Rose et Vert-Pomme/Texte entier

Rose et Vert-Pomme
Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 1-328).


UN COIN D’ART MODERNE


— Tiens, fis-je en recevant mon courrier, la drôle d’enveloppe !

C’était en effet une drôle d’enveloppe, entièrement couverte par une arabesque imprimée avec une encre vert-d’eau, pâle comme celle d’un serpent.

Cette enveloppe recelait une carte de même nature, à part ce détail que l’arabesque était à l’envers.

(Je veux dire par là que l’arabesque de la carte se contournait en sens inverse à celui de l’enveloppe. Car, où est l’être assez malin pour dire si une arabesque est à l’envers ou à l’endroit ?)

Avec une peine énorme, je pus enfin déchiffrer la teneur de cette carte toute typographiée de lilas-clair passé :

« Le groupe des Néo-Pantelants prie monsieur Un Tel de visiter son exposition qui se tiendra de telle date à telle date, telle rue, tel numéro. »

Je n’eus garde de manquer le vernissage de cette exposition, et, comme vous pourrez en juger vous-même, je ne regrettai point mon voyage.

Le public qui peuplait les salles des Néo-Pantelants se composait des jeunes hommes et des jeunes femmes qu’on ne rencontre guère qu’en ces sortes de solennités, ou bien alors aux représentations de Mæterlinck ou d’Édouard Dujardin.

Le feu de l’Art pour l’Art scintille en leurs prunelles. Les jeunes hommes portent leurs cheveux souvent très longs ; les jeunes femmes — hiératiques, oh ! combien ! — semblent fraîchement guéries d’une grave maladie, à moins qu’elles ne paraissent en couver une prochaine, aussi pernicieuse.

Il y avait, dans la peinture des Néo-Pantelants, un peu de tout : du symbole, du mystique, de l’arabesque, du tourbillonnisme, etc., etc.

(On me permettra de baptiser de ce dernier nom une étrange et nouvelle école où l’on semble voir la nature, à travers un éternel cyclone. Les arbres, le sol, la mer, les rochers, le ciel, toute la nature enfin, se tord comme en proie à d’inexprimables coliques. Spectacle pénible, en somme.)

Quant au pointillisme, je constatai sa pleine déchéance. On a employé tant de confetti, ces dernières années, que peut-être n’en reste-t-il plus pour la peinture au pointillé.

À peine entré dans une salle, je fus vivement frappé par la vue d’un tableau, duquel je m’approchai en vive hâte.

Ce tableau représentait deux personnages, assis à côté l’un de l’autre, un bonhomme et une bonne femme.

La bonne femme avait l’air très bête, et le bonhomme très fripouille.

Mais le plus curieux de cette œuvre d’art, c’était sa coloration : la bonne femme était orange et le bonhomme bleu.

Mais quel orange, mes pauvres dames ! Et quel bleu !

J’ai vu, dans ma déjà longue carrière, pas mal d’oranges et des bleus comme s’il en pleuvait. Eh bien ! je le jure, je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré des échantillons s’approchant, même lointainement, de ces deux tons-là.

Une étiquette sur le cadre du tableau portait ces deux mots :


MES PARENTS


J’avais beau lutter : une stupeur croissante me clouait devant le spectacle de ces deux bonnes gens et je n’arrivais pas à en rassasier mes pauvres yeux.

Un jeune homme, qui me regardait depuis quelque temps, vint à moi, et, d’une voix douce :

— Cette peinture semble vous intéresser, monsieur ? dit-il.

— À un point que je ne saurais dire, monsieur.

— Vous me flattez considérablement, monsieur, car c’est moi l’auteur.

— Ah ! monsieur… Et ne voyez, je vous en conjure, dans mes paroles, aucun parti pris de dénigrement… vous avez des parents d’une bien drôle de couleur !

— Mon Dieu, monsieur, je ne prétends pas que, dans la nature, mon père soit aussi indigo que cela, pas plus que ma mère ne se trouve, à ce point, orange. À vrai dire, mes dignes parents seraient plutôt roses. Mais si je les avais peints roses, je vous demande un peu ce que cela aurait bien voulu dire.

— ????

— J’ai voulu raconter, en affublant chacun d’eux d’une couleur complémentaire de l’autre, la parfaite harmonie qui n’a cessé de présider à l’existence de ces deux braves gens. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un rayon orange combiné avec un rayon bleu reconstitue la lumière blanche ?

— Je le sais, monsieur… J’ai voyagé trois ans dans une maison qui ne faisait que les couleurs complémentaires. Alors rien de ce qui touche à cette partie ne me demeure étranger… Voulez-vous me faire l’amitié d’accepter un bock au buffet ?

— Le plus volontiers du monde, monsieur.

Au buffet, nous fîmes plus ample connaissance. Charmant garçon, mon nouvel ami me présenta à quelques jeunes peintres de sa connaissance et m’invita, pour le soir même, au banquet qui devait fêter la fondation des Néo-Pantelants.

J’acceptai de grand cœur.

La plus franche cordialité ne cessa de présider à ces agapes esthétiques.

Seul un tourbillonniste, d’origine américaine, je crois, troubla, un instant, la sérénité du repas en chantant un couplet dû à la verve de son compatriote R. Shoomard :


Tout au fond du corridor sombre,
Les poissons pleuraient lentement ;
Et l’on apercevait dans l’ombre
Valser des filles, à deux temps.
Au bout d’une heur’ de c’t exercice,
On demanda de toutes parts :
Est-ce un petit feu d’artifice,
Où le gazouillis du têtard ?

REFRAIN.


Goui, goui, goui, goui, goui !
C’est le chant de la fauvette.
Goui, goui, goui, goui, goui !
C’est la voix du salsifis.
Goui, goui, goui, goui, goui !
C’est le cri de l’andouillette.
Goui, goui, goui, goui, goui !
C’est le chant du parapluie.


On eut toutes les peines du monde à imposer silence au Yankee, et la conversation se réinstalla sur le tapis de l’Art pur.

— Et à propos, fit quelqu’un à un autre, comment se fait-il que tu n’aies envoyé, cette année, rien de mystique ?

— Parce que, répondit froidement l’interpellé, j’ai soupé de la religion.

— Oh !

— Oui, mes amis, j’ai soupé de la religion depuis l’été dernier, par un soir d’orage… Mourez-vous d’envie de savoir les détails de mon désabus mystique ?

— Littéralement !

— Eh bien ! voici. C’était en Bretagne… Isolé de tout élément mondain, menant une vie calme, simple, à même la nature, jamais je ne m’étais senti l’âme aussi profondément religieuse… Un soir d’orage, qu’il tonnait, et que je me hâtais de regagner ma maison, je passai devant un christ, un de ces christs, comme il s’en trouve là-bas, naïfs et si touchants ! Je me jetai au pied du crucifix, et, dans un élan de foi ineffable, je priai le fils de Dieu. Puis, je me relevai et m’en allai. Je n’avais pas fait vingt pas que, machinalement, je tournai la tête. Et voici ce que je vis…

Une minute d’angoisse plana sur l’assistance. L’artiste reprit :

— Voici ce que je vis : le Christ avait détaché son bras droit de la croix. De sa main libre, il me faisait ce geste qu’on appelle, dans les régiments, tailler une basane. Alors vous comprenez si, depuis ce moment-là, j’ai soupé de la religion !

Ce récit fut suivi d’un silence pénible.

Le peintre américain en profita pour entonner le second couplet de sa chanson favorite, et nous reprîmes, tous en chœur :


Goui, goui, goui, goui, goui !
C’est le chant du parapluie.


Et je rentrai chez moi, entièrement conquis à la Néo-Pantelance.

TRÉPIDATION


Pour des raisons qu’il me serait pénible d’avouer publiquement, je viens d’accomplir un léger voyage dans le nord du Palatinat.

Au cours d’un trajet entre une petite cité que je ne nommerai pas et une grande ville que je vous demanderai la permission de ne pas désigner plus clairement, je vis une chose, une drôle de chose.

Oui, réellement, une drôle de chose.

Un homme et une dame se trouvaient sur le quai de la gare, disposés, sans nul doute, à partir pour quelque part.

La dame, une dame jeune et mince, détenait le record de la beauté piquante. (Je n’ajouterai pas un mot de plus à cette désignation ; je dirais des bêtises.)

Le monsieur, un monsieur mûr, adorné de favoris grisonnants très soignés, me fit l’effet d’un diplomate autrichien.

Pourquoi, diplomate ? Pourquoi, autrichien ! Hé ! le saurais-je dire ?

Depuis mon enfance la plus reculée, tous les messieurs entre deux âges, flanqués de favoris grisonnants très soignés, me font l’effet de diplomates autrichiens.

Vous me direz qu’à ce compte-là la diplomatie autrichienne serait à la tête d’un personnel plus nombreux que de raison.

Vous me direz aussi…

Vous me direz tout ce que vous voudrez.

Moi, je vous répondrai simplement ces paroles :

— Je ne vous ai jamais assuré que ce monsieur fût un diplomate autrichien : je disais simplement qu’il me faisait l’effet d’en être un.

Et puis, vous savez, assez là-dessus, hein ?

Le diplomate autrichien — je ne le désignerai pas autrement, en dépit de vos criailleries de sectaires — le diplomate autrichien, dis-je, conduisit la suggestive jeune femme à la portière d’un coupé-lit, dans lequel elle pénétra avec la légèreté de l’oiseau lancé d’une main sûre.

Jusqu’à présent, rien que de très naturel.

À partir de ce moment, les incrédules peuvent apprêter leurs faciles haussements d’épaules.

Le diplomate autrichien, après un petit salut qui signifiait à tout à l’heure, se dirigea vers le fourgon aux bagages, y grimpa d’un air d’ankylose et s’assit sur une malle.

Le sifflet de la locomotive déchira l’air de sa stridence ; je n’eus que le temps de regagner ma place.

Une grande stupeur lotissait mon âme inquiète : quelle étrange fonction ce diplomate autrichien peut-il bien remplir dans ce fourgon à bagages ?

Surveillerait-il point le traité d’alliance de la Triplice ? Pourquoi pas, mais tout de même rigolo !

Et la petite bonne femme, là, dans son coupé-lit, avec ses drôles de-z-yeux ?

Comme elle doit s’embêter toute seule.

Un des trucs les plus répandus pour faire cesser la solitude d’une jeune femme, consiste à la partager (la solitude, pas la jeune femme).

Oui, mais voilà. Le coupé est réservé. Et puis, le diplomate autrichien ne l’entendrait peut-être pas de cette oreille-là ?

Bref, je crus devoir ne pas rater l’occasion que j’avais de rester tranquille.

À quelques stations plus loin, le diplomate autrichien descendit de son fourgon et vint regagner la jeune personne.

De petites lueurs que j’aperçus dans les yeux de l’homme m’en apprirent plus long que les plus longs discours.

Et me revinrent en souvenance les vers de mon ami Paul Marot :


La trépidation excitante des trains
Vous glisse des désirs dans la moelle des reins.


Il est évident qu’on est plus trépidé dans un fourgon à bagages que dans un car de luxe, mais comme c’est triste, d’en être réduit là, même pour un diplomate autrichien !

LE MAJOR HEITNER
OU UNE CONCURRENCE AU BON DIEU


Voici une quinzaine de jours que j’ai reçu la lettre qu’on va lire. Loin de Paris, à ce moment, je ne crus pas devoir la publier sans un contrôle préalable.

Les faits y énoncés étaient-ils bien exacts ? N’y avait-il pas, tout au moins, légère exagération ?

Ma première démarche en arrivant à Paris fut pour m’informer de cette question.

Aujourd’hui, ma religion est éclairée, et je vais publier la lettre de M. Tristan-Bernard, la tête haute, j’ose le dire :


« Mon cher Allais,

» Le major Heitner a été très touché des lignes aimables que vous lui avez consacrées à diverses reprises. Il vous aurait remercié lui-même, s’il n’avait craint qu’en publiant sa réponse, vous ne lui attiriez des difficultés. Il eût fallu demander l’autorisation à son supérieur hiérarchique. Mais le major a tellement permuté, de droite et de gauche, — pour faire plaisir à des camarades — qu’il ne sait plus à quelle arme il appartient. Serait-ce au 8e régiment groënlandais de l’armée marocaine, ou bien au Royal-Cocktail des lanciers verts d’Uruguay ?

» Le major nous réunissait l’autre jour en un dîner intime, pour fêter sa vingt-septième année (ne vous étonnez pas que, si jeune, il soit déjà parvenu à un si haut grade : il a reçu au berceau un brevet de général, et s’il est aujourd’hui major, c’est grâce à des dégradations successives ; gardez donc vos compliments).

« Frères, nous dit le major après le café, voulez-vous maintenant connaître les derniers télégrammes de ma pensée ? »

» Le major a pris l’habitude de nous appeler frères, d’abord parce que tous les hommes sont frères (Cf. Beethoven, symphonie avec chœurs), puis parce qu’il a été missionnaire chez les faux hommes sauvages des foires de l’Île-de-France. « Frères, je vais vous raconter le dernier tour que m’a joué Émile. »

» La personne que Jules Heitner désigne sous le nom d’Émile n’est autre que Dieu le père, que certains complaisants persistent encore à appeler le bon Dieu.

» Émile, selon le major, est avant tout un grand indifférent.


Du haut de son balcon, Émile, dit le Très-Haut,
Regarde toutes les âmes qui s’en vont à vau-l’eau.


» (Ces deux vers, comme tous ceux que fabrique le major Heitner, ont un minimum de douze syllabes garanti.)

» L’Éternel ne consent à se départir de son jemenfichisme que pour jouer des tours pendables à ses créatures ; son philanthropisme, sa prétendue bonté, ne sont qu’un habile moyen de réclame, et qu’un leurre des plus perfides pour nous faire monter à l’échelle de l’Espoir.

» Aussi, la grande préoccupation du major est-elle de combattre Émile par ses propres armes, de nuire à sa popularité en fondant des œuvres providentielles concurrentes. C’est ainsi qu’il a créé, sur le rebord de sa fenêtre, un hospice pour vieux moineaux, et fait graver cette inscription sur la pierre :


Aux parents infirmes des oiseaux,
Le major Heitner donne la pâture.


» Le major a pris ses dispositions pour qu’au printemps prochain les récifs les plus fréquentés par les naufragés soient recouverts d’affiches ainsi conçues :


Frein Heitner

Contre la fureur des flots

Sert aussi à arrêter les complots des

méchants.


» De plus, le major Heitner s’occupe à réunir un dossier des plus compromettants qui, lorsqu’il sera complet, lui fournira le sujet d’une jolie campagne de presse.

» Il paraîtrait qu’au moment de la Genèse, les choses ne se seraient pas faites toutes seules. La grosse affaire du défrichement du Chaos était convoitée par diverses puissances, dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Il fallait agir auprès d’une personnalité dont il est difficile de dévoiler le nom, et c’est à l’aide dont on ne sait encore, au juste, quelles corruptions, que l’Éternel actuel serait arrivé à ses fins.

» Quand nous reviendrez-vous, mon cher Allais ?

» Bien vôtre,

» Tristan Bernard. »


Les faits avancés dans la fin de cette lettre ne sont pas dénués d’une certaine gravité.

M. Fernand Xau, notre jeune et intelligent directeur, me prie d’aviser le public que le Journal entend garder, dans cette question, une absolue neutralité.

Dont acte.

LE TERRIBLE DRAME DE RUEIL


Les voyages forment la jeunesse : c’est une affaire entendue.

Pour moi, qui, sans être un vieillard décrépit, ne suis plus un bébé ingénu, suffisent les petits trajets.

C’est ainsi que parfois je me rends à Bougival où Burn-Cottage, une charmante habitation de l’île, se trouve possédé par trois amis à moi, l’excellent André H…, le grouillant Georges B…t et le talentueux Jules P…t, plus connu sous son pseudonyme de M…x.

Au cours d’un de mes derniers voyages, il m’advint une de ces aventures dont le temps n’est pas près d’abolir en moi la souvenance, employât-il sa faux en guise de grattoir[1].

On n’était plus qu’à un hectomètre environ de la gare de Rueil (la gare de toute la banlieue où les employés ont reçu la plus déplorable éducation. Oh ! les muffs !)

Déjà notre railway ralentissait sa marche.

(Encore un alexandrin.)

Tout à coup, un cri d’effroi retentit, poussé par une dame qui se trouvait à la portière de droite.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? fîmes-nous, angoissés.

— Là ! faisait la dame. Là !

Horreur des horreurs !

Dans un petit jardin contigu à la voie, un homme jeune encore était pendu à un arbre fruitier.

Jonchant le sol, tout près, une dame en costume d’amazone, un revolver au poing, venait de se tuer, probablement pour ne pas survivre au monsieur pendu.

À deux pas, sur le gazon, une femme entièrement nue, le ventre ouvert, les intestins au soleil, les yeux démesurément agrandis par la terreur suprême, gisait…

Et puis, d’autres cadavres de tout âge et de tout sexe !

Quel drame terrible venait donc de se passer ?

Nous étreignions nos crânes, prêts à voler en éclats.

Étions-nous le jouet de quelque hideux cauchemar ?

Au milieu de tout ce carnage, un homme d’allure bestiale et de quiétude parfaite, se promenait, tirant de sa pipe en écume d’épaisses volutes qu’il envoyait vers le ciel impassible.

Enfin le train s’arrêta.

Fébrilement, je sautai à terre et m’encourus vers la maison sinistre, une coquette demeure en briques que j’avais bien remarquée.

Je tirai un coup de sonnette où je mis toute mon énergie.

Une petite bonne vint m’ouvrir : une petite bonne rousse dont le nez retroussé indiquait une rare effronterie.

— Mademoiselle, haletai-je, il vient de se passer, dans votre jardin, des choses effroyables.

— Quoi donc ?

— Un monsieur est pendu à un arbre.

— Oui, je sais.

— Une dame vient de se tirer un coup de revolver dans la tempe.

— Oui, je sais.

— Une femme nue a le ventre ouvert.

— Oui, je sais.

Tant de calme chez cette jeune créature rousse m’affolait.

— Mais, mademoiselle, repris-je, il faut y aller… tout de suite !

— Ça n’est pas pressé… On les rentrera ce soir… parce qu’il pourrait pleuvoir dans la nuit.

J’eus le temps d’étreindre encore mon crâne toujours prêt à voler en éclats, et puis, j’eus la clef du mystère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le propriétaire de la maison est un ancien forain qui gagna des sommes considérables à montrer les crimes célèbres figurés en cire.

En se retirant des affaires, il n’eut point le courage de se séparer de ses sujets.

Seulement, des fois, pour éviter la moisissure, il les met à l’air.


L’ÉTRANGE CALCUL


Appelé par une importante dépêche qui m’annonçait l’accaparement de toutes les moules de Honfleur et de Villerville par un syndicat juif, je n’eus que le temps de me jeter dans l’express de 8 h. 20 (train 15).

On a dit que l’appétit vient en mangeant : loin de moi l’idée de m’inscrire en faux contre cette assertion ; mais je puis certifier qu’il arrive parfois (l’appétit) sans cette formalité, et ce fut précisément mon cas, ce matin-là.

Dans la hâte de mon départ, je n’avais pas eu le loisir de me sustenter un peu. D’autre part, le temps me manqua pour acquérir quelques comestibles volants, tels que sandwiches ou autres.

Je ne devais déjeuner qu’au buffet de Serquigny, où cette excellente Compagnie de l’Ouest (je vous la recommande) permet au voyageur affamé d’engloutir une alimentation furtive, mais substantielle tout de même.

Quand on a très faim, c’est bien long à venir, 11 heures 20 ! Avez-vous remarqué ?

