontré cet après-midi dans les couloirs, et voici les paroles qui s’échangèrent entre nous :

— Tiens, ce vieux X… Comme ça va ?

— Tiens, Y… (Y… c’est moi). Pas trop mal, comme vous voyez. Je travaille énormément.

— À quoi donc, que j’y coure ?

— À mon projet de loi.

— Ah ! vous faites un projet de loi ?

— Oui, mon cher ! Et un projet de loi qui fera parler de lui, je vous prie de le croire ?

— Je n’en conçois nul doute. Et cette loi ?

— Voici, tout bêtement, de quoi il s’agit : d’après ma loi, l’État s’arrogerait le monopole de la fabrication et de la vente des parapluies.

— Des parapluies !

— Oui, des parapluies. Qu’est-ce que cela a d’extraordinaire ? L’État n’a-t-il pas déjà le monopole des allumettes et des tabacs ? En quoi le monopole des parapluies serait-il plus étrange ?

— En effet.

— Savez-vous combien il se consomme de parapluies en France, par an ?

— Ma foi ! je vous avouerai que je n’ai jamais compté.

— Pas loin de six millions ! Admettons que chaque parapluie laisse cent sous de bénéfice à l’État, cela fait une légère rentrée annuelle de 30 millions de francs. Savez-vous que ce n’est pas une paille, cela, 30 millions ?

— Fichtre !

— Et puis, ce n’est pas seulement une question de profit que j’ai visé dans mon projet. J’y ai vu avant tout une question de commodité. Avez-vous remarqué, quand il pleut… comme les communications sont pénibles dans les rues ? Les parapluies tiennent une place du diable. On se heurte, on se bouscule, on se barre la route, et, finalement, on ne peut passer sur les trottoirs étroits que si l’un de vous élève son parapluie, alors que l’autre abaisse le sien.

— Très observé !

— Je me suis fait ce raisonnement bien simple : si cinquante pour cent des parapluies étaient munis de manches un peu longs et cinquante pour cent de manches un peu courts, les heurts et les chocs seraient évités. La moitié des parapluies passerait sous l’autre, et tout serait dit.

— Puissamment raisonné !

— Naturellement, si le parapluie reste la proie de l’industrie privée, on ne pourra jamais arriver à une réglementation de cette nature ; mais si l’État monopolise cette fabrication, rien ne sera plus simple que de produire moitié parapluies hauts, moitié parapluies bas, de même qu’on fait des paquets de cigarettes à 40 centimes, d’autres à 60, d’autres à 80, etc.

— Voulez-vous me permettre une toute petite objection ?

— Parlez donc, je vous prie.

— Ne craignez-vous pas que dans les 50 % des parapluies hauts, il s’en trouve 25 % qui heurteront les 25 autres ? Et le même phénomène ne pourrait-il pas se produire pour les 50 % de parapluies bas qui se choqueraient entre eux ?

— C’est, nom d’un chien, vrai ! Je vais chercher à remédier à ce petit inconvénient. Au revoir, cher ami !

Pauvre France !