Heureusement, à la station de Beaumont-le-Roger, monta dans mon compartiment un jeune ecclésiastique dont la conversation m’abolit en partie l’angoisse de l’attente.

Il me conta qu’ayant touché la veille, d’une vieille dame irlandaise ivre-morte, une assez forte somme pour le denier de Saint-Pierre, il se rendait à Rouen dans le but de manger le magot sacré avec les pires drôlesses.

Enfin, Serquigny !

Nous descendîmes, l’abbé et moi, et nous dirigeâmes vers le buffet.

Le serviteur de Dieu devant prendre le train de Rouen à 11 heures 34, n’avait à sa disposition que 14 minutes, alors que moi, simple laïque, je me voyais à la tête de 20 belles minutes.

Par bonheur pour lui, mon jeune vicaire représente une des plus jolies et rapides fourchettes du diocèse d’Évreux : avaler une entrecôte purée, un demi-poulet, du veau froid, du macaroni, des haricots verts, un demi-camembert, une livre de cerises, etc., pour lui n’est qu’un jeu.

Moi, je mangeais plus posément.

Et pendant que nous déjeunions, le patron du buffet, très obligeamment, clamait d’une voix forte ces mots rassureurs :

— Messieurs les voyageurs pour la ligne de Cherbourg ont encore douze minutes. Messieurs les voyageurs pour la ligne de Rouen ont encore six minutes.

Et froidement, sérieusement, sans que le moindre tressaillement d’un muscle de sa face indiquât qu’il s’agissait d’une plaisanterie, le jeune vicaire de Beaumont-le-Roger disait :

— 12 minutes pour ceux de Cherbourg et 6 pour ceux de Rouen, ça fait 18… Nous avons le temps.

Le patron du buffet reprenait toujours de sa voix forte :

— Messieurs les voyageurs pour la ligne de Cherbourg ont encore 8 minutes. Messieurs les voyageurs pour la ligne de Rouen n’ont plus que 2 minutes.

Et mon ecclésiastique :

— 8 et 2… 10. Nous avons le temps.

À côté de nous, une manière de vieux colonel sanguin et décoré, ouvrait des yeux énormes.

Bientôt il n’y tint plus :

— Pardon, monsieur l’abbé, ayez donc l’obligeance de m’expliquer l’étrange calcul que vous opérez en totalisant deux nombres qui n’ont jamais été créés pour s’ajouter l’un à l’autre ?

— C’est pourtant bien simple, monsieur, répondit courtoisement mon religieux compagnon : monsieur va à Honfleur, il a encore 8 minutes à lui ; moi, je vais à Rouen, j’ai encore 2 minutes à moi… Ça nous fait 10 à nous deux.

Le colonel n’en entendit pas davantage. Il jeta sa serviette sur la table, paya, sortit et traversa la voie, si ému qu’il n’aperçut pas un train de marchandises venant sur lui.

Il fut coupé en plusieurs morceaux, ce dont je fus ravi, car au rebours de la Grande-Duchesse qui aimait les militaires, moi, je les abomine (exceptions faites pour le brave commandant Ogier d’Ivry et M. Georges d’Esparbès, un de nos meilleurs caporaux de réserve).

UN PEU DE NATURALISME
POUR CHANGER


À mon vieux Zola.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’abord, elle avait essayé de nier.

— Quand je te dis qu’il n’est monté personne !

Lui, en homme à qui il ne faut pas la faire, répétait de sa voix grasse et traînante :

— Des blagues !… des blagues !

Et, poussant du pied un bout de cigare qui gisait près de la porte :

— Ce mégot-là ?… C’est-y toi qui l’as fumé ?

Alors, elle ne se défendit plus que mollement. Eh bien ! oui, il était venu quelqu’un, mais elle avait mieux aimé ne pas le dire à son petit homme.

— À cause ? demanda le petit homme.

— Un lapin, mon pauvre vieux !

— Des blagues !… des blagues !

Il y eut un moment d’attente silencieuse, et l’homme reprit :

— Quand tu voudras, tu sais ?

— Fouille-moi, si tu veux.

Il la fouilla, d’abord aux endroits accoutumés, puis, plus intimement. Son œil malin furetait les coins et recoins de la misérable piaule.

Une colère le prenait.

Tout à coup, se sentant devinée, la fille pâlit.

Un regard d’angoisse l’avait trahie, et lui s’était jeté à terre, près du lit.

Sous le pied de la couchette, c’est là qu’elle l’avait cachée, la pièce d’or, la pauvre petite pièce d’or de cinq francs, qu’un vieux monsieur lui avait donnée, parce qu’elle avait été bien gentille.

Pendant que lui soulevait le lit, elle, du pied, envoyait la pièce voler à l’autre bout de la chambre.

Tous deux roulèrent à terre, mais elle, souple comme une chatte, put, avant lui, attraper le jaunet.

Alors, ce fut une lutte terrible.

Lui, très vigoureux, essayait de l’enlacer toute, d’une main, ce pendant que, de l’autre, il tâchait de lui délier les doigts.

Elle, très panthéroïde, échappait aux étreintes et crispait en l’air son pauvre poing meurtri.

Et tout en luttant, elle essayait de l’attendrir :

— Laisse-la-moi, mon chéri, c’est pour envoyer à la nourrice de la gosse.

— Des blagues !… des blagues !…

Quand elle vit ses deux poignets pris dans le rude étau des doigts de l’homme, tout de suite elle fit celle qui s’adoucit :

— Léopold, tu me fais mal !… Je t’en prie, lâche-moi… Je vais te la donner, la galette.

Et, si vite que Léopold n’eut pas le temps de faire un mouvement, elle mit à sa bouche la piécette d’or et l’avala.

Toute triomphale :

— Viens la chercher maintenant !

— Sale chameau ! rugit-il.

Il bondit sur elle et sans qu’elle pût pousser un cri, lui enserra le cou, durement.

Quand il la sentit immobile et raide, il tira son couteau.

Faisant appel à ses vagues tuyaux anatomiques d’ancien louchébème, il ouvrit la gorge de la fille.

Et, longuement, avec toutes sortes d’erreurs, il tripatouilla l’intérieur fumant de sa maîtresse.

À la fin, il trouva la pièce, beaucoup plus bas qu’il n’eût supposé, et après l’avoir soigneusement essuyée, il alla dîner aux « Ambassadeurs ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, on arrêta Léopold.

Comme le commissaire de police avait l’air de faire son malin, Léopold lui répondit, avec énormément de sang-froid et pas mal de bon sens :

— Mon cher monsieur, chacun prend son argent où il le trouve.

LE CAPTAIN CAP


Celui qui voudrait rencontrer l’homme du jour, n’aurait pas à le chercher ailleurs que dans la peau du captain Cap, candidat dans la deuxième circonscription du IXe arrondissement.

Le captain Cap ! Tout le monde en parle aujourd’hui, mais combien peu le connaissent !

J’ai l’honneur d’appartenir à cette petite élite.

La première fois que j’eus le plaisir de rencontrer Cap, c’est au bar de l’hôtel Saint-Pétersbourg ; la seconde fois à l’Irish bar de la rue Royale ; la troisième, au Silver-Grill ; la quatrième, au Scotch-Tavern de la rue d’Astorg ; la cinquième, à l’Australian Wine Store de l’avenue d’Eylau.

Peut-être intervertis-je l’ordre des bars, mais, comme on dit en arithmétique, le produit n’en demeure pas moins le même.

Tout de suite, Cap me plut. Le récit de ses aventures, les petits airs exotiques qu’il se plaît à fredonner entre temps, ses aperçus toujours neufs, sa haine de la bureaucratie et de l’Europe, tout en Cap me charma et nous fûmes vite d’excellents amis.

Il n’y a qu’à gagner à la fréquentation d’un tel homme, et les notions que j’ai acquises depuis ma liaison avec Cap tiennent presque du prodige.

Le captain Cap a énormément voyagé. Quand il dit :

— J’ai passé les trois quarts de ma vie sur mer et les deux tiers de mon existence dans les terres vierges…

Il ne faut voir dans cette assertion aucune exagération, aucun bluffage.

À Québec, Cap remplit pendant dix-huit mois les importantes fonctions de starter à l’Observatoire. C’est lui qui donnait le départ aux étoiles filantes.

Au Labrador, Cap découvre les importantes mines de charcuterie (meat-land) qui sont actuellement la fortune de ce pays.

J’ai donné dans plusieurs journaux, voilà tantôt un an, l’explication absolument plausible de l’existence de ces carrières nutritives. J’ai attendu des démentis ; ils ne sont pas venus.

Notre ami Cap est donc candidat à la députation. Je connais la deuxième circonscription du IXe arrondissement, et je suis tranquille.

Que Cap passe au premier tour de scrutin, je n’oserais l’affirmer ; mais le ballottage pourrait bien réserver d’amères désillusions à MM. Strauss et Berger.

Le programme de Cap est bien simple et se passe d’explications : Cap est anti-européen et anti-bureaucrate.

En dehors de ces deux grandes lignes, toutes les revendications des électeurs sont les revendications de Cap.

Dans la dernière réunion électorale, qui s’est tenue à l’Auberge du Clou, quelqu’un a demandé le nivellement de la butte Montmartre ; Cap s’est engagé à faire niveler la butte Montmartre.

Cap s’est également engagé à prolonger toutes les rues du IXe arrondissement et à les faire aboutir aux grands boulevards.

Un artiste dramatique interrogeant le captain sur la question du blanc gras, dont le prix, paraît-il, est fort élevé, Cap s’est engagé à détaxer le blanc gras venant d’Allemagne et à créer en France une fabrique nationale de blanc gras sur le modèle de Sèvres et des Gobelins.

Cette question du blanc gras n’était pas pour laisser le captain Cap indifférent, car il s’est beaucoup occupé, lui-même, de théâtre.

Dernièrement, il a créé un rôle important dans une pièce que donnait la Société le Gardenia, et le père Sarcey n’hésita pas à lui consacrer un article fort élogieux en première page du Chat Noir.

Maintenant, la parole est au suffrage universel. Nous saurons, dimanche soir, si Ledru-Rollin eut raison de lutter si âprement pour cette institution.

Dans la proclamation de Cap, on trouve cette phrase qu’on devrait méditer :

Loin d’être l’apanage de certains, l’assiette au beurre doit devenir le domaine de tous.

L’homme qui a dit cette parole a sa place marquée au Palais-Bourbon.

Électeurs, aux urnes, et pas d’abstentions !

Votez pour le captain Cap !

Hip ! Hip ! Hip ! Hurrah !

LE MODERNE FINANCIER


La soif de l’or — auri sacra fames est devenue tellement impérieuse au jour d’aujourd’hui, que beaucoup de gens n’hésitent pas, pour se procurer des sommes, à employer le meurtre, la félonie, parfois même l’indélicatesse.

L’acquisition rapide d’un gros numéraire demeurera comme la caractéristique de notre fâcheuse époque.

De mon temps, les choses ne se passaient pas ainsi ; les gens travaillaient, touchaient leur modeste salaire, prélevaient sur ce petit pécule les pièces de monnaie nécessaires à l’achat de leur fricot et de leurs hardes, au paiement de leur bail, aux mois d’école des petits, etc.

Le reste de l’argent venait s’enfourner dans des bas de laine — pourquoi, de laine ? Et quand un brave homme avait son bas de laine plein d’écus, les voisins disaient de lui : Voilà quelqu’un qui a du foin dans ses bottes !

Cet état de choses valait-il pas, entre nous, la mare de fange qui nous sert d’époque ?

Ah ! si on pouvait remonter le cours du temps !

Pas plus tard qu’hier, on m’a montré un monsieur, dont l’aspect est celui d’un parfait gentleman, et qui, pourtant, a fait fortune, grâce à des procédés que ma plume se cabre à conter.

Ayant gagné quelques sous à Nice, voilà deux ou trois ans, dans le commerce des confetti et spirales noirs pour personnes en deuil, il alla passer un mois dans un petit watering-place du Calvados qui s’appelle Lion-sur-Mer.

L’idée lui vint de fonder dans cette localité une maison de banque, qu’il baptisa froidement : Crédit Lionnais.

L’idée est simple, me direz-vous.

Parfaitement, mais fallait-il pas moins y songer.

Tout de suite, son établissement prospéra comme un putois.

Les prospectus portaient ces mots alléchants : Seule maison garantissant 15 ou 20 pour cent, sur des placements de père de famille.

Auriez-vous hésité, vous qui haussez les épaules, à porter vos quatre sous vers cette caisse bénie ? Vous auriez été le seul, alors.

Devant l’immense succès de son entreprise, notre financier dut ouvrir plusieurs succursales en province et à Paris, dans un des plus somptueux immeubles du quartier de la Bourse.

Son titre habilement choisi de Crédit Lionnais lui permettait d’établir de petits malentendus, non sans profit pour lui.

Apportait-on de l’argent ? Il l’acceptait sans que tressaillît un muscle de sa face.

En venait-on toucher ? « Pardon, disait-il gentiment, c’est avec un i que nous nous écrivons. Adressez-vous en face. »

En beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, la place de Paris fut envahie par son papier (pour plus d’un million, m’affirmèrent les frères Cohen).

C’est alors qu’il imagina un petit truc, pas vertigineusement délicat, mais plutôt ingénieux, et qui d’ailleurs réussit à merveille.

La caisse du Crédit Lionnais (succursale W) fut installée dans une petite pièce habilement machinée.

Un garçon de la Banque de France, supposons, arrivait dans le but de recouvrer un effet de 3,480 francs (trois mille quatre cent quatre-vingts francs) ; l’indélicat banquier prenait le papier, puis comptait à haute voix :

— Mille… deux mille… trois mille, ça fait trois mille… Cent, deux cents, trois cents, quatre cents, ça fait quatre cents… Vingt, quarante, soixante, quatre-vingts… Votre compte y est bien, mon ami ?

Imprudent, confiant, le garçon de banque passait sa tête dans le guichet.

À ce moment, un simple déclic abattait une lame très lourde et fort coupante, assez semblable à celle dont se sert la justice française pour déterminer la mort de ses criminels.

La tête, détachée du tronc, roulait dans une sébile placée ad hoc.

Un second déclic ouvrait une trappe et faisait béer le trou d’une cave, également ad hoc, où venait s’effondrer le tronc de l’infortuné.

Et à qui le tour ?

Un beau jour, disparurent trente-sept garçons de recette.

Comme il faisait très chaud, l’affaire transpira.

Heureusement pour lui, notre homme était protégé, moitié par les francs-maçons, moitié par les jésuites.

Il s’en tira avec seize francs d’amende.

SAUVETAGE D’ÂMES


J’ai encore les yeux pleins de larmes de la lecture que je viens de faire.

Un jeune homme de Rouen (je reçois beaucoup de lettres de la jeunesse rouennaise) me raconte, dans les termes qu’on va lire, une expérience touchante qu’il a tentée récemment et qui prouve bien que les jeunes gens de Rouen ne passent pas uniquement leur temps à jouer aux dominos dans les cafés, comme l’affirmait hier, assez légèrement d’ailleurs, mon excellent collaborateur et ami Maurice Barrès.

Lisez plutôt :


« Monsieur le rédacteur,


(La lettre débute par des compliments que je passe sous silence, assez capables d’assommer, au coup, un essaim de rhinocéros adultes.)

» Voici l’exposition intégrale des faits :

» Le lundi, 7 août, à onze heures et demie du soir, je sortais de chez Hendlé après lui avoir gagné 15 sous au loto.

» (Hendlé est un de mes vieux camarades d’école qui exerce maintenant les délicates fonctions de préfet de la Seine-Inférieure.)

» J’arpentais tranquillement la rue des Arpents — une des rues les mieux fréquentées de Rouen — quand tout à coup, devant une allée noire et silencieuse, je me sentis arrêté par la manche et par une jeune fille aux cheveux roux.

» M’ayant, avec une grâce charmante et en excellents termes, invité à venir passer un instant en son agréable compagnie, je ne crus pas devoir la chagriner par un refus, que rien ne motivait d’ailleurs, et je la suivis dans sa chambrette.

» Tout en prenant une tasse de thé, nous causâmes. Elle me conta sa vie.

» Fille d’un personnage politique important et gênant — il avait des dossiers plein une malle — que le gouvernement avait empoisonné pour s’en débarrasser, elle était restée seule au monde, avec la croix de sa mère. Ce bijou, hélas ! ne l’avait qu’insuffisamment protégée, puisque, maintenant, après mille vicissitudes, elle en était tombée à exercer le métier, de moins en moins lucratif, de marchande d’amour.

» Sa tristesse, son émotion me chavirèrent le cœur.

» Et l’idée me vint, l’idée magnanime, de ramener au bercail de la vertu cette pauvre brebis égarée.

» Et puis, si cette tentative réussissait, qui m’empêcherait de la pratiquer sur d’autres et d’étendre mon sauvetage jusqu’aux derniers confins de la prostitution ?

» Je fis part de mon projet à l’enfant.

» Riant et pleurant à la fois, elle me sauta au cou.

» — Oh ! qu’t’es bon ! qu’t’es bon ! répétait-elle.

» Je payai le loyer de la mansarde et je louai, rue de la Madeleine, une chambrette ensoleillée que je garnis de meuble simples, mais de bon goût.

» Sur la fenêtre, je semai des capucines, car toujours — chacun connaît cette particularité — une fenêtre fleurie de capucines s’ouvre sur l’asile de toutes les candeurs. Puis, je dis à la pauvre fille :

» — Et maintenant, travaille. Le travail, c’est non seulement la liberté… c’est la réhabilitation. Je viendrai te voir tous les soirs, en frère, jusqu’à ce que tu te sois reposée et refait une virginité d’une quinzaine de jours.

» (Je crois vous connaître assez, cher monsieur, pour être certain que vous ne trouverez nullement exagérée ma légitime prétention.)

» Elle me jura tout ce que je voulus et se mit au travail avec acharnement. Chaque soir, je montais chez elle absorber quelques tasses de thé, la regardant béatement tricoter la petite calotte de laine écarlate qui devait bientôt cacher ma calvitie précoce.

» Elle semblait très heureuse et faisait l’admiration de la concierge.

» Une dépêche subite — comme sont souvent les dépêches — m’obligea à m’absenter pendant une semaine.

» De retour à Rouen, ma première visite fut pour ma brebis égarée.

» En trois enjambées, je suis à la porte. Je sonne… silence !

» Inquiet, j’enfonce la porte et j’y trouve… quoi ?

» Rien ! Ni femme, ni meubles !

» Seul, sur la planche d’un placard entre-bâillé, repose tristement un sucrier. J’en retire le couvercle… Vide !

» J’étais roulé !

» Et maintenant, dites-moi, monsieur, que dois-je faire ?

» M’en tiendrai-je à cette fâcheuse tentative ou bien si je dois continuer ?

» Après la déception pénible que je viens d’éprouver et les six cents francs que j’ai dépensés pour ce sauvetage, j’hésite énormément, je l’avoue, à rejouer un rôle de dupe.

» C’est à vous, vous qui connaissez la vie dans ses moindres coins et recoins, que je demande anxieusement : Que faire ?… Que faire ?

» Confiant dans votre expérience, je vous prie… etc… etc.

(Ici, une formule admirative et déférentielle à faire rougir une génération de langoustes.)


» Signé : Raoul Oger. »


Si vous étiez nègre, jeune homme, je vous dirais de continuer, comme fit le héros de Magenta au saint-cyrien de couleur qu’on lui présentait.

Mais je vous sais blond comme la moisson d’août, et voici ce que j’ai décidé :

Votre idée de ramener au bien les âmes qui s’en sont écartées est excellente, mais je me crois, dans ce sport, beaucoup plus habile que vous.

Ayez donc l’obligeance de m’adresser, fin courant, une jeune courtisane pas trop déjetée, en même temps que les 600 francs que vous consacrez à une expérience.

Je me charge du reste.

Cordiale poignée de main, mon cher Oger, et bien le bonjour à mon cousin Henri, si vous le rencontrez.

CURIEUX CAS DE SENSIBILITÉ
CHEZ UN REQUIN


On causait de l’intelligence des bêtes et de leurs états d’âme possibles.

Chacun y était allé de sa petite histoire.

Moi, j’avais conté l’habituelle mienne qui me sert depuis tant d’ans, avec un succès jamais démenti, à savoir : le chien dont on oublie la pâtée, qui va dans le jardin et rentre avec, dans sa gueule, une touffe de myosotis, symbole de souvenance.

D’autres en avaient conté d’autres.

— Et vous, miss Kara, fit quelqu’un, vous ne dites rien ?

Miss Kara Bynn, effectivement, durant tout cet entretien, n’avait pas desserré les dents, de fort jolies dents, d’ailleurs.

(Miss Kara Bynn est une extraordinaire tireuse australienne auprès de laquelle


L’étonnant Ira Paine[2]
Tire à peine.)


Alors, miss Bynn daigna desserrer ses jolies dents, et voici ce qu’elle dit :

— Ah ! oui, les bêtes ?

Un silence.

— Oui, les bêtes, insistâmes-nous.

— Et aussi les poissons ?

— Pourquoi pas ?

— Alors, écoutez mes paroles.

Et tous, nous nous suspendîmes aux rouges lèvres de Kara Bynn.

— C’était l’année dernière, quand je partis de Sydney à bord du steamer Green Pig. Un requin accompagnait notre bateau, un seul requin, mais toujours un requin. Quelquefois, on le pêchait, et tout de suite il était remplacé par un autre. À croire, mesdames et messieurs, qu’il existe, dans les Océans, un Officiel très vigilant annonçant chaque matin : « Le requin Un Tel est promu, en remplacement du requin Tel Autre (décédé). » Bref, nous avions toujours, évoluant dans notre parage, un brave requin.

Après avoir humecté sa copieuse gorge d’un bon petit wisky, miss Kara Bynn continua :

— Par un beau matin, je vis s’approcher de moi un jeune matelot du bord, un beau gars, comme vous dites, vous autres Français, un superbe gars, même. Il tenait à la main une petite bourse en toile à voile qu’il s’était amusé à me confectionner de ses propres mains. Mes initiales K. B. y étaient brodées en fil goudronné. Ce n’était peut-être pas un article bien parisien, mais, venant tout droit du cœur de ce bel et brave garçon, la simple offrande alla tout droit au cœur de la belle et brave fille que je suis. Car, n’en doutez pas, je suis une belle et brave fille.

L’assentiment se peignit sur nos faces unanimes.

Miss Kara reprit :

— Tout de suite, je transbordai dans ma nouvelle bourse l’argent que j’avais dans mon préalable porte-monnaie, et, pour bien prouver à mon beau donateur le prix que j’attachais à son présent, je jetai à la mer le porte-monnaie vide… Alors, il se passa une étrange chose. Le requin se précipita de toute sa vorace et terriblement armée gueule. Il allait avaler le porte-monnaie, quand, d’un vigoureux coup de nageoire, il recula de deux ou trois brasses. Puis, il revint sur la petite épave, la flaira, en contourna fébrilement les alentours, et… peut-être allez-vous douter ?

— Oh ! que non pas ! déniâmes-nous.

— De grosses larmes s’échappèrent des yeux du monstre. Et puis, nous le vîmes virer lof pour lof et s’enfoncer dans l’horizon, en proie à une indéniable et poignante tristesse. Un vieux matelot du bord nous donna la clef de l’énigme. Dans la substance qui constituait la partie extérieure du porte-monnaie, notre requin avait reconnu la peau de sa mère.


AVEC DES BRIQUES


La princière hospitalité que j’offre aux communications d’autrui semble décidément plaire à ce dernier, car, depuis quelques jours, il ne cesse de m’accabler de missives plus ou moins réussies.

L’une d’elles m’a semblé digne d’une flatteuse publicité.


« Rouen, le 10 juillet 1893.
» Mon cher monsieur Allais,

» Je ne sais si vous m’avez rencontré parfois avec une vieille femme rousse, laide, mais obtuse, et qui était ma bonne petite amie ? Eh bien ! je l’ai tuée, hier.

» Ceux qui sont admis dans mon intimité savent que jamais une expression commune, un vocable argotique ne trouvent place en ma conversation. Aussi souffrais-je étrangement des termes vulgaires et des propos poissards de ma compagne : ma délicate nature se blessait aux aspérités de son langage hirsute.

» Une expression surtout avait le privilège de m’exacerber. Pour me reprocher mon éloquence relative et critiquer mon métier de poète peu rémunéré, Angélique ne cessait de dire : « Je ne peux pourtant pas me caler les joues avec des briques ! »

» Il est très certain que ces humbles parallélipipèdes de terre cuite ne sauraient constituer une alimentation facile et profitable. Toutefois, la phrase sonnait funèbrement à mon oreille, plus funèbrement encore que cette autre : « Tu sais, j’en ai soupé, de ta fiole ! » qui revenait en ses propos avec une égale fréquence.

» Hier, ma douce amie s’était montrée particulièrement nerveuse et insupportable. J’avais eu le tort de lui payer à déjeuner le matin, et comme l’appétit vient en mangeant, elle avait la prétention de dîner !

» En proie à ses gourmandes préoccupations, Angélique grognait entre ses dents : « Tu sais, j’en ai soupé, de ta fiole ! »

» Très embêté, j’eus l’envie de la gifler.

» Toutefois, — Messieurs de la Cour, Messieurs les jurés, notez ce détail — j’eus assez de force pour dissimuler. J’observai même, spirituellement :

» — Puisque tu as soupé de ma fiole, tu ne dois plus avoir faim !

» Loin de se rendre à l’évidence de ce délicat à-propos, elle monologua lentement :

» — Je ne peux pourtant pas me caler les joues avec des briques !

» Voilà ce que je craignais.

» Le hasard voulut que mes yeux se portassent sur les briques qui forment la base de ma fenêtre. Parmi elles, deux ne tenaient plus que par la force de l’habitude, insuffisamment scellées par un frivole ciment qui s’effritait chaque jour davantage.

» Et la malheureuse répétait toujours la phrase fatale.

» Alors, je vis rouge (rouge brique, naturellement).

» — Soit ! fis-je, résigné. Il le faut…

» Et j’ajoutai :

» — Ah ! tu ne peux pas te caler les joues avec des briques !… Alors, je vais te les caler moi-même !

» Je détachai sans effort les deux briques précitées et les appliquai sur les joues et les tempes d’Angélique.

» En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, j’écrasai sa face inexpressive.

» Elle n’eut pas le temps de dire ouf.

» Elle est morte en riant, sans comprendre, croyant sans doute à quelque spirituelle plaisanterie.

» Maintenant, messieurs de la Cour, messieurs les jurés, sans réclamer un verdict d’acquittement, permettez-moi de faire valoir cette circonstance, très atténuante en l’espèce : J’ai tué ma victime avec des briques.

» Qu’en pensez-vous, mon cher monsieur Allais ?

» Agréez, etc., etc…

» Hugues Delorme. »

Ce que j’en pense, mon cher Delorme ? C’est bien simple.

Vous avez agi comme tout homme de cœur eût fait à votre place et vous conserverez l’estime des honnêtes gens de tous les partis, moi le premier.

LE VITRIER


Encore un carreau d’cassé,
Voilà l’vitrier qui passe !


Au vitri… hîr !

Tous les mardis, entre dix et onze heures, ce cri retentissait d’un bout à l’autre de la rue Neuve-des-Philistins.

Au vitri… hîr !

Un cri vibrant, vrillant, inoubliable.

Et ce cri faisait résonner les tympans jusqu’à la moelle du cœur et frémir les vitres comme à l’approche d’une catastrophe prochaine.

(Avez-vous remarqué, disait Ignotus, comme les carreaux frémissent à l’approche des tremblements de terre ?)

Dès qu’on apercevait le pousseur de ce cri, on devinait en lui un vitrier jeune et intensif.

J’ajouterai qu’il existe à Paris peu de vitriers aussi jolis garçons que ce vitrier-là.

Ancien brigadier-trompette dans un régiment de spahis du canton de Genève, il avait conservé de son métier je ne sais quelle désinvolture cavalière et surtout une façon d’effiler sa longue moustache qui cassait le cœur de toutes les bonnes et de quelques bourgeoises.

Ah ! voilà un mâtin qui ne s’embêtait pas dans la vie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mardi matin, vers dix heures, madame veuve de Puyfolâtre époussetait les bibelots sur l’étagère de son salon. (Elle ne confiait ce soin à personne, les bonnes d’aujourd’hui sont si sans soin !)

La porte s’ouvrit et parut Gertrude :

— Madame, je viens de casser un carreau dans la cuisine.

— Vous n’en faites jamais d’autres, ma fille.

— J’en ai pas fait exprès, madame.

— Il ne manquerait plus que ça !

— C’est aujourd’hui que passe le vitrier… Faut-il l’appeler ?

— Bien sûr, qu’il faut l’appeler. Nous ne pouvons rester éternellement avec ce carreau cassé.

Au même instant, le cri retentit : Au vitri… hîr.

Gertrude dégringola l’escalier et, bientôt, ramena l’homme.

Décidément, c’était un très beau gars !

Madame veuve de Puyfolâtre parut favorablement impressionnée par l’aspect de cet humble industriel, et, quand le dégât fut réparé, lui offrit un bon verre de vin, suivi de plusieurs autres.

Toujours en effilant sa longue moustache, l’ancien brigadier-trompette conta quelques épisodes de sa vie guerrière.

Ce joli garçon se doublait d’un héros modeste.

Les deux femmes écoutaient, ravies.

Madame de Puyfolâtre, brune, avec des bandeaux plats, très belle encore, malgré l’imminente quarantaine.

Gertrude, petite bonne frivole dont les mèches blondes s’envolaient à tous les zéphirs.

Et, ma foi, je ne sais pas trop lesquels, des bandeaux plats ou des frisons blonds, étaient les plus délicieusement émus au récit de ces aventures coloniales.

Toute la semaine, bandeaux et frisons révèrent du beau vitrier.

Gertrude, elle, n’y put tenir, et, le mardi suivant, pan ! un coup de coude dans le carreau.

— Madame, j’ai encore cassé un carreau.

— Mais, ma pauvre fille, comment faites-vous donc votre compte ?

— J’en ai pas fait exprès, madame.

— Il ne manquerait plus que ça !

— C’est en me retournant, avec ma castrole.

— Eh bien ! il faudra faire monter le vitrier.

— Bien, madame.

Gertrude exultait et madame de Puyfolâtre ne savait se défendre d’un rayonnement intérieur.

Le beau vitrier, une fois accomplie sa tâche, reprit le cours de ses narrations héroïques et pénétra plus avant encore dans le cœur des deux femmes.

Dès lors, ce fut une habitude hebdomadaire : tous les mardis, pan, un carreau cassé.

Cela coûtait à madame de Puyfolàtre 104 francs par an, et 52 bouteilles d’excellent vin, mais qu’importe ? le bonheur ne se paye-t-il pas comme le reste, sur cette terre ?

Un mardi, madame de Puyfolâtre crut s’apercevoir de quelque chose, et ma Gertrude fut immédiatement invitée à s’enquérir d’une autre place.

La belle veuve se sentait tellement outrée qu’elle préféra payer les huit jours à cette fille plutôt que de la garder une minute de plus.

Vif fut l’étonnement du vitrier en, le mardi suivant, ne retrouvant pas Gertrude :

— Tiens ! vous avez donc changé de bonne ?

— Oh, oui ! Et il n’était pas trop tôt ! Une fille sale, menteuse, voleuse, gourmande. Et une conduite !… Tous les sergents de ville du quartier y ont passé.

— Ah !… On n’aurait pas cru ça à la voir… Alors, c’est votre nouvelle bonne qui a cassé ce carreau-là ?

Une pudeur virginale embrasa le joli visage de madame de Puyfolâtre et c’est les yeux baissés qu’elle répondit :

— Non… c’est moi !

Quel aveu que cette pourpre !

Le vitrier comprit tout.

Il effila sa longue moustache et répondit bêtement (mais il se comprenait…) :

— Moi aussi, madame… depuis longtemps.

Et l’ancien brigadier-trompette épousa la belle veuve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils ont acheté la maison de Miroiterie et Dorure qui fait le coin de la rue du Bac et de l’avenue Trudaine.

Et ils sont bien heureux.

Au vitri… hîr !

UNE
COMMUNICATION INTÉRESSANTE


Il y a longtemps que j’ai envie de débuter par une déclaration formelle. L’heure a sonné de m’offrir cette innocente fantaisie.

Déclaration formelle :

La ville de Honfleur ne se trouve pas dans la Seine-Inférieure, comme semble le croire la cohue stupide de mes contemporains, mais bien dans le Calvados.

Devant l’ignorance croissante des Français en géographie, je déclare que tout pli à mon adresse portant une suscription erronée sera désormais considéré comme nul et non avenu.

C’est bien entendu, une fois pour toutes, n’est-ce pas ? Alors passons à un autre genre de sport.

J’ai reçu, ce matin même, une lettre de mon ami Gabriel de Lautrec, laquelle, sous une forme plutôt décousue, abonde en aperçus ingénieux, en idées neuves, en conceptions hardies.

Vous allez en juger par vous-mêmes :


« Mon cher Allais,

» Une fois, dans mes voyages, j’ai visité une mine de charbon — parfaitement. Après avoir traversé des couloirs de couleur noire (quelle assonance superbe !), dans un air noir, à côtés de gens vêtus de noir, nous sommes arrivés au fond de la mine où nous avons trouvé, à notre grand étonnement, une fabrique de blanc de céruse.

» J’ai demandé pourquoi cette fabrique de blanc de céruse dans une mine de charbon. On m’a dit que c’était pour faire du gris.

» Si vous trouvez une explication meilleure, vous pouvez me l’envoyer.

» Je vous parle de ces choses, parce qu’elles n’ont aucun rapport, même éloigné, avec l’objet de cette lettre.

» Ma lettre n’a point d’autre but que de vous demander votre avis sur un point intéressant : je voudrais savoir ce que vous faites quand il pleut.

» Oui, au fait, que faites-vous quand il pleut, vous ?

» Moi, je pense tout simplement que, lorsqu’il pleut, vous vous abritez sous un arbre, et vous attendez la fin.

» S’il pleut souvent, vous vous abritez sous un plus grand nombre d’arbres, voilà tout.

» Ce que je vais vous dire maintenant va vous paraître un paradoxe : je pense que, les arbres n’ayant pas d’autre utilité que de préserver de la pluie, on pourrait très bien les remplacer, le long des rues, par une double rangée de parapluies.

» Avec un laquais aux couleurs municipales pour porter chaque parapluie, ce serait un coup d’œil féerique.

» Mais il y a mieux.

» Vous n’êtes pas sans savoir que la pluie fait pousser les champignons.

» Ne pourrait-on pas utiliser la ressemblance de forme du parapluie et du champignon, et, par une sélection savante, créer une espèce nouvelle, le champignon-parapluie ?

» Lorsque la pluie verrait qu’en tombant elle fait pousser des parapluies, je pense qu’elle s’arrêterait, découragée.

» Pour moi — ai-je besoin de vous le dire ? — quand il pleut, je n’y mets pas tant de façons.

» Aux premières gouttes d’eau, je me précipite sous un omnibus.

» Parfaitement, sous un omnibus.

» Les chevaux me couvrent de leurs larges pieds ; puis, la voiture. Mais le temps que les chevaux et la voiture mettent à passer, je suis à l’abri de la pluie.

» C’est toujours cela de gagné.

» Je suis, mon cher Allais, bien sympathiquement à vous.

» G. de Lautrec. »


Les esprits superficiels ne manqueront pas de hausser les épaules, à l’énoncé de ces quelques idées bien claires, partant bien simples et bien françaises.

Laissons dire les sots, mon cher Lautrec. L’avenir n’est-il pas là pour nous venger de tous ces bélîtres saugrenus ?

SIMPLEMENT


Le jeune homme qui remontait ainsi l’avenue de l’Opéra, avait l’air de s’embêter dans les grandes largeurs. Et il n’en avait pas que l’air, le pauvre gars, il en avait fichtre bien la chanson, la triste et consternante chanson.

Et pour éviter tout malentendu avec lui-même, parfois il se murmurait :

— Mon Dieu, que je m’embête !

Il parvint, en cet état d’âme, jusqu’aux boulevards, tourna à droite et vint s’affaler à la terrasse de Julien, où il commanda un sherry-gobbler.

Des hommes et des femmes passaient devant lui, et même des vieillards et des jeunes enfants ; des fois, un ecclésiastique piquait cette coulée humaine de sa note noire.

Les hommes lui paraissaient communs et d’esprit bas ; les femmes vilaines et pas rythmiques pour un sou ; les vieillards odieux et les bébés intolérables. Quant au prêtre, il lui rappelait le mot de Gambetta : Le cléricalisme, voilà l’ennemi.

— Mon Dieu, que je m’embête ! Mon Dieu, que je… !

Il n’eut pas le temps de finir.

Une jeune femme en grand deuil passait lentement.

Vous avez probablement, mesdames et messieurs, vu, à de fréquentes reprises, passer des jeunes femmes en grand deuil. Je doute que vous en ayez seulement aperçu une capable de dénouer les cordons des souliers de celle-là !

Ah ! mes pauvres amis, la jolie jeune femme en deuil !

L’amour, comme la foudre, et aussi comme le génie, procède volontiers par brusques lueurs.

Ce fut le cas.

Le jeune spleenétique, sans se donner la peine de terminer son sherry-gobbler, se précipita sur les traces de cette jeune femme blonde (ai-je dit qu’elle était blonde ?). Ses traits (au jeune homme) s’étaient modifiés du tout au tout ! Il rayonnait de bonheur espéré !

Très poliment, son chapeau à la main, il aborda la petite dame et lui dit :

— Pardon, madame, je crois m’apercevoir que vous êtes en deuil.

— Votre remarque est on ne peut plus juste.

— Serait-ce point de votre défunt mari ?

— De lui-même, monsieur.

— Ah ! je respire !… Alors, madame, une seule ressource nous demeure à tous les deux : c’est de nous épouser dans les délais légaux.

— Mon Dieu, monsieur, cette proposition n’a rien qui me répugne particulièrement, j’y réfléchirai.

— Non, madame, pas de réflexion. Votre parole tout de suite !

— Eh bien ! soit, nous nous marierons dans huit mois.

— Huit mois ! Comme c’est long !

— Ah ! dame, si vous voulez obtenir qu’on change la loi !…

Comme il faisait extrêmement chaud, la jeune femme en deuil accepta un bock.

Et puis, les deux fiancés allèrent dîner aux Champs-Élysées, après quoi ils terminèrent leur soirée au Jardin de Paris, où ils ne se lassèrent point d’applaudir cette merveille de grâce et de charme qui s’appelle Jane Avril.

— Au fait, dit brusquement la jeune femme, comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Hippolyte Cosmeau, pour vous servir, madame.

— Vos amis ne vous ont-ils jamais appelé, pour se divertir, Cosmeau (Polyte) ?

Ce simple petit calembour les mit tous deux en belle humeur.

Au moment de se quitter, Cosmeau demanda à la jeune femme, simplement :

— Si on prenait, dès ce soir, un léger acompte sur notre bonheur futur ?

— Pourquoi pas ? répondit-elle simplement.

IDA


Peste ! ma chère, comme te voilà mise !

Je ne reconnus pas, tout d’abord, la belle dame qui, du haut de son superbe landau, me souriait avec tant de bonne grâce.

Certainement, je la connaissais, mais qui diable était-ce ?

Brusquement, je me souvins : c’était Ida, la belle Ida, mais combien forcie !

Autrefois, elle semblait une jolie petite pintade ; maintenant, c’est d’une majestueuse oie grasse qu’elle avait l’air.

Nous sommes-nous amusés avec cette pauvre Ida, dans le temps, dans le bon temps !

Mon Dieu, qu’elle était bête ! Mais d’un bête ! La lune, auprès d’elle, était un miracle d’astuce et de subtilité.

C’est elle qui nous disait un jour, avec un petit air mystérieux et le touchant aplomb de l’inconscience :

— Il y a un maréchal de France qui me fait la cour en ce moment.

— Ah diable ! Mac-Mahon ?

— Non, pas Mac-Mahon.

— Canrobert, alors ?

— Non, pas Canrobert.

— Mais espèce de dinde, puisqu’il n’y a plus que ces deux-là.

— Oui, mais le mien, c’est un maréchal de France… belge !

Ida posait chez les peintres et faisait la joie des ateliers, depuis la place Pigalle jusqu’au bout de l’avenue de Villiers.

C’était à qui lui conterait les bourdes les plus extravagantes et des histoires à vous faire enfermer à Charenton dans les vingt-quatre heures.

La belle Ida écoutait ces insanités de toute l’avidité de ses petites oreilles roses et n’avait rien de plus pressé que de les colporter soigneusement le lendemain et les jours suivants.

Aussi, cette jolie personne était-elle recherchée dans les ateliers autant pour sa conversation que pour son enviable plastique.

— Qu’est-ce que tu as fait, hier, ma petite Ida ?

— J’ai posé chez Jacquet.

— Ah !… Et qu’est-ce qu’il fait, Jacquet, en ce moment ?

— Une aquarelle épatante. Ça se passe sous Louis XIII… Je ne vous dis que ça !

— Fiche-moi la paix, avec ton Jacquet !… On sait comme il les fait, ses aquarelles !… C’est du propre !

— Quoi donc ?

— Non, c’est trop grave, je ne puis pas te le dire… Si ça venait à se savoir, il serait fichu, ton Jacquet, ce Jacquet dont tu fais ton Dieu !

— Je vous prie, racontez-moi cela.

— Tu me promets de n’en parler à personne ?

— Je vous le jure.

— Eh bien ! Jacquet met de l’eau dans ses aquarelles, tu entends, Ida ? Il met de l’eau dans ses aquarelles. Faut être rudement cochon tout de même.

— Ah !… Et vous en êtes sûr ?

— Sûr, comme je te vois. Je connais un riche amateur qui en a fait analyser une au Laboratoire municipal. Girard a trouvé 40 % d’eau.

Le lendemain de cette conversation, nous déjeunions au Rat-Mort avec Ida et quelques joyeux peintres.

L’un de nous prononça le nom de Jacquet.

La physionomie d’Ida revêtit une expression mystérieuse qui nous frappa tous. Sur notre insistance :

— Jacquet ! fit-elle. Encore un drôle de pistolet, celui-là !

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

— Oh ! à moi, rien, mais n’empêche que c’est un drôle de pistolet, et que si je voulais dire ce que je sais, il serait très embêté… très-em-bê-té !

Nous n’eûmes pas grand mal, comme vous pensez, à extirper la terrible révélation : cette crapule de Jacquet mettait de l’eau dans ses aquarelles !

Au bout de trois ou quatre jours, tous les ateliers de Montmartre, de la plaine Monceaux et des Ternes, étaient au courant des inqualifiables procédés artistiques de Jacquet.

— Sais-tu ce que tu devrais faire, Ida ?

— Non.

— Eh bien ! tu devrais prévenir Jacquet. Il t’aime beaucoup, et il acceptera très bien que tu lui parles de cette affaire. D’ailleurs, c’est un service à lui rendre.

— Je n’oserai jamais.

Au fond, Ida était enchantée.

Elle alla trouver le peintre, et avec des petites mines, des réticences, des protestations d’amitié, elle finit par tout dire : cela se savait !

Jacquet parut atterré.

Visiblement ému, il prit dans ses mains les mains d’Ida :

— Comment, ça se sait ?

— Mais on ne parle que de ça !

— Ah ! merci, Ida, merci du service que vous me rendez en venant m’avertir. C’est mon honneur d’artiste, ma vie, peut-être, que vous me sauvez !

Et longtemps après, quand on parlait de Jacquet devant Ida, elle prenait un petit air extraordinairement malin pour vous dire :

— Jacquet !… Encore un qui me doit une belle chandelle !

LES MODES DE CET HIVER


L’heure avancée, le courrier qui piaffe dans la cour, l’apéritif qui m’attend pantelant dans sa coupe, tout se conjure pour que j’emprunte à la plume d’autrui ma tâche de ce jour.

Je ne sais pas si mon jeune et vaillant ami Narcisse Lebeau destinait à la publicité l’amicale épistole que je reçus, de lui, ce matin. Je n’ai de son intention qu’un souci relatif.

Et puis, d’ailleurs, je n’ai de comptes à rendre à personne.

Quelques fragments de ladite correspondance :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Voici que, tel notre vieil ami Deibler, les jours raccourcissent, mon cher Allais, et, je comprends le désir qui te hante, au moment où tu vas rentrer à Paris, de savoir quelles sont les nouvelles modes, les récentes créations de nos grands couturiers, en un mot, ce qu’on devra porter cet hiver, sous peine de passer pour l’avant-dernier des conducteurs de bestiaux.

» Côté des hommes : Nulle transformation palpitante, sauf en ce qui concerne le chapeau haut de forme, lequel, désormais, sera à claire-voie, pour permettre à nos élégants d’en faire une volière où prendront leurs ébats des oiseaux multicolores.

» Côté des dames, autre barcarolle : sache qu’à partir de l’année prochaine, les jeunes filles ne se marieront plus en blanc. Cette couleur était trop salissante. En effet, une jeune mariée s’était à peine roulée dans le charbon de terre que sa robe n’était plus mettable : d’où dépense incompatible avec la plupart des budgets parisiens.

» On adoptera, pour les hyménées, le costume mi-partie vert et rouge, plus économique et d’un effet autrement gai.

» Le marquis de Lachaize-Persay qui, jeudi, mariera ses deux filles à Saint-Augustin, a l’intention de leur faire porter le costume de son écurie : casaque bleue, manches et toque cerises. On ne sait encore laquelle des deux, Yseult ou Radegonde, aura l’écharpe dans cette épreuve bien parisienne.

» — On a soupé aussi, me disait, l’autre soir, le prince X…, des coiffures de mariées dont la fleur d’oranger fait tous les frais… La fleur d’oranger ! À quoi rime, par le temps qui court, ce prétentieux symbole ?

» Et le prince ajoutait :

» — Remplacez donc cet emblème usé par une bonne garniture de légumes frais, de légumes de pot-au-feu, de préférence.

» Et l’idée a si bien fait son chemin que, déjà, plusieurs de nos grandes modistes viennent d’adjoindre à leur magasin une petite fruiterie.

» Ces détails paraîtraient peut-être frivoles à tes lecteurs, mon cher Allais ; n’oublie pas de dire à ceux de tes correspondants qui s’étonneraient de notre sollicitude pour les choses de la mode, que toi et moi sommes dans la vie les derniers refuges du dandysme, et qu’il n’est pas de jour que Dieu fasse — on avouera que le bougre en fait quelques-uns — où nous ne mettions en pratique cette assertion de Beaudelaire : Le véritable dandy doit vivre et mourir devant sa glace (au moins pour ce qui concerne la première partie de cette phrase remarquable).

» Permets-moi de terminer par une anecdote qui te montrera que, pendant ton absence, nous n’avons pas cessé d’être le peuple le plus poli et le plus spirituel de la terre.

» Pas plus tard qu’hier soir, dans l’omnibus Gare Saint-Lazare-Place Saint-Michel, un jeune homme chauve qui gelait sur la plate-forme est allé offrir sa place à une vieille dame, logée au fond du véhicule.

» … À bientôt, mon cher Allais ; je profite de ce que tu es à Honfleur, pour te prier de me rapporter un gros coquillage avec cette inscription : Souvenir de Biarritz.

» Ton vieux franco-russe,
» Narcisse Lebeau. »


Sois tranquille, mon vieux Lebeau, tu auras ta conque.

Te souviens-tu, l’année dernière, quand je suis revenu de Belgique et que je t’ai rapporté un bouchon sur lequel j’avais fait graver ces mots : Souvenir de Liège ?

On était jeune, alors.

SAVOIR HENNIR

OU LE SENTIMENT DES NUANCES


Le jeune et candide Amédée de Saint-Gapour n’eut pas plutôt vu la jeune femme en question qu’il en tomba éperdument amoureux. Il se fit même le serment à lui-même d’obtenir bientôt les dernières faveurs de cette dame.

Cette dame n’était autre que la femme légitime d’un capitaine des douanes dans un petit port de Normandie, que les convenances les plus élémentaires m’interdisent de désigner clairement.

La belle capitaine se réjouit beaucoup à voir le pauvre Saint-Gapour si violemment allumé et, comme les distractions sont rares en province, elle conçut le projet de s’amuser de cette flamme, tout au moins une bonne partie de l’été.

— Mon pauvre ami, disait-elle, vous m’aimez, je veux bien le croire, mais que voulez-vous que j’y fasse ?

— Dame ! bafouillait Saint-Gapour, vous savez bien.

— Je crois, en effet, deviner ce que vous attendez de moi. Et si mon mari nous surprenait ?…

— On s’arrangera pour qu’il ne nous surprenne pas.

— On s’arrangera, on s’arrangera… C’est toujours la même histoire : on s’arrange, et puis on est pincé tout de même. Si mon mari nous pinçait, savez-vous ce qu’il nous passerait à travers le corps ?

— Son sabre ?

— Si ce n’était que son sabre, ce ne serait rien… Il nous passerait, vous savez, cet outil qui sert à sonder les balles de coton pour voir si on n’y a point introduit de la contrebande ; du poivre, par exemple.

— Diable !

— Oui, c’est toujours cet instrument qu’il passe à travers le corps des personnes qui le trompent.

On convint pourtant d’une chose.

Chaque soir, après son dîner, le capitaine s’assoupissait et, finalement, s’endormait dans son fauteuil. À ce moment, la dame pouvait profiter de quelques instants libres.

— Seulement, voilà le hic, dit-elle. Il faudrait que je fusse avertie de votre présence dans la rue. Et mon mari est si jaloux ! Le moindre signal, coup de sifflet, battement de main, le réveille et le met en terrible méfiance. Il faudrait trouver autre chose… Savez-vous imiter le hennissement du cheval ?

— Je vous dirai que je ne me suis jamais spécialement entraîné à ce sport.

— Eh bien, entraînez-vous et quand vous saurez bien hennir, venez sous mes fenêtres, un soir, vers neuf heures, hennissez fort et peut-être bien…

Amédée de Saint-Gapour crut voir s’entr’ouvrir les portes du paradis. À partir de ce moment, de l’aube à l’aurore, il passa son temps à imiter le hennissement du cheval.

Il allait s’exercer à la campagne, dans les herbages, au milieu des braves chevaux, des excellentes juments et des poulains espiègles qu’il effarait beaucoup par ses étranges vocalises.

Au bout de quelques jours, il se crut assez fort pour risquer le coup, et, un soir, il vint, sous les fenêtres de la belle, pousser son appel d’amour.

Rien ne bougea dans la maison, la capitaine ne sortit point.

Il la rencontra le lendemain sur la plage.

— Je vous ai bien entendu, hier, lui déclara-t-elle à brûle-pourpoint, mais si c’est ça que vous appelez imiter le hennissement du cheval !… Mon mari s’en est réveillé du coup et m’a lancé un regard soupçonneux qui m’a glacé jusqu’aux moelles. Il faut encore travailler un peu, mon ami, pour arriver à la perfection.

Saint-Gapour reprit le chemin de ses herbages et passa toute une grande semaine à simuler des clameurs de coursier.

— Cette fois, pensa le brave garçon, je crois que ça y est.

Et le soir même, il était à son poste, jetant aux étoiles surprises le gazouillis de l’étalon.

La maison du gabelou demeura close et nulle n’en sortit.

Amédée passa une mauvaise nuit.

Le lendemain, ivre d’audace, et sachant le capitaine occupé ailleurs, il se rendit chez la dame.

— Comment ? Véritablement ? fit-elle comme au comble de la stupeur ; c’est vous qui avez henni hier soir sous nos fenêtres. Eh bien ! ma foi, ce cri était si parfaitement imité que j’ai cru à un vrai cheval.

Et elle ajouta :

— Décidément, mon ami, vous n’avez pas le sentiment des nuances.

Amédée de Saint-Gapour crut comprendre, à ce moment, que la dame se payait sa tête.

Très vexé et fou d’amour, il se précipita sur elle, en imitant, à s’y méprendre, le cri du carme.

(Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.)

LE TRAITEMENT DE LA LARYNGITE
CHEZ LES GIRAFES DU HAUT-NIGER


Je n’avais pas eu l’heur de rencontrer mon vaillant ami le captain Cap depuis les élections législatives qui désolèrent la France lors du mois d’août 1893.

S’en souvient-on ? 196 citoyens du neuvième arrondissement (quartier Saint-Georges) affirmèrent sur le nom du captain leurs convictions résolument anti-européennes.

— Allô, Cap ! fis-je, ravi.

— Allô ! répondit Cap.

Et il m’étreignit les mains avec une énergie peu commune. Il m’appela son old fellow, me présenta au bonhomme qui l’accompagnait, un gentleman bien mis, entre deux ou trois âges, qu’il décorait du titre de commodore, et m’emmena prendre un drink dans une bodega espagnole tenue par des Belges qui vendent des boissons américaines. (Internationalisme, voilà bien de tes coups !)

Cap commanda un John Collins, le commodore un Saddle rock et moi un Corpse reviver.

Et se délièrent nos langues.

Je reprochai à l’intrépide captain le long temps qu’on ne l’avait point vu.

Froidement :

— J’ai été très occupé, dit-il, depuis deux mois. Pour commencer, le gouvernement du Val d’Andorre m’a chargé d’organiser sa nouvelle flottille de torpilleurs…

Un signe de mon doigt indiqua à l’homme du bar de renouveler les consommations.

— Ensuite, poursuivit Cap, je suis allé en Afrique où j’ai de gros intérêts.

— Ah bah !

— Oui, je fus désigné par le conseil d’administration pour organiser le service.

— Quel service, captain ?

— Le service de la Société Générale de Publicité dans les Pissotières du Soudan… Ah ! cette Afrique !

Darkest Africa, comme dit Stanley.

— Stanley n’a jamais f… les pieds en Afrique.

— Je m’en doutais.

— Le peu qu’il connaît de ce pays, il l’a appris dans le supplément de la Lanterne.

Le commodore profita d’une vague accalmie pour faire venir une bouteille de champagne (un petit extra-dry au sujet duquel je ne vous dis que ça).

Cap poursuivit :

— Vous avez raconté il y a deux ou trois jours dans le Journal, mon cher Alphonse, l’histoire bien connue du requin qui pleure en reconnaissant, dans un porte-monnaie, la peau de sa mère… Moi, j’ai vu mieux que ça, l’autre jour, en Afrique.

— Allons donc !

— Parfaitement ! Et si vous croyez que votre squale détient le record du pathétisme vous vous enfoncez le doigt dans l’œil jusqu’au deltoïde.

— Diable !

— Vous savez que dans la région du Haut-Niger, c’est, en ce moment, la saison des pluies.

— Ce détail m’échappait.

— La saison des pluies, dans ces parages, correspond assez exactement à de fâcheuses périodes d’humidité.

— Je l’aurais gagé.

— Et qui est-ce qui est bien embêté, par les périodes d’humidité ?

— Ah ! voilà !

— Ce sont les girafes… Vous croyez savoir ce que c’est qu’une girafe, vous ne vous en doutez même pas.

— Ah ! permettez !

— Permettez, vous-même ! Les girafes sont des bêtes auxquelles la nature, cette grande fumiste, a monté le cou à la hauteur du ridicule. D’où, énorme tendance, pour ces animaux, aux maladies de la gorge et des cordes vocales. Si nos théâtres d’opéra, d’opéra-comique et même d’opérette se recrutaient uniquement chez les girafes, nous n’en serions plus à compter les jours de relâche.

— Très juste.

— Eh bien, non ! Nous en serions à les compter, car les girafes qui ne pratiquent le laryngoscope qu’à de rares intervalles, pour qui le chlorate de potasse est mythe et la cocaïne chimère, les girafes, dis-je, quand elles se sentent atteintes, se guérissent vite et à peu de frais.

Cap s’apercevant à cet instant que la bouteille d’extra-dry était vide, eut un rictus de douloureuse stupeur auquel l’homme du bar ne se méprit point : il en rapporta une autre.

— Voici comment elle procède, la girafe : elle se couche en exhalant une sorte de plainte mélodieuse qui a la propriété d’attirer le boa constrictor. Ce reptile arrive à pas de loup et, doucement, sans rien brusquer, s’enroule autour du cou de la jeune malade, du ras des épaules jusqu’au-dessus de la tête. Nos élégantes Parisiennes portent des boas en plume ou en fourrure. Les girafes portent des boas en boa, ce qui est bien plus près de la nature. Quarante-huit heures de ce traitement et la girafe est plus vaillante que jamais ! Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?

Le commodore se chargea de la réponse :

— J’ai à dire de cela qu’il ne faut pas voir dans l’acte du boa la moindre humanité — la moindre girafité, plutôt. — Le boa constrictor est un reptile curieux, potinier et très vexé de contempler ses restreints horizons. Il s’enroule autour du cou de la girafe pour y voir plus loin et de plus haut, voilà tout, et découvrir


… ce lointain
Qui recule chaque matin
Et qui, le soir, n’est pas atteint,


comme dit Jean Richepin, un connaisseur.

— Peut-être bien ! fîmes-nous, Cap et moi.

LE CAPTAIN CAP
ET L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN


— Dites-moi, mon cher Allais, vous est-il jamais venu à l’esprit l’idée de faire couver des œufs de hareng saur par une autruche empaillée ?

— Jamais, mon cher Cap, au grand jamais, je vous le jure !

— Eh bien, c’est exactement l’occupation à laquelle se livre M. Carnot en ce moment.

— M. Carnot ?

— M. Carnot lui-même.

— M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Parfaitement, mon cher !

— En ce cas, captain, permettez-moi de vous dire que c’est là un divertissement indigne d’un homme de l’âge et de la situation de M. Carnot !

— Et que voulez-vous que l’Europe pense d’une grande République dont le premier magistrat passe son temps à faire couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ?

— Ah ! tout cela, mon pauvre Cap, n’est point pour faire reprendre les affaires !

— Ni pour amener le désarmement sans lequel ne pourraient se produire nulle détente et nulle prospérité.

— Bien sûr !

— Quand je dis que M. Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées, il ne faut pas, bien entendu, prendre mon allégation au pied de la lettre. C’est une simple image que j’entends employer là, un symbole, dirait Moréas. — Symbole, priez pour nous !

Et pendant que le garçon du bar nous remplaçait nos verres vides par des verres pleins, le captain Cap reprit :

— Nous parlions de désarmement général, tout à l’heure… Savez-vous ce qui l’empêche, le désarmement, encore plus que la question d’Alsace-Lorraine ?

— Dites-le-moi, et, après, je le saurai.

— Ce qui empêche le désarmement, c’est la préoccupation de l’équilibre européen, et l’équilibre européen tient tout entier dans la question des Dardanelles et la question des Balkans.

— C’est mon avis.

— Les croyez-vous insolubles, ces deux questions ?

— Bien délicates à résoudre, tout au moins.

— Pas tant que ça, mon cher Allais, pas tant que ça !

— Je suis persuadé, mon cher Cap, que ce ne serait pour vous qu’un simple jeu d’enfant.

— Vous l’avez dit, un simple jeu d’enfant… Et pourtant j’y travaille depuis trois ans, à la solution de ce double problème !

— Trois ans ?

— Oui, trois ans ! Depuis trois ans, grâce à des cartes admirablement faites, je calcule le jaugeage des Dardanelles.

— Le jaugeage ?…

— Oui, le jaugeage, le volume d’eau qu’elles contiennent, si vous aimez mieux… D’autre part, j’ai calculé le cube à peu près exact des Balkans.

— Tout cela n’est point une petite affaire.

— Je vous écoute !… Je suis arrivé à cette constatation que les Balkans tiendraient à peu près dans les Dardanelles.

— Et alors ?

— Alors, c’est bien simple : Je f… les Balkans dans les Dardanelles, et voilà !

— Bravo, Cap !

— De la sorte, plus de Dardanelles, plus de Balkans, plus de ces questions irritantes pour l’équilibre européen ! La paix assurée, le désarmement, la prospérité, le bonheur de tous.

— Et vous croyez bonnement, Cap, que l’Angleterre vous laissera faire ?

— L’Angleterre ?

Ici, Cap devint mystérieux. Il explora les alentours, s’assurant que nulle oreille suspecte ne se tendait près de nous.

— L’Angleterre ? reprit-il. Je sais de source certaine que si l’Angleterre lève seulement le petit doigt, vous entendez, le-pe-tit-doigt, le Péloponnèse est bien disposé à faire un exemple !

— Diable !

— Paul Robert me le disait encore ce matin, en déjeunant chez Vian.

— Ah, si Paul Robert vous l’a dit !

UNE NIAISE PROTESTATION


Je publie volontiers la lettre suivante, pour démontrer à quel point d’aberration peut mener l’esprit d’irréligiosité qui sévit actuellement sur beaucoup de nos jeunes gens les mieux doués.

Le signataire de cette missive, néanmoins, est loin d’être une andouille et j’eus même l’occasion, à différentes reprises, de publier, de ce brave garçon, certaines poésies qui ne passèrent point inaperçues.

Les admirateurs de Boileau trouvèrent dans la poétique de M. Franc-Nohain comme qui dirait un cheveu, mais les esprits libres s’en réjouirent fort.

Déplorons qu’un artiste aussi charmant tombe assez bas dans l’athéisme pour confondre un point cardinal avec une manifestation religieuse :


« Cher Monsieur,

» Puisque vous disposez d’une tribune d’où vous pouvez librement prêcher la bonne parole et combattre le bon combat, je ne saurais trop vous prier de signaler à qui de droit un abus inouï, qui, si je suis bien informé, se produirait journellement dans une de nos Compagnies de chemins de fer les plus autorisées.

» Les employés de cette Compagnie porteraient tous sur leur casquette le mot EST écrit en lettres majuscules, affirmant ainsi l’existence d’un Dieu, laquelle, acceptée j’en conviens par le plus grand nombre, n’en a pas moins été contestée par d’excellents esprits.

» Qu’aux époques d’intolérance, au moyen âge, sous Louis XIV, lorsque les étendards des soldats criaient aux vents : Dieu et mon Roy ! on ait mis cette sorte de credo sur la casquette des employés de chemins de fer, c’était logique et j’y consens.

» Mais les temps ont marché, la foi moderne est faite du respect de toutes les croyances.

» Et c’est maintenant qu’une Compagnie — et, notez-le, une Compagnie ayant traité avec un État républicain — c’est maintenant, dis-je, qu’elle s’arrogera le droit d’exiger de tous ses employés une profession de foi théiste ?

» Je vais plus loin : j’admets un instant qu’une administration puisse recruter ses employés comme bon lui semble, et que, si elle torture les consciences des malheureux à ses gages, elle ne soit justiciable que d’une indignation toute morale.

» Mais une Compagnie de chemins de fer est en relations continuelles avec le grand public, et dans ce public, il peut y avoir des incrédules, des athées ; les athées voyagent, paient leur place comme les croyants : paieront-ils donc pour être nargués, insultés par l’affirmation insolente d’un dogme que rejette leur conscience ?

» Je le répète, si ces faits sont exacts, il y a là une réforme qui s’impose ; elle tentera, j’en suis sûr, votre plume, si généreusement éloquente, et, en défendant cette juste cause, vous vous serez fait une fois de plus le champion des honnêtes gens.

» Avec lesquels je suis et je reste.

» Franc-Nohain. »

Ah ! comme je préfère M. Franc-Nohain quand il prend sa lyre et la fait vibrer pour dire aux grands saules de l’étang les doléances du département de la Charente-Inférieure !

Écoutez plutôt (c’est le département qui parle) :


J’en ai assez, à la longue, et cela m’écœure,
D’être continuellement appelé Charente-Inférieure :
Inférieure !… Je vous demande un peu !…
Inférieure !… Et de quel droit, mon Dieu !
Ah ça ! Vous croyez que c’est gai pour nos fonctionnaires ?
Vous croyez que c’est un joli compliment à leur faire :
— Ah ! vous êtes nommé dans la Charente-Inférieure ?
La conservation des hypothèques de la Charente-Inférieure…
Les directes et les indirectes de la Charente-Inférieure…
Comme c’est agréable de mettre sur ses cartes de visite :
Inférieure !… Vous voilà coté tout de suite.
Et vous verrez que je ne trouverai pas un député,
Pas un sénateur, pas un conseiller général pour protester.
Et on veut que nous votions pour la République !


Tant que M. Franc-Nohain se contentera d’exhaler de nobles plaintes, il pourra compter à ses côtés toute l’élite de la nation.

Mais, grand Dieu ! qu’il évite de tomber dans l’anticléricalisme, si mal porté de nos jours.

AUTO-SUGGESTION


— Moi, dit le docteur Vivier, le cas le plus curieux d’auto-suggestion que j’aie jamais vu, c’est voilà cinq ou six ans. Extrêmement curieux, même !

— Contez-nous cela, docteur.

Vivier, qui joint à une science encyclopédique l’aménité la plus parfaite, nous dit cette histoire :

« On avait pas mal liché, ce jour-là. Nous fêtions la thèse d’un de nos amis et nous la fêtions copieusement, ma foi. Tout le monde était plus ou moins pompette, mais celui qui détenait le record de la cuite, c’était certainement un de nos camarades, paresseux incoercible, et noceur effréné, que je désignerai par l’initiale Y, bien que ce brave garçon n’ait jamais triché de sa vie.

» Le pauvre Y…, sur le coup de minuit, était gris comme tout un escadron de bourriques à Robespierre. Ses fantaisies, presque toutes d’un goût contestable, nous faisaient expulser des brasseries du Quartier. Heureusement qu’il existe dans cet arrondissement un jeu assez complet de caboulots, de sorte que de très longs laps ne s’écoulaient pas sans que nous bussions des spiritueux variés.

» À la Source, n’eut-il pas l’idée de se déchausser et, au risque d’attraper une brave congestion, de prendre un bain de pied dans le petit bassin où s’ébattaient des écrevisses !

» Et puis, il commanda une soupe à l’oignon et la déversa généreusement dans le susdit bassin, sous le prétexte que le gravier constituait une nourriture insuffisante pour ces petits crustacés.

» À un moment, Y… plus gris que jamais, se leva pour aller je ne sais où. Croyant sortir, il se heurta à une glace, aperçut son image, et, alors, ce fut inénarrable !

» — Ah ! te voilà, cochon ! s’écria-t-il, s’adressant à son reflet… Eh bien ! tu es joli… Tous mes compliments !… Te voilà encore saoul !… Ne dis pas non. Tu ne tiens pas debout. Eh bien, mon salaud, celui qui t’a payé ça pour une chopine, ne t’a pas volé !… Ah ! tu es propre, avec ton gilet débraillé, ta cravate défaite, ton col déboutonné, tes cheveux emmêlés !… Tu n’es pas honteux, à ton âge ?

» Et puis, une petite pause, pendant laquelle il se foudroya véritablement de son regard fixe. Il reprit :

» — Et pendant que tu te saoules à Paris, tes pauvres parents travaillent en province, pour t’envoyer de l’argent. Crapule, va !… Feignant !… Saloperie !… Écoute bien ce que je vais te dire.

» Et alors, ses paroles prirent un ton d’autorité inexprimable !

» — Écoute bien ce que je vais te dire : Tu vas filer te coucher, tout de suite. Demain matin, tu te lèveras de bonne heure, et tu te mettras à travailler, et tu ne reficheras pas les pieds au café… Si je t’aperçois dans un caboulot quelconque, je te prends par la peau du cou, et je te jette sur le trottoir… Allons, file !

» D’un pas de somnambule, Y… revint vers nous, prit son chapeau et sa canne. Il sortit.

» Nous croyions tous à une bonne charge. Pas du tout ! Nous ne le revîmes plus jamais au café. En six mois, il passa ses derniers examens et sa thèse. — À l’heure qu’il est, il est professeur à la Faculté de médecine de Nancy.

» L’image de son regard dans la glace l’avait mis en état d’hypnose et il s’était fait suggérer à lui-même par son propre reflet de ne plus boire et de travailler ! »

Tous, nous avions écouté cette histoire avec beaucoup d’intérêt. Le captain Cap, surtout, semblait vivement ému.

— Croyez-vous, demanda-t-il au docteur, que ce procédé me réussirait, à moi ?

— Pourquoi pas ? dit Vivier. Vous pouvez toujours essayer.

Cap se leva, se dirigea vers une glace, se lança des regards terribles, et se traita comme le dernier des derniers.

Toutes les injures des deux continents y passèrent.

Tantôt Cap s’insultait en français, tantôt en anglais, et quelquefois en une langue parlée dans une peuplade dont je soupçonne Cap d’être le seul membre.

Quand le répertoire fut épuisé, Cap prit son chapeau, son pardessus et sortit sans dire un mot.

— Ce serait drôle, fit l’un de nous, si Cap se mettait à travailler dès demain matin et qu’il devînt professeur à la Faculté de médecine de Nancy !

Malheureusement, cette illusion croula le soir même.

Revenant chez moi et passant devant la brasserie Pousset, j’eus l’idée d’entrer voir si la Princesse Pâle, d’aventure, ne m’y attendait point.

Pas de Princesse Pâle ! (Dans les bras d’un autre, sans doute.) Mais, par contre, qu’aperçus-je, confortablement installé devant une eiffelesque pile de soucoupes ? Mon vieux captain Cap.

Il m’offrit un demi de la meilleure grâce du monde et conclut philosophiquement :

— L’auto-suggestion ne réussit pas à tous les tempéraments.

ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS


Quelqu’un venait de parler de bains de siège.

Ce dernier mot réveilla notre excellent ami, le major Heitner, jusqu’à présent assoupi.

— Ah ! oui ! s’écria-t-il. Le siège de Paris ! Très curieux, le siège de Paris, en 70, n’est-ce pas ? Je me souviens très bien, quoi que je fusse à cette époque un seigneur de bien peu d’importance.

— Allons, fit l’un de nous, passe-toi un peu d’eau sur la figure, et conte-nous une anecdote relative au siège de Paris, cependant que chacun de nous s’occupera de sa chacune, sans prêter d’autre intérêt à tes propos.

Le major Heitner agit comme on lui avait commandé.

— Quand éclata la guerre franco-allemande, j’avais une belle pièce de sept ou huit ans. Un Cynghalais de nos amis venait d’envoyer à ma famille un petit éléphant, tout jeune, un amour de petit éléphant.

— Vivant ?

— Comme vous et moi.

Et intelligent, et roublard, et ficelle. Ah ! le délicieux petit bougre !

Ma famille demeurait, au sixième étage, dans une maison située carrefour de l’Observatoire. Vous voyez ça d’ici ?

— Comme si nous y étions.

— On alla recevoir le jeune pachyderme à la gare de Lyon et on l’amena chez nous… La vue des six étages parut l’étonner beaucoup. (Dans l’île de Ceylan, les maisons n’ont pas d’étages, ou, si elles en ont, ce sont des étages de si peu d’importance, que cela ne vaut pas la peine d’en parler.) Pourtant il les grimpa, ces six étages, et plus prestement qu’on n’aurait pu attendre d’un éléphant aussi fraîchement débarqué.

Rien n’est impossible à l’éléphant de bonne volonté, a dit saint Luc.

Notre logement était humble, paisible, honnête et doué d’un large balcon qui valait, à lui seul, bien des terrasses réputées et confortables. Notre nouveau petit hôte se fit, tout de suite, à la civilisation européenne… Il eut bien, au commencement, quelques menus déboires. Une fois, il s’échappa sur les toits et, jeune imprudent, voulut franchir un grillage vitré qui couvrait l’arrière-boutique d’un limonadier. Les carreaux ne surent point résister à ce poids inattendu. Le treillage imita l’exemple des vitres et notre jeune ami s’effondra dans un baquet où l’on rinçait des soucoupes, des verres, des demi-tasses, et même des tasses. Il en fut quitte pour quelques contusions et réintégra, tout penaud, son domicile. À partir de ce moment, il prit une extrême méfiance des excursions sur les toits. Surtout les jours de pluie, il était comique : le zinc du balcon, lavé par l’eau, lui renvoyait des reflets qu’il prenait, dans sa candeur, pour des images vues par transparence. Le zinc et les ardoises lui semblaient être du verre, et, pour tout l’or du monde, on n’aurait pu le décider à la moindre sortie. Pauvre mignon !

— Essuie tes yeux, major.

— Voilà… Arrive le siège…

— Et ses horreurs !

— Et ses horreurs ! Notre éléphant devient très coûteux à nourrir. D’autre part, les voisins parlent sérieusement de le transformer en matières alimentaires de toutes sortes. À la rigueur, mes parents auraient consenti à cette immolation, mais le pauvre petit moi que j’étais se mit à pleurer comme un veau marin, à la seule idée du meurtre de mon asiatique ami.

Asiatic friend.

Asiatic friend… Alors, on imagine un subterfuge. Nous connaissions, tout dans le fond de Vaugirard, un fort brave homme, statuaire de beaucoup de talent, un artiste fier et digne comme pas un. Ce sculpteur occupait un immense atelier, sis dans des terrains vagues à perte de vue. Vite, on lui écrit et le voilà qui arrive.

— Il arrive, il arrive !

— Il arrive, il arrive !… Ah ! mes pauvres amis ! si vous aviez vu ce sculpteur fier et digne comme pas un ! L’ombre de lui-même ! L’ombre de son ombre ! C’était là, sans nul doute, un homme qui n’avait rien mangé depuis un mois, un énorme mois.

— C’est dans ces conditions que, réellement, le mois est haïssable.

— Haïssable, en effet, réellement haïssable ! Il était vêtu — je me souviens encore comme si j’y étais — d’un ample mac-farlane qui voltigeait au vent comme le linge, à la campagne, qu’on fait sécher dans les vergers, sur des cordes. Il avait une tête, pour écarter les soupçons, mais sûrement le corps était absent, dévoré par l’inanition… On a très bon cœur chez nous : « Voulez-vous manger quelque chose ? — Non, merci, rien du tout, je viens de manger un gigot de six livres et demie entouré d’un litre de haricots ! — Un petit verre de madère avec un biscuit ? — Merci, rien du tout !… » Je vous l’ai dit, c’était une nature fière. On lui exposa ce dont il s’agissait : emmener l’éléphant, et le conserver dans un coin de son atelier, là-bas, jusqu’à ce que la terre de France fût débarrassée de ses envahisseurs. Il accepta… Les adieux furent déchirants, j’abrège ! Je me mis au balcon, pour jeter un dernier coup d’œil ému à l’ami qui partait.

— Essuie tes yeux, major !

— Voilà !… Ah ! ils furent longs à descendre l’escalier. « Mais que font-ils ? » À la fin, je vis le sculpteur sortir de la porte cochère, sortir seul. Où était donc la bête ? Qu’en avait-il fait ? Je me précipitai… D’un regard d’angoisse, j’explorai l’escalier. Rien… Et je compris tout !…

— Mais parle donc !

— Poussé par la faim, l’artiste fier et digne avait mangé l’éléphant dans l’escalier.

UNE NOUVELLE
APPLICATION DE THÉÂTROPHONE


Au moment où il s’approchait du guichet pour prendre son billet, une idée folichonne lui passa par la tête.

Le marquis de Marchaleuil — car c’était lui — esquissa un geste de parfait détachement :

— Ah ! Et puis, zut ! Je serais bien bête d’aller me raser à Château-Thierry dans leur sale conseil d’administration. Ils peuvent bien délibérer sans moi, tous ces vieux serins !

Le marquis sortit de la gare, alluma un pur havane et prit la direction des boulevards, à pas lents, en homme qui a tout son temps à lui.

Maintenant, il était enchanté de sa résolution.

Il dînerait seul, en garçon, dans une bonne maison ; après quoi, il irait au Jardin de Paris, où il tâcherait de rencontrer Sarbah Kahn, une superbe courtisane juive qui le faisait loucher depuis pas mal de temps. Et puis, voilà, on tâcherait de ne pas trop s’embêter, quoi !

Sous le rapport de la philosophie pratique et du pas-de-bilisme à outrance, Marchaleuil était un gaillard de première force.

Il s’installa à la terrasse d’un cabaret du boulevard des Capucines devant une excellente absinthe-anis, bien décidé à se laisser vivre.

Soudain, il n’en crut pas ses yeux !

Celle-là était raide, par exemple !

Une voiture venait de s’arrêter, de laquelle descendaient un monsieur et une dame.

Le monsieur était le jeune baron Lecoup de Lestrier. Quant à la dame, ne cherchez pas, elle n’était autre que la marquise de Marchaleuil, la propre femme de notre ami.

Fortement interloqué, le marquis se contenta de murmurer :

— Elle est bonne !

Le baron et la marquise entraient dans le cabaret pour y faire, à n’en pas douter, un petit dîner en cabinet particulier.

— Elle est bonne ! répéta simplement le marquis.

Et comme il avait très faim, il s’installa lui-même à une table et commanda un menu substantiel.

Au moment de partir, une idée lui vint, pourtant, de voir comment se comportaient sa femme et son ami.

Une simple pièce de cent sous, habilement glissée dans la main du garçon, lui permit d’appliquer son œil à un petit trou percé ad hoc dans la cloison.

Les tourtereaux, très près l’un de l’autre, goûtaient à ce moment les joies du théâtrophone.

Chacun son récepteur à l’oreille, ils semblaient tout à l’extase de la musique de Lohengrin.

De temps en temps, le baron glissait une pièce de cinquante centimes dans la petite fente pour entretenir la communication.

La marquise n’en revenait pas :

— Cet appareil est extraordinaire ! On entend tout comme si on y était, même les applaudissements, même les bruits de la salle.

Ce dernier mot fut une lueur fulgurante pour notre voyeur légitime.

Il descendit sur le boulevard et n’eut pas grand’peine à trouver qui il cherchait.

Un grand diable de camelot, doué d’une voix auprès de laquelle la trompette de Jéricho n’eût semblé qu’un pâle mirliton, clamait :

— Le Journal des Muffs ! Demandez le Journal des Muffs !

— Dites-moi, mon ami, lui dit le marquis, vous plairait-il de gagner un louis ou deux sans vous donner beaucoup de mal ?

— Ça serait même tout à fait mon blot, patron !

— Eh bien ! venez avec moi.

Au bout d’un quart d’heure, le bon camelot était méconnaissable : un vrai gentleman, on eût dit, en frac et cravate blanche.

Un loueur d’habits avait opéré ce miracle.

— Voici un billet de cinquante francs, continua le marquis ; vous allez prendre un fauteuil d’orchestre à l’Opéra, le plus près possible de la scène, bien au milieu.

— Entendu, patron.

— Vous choisirez un moment où la musique et le chant ne font presque pas de bruit… Alors, avec votre belle voix, lentement et en articulant bien chaque mot, vous gueulerez, — comprenez-vous ? — vous gueulerez ces paroles : À l’heure qu’il est, madame la marquise de Marchaleuil est en train de faire son mari cocu avec le petit baron Lecoup de Lestrier. Répétez cette phrase… Bien, c’est parfait, allez !

Et Marchaleuil revint prendre son poste d’observation, malade, à l’avance, de rire.

Ce ne fut pas bien long.

Le marquis n’entendit pas, mais aperçut, tout à coup, un spectacle qui ne lui laissa aucun doute sur la réussite de son stratagème.

La marquise s’était levée toute pâle. Le baron tournait au vert pomme pas mûre.

— Vous avez entendu ?

— Oui… c’est épouvantable ! Est-ce que nous ne rêvons pas ?

— C’est à l’Opéra qu’on a dit ça, en plein Opéra ?

— Mais nous rêvons… ce n’est pas possible !

Ils furent arrachés à leur folle terreur par des éclats de rire convulsifs qui pénétraient dans leur cabinet.

Ce pauvre Marchaleuil rigolait tellement qu’il fut forcé de s’asseoir, et quand il se fut un peu apaisé, il leur dit en s’essuyant les yeux :

— Elle est bonne, hein ?

QUAND MÊME


Quand la Fatalité s’est mis quelque chose dans la tête, tenez pour certain qu’elle ne se l’est pas mis ailleurs ; c’est même pour cela que les Grecs, qui se connaissaient beaucoup en destin, l’avaient baptisée Anankè.

La petite histoire que je vais conter montrera aux esprits d’élite qui forment ma clientèle combien est vraie cette allégation.

C’était l’été dernier, sur une petite plage dont je citerai volontiers le nom, quand elle se décidera à payer sa publicité.

Sur cette plage grouillait une cohue bigarrée ; on y voyait des peintres, des Anglais, d’anciens entrepositaires, des poètes, etc., etc.

Nous ne nous occuperons, si vous voulez bien — car l’espace m’est avarement compté — que d’un peintre et d’un poète.

Le peintre s’appelait… mettons Cimaise.

Et le poète… mettons Larime.

(De la sorte, ma famille ne me reprochera pas de me surmener pour trouver des noms à mes héros.)

Larime et Cimaise étaient les meilleurs camarades de la terre, à part ce détail que Larime professait, pour la peinture de Cimaise, un dédain qui confinait à la nausée.

Cimaise, à qui ce détail échappait, s’était mis en tête d’offrir une de ses toiles à Larime.

Au cours d’une visite de Larime à l’atelier du peintre, ce dernier ne manqua pas de glisser sous le bras du poète une petite étude dont il n’était pas trop mécontent.

— Grand merci, fit vivement Larime, excusez-moi, mais je ne saurais accepter ce cadeau.

— Pourquoi cela, donc ?

— Parce que cela vous priverait.

— Mais je vous assure…

— Si !… si !… cela vous priverait !

— Mais, nom d’un pétard ! puisque je vous dis que cela me fait le plus grand plaisir !…

— Non… non !… Moi, je sais que cela vous priverait.

Et Larime sortit, les mains enfournées au plus profond de ses poches.

Le soir, il trouva dans sa chambre ladite étude, gentiment encadrée et ornée d’une dédicace en laquelle le cœur le disputait à l’esprit.

Immédiatement, Larime tint à rapporter le chef-d’œuvre à son auteur.

Minuit et demi : tout le monde dormait dans la maison du peintre.

— Ohé ! Cimaise ! ohé !

Cimaise ouvrit sa fenêtre.

— Eh bien, quoi ?

— C’est votre étude, que je vous rapporte ; je ne veux pas vous en priver.

— Mais puisque je vous dis !…

Sans en entendre davantage, Larime déposa la toile sur un banc du jardin et rentra se coucher…

Décidément, c’était un parti pris. Larime ne compterait jamais le moindre Cimaise en sa galerie.

Cimaise n’insista pas.

Des amis communs, mis au courant de cette étrange antipathie, imaginèrent mille trucs diaboliques pour introduire, quand même, une toile de Cimaise dans la collection de Larime.

Peine perdue !

Larime, avec un flair inouï, malgré les maquillages les plus habiles et les signatures les plus fantastiques, reconnaissait la peinture de son ami Cimaise et la lui rapportait, à des heures souvent indues.

La semaine dernière, Larime, qui n’a pas encore terminé sa villégiature, se promenait sur la plage.

Elle était jolie, la plage.

La tempête avait fait son œuvre et jonché d’épaves tout le littoral.

Des cabines de bain, pas une ne subsistait ; toutes emportées par la mer ou réduites en menus morceaux.

— Tiens ! fit Larime.

Et il ramassa un morceau de bois peinturluré, fragment d’une cabine détruite.

— La belle cabine que cela a dû être !

En effet, ce devait être une belle cabine, de son vivant, avec de jolies bandes, jaune, verte et rouge !

— Ah ! c’est épatant, cela !

Larime, son épave sous le bras, se dirigea vers un menuisier qu’il pria de scier, en de certaines dimensions, le morceau de bois tricolore.

Puis il rentra chez lui, encadra l’objet, le signa et l’intitula : Soleil couchant.

Il n’y a pas à dire. Ça y était !

La bande jaune représentait le sable blond de la plage ; la bande verte, la mer ; la bande rouge, le ciel embrasé par les feux du soir.

Aussitôt rentré à Paris, Larime n’eut rien de plus pressé que de montrer son Soleil couchant à ses amis, en prétendant modestement que c’était un petit machin qu’il avait fait là-bas, en trois minutes, le temps de l’effet.

Cimaise tournait et retournait le tableau, visiblement préoccupé, de l’air d’un homme qui dit : J’ai vu ça quelque part.

Puis il éclata d’un gros rire.

— Je crois bien que j’ai vu ça quelque part !… C’est un morceau de ma cabine !

— Comment, votre cabine !

— Hé parbleu ! je la reconnais bien, c’est moi-même qui l’ai peinte !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dit que Larime aurait quand même, chez lui, de la peinture de Cimaise.

L’OCTROI


Un pour qui les étoiles de général ne seront encore qu’un rêve, cette année, c’est ce pauvre colonel Pétardier, du 3,429e d’infanterie. Et il y comptait bien, pourtant !

Le colonel Pétardier, mille tonnerres ! n’est pas content, et s’il tenait le sale bougre qui lui a joué ce tour-là, le sale bougre pourrait bien passer un mauvais quart d’heure.

Pétardier, le colonel le plus actif, le plus impétueux, le plus explosif de tous les officiers supérieurs de notre belle armée, Pétardier, à qui la seule idée d’un retard met l’âme en l’air, Pétardier vient d’être fortement tancé par le général Billot, parce que lui et son régiment, chargés de défendre la position de Barbotigny, sont arrivés une demi-heure après que l’ennemi (figuré par le 7,412e d’infanterie) y était installé.

Jamais je n’ai vu le général de Brye aussi furieux !

Quant à Pétardier, ce n’était plus un colonel, c’était un bloc de picrate d’ammoniaque à cinq galons.

Et si bêtement arrivée, cette aventure ! si bêtement !

Et lui, Pétardier, au lieu d’envoyer faire f… cette crapule de Lambineau, lui, Pétardier qui tombe dans ce truc grossier de basse vengeance !

Vous connaissez Pétardier, mais vous ignorez Lambineau. Laissez-moi donc vous en toucher deux mots.

Lambineau fut caporal dans le régiment que commandait Pétardier.

Si deux hommes peuvent se servir mutuellement d’antipodes, Pétardier et Lambineau détiennent, sans se fouler, le record de ce numéro.

Autant Pétardier était volcanique, autant Lambineau représentait exactement le type du caporal pas pressé, placide et philosophe.

Aussi Lambineau, malgré une éducation suffisante et une intelligence quasi-supérieure, ne passa jamais sergent.

Chaque fois qu’on parlait de lui au colonel, Pétardier s’indignait.

— Jamais je ne ficherai sergent une tortue poussive… un escargot paralytique comme ce gars-là !

Lambineau, auquel furent rapportés ces discourtois propos, jura de se venger, un jour ou l’autre. Oh ! ce n’était pas pressé !

Et maintenant, Lambineau nage dans le plus vif des enchantements ; son vieux Pétardier, qui devait passer général de brigade, va marquer le pas encore pendant quelque temps.

La chose se passa samedi dernier, 23 septembre, à la fin des grandes manœuvres, du côté de Beauvais.

La dernière opération confiée au 3,429e régiment d’infanterie (colonel Pétardier) consiste à s’installer dès le matin dans la petite ville de Barbotigny et à repousser l’attaque de l’ennemi.

Le régiment marche comme un ange. On aperçoit déjà le clocher de Barbotigny. On y sera dans une demi-heure. On s’y installera formidablement. L’ennemi sera honteusement repoussé. Et puis, ce sera fini.

Demain, la revue. Félicitations des chefs. Poignée de main à M. Carnot. Étoiles de brigadier.

Ô Perrette !

Les maisons se rapprochent, se rapprochent.

À droite de la route, une maison en briques. C’est l’octroi. Nous voilà arrivés.

De la maison en briques sort un homme qui s’avance sur la route, se campe devant le tambour-major et, d’une voix forte, commande :

— Régiment !… Halte !

Et avec une telle autorité, ma foi, que le régiment s’arrête comme un seul homme.

— Quoi !… Qu’est-ce qu’il y a ? s’informe le colonel qui s’avance au galop, très effaré.

— Il y a, mon colonel, qu’on ne passe pas comme ça, devant l’octroi, sans s’arrêter.

(Avez-vous deviné que l’homme de l’octroi n’est autre que le ci-devant caporal Lambineau ?)

— Comment, l’octroi ? hurle Pétardier. Qu’est-ce que ça peut me f… à moi, votre octroi ?

— Il est possible, mon colonel, que ça ne vous f… rien à vous ; mais ça me f… quelque chose à moi… D’abord, qu’avez-vous dans cette sacoche ?

Pétardier passe du rouge de la tomate au violet de l’aubergine, puis au bleu de… (nommez-moi un légume bleu) ; mais ayant eu déjà pas mal de regrettables affaires avec l’élément civil, il se modère et comprime un éclat.

Posément, Lambineau scrute la sacoche du colonel, extirpe les jumelles de leur étui, contemple l’horizon à travers, les rend en disant :

— La parfaite translucidité de cet instrument d’optique, mon colonel, est une garantie qu’il ne recèle aucune marchandise frappée d’un droit d’entrée. Vous pouvez passer, vous.

Lambineau examine ensuite, aussi scrupuleusement, les sacoches du lieutenant-colonel, du commandant du 1er bataillon.

— Parfaitement, messieurs, vous pouvez passer… Et vous, les clairons ! vous n’avez rien à déclarer ? Montrez, vos instruments, taratata, taratata… Et dans les sacs ?… Débouclez vos sacs. Bon, vous pouvez passer… Et vous, les tambours ! rien là-dedans ? Rataplan, rataplan, plan, plan. Et les sacs ?… Bon, passez.

Et la visite dure indéfiniment.

Au loin, soudain, retentit une sonnerie endiablée…

C’est l’ennemi qui, à sa grande stupeur, occupe Barbotigny sans coup férir.

La figure de Pétardier, maintenant, arbore le vert des pommes pas mûres.

Croulées les espérances, envolées les étoiles !

Et Lambineau, ravi, murmure :

— Chacun son tour d’être en retard.

LES ŒUFS FRAIS DU CAPTAIN CAP


Il me semble qu’il y a bien longtemps que je n’ai point relaté les propos de mon brave ami et intrépide navigateur, le captain Cap.

Négligence facile à réparer, car je passai hier avec lui deux des plus agréables heures de mon existence.

Quand je vous dirai que cette entrevue s’accomplit dans un bar anglais, voisin de l’Opéra, vous voudrez bien ne pas vous en effarer autrement.

— Tiens, cet excellent Cap !

— Bonjour, mon enfant, ça se maintient toujours ?

— Assez convenablement, merci ; et vous aussi, j’espère ?

— Pas trop mal… Je me suis purgé ce matin, mais d’une si étrange façon !

— Ah ! bah !

— Oui, imaginez-vous que j’ai acheté, hier, une bouteille d’Hunyadi-Janos, que je m’apprêtais à déguster, ce matin… Laissez-moi un peu rire, voulez-vous ?

— J’allais vous en prier.

— Les rideaux de ma chambre étaient hermétiquement clos. Je me suis trompé de bouteille et, à la place de cette eau magnésienne, j’ai avalé un plein flacon de Old Tom Gin. Hein, qu’en dites-vous ?

— Je dis, Cap, que vous détenez le record de l’étourderie… Et, vous ne vous êtes pas aperçu, à temps, de votre erreur ?

— Quand je vous dis que les rideaux de ma chambre étaient bouchés à l’émeri !

— Tout s’explique. Mais, alors, vous n’avez pas été purgé ?

— Oh ! pardon ! Dans ces sortes d’opérations, l’imagination est tout. Buvez un verre de curaçao en vous persuadant que c’est du sirop d’ipéca, et vous verrez si vous ne vomissez pas tripes et boyaux !

— Peut-être bien…

— Sûrement !… Ce fut mon cas. Convaincu que j’avais avalé de l’Hunyadi-Janos, j’ai passé par tous les stratagèmes en usage dans ce sport… Et j’en avais grand besoin, je vous conjure de le croire.

— Pas de détails, Cap, je vous prie !

À ce moment, entra dans le bar un ami de Cap, qui ne jouera aucun rôle dans la suite de ce récit, mais dont les paroles méritent d’être rapportées.

Il s’adressa à la patronne :

— Certes, madame, je n’ai pas la prétention d’être parfait, et je ne me pose point comme tel. Ainsi que tous les humains, j’ai mes petits défauts ; mais il y a une chose qu’on ne pourra pas me retirer : c’est que j’ai bigrement soif. Veuillez, madame, me servir un large verre de ginger beer.

Le captain Cap leva imperceptiblement les épaules et reprit sa conversation avec moi.

— Le plus curieux, c’est que ce pseudo-purgatif m’a terriblement délabré l’estomac… Je vais prendre un port wine egg flip. Et vous aussi, je suppose ?

— À n’en pas douter.

— Vous regardez mon chapeau ? N’est-ce pas qu’il est mirifique ! C’est une nouvelle formule que je lance avec mon vieux Barjau[3]. Et pratique, vous n’avez pas idée !

Le port wine egg flip est une boisson réconfortante dans laquelle il entre du vin de Porto et du jaune d’œuf.

Pendant que le garçon battait le jaune d’œuf, une idée revint à Cap :

— Savez-vous par quelle classe de commerçants est détenu le record de la stupidité ?

— Je ne vois pas bien.

— Par les marchands d’œufs, mon cher ami. Vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce que les marchands d’œufs sont bêtes.

— Tiens, c’est drôle, je ne me suis jamais aperçu…

— Peut-être n’avez-vous jamais été dans le commerce des œufs ?

— J’ai beau fouiller mes souvenirs, je ne vois rien qui se rapporte à cette industrie.

— Ah ! oui, ils sont bêtes, les marchands d’œufs ! Mon Dieu, qu’ils sont bêtes !

— Tant que ça ?

— Oh ! beaucoup plus !… Vous n’ignorez pas que les œufs frais se vendent plus cher que les œufs d’antan ?

— Je sais.

— Il est évident qu’un œuf pondu ce matin se cotera plus cher qu’un autre élaboré au moment de la guerre de Crimée.

— Vive la Russie !

— Alors, pourquoi ces idiots-là attendent-ils, pour les vendre, que leurs œufs soient défraîchis ? Pourquoi ? Dites-le-moi : Pourquoi ?

— C’est que c’est vrai, pourtant !

— Alors, j’ai fondé la Société générale des œufs frais de la Seine. Nous allons acheter d’immenses terrains, où nous élèverons des milliards de volailles… Un œuf ne sera pas plutôt sorti du cul de la poule… Cela ne vous offusque pas que j’emploie ce mot trivial, au moins ?

— Si, un peu, mais je m’y ferai.

— Un œuf, dis-je, ne sera pas plutôt sorti du cul de la poule, que nous le jetterons dans le commerce.

— Pas trop fort, pourtant, car vous pourriez le casser.

— Comme c’est un œuf très frais, nous le vendons très cher, et nous réalisons du même coup une sérieuse économie sur l’emmagasinage. Hein, qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Je dis, mon cher Cap, que si, au lieu de M. Carnot, nous vous avions sur le trône de France, les affaires marcheraient autrement qu’elles ne marchent !

Et comme l’egg flip nous avait laissé un petit goût fade dans la bouche, nous prîmes un bon verre d’irish whisky.


L’APÔTRE SAINT PIERRE
ET SA CONCIERGE


Les personnes qui se figureraient l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à l’image d’une morose enceinte se tromperaient grandement.

Succursale du joyeux Moulin-Rouge ? Oh ! que non pas ! Mais, enfin, on y coule de bonnes minutes.

C’est ainsi qu’au cours de la dernière séance, M. Clermont-Ganneau, un archéologue éminent doublé d’un parfait gentleman, a entretenu ses collègues de la concierge de saint Pierre, le regretté apôtre.

Car, non seulement saint Pierre avait une concierge, mais encore elle s’appelait Ballia, ou plus probablement Ba’aya, participe présent féminin araméen, qui signifie celle qui demande, nom certainement bien porté par cette vieille pipelette de Palestine.

Piqué au vif par la découverte de M. Clermont-Ganneau et fort désireux d’en avoir le cœur net, je me souvins fort à propos que Cricquebœuf, cité proche de Villerville, contient, dans les bibliothèques de sa mairie, une des plus riches collections de manuscrits araméens qui soient sur le globe.

— Cocher, combien me prendrez-vous pour me conduire à Cricquebœuf ?

— Et pour vous ramener ?

— Et pour me ramener.

— Vous resterez longtemps ?

— Dam !… le temps de consulter quelques manuscrits araméens.

— Alors, montez dans ma voiture. Archéologue moi-même, je n’ai jamais demandé un sou pour conduire des collègues. Avez-vous lu mon Essai sur le Cul-de-bouteille dans la Haute-Égypte sous la onzième dynastie ?

— Pas encore.

— Eh bien ! montez, je vous raconterai ça en route.

Rien de comparable au Cul-de-bouteille historique pour agréablement tuer le temps : nous arrivâmes à Cricquebœuf comme en un rêve.

Je ne m’étais pas trompé.

Les manuscrits fourmillaient de détails sur saint Pierre et sa concierge.

Cette dernière, d’un caractère acariâtre, quémandeur, matéologue et commérageux, rendait saint Pierre le plus malheureux des hommes.

Le digne apôtre, brave garçon au fond, mais esprit timoré (la suite des circonstances le prouva suffisamment, je pense), opposait aux criailleries de sa portière la seule digue de sa bonté jamais lasse et de ses largesses incessantes.

Chaque fois qu’il revenait de la pêche, c’était un turbot, une paire de belles soles, un petit panier d’éperlans ou bien des crevettes qu’il offrait gentiment à ce vieux chameau de Ba’aya.

Ba’aya ne savait aucun gré à Pierre de ces petites attentions et au lieu de l’en remercier :

— Vous allez commencer, hurlait-elle, par vous déchausser, espèce de cochon, et vous passerez par l’escalier de service. Vous puez le poisson que c’en est une dégoûtation !

Docile, Pierre se déchaussait et enfilait l’escalier de service.

Un jour, pourtant, l’apôtre se fâcha. Ba’aya s’était-elle pas avisée d’exiger qu’il lui remît non pas du poisson frais, mais une boîte de sardines à l’huile et des conserves de thon !

Ce jour-là, notre homme l’envoya coucher, rudement.

Quand saint Pierre mourut, en l’an 65, à la suite du martyre dont son ami saint Paul partagea les frais, et qu’il se présenta aux portes du Paradis, le Père Éternel se fit un malin plaisir de le taquiner, fort innocemment d’ailleurs.

— Ah ! c’est toi, mon vieux Pierre ! Mon fils m’a beaucoup parlé de toi.

— C’est bien de l’honneur qu’il me fit là, balbutiait saint Pierre, un peu gêné.

— Il paraît que, lors de la nuit de la Passion, tu ne fus pas d’une tenue irréprochable.

— J’avoue que, cette nuit-là, j’ai manqué de culot. Pour dire vrai, je n’en menais pas large.

— Enfin, n’en parlons plus. Tu as racheté ta faute amplement, et je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour notre sainte religion, à Antioche et à Rome.

— Oh ! mon Dieu, à ma place, vous en auriez fait tout autant.

— As-tu quelque faveur spéciale à me demander ?

Les yeux de saint Pierre luisirent d’une petite flamme malicieuse.

(Le verbe luire ne s’emploie pas au passé défini. Il est temps, je crois, de faire cesser cet ostracisme, et j’engage les hommes de cœur de tous les partis à suivre mon exemple.)

Les yeux de saint Pierre, dis-je, luisirent d’une petite flamme malicieuse.

— Avez-vous pas, demanda-t-il, parmi vos locataires, une nommée Ba’aya ?

— J’ignore ce détail, mais rien de plus facile que de s’en informer auprès de l’archange de planton.

Les livres consultés apprirent que la nommée Ba’aya n’habitait pas encore le Paradis. Elle faisait un stage au Purgatoire, un stage de trois mille ans.

— Trois mille ans ! s’exclama Pierre, mazette. Eh bien ! mon vieux Père Éternel, vous n’y allez pas de main-morte, vous !

— Trois mille ans ? Qu’est-ce que c’est que ça, trois mille ans, comparé à l’Éternité ? Ah ! mon petit Pierre, tu en verras bien d’autres !

— Pour en revenir à la question de faveur, avez-vous un concierge au Paradis ?

— Ma foi, non. Le service de la porte est fait par un archange de planton, que tu vois là, avec son glaive flamboyant. Dans les cas d’épidémie ou de guerre, quand nous avons beaucoup d’arrivants, je double ou triple le service. Quand se produisent des cohues, je fais donner les brigades centrales d’archanges, et l’ordre se rétablit vite.

— Eh bien ! nommez-moi portier du Paradis.

— Quelle drôle d’idée !

— Une idée à moi.

Le bon Dieu eut, dans sa grande barbe blanche, un sourire plein de bonté.

— Eh bien ! soit !… Archange, remettez à monsieur les clefs du Paradis.

Et depuis 1818 ans, saint Pierre s’amuse beaucoup rien qu’à l’idée de la tête que fera Ba’aya lors de son entrée au Paradis, en apercevant son ancien locataire devenu portier.

Il se frotte les mains en murmurant :

— Plus que 1007 ans à attendre !

Et il rumine les bonnes blagues qu’à son tour il fera à son odieuse pipelette.

Une seule chose trouble un peu la joie de notre apôtre : c’est la manie qu’ont tous les bienheureux de lui réserver, à propos de bottes, le calembour que fit Jésus-Christ, en un jour où il était de bonne humeur : Tu es Pierre, et sur cette pierre…

On le lui fait dans toutes les langues.

Saint Patrick, le patron des Irlandais, a le don de l’exaspérer particulièrement.

— Allô ! Saint Peter !

— Hein ! Quoi ? fait saint Pierre qui s’y laisse toujours prendre.

Et saint Patrick d’ajouter froidement :

You are Peter, and on that stone…

Saint Pierre ne le laisse pas achever.

Rouge de colère, il traite l’Irlandais de vieux fourneau ! expression galiléenne qui signifie espèce d’imbécile.

UN PROJET DE LOI


La ruche parlementaire rebourdonne à tour de bras et le sein des commissions repalpite, faut voir comme !

Chargé, par un groupe important de bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque, de veiller à ce que l’honorable M. Conrad de Witt défende, sans relâche, leurs intérêts, ainsi qu’il s’y est engagé, par voie d’affiches, lors des dernières élections, je me rends souvent au Palais-Bourbon.

Je dirais qu’on n’y voit que moi, je mentirais ; mais enfin j’y vais souvent.

Je dois à la vérité de déclarer que je n’ai pas encore pu rencontrer M. Conrad de Witt dans une autre attitude que celle bien connue du vieux gentleman défendant les intérêts des bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque.

Bouilleurs de cru de l’arrondissement de Pont-l’Évêque, dormez en paix : vos intérêts sont en bonnes mains !

J’ai toujours professé un goût très vif pour les travaux parlementaires. Rien, d’ailleurs, de ce qui touche à la grandeur de la France ne saurait me laisser indifférent.

J’aimerais tant voir notre pauvre France prospère à l’intérieur et respectée au dehors ! Espérons que ça viendra !

Quelques députés veulent bien m’honorer de leur confiance et de leur amitié.

C’est ainsi que je suis au courant des principaux projets de loi qui verront le jour au cours de cette session.

Vous les exposer serait pour moi un jeu d’enfant, mais je désobligerais mon excellent collaborateur, un brave ami : vous avez tous sur les lèvres le nom de H. Valoys, et vous avez raison, car c’est bien ce journaliste parlementaire que je voulais désigner.

Pourtant, l’ami Valoys me laissera piétiner quelque peu ses plates-bandes au sujet d’une loi qui, si elle est votée, pourrait avoir des conséquences sociales d’une portée incalculable.

Le député qui va déposer ce projet, j’ai juré de ne point révéler son nom, provisoirement. Qu’il vous suffise de savoir que ce n’est pas Clovis Hugues.

Je l’ai rencontré cet après-midi dans les couloirs, et voici les paroles qui s’échangèrent entre nous :

— Tiens, ce vieux X… Comme ça va ?

— Tiens, Y… (Y… c’est moi). Pas trop mal, comme vous voyez. Je travaille énormément.

— À quoi donc, que j’y coure ?

— À mon projet de loi.

— Ah ! vous faites un projet de loi ?

— Oui, mon cher ! Et un projet de loi qui fera parler de lui, je vous prie de le croire ?

— Je n’en conçois nul doute. Et cette loi ?

— Voici, tout bêtement, de quoi il s’agit : d’après ma loi, l’État s’arrogerait le monopole de la fabrication et de la vente des parapluies.

— Des parapluies !

— Oui, des parapluies. Qu’est-ce que cela a d’extraordinaire ? L’État n’a-t-il pas déjà le monopole des allumettes et des tabacs ? En quoi le monopole des parapluies serait-il plus étrange ?

— En effet.

— Savez-vous combien il se consomme de parapluies en France, par an ?

— Ma foi ! je vous avouerai que je n’ai jamais compté.

— Pas loin de six millions ! Admettons que chaque parapluie laisse cent sous de bénéfice à l’État, cela fait une légère rentrée annuelle de 30 millions de francs. Savez-vous que ce n’est pas une paille, cela, 30 millions ?

— Fichtre !

— Et puis, ce n’est pas seulement une question de profit que j’ai visé dans mon projet. J’y ai vu avant tout une question de commodité. Avez-vous remarqué, quand il pleut… comme les communications sont pénibles dans les rues ? Les parapluies tiennent une place du diable. On se heurte, on se bouscule, on se barre la route, et, finalement, on ne peut passer sur les trottoirs étroits que si l’un de vous élève son parapluie, alors que l’autre abaisse le sien.

— Très observé !

— Je me suis fait ce raisonnement bien simple : si cinquante pour cent des parapluies étaient munis de manches un peu longs et cinquante pour cent de manches un peu courts, les heurts et les chocs seraient évités. La moitié des parapluies passerait sous l’autre, et tout serait dit.

— Puissamment raisonné !

— Naturellement, si le parapluie reste la proie de l’industrie privée, on ne pourra jamais arriver à une réglementation de cette nature ; mais si l’État monopolise cette fabrication, rien ne sera plus simple que de produire moitié parapluies hauts, moitié parapluies bas, de même qu’on fait des paquets de cigarettes à 40 centimes, d’autres à 60, d’autres à 80, etc.

— Voulez-vous me permettre une toute petite objection ?

— Parlez donc, je vous prie.

— Ne craignez-vous pas que dans les 50 % des parapluies hauts, il s’en trouve 25 % qui heurteront les 25 autres ? Et le même phénomène ne pourrait-il pas se produire pour les 50 % de parapluies bas qui se choqueraient entre eux ?

— C’est, nom d’un chien, vrai ! Je vais chercher à remédier à ce petit inconvénient. Au revoir, cher ami !

Pauvre France !

LE SCANDALE
DE LA FÊTE DE NEUILLY


Je ne sais pas si vous avez remarqué comme nous vivons dans une drôle d’époque. J’ai la prétention d’être un des jeunes hommes, de cette fin de siècle, les moins faciles à épater, et pourtant, ma vie n’est qu’une longue stupeur.

Véritablement, les gens de toute sorte en prennent trop à leur aise. Trouvez-vous pas ?

Ces réflexions ingénieuses et bien personnelles me sont suggérées par une lettre que j’ai reçue la semaine dernière et dont j’ai tenu à constater la parfaite exactitude des faits qui s’y trouvent énoncés.

(Ça m’étonnerait bien que cette dernière phrase fût française.)

Mon correspondant, M. Tristan Bernard, le jeune et intelligent rédacteur en chef du Chasseur de Chevelures, est, d’ailleurs, un garçon trop sérieux pour avancer n’importe quoi contraire au vrai.

Je laisse la parole à M. Tristan Bernard :


« Mon cher Allais,

» Je vous sais un si rude adversaire des abus ; d’autre part, vous avez de si belles relations (MM. Carnot, Gidel, d’Aumale, Léon Kerst, etc.) que je n’hésite pas à signaler à votre vigilance une de ces turpitudes qui, si elle tendait à se généraliser, exclurait bientôt des fêtes publiques tous les citoyens convenables, à quelque parti qu’ils appartiennent.

» Vous connaissez le jeu des serpentins, si français, si niçois, dirai-je même. Qui aurait pu prévoir que ce gai passe-temps dégénérerait en un plaisir grossier et deviendrait un objet d’indignation pour les honnêtes gens ?

» Voici quelques jours déjà qu’à la fête de Neuilly, d’inqualifiables individus ont remplacé les élégants rouleaux de papier par des morceaux de ténia, de huit, dix et douze mètres, qu’ils déroulent et lancent au visage des passants. Le mal ne serait pas grand si ces tronçons étaient proprement lavés ; mais il n’en est rien, malheureusement, tant est grande l’ardeur au jeu des personnes qui les utilisent ; sitôt leurs provisions épuisées, elles s’empressent d’aller, dans un réduit quelconque, se procurer à tout prix des munitions nouvelles.

» En tout cas, ce passe-temps d’un goût discutable aura fait naître une industrie nouvelle, l’élevage des ténias. Loin de chercher des mesures énergiques qui nous débarrassent de ces parasites, on s’appliquera, désormais, à trouver un mode d’alimentation qui favorise le développement de leur santé.

» Croyez-moi, mon cher maître, votre dévoué,

» Tristan Bernard. »


Cette révélation m’a paru assez grave pour mériter une éclatante publicité. M. Gouvion-Saint-Cyr (ce n’est pas Gouvion-Saint-Cyr, mais c’est un nom dans ce genre-là), le vaillant maire de Neuilly, a juré de trouver les coupables et de les châtier sombrement.

D’après M. Édouard Ducret, l’or anglais ne serait pas étranger à ce scandale.

MON RECORD


À M. Apparent-Rari, Nantes.


Non, monsieur, on ne vous a pas trompé ; c’est bien moi, à l’heure actuelle, qui détiens le record du millimètre non seulement pour la France, mais encore pour l’Europe et l’Amérique. Un Australien vient de le battre, paraît-il, mais mon excellent ami et collaborateur Recordman me conseille d’attendre confirmation de cette soi-disant victoire.

Je vous donne avec plaisir les quelques renseignements que vous sollicitez.

La machine que je monte est un vélocipède en bois, construit en 64 par un charron des environs de Pont-l’Évêque, malheureusement mort depuis. La marque est devenue relativement rare sur le marché et je ne connais guère, pour posséder une machine semblable à la mienne, que M. Paul de Gaultier de la Hupinière, un des plus joyeux esthètes de Flers (Orne).

À l’époque où ces machines furent construites, Dunlop était un tout petit garçon et Michelin se préparait à sa première communion, de sorte que les pneumatiques se trouvèrent alors remplacés par un mince ruban de tôle qui, moins souple, peut-être, que le caoutchouc, possède sur cette substance l’avantage d’une rare coriacité.

Pour la tôle, chers amis, les cailloux du chemin ne sont qu’un jeu d’enfant, et les tessons de bouteilles, à peine une diversion.

Je détiens le record du millimètre sur piste et sur route.

Je l’ai accompli sur piste, sans entraîneurs, en moins de 1/17000e de seconde.

Sur route, mon temps est un peu plus long : 1/14000e de seconde, plus une fraction.

Je dois ajouter que, dans cette dernière épreuve, j’eus contre moi un vent épouvantable, doublé d’une pluie torrentielle. Et puis — peut-être devrais-je passer ce détail sous silence — mes entraîneurs, MM. Maurice O’Railly et l’honorable Captain Cap, se trouvaient ivres-morts, comme par hasard.

Je compte, d’ailleurs, battre mon propre temps, dans le courant de septembre prochain.

En cette prévision, je m’entraîne sérieusement, travaillant quatorze heures par jour, moitié sur une descente de lit (représentant un tigre dans des jungles), moitié sur sable mouillé.

Ma nourriture se compose exclusivement de rogue de limande très peu cuite, que j’arrose avec une infusion de chiendent coupée d’un bon tiers de queues de cerises.

Quelle est mon attitude sur la machine ? me demandez-vous.

À cet égard, j’ai toujours suivi un vieux dicton de l’École de Saverne que ma grand’mère me répétait souvent, au temps de mon enfance, et dont je n’ai jamais cessé de bien me trouver :


Rigide comme un cyclamen
Chevauchez votre cycle. Amen !

J’évite donc de me pencher sur le guidon et tout le haut de mon corps tend, sans affectation, à se rapprocher de la verticale.

Voilà, cher monsieur, les quelques détails que vous avez sollicités de mon obligeance bien connue et de ma courtoisie dont l’éloge n’est plus à faire.

Pour les renseignements complémentaires, consultez mon prochain ouvrage (sous presse) : Les Confessions d’un enfant du cycle.

LA FLAMME ÉTEINTE


Dans les temps où j’étais un tout petit jeune homme, j’eus l’occasion de venir habiter dans un hôtel de la rue Oberkampf.

— Pourquoi la rue Oberkampf ? me direz-vous.

— Pourquoi pas la rue Oberkampf ? vous répondrai-je froidement. La rue Oberkampf ne vaut-elle point telle ou telle autre artère ?

Et puis, d’ailleurs, je crois bien que ce n’était pas la rue Oberkampf que j’habitais alors, mais bien la rue Notre-Dame-de-Nazareth.

Il y a longtemps !

Mon humble chambrette me revenait, — ô temps bénis de ma jouvence — à quelque chose comme vingt-cinq francs par mois.

Elle ne comportait pas, je l’avoue, ni l’eau, ni le gaz, ni le reste. (Ne me contraignez point à insister.)

Pour le reste, je devais enfiler, dans toute sa longueur, un noir corridor se terminant par une porte peinte en brun sur laquelle, en bleu, s’enlevait cette inscription lapidaire : ICI.

J’ai oublié de vous dire, mais peut-être en est-il temps encore, qu’à ces époques reculées j’étais timide comme un jabiru.

Un hanneton, dans la campagne, me regardant un peu fixement, me faisait piquer un fard éblouissant.

Quant aux femmes, la seule idée de frôler une de ces créatures me mettait au cœur des tombereaux d’angoisses.

Pauvre petit moi que j’étais alors ! Et comme la pratique constante du proxénétisme change un homme, tout de même !

Le premier jour de mon installation dans ce susdit hôtel de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, l’envie bien naturelle me vint d’aller… ICI.

J’enfilai le noir corridor.

Une porte, à droite, était ouverte.

Je jetai dans la chambre un œil machinal et j’aperçus, cousant à la fenêtre, une jeune fille belle comme le jour.

Nos regards se croisèrent. Une sueur froide m’inonda tout.

Le coup de foudre !

Je dormis mal, et, le lendemain, je me levai tôt, à l’espoir de contempler les traits de la déjà tant chérie.

Mais ma timidité ! Ma chameau de timidité !

L’amour me disait : Vas-y, imbécile ! Va la voir, ta chérie !

La timidité objectait : Tu n’iras pas ! tu n’iras pas !

L’amour fut génial : Ah ! tu ne veux pas y aller ? Eh ! bien, nous verrons !

Et pour me contraindre à aller ICI et voir ma belle, l’amour me fit acheter une bouteille d’eau de Sedlitz d’une force de trente chevaux, au bas mot.

Ah ! cette fois, la timidité s’avoua vaincue.

J’allai ICI et j’y retournai, et j’y revins encore, et, chaque fois, je m’enchantais à la vue de l’adorée.

Que comprit-elle à ce manège ? que je l’aimais ? Eh, parbleu !

Et voici que ses regards se firent gentils comme tout, pleins d’accortises, avec, au fond, un peu de rigolade.

Le lendemain, nouvelle et irrésistible bouteille d’eau de Sedlitz.

Les regards de la petite devinrent sourires engageants, puis mines impatientes : Quand vous voudrez !

Et le soir de ce jour, sans que j’aie jamais su comment cela se fit, j’entrais chez l’idole, bien décidé à faire couronner ma flamme.

Pauvre flamme !

Elle eut piteuse allure, ma flamme, ou plutôt, elle n’eut point lieu !

Noyée, éteinte sous l’eau de Sedlitz, ma flamme !

Je m’étais trop purgé !

SIMPLE VAUDEVILLE


— Tu ne viens pas avec nous à la fête de Neuilly ?

— À la fête de Neuilly ? mon pauvre ami ! Plutôt que de me rendre à cette kermesse, j’aimerais mieux périr, sur l’heure, de la clavelée, ou tout au moins du choléra des poules !

— Et d’où ce ressentiment ?

— Si, à l’heure qu’il est, je suis le gibier de potence que tu sais, doublé du pilier d’estaminet que tu n’ignores point, c’est à la fête de Neuilly que je le dois.

— Tu blagues ?

— Je ne blague pas. Sans la fête de Neuilly, mon cher, je serais marié, père d’incalculables enfants, conseiller municipal d’une petite commune de la banlieue de Paris, et peut-être même, officier d’Académie.

— Peste !

— Comme je te le dis.

— Tu seras bien gentil de nous narrer la chose en cinq sec.

— Un soir, je me trouvais à la fête de Neuilly, seul, bien tranquille, doucement flânochard. Comme il y avait bien cinq minutes que je n’avais rien bu, je m’assis sous une tente où l’on m’apporta un verre de bière à faire dresser les cheveux de Gambrinus en son sépulcre. Autour de moi causaient des petits jeunes gens, très gentils, avec des petites bonnes femmes drôles comme tout. Et l’un des petits jeunes gens disait à l’une des petites bonnes femmes :

— C’est-y embêtant, tout de même, que je ne puisse pas avoir ton portrait, sur ma cheminée, dans ma chambre !

Voici pourquoi il ne pouvait pas avoir le portrait de sa jeune amie, sur sa cheminée, dans sa chambre : étudiant en droit, il logeait, en famille, chez son oncle ! Cet oncle en aurait remontré, pour la pudeur, au père Bérenger lui-même. La vue d’une jeune femme dégantée le jetait dans des convulsions, et la vie de Frédéric Passy, auprès de la sienne, était une existence de purs bâtons de chaise. Tu vois donc que le jeune homme aurait été bien mal venu d’arborer, sur sa cheminée, le portrait de sa petite Jajane (il l’appelait ainsi, très doucement). Cette idylle me touchait au meilleur coin de mon cœur d’or. Je m’approchai du jeune homme et lui dis :

— Pardon, mon petit ami, il y a peut-être un truc pour conserver le portrait de votre tant blonde, sans effaroucher votre vieux cochon d’oncle, car votre oncle, n’en doutez point, n’est autre qu’un vieux cochon.

— De quoi vous mêlez-vous, monsieur ?

— Laissez-moi parler, jeune homme ; et puis après, vous m’embrasserez… Votre petite amie et moi, nous allons nous faire photographier ensemble, comme mari et femme. Vous conserverez pieusement notre image au plus beau de votre chambre, et si le vieux dégoûtant vous demande qui c’est, vous lui direz : « C’est mon professeur de droit jurassique et son épouse. »

— Oh ! très chic ! Vous êtes un chic type ! Qu’est-ce que vous prenez avec nous ?

— Un chic bock !

Et voici, mon ami, comment je fus photographié avec cette exquise Jajane… À quelques années de là, je tombai éperdument amoureux d’une jeune fille qui ne demandait pas mieux que de devenir ma conjointe.

Je fus présenté dans la famille, où je plus, tout de suite, à verse. Tout allait bien, quand, à la veille de signer le contrat, mon futur beau-père me prit dans un coin, et, sortant de sa poche une superbe photographie sur tôle, encadrée richement (le tout 1 fr. 75), me dit algidement :

— Vous connaissez cela ?

Ah ! mon pauvre cher ! C’était la photographie de la fête de Neuilly, Jajane au bras de ton serviteur. Mon futur beau-père, ou plutôt mon conditionnel beau-père, c’était l’oncle du petit bon ami à Jajane. J’eus beau me débattre, crier au malentendu, protester de ma liliale candeur, rien n’y fit. Cette vieille andouille contre nature m’expulsa, comme un simple révolutionnaire étranger.

Fou de désespoir, je me ruai dans le sentier des pires orgies… Et tu me demandes d’aller à Neuilly, ce soir ! Tiens, je m’en fiche, allons-y tout de même !

GABELLE MACABRE


Il va se plaider, la semaine prochaine, au tribunal du Havre, un curieux procès entre un particulier et l’administration des douanes françaises, procès dont le résultat fixera un point de droit des plus intéressants.

Laissez-moi, dites, vous conter la chose par le menu : elle en vaut la peine.

Le mois dernier, s’embarquaient, sur le transatlantique la Champagne, deux Français : un Français âgé et un jeune Français.

Quand je vous aurai dit que le vieux était l’oncle du jeune, je me croirai dispensé d’ajouter que ce dernier était le neveu du vieux.

Nos deux compatriotes se destinaient à New-York, d’où ils se dirigeaient vers Chicago, dans le but d’admirer les fils électriques à couper le beurre de l’ingénieur Edison et consorts.

À Chicago, ils s’embêtèrent si ferme, parmi les vertueux et sinistrement raseurs presbytériens, luthériens, calvinistes, etc., de là-bas, qu’ils se rabattirent illico sur New-York où, paraît-il, on n’eut pas le temps de s’embêter une minute pendant le world’s fair. (Une bonne blague que les New-Yorkais firent aux Chicagotiens.)

(Pour rester dans des traditions d’esprit bien français, appelons l’oncle Incarné de même que nous baptiserons le neveu Derameau.)

À New-York, l’oncle Incarné, fortement aidé par le jeune Derameau, contracta des habitudes d’intempérance et de débauche.

Disons le mot : il se surmena dans de fangeuses orgies.

Au bout d’une quinzaine de cette existence à laquelle les bâtons de chaise les plus dévoyés auraient refusé de prendre part, Incarné, vanné jusqu’à la corde, proposa le retour.

Pas fâché au fond de revoir ses petites amies de Paris, le jeune Derameau accepta de tout cœur.

Au bout de deux jours de traversée — abrégeons — Incarné mourut.

Comme le capitaine parlait de jeter à l’eau la dépouille mortelle du bonhomme, Derameau protesta vivement, non pas tant par piété népotale que dans la crainte de se voir accusé d’avoir empoisonné le digne vieillard.

Un arrangement survint : on conserverait jusqu’au Havre, dans un baril de tafia, le corps de M. Incarné.

Oui, mais voilà, on ne découvrit pas à bord un tonneau assez vaste pour contenir le défunt, à moins de lui faire prendre une attitude ridicule et peu compatible avec la majesté de la mort.

Le maître charpentier de la Bourgogne, un garçon de ressources, alors proposa d’improviser un excellent tonneau dans les proportions voulues.


Où y a d’la gêne y a pas d’plaisir,


comme dit la chanson de Charles Cros.

Tout alla bien jusqu’au Havre.

Mais quand il s’agit de débarquer le funèbre colis, un douanier se présenta :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça ? répondit Derameau, c’est mon oncle.

— Votre oncle ? Dans un tonneau !

— On met son oncle où l’on peut, mon ami, surtout quand il est trépassé entre le ciel et l’onde.

Cependant, le gabelou avait flairé le contenu.

— Que ce soit votre oncle ou votre tante, ajouta-t-il, vous devez payer pour le liquide.

— Soit !… Combien ?

Alors, un sous-brigadier s’approcha et se mit à jauger le tonneau, d’après la formule employée dans les douanes du Havre :

[4]

formule également en vigueur, si je ne me trompe, à l’octroi de la ville de Paris.

— Ça fait tant de décimètres cubes ; par conséquent, vous avez tant à payer.

Derameau paya, prit le train, toujours muni de son sarcophage liquide, et fit au décédé de convenables obsèques.

Le soir même de l’enterrement, un monsieur se faisait introduire auprès du jeune homme et lui tenait ce langage :

— Monsieur, je suis au courant du malheur qui vous a frappé. Je sais également dans quelles conditions vous avez rapporté M. votre oncle sur le plancher des vaches, si j’ose m’exprimer ainsi. Vous avez payé à la douane du Havre tant pour un tonneau qui jaugeait tant, n’est-ce pas ?

— Rigoureusement exact.

— Eh bien ! la douane du Havre vous a floué. Elle vous a fait payer pour le contenu intégral du tonneau, sans en déduire le volume du corps de M. votre oncle.

— Ah bah !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Combien cubait monsieur votre oncle ?

— Ma foi, monsieur, je vous avouerai que jamais l’idée ne m’est venue de jauger le pauvre cher homme.

— C’est une grande imprudence… Combien pesait-il ?

— Environ 90 kilos.

— Si on l’avait jeté à l’eau, aurait-il flotté ?

— Sensiblement.

— Bon, cela nous représente une densité d’environ 1. Nous avons, par conséquent, un volume de 90 décimètres cubes que nous forcerons bien la douane du Havre à défalquer. Signez-moi cette procuration.

— Voilà, monsieur.

La douane du Havre a refusé de restituer un seul centime des droits perçus.

L’affaire se présente mardi au tribunal. Je tiendrai nos lecteurs au courant.


QUI PERD GAGNE


Ce qu’on va lire est pour prouver que le talent n’est pas tout. L’important est de savoir s’en servir, de son talent, et surtout en quels temps et lieu.

Me  Barreau, un jeune avocat de mérite, fort joli homme, frotté même de quelque littérature (genre Félix Decori), était l’amant d’une très gentille femme mariée dont le mari était son ami à lui, Barreau.

Vous me direz que ce n’est pas très bien d’être l’amant de la femme de son ami. Oh ! certes !

Mais comme c’est plus commode que d’être l’amant de la femme d’un inconnu ! Et comme ça évite des dérangements ! Et, aussi, comme c’est plus économique pour les jeunes gens !

Quand Me  Barreau avait une jolie cause en cour d’assises, il ne manquait pas d’en aviser M. et madame Jaunet et leur faciliter l’accès de ce lieu de justice.

Madame Jaunet sortait de ces séances plus éprise encore de son petit Barreau et toute médusée de son verbiage.

Ou, du moins, les choses s’étaient toujours passées ainsi.

Mais, dernièrement, ce fut une tout autre paire de manches.

Il s’agissait d’une cause assez banale en somme : adultère. Trois personnages : le vieux mari, la jeune femme, l’amant, entre deux âges.

Le vieux mari avait pincé flagrante delicto le couple adultère. Il avait tiré un coup de pistolet sur l’amant, lequel ne s’en portait pas plus mal, d’ailleurs.

Et le vieux mari passait en cour d’assises, inculpé de tentative de meurtre. Me  Barreau s’était chargé de sa défense.

C’était une bonne cause pour lui, et rentrant bien dans son genre de talent.

Sans être personnellement d’une austère et rude morale, Me  Barreau possède une singulière habileté à flageller durement la dépravation d’autrui.

Ce qui ne l’empêche pas, quand l’occasion s’en présente, d’être de première force pour atténuer les faiblesses morales et les fautes antisociales de ses clients.

Dans le cas qui nous occupe, le ministère public ne requit que fort mollement contre le pauvre mari, et l’on donna la parole à Me  Barreau.

La physionomie de Me  Barreau revêtit l’aspect grave et vengeur qu’elle revêt chaque fois qu’une faute contre la morale se trouve à flageller.

D’abord, il conta la jeunesse de l’accusé, puis son âge mûr ; son amour pour cette jeune fille qui devait devenir sa femme, leur bonheur à tous les deux.

À la description de cet intérieur calme et patriarcal, si limpide, si clair, si charmant, les magistrats, les gendarmes, les cocottes habituées des grandes causes, tout le monde essuyait des larmes furtives.

Et puis, il vint à parler de l’amant, qui s’introduisit, larron d’amour, larron d’honneur, dans cette maison.

Son éloquence s’éleva à des hauteurs de vertige pour flétrir ces larrons d’amour, larrons d’honneur, pour qui nul foyer n’est sacré.

Et ces mots, larron d’honneur, larron d’amour, revenaient sans cesse, avec l’insistance qu’on met à secouer du petit plomb dans des bouteilles pour les nettoyer.

Le jeune maître aurait pu continuer longtemps ainsi :

— Maître Barreau, la cause est entendue, interrompit le président.

Le bonhomme était acquitté.

À la sortie, ce fut à qui serrerait la main de l’éloquent défenseur.

— Ah ! s’écria M. Jaunet, dans un robuste shake-hand, vous pouvez vous en vanter d’avoir fait un effet à ma femme !… Vous dînez avec nous, ce soir ?

Après le dîner, M. Jaunet pria Me  Barreau de l’excuser. Un rendez-vous urgent. Il en avait pour une heure à peine.

— Enfin, seuls !

Mais la petite dame repoussa les mains entreprenantes et la bouche goulue du jeune maître :

— Larron d’honneur !… Larron d’amour !

C’était fini, l’adultère pour elle !

Il avait trop bien plaidé, Me  Barreau, et conquis à sa cause même sa maîtresse !

Une seule ressource lui demeure : avoir une autre affaire d’adultère et y amener la jolie petite madame Jaunet.

Seulement, cette fois, c’est pour l’amant qu’il plaidera.

MORS VEINIFERA


Hamlet. — Qu’avez-vous fait de la bouteille de gin ?

Le Fossoyeur. — J’ai tout bu.

Hamlet. — Tout bu, or not tout bu !


… J’allais régulièrement, tous les soirs, à cette époque, dans un petit café de la rue de Rennes, où je rencontrais, entre autres amis, un excellent garçon très doux, un peu naïf, qu’on appelait, je n’ai jamais su pourquoi, le Raffineur.

Au bal Tonnelier, un soir, le Raffineur leva une toute jeune fillette très pâle, dont les grands yeux bruns jetaient, parfois, d’inquiétantes flambées.

Il s’y attacha beaucoup et, dès lors, ne la quitta plus.

Elle s’appelait Lucie. On ajouta de Lammermoor, qu’un loustic de la bande transforma en la Mère Moreau. Le nom lui en resta.

Chaque soir, régulièrement, le Raffineur et la Mère Moreau arrivaient à la brasserie.

En ce temps-là, le démon du jeu s’était emparé de nous. Notre seul dieu : le poker.

À notre table, au lieu des tranquilles causeries d’antan, retentissaient : Tenu !… Plus cent sous !… Deux paires au roi !… Ça ne vaut pas une quinte à la couleur !…

Un soir, le Raffineur vint sans Lucie.

— Qu’as-tu fait de la Mère Moreau ? demanda-t-on en chœur.

— Elle est à Clamart, chez une de ses tantes qui est très malade.

La tante de Clamart nous inspira à tous un doux sourire.

Ce soir-là, le Raffineur gagna ce qu’il voulut. Nous échangions des regards signifiant clairement : Quelle veine de cocu !

Mais ce pauvre Raffineur était si gentil, qu’on évitait soigneusement de lui faire de la peine.

Le lendemain, Lucie revint. On s’informa, avec une unanimité touchante, de la santé de sa tante.

— Un peu mieux, merci. Mais il faudra beaucoup de précautions. D’ailleurs, je retournerai la voir jeudi.

Le jeudi, en effet, le Raffineur arrive seul. Sa veine de l’autre jour lui revint, aussi insolente. Lui-même en était gêné. Il nous disait à chaque instant :

— Vraiment, mes amis, ça m’embête de vous ratisser toute votre galette comme ça.

Pour un peu, il nous l’aurait rendue, notre galette.

Les visites à la tante de Clamart devinrent de plus en plus fréquentes et, toujours, coïncidaient à une incroyable veine pour le Raffineur.

Si régulièrement qu’à la fin, quand on le voyait arriver seul, personne ne voulait plus jouer.

Lui ne s’était jamais aperçu de rien ; il avait, en sa Lucie, une foi inébranlable.

Un soir, vers minuit, nous le vîmes entrer comme un fou, blême, les cheveux hérissés.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?

— Oh, si vous saviez !… Lucie !…

— Mais parle donc !

— Lucie… morte… à l’instant… dans mes bras !

Nous nous levâmes tous et l’accompagnâmes chez lui.

C’était vrai. La pauvre petite Lucie gisait sur son lit, effrayante de la fixité de ses grands yeux bruns.

On l’enterra le surlendemain.

Le Raffineur faisait peine à voir. À la sortie du cimetière, il nous supplia de ne pas l’abandonner.

Nous passâmes la soirée ensemble, tâchant de l’étourdir.

À la fermeture de la brasserie, l’idée de rentrer seul chez lui l’épouvanta.

Un de nous eut pitié et proposa :

— Un petit poker chez moi… ça va-t-il ?

Il était deux heures du matin. On se mit à jouer.

Toute la nuit, le Raffineur gagna, comme il n’avait jamais gagné aux plus beaux temps de la tante de Clamart.

Avec des gestes de somnambule, il ramassait son gain et nous le reprêtait pour entretenir son jeu.

Jusqu’au matin, cette veine se maintint, vertigineuse, folle.

Sans nous communiquer un mot, nous avions tous la même idée : Cette fois, on ne peut pas dire que c’est Lucie qui le trompe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, nous apprîmes que la jeune fille avait été déterrée et violée, pendant la nuit.

LE BIZARRE CORRESPONDANT


Dimanche soir, je remontais — oh ! que mélancholieusement ! — le boulevard Saint-Michel.

(Vieille coutume que j’ai contractée de passer toutes mes soirées du dimanche au Quartier Latin. J’arbore une mine lugubre dans les brasseries à femmes, et quand les gens me demandent ce que j’ai, je réponds sur un mode triste : C’est ma jeunesse qu’on enterre !)

Je remontais donc le boulevard Saint-Michel, quand un collégien m’aborda, le képi à la main, le sourire sur les lèvres (un sourire un petit peu gêné) :

— Pardon, monsieur, fit-il, vous plairait-il pas, sans vous déranger beaucoup, de me rendre un gros service ?

— Si, en effet, cette entreprise ne doit me déranger en rien, vous me voyez tout à votre disposition. De quoi s’agit-il ?

— Tout simplement de me rentrer au lycée Saint-Louis. Devant le censeur, vous prendrez congé de moi, vous me ferez vos adieux, comme si vous étiez mon oncle et correspondant.

— Mais pourquoi, mon jeune ami, me choisissez-vous de préférence à tout autre ?

— À cause, monsieur, de votre air grave et sérieux.

On a beau ne pas être fier, une telle réponse flatte un homme.

Nous voilà partis, le potache et moi. Le potache enchanté, moi vénérable.

Dans le parloir, devant le censeur qui préside à la rentrée des élèves, je redouble de respectability.

— Bonsoir, mon neveu.

— Bonsoir, mon oncle.

— Travaille bien, mon neveu, et fais en sorte de n’être point collé dimanche. Que ta devise soit celle de Tacite : Laboremus et bene nos conduisemus, car, ainsi que l’a très bien fait observer Lucrèce en un vers immortel : Sine labore et bona conduita, arrivabimus ad nihil. Et, surtout, sois poli et convenable avec tes maîtres : Maxima pionibus debetur reverentia.

Le pauvre potache, durant ce laïus, semblait un peu gêné de la cuisinière latinité de son oncle improvisé. Il risqua un timidement définitif Bonsoir, mon oncle !

À ce moment, je ne sais quelle démoniaque idée me sourdit à la cervelle. Je venais d’apercevoir, luisant sur le gilet du potache, une superbe chaîne de montre en or.

— Comment, m’écriai-je, tu emportes ta montre au lycée ! Ne sais-tu pas qu’à Rome, à la porte de chaque école, se trouvait un fonctionnaire chargé de fouiller les petits élèves et de leur enlever les sabliers ou clepsydres qu’ils dissimulaient sous leur toge ? On appelait cet homme le scholarius detroussator, et Salluste avait déjà dit à cette époque : Chronometrum juvenibus discipulis procurat distractiones. Remets-moi ta montre.

— Mais, mon oncle…

— Remets-moi ta montre, te dis-je !

Le censeur intervint.

— Remettez votre montre à monsieur votre oncle. D’ailleurs, vous n’en avez nul besoin au lycée.

Le potache commençait à éprouver de sérieuses inquiétudes pour son horlogerie, quand, touché dans mon cœur de cette juvénile angoisse, je dis :

— Allons, mon enfant, garde-la, ta montre, mais qu’elle soit, pour toi, le symbole du temps qui fuit et ne saurait se rattraper : Fugit irreparabile tempus…

L’adolescent n’en écouta point davantage. Il s’enfonça vivement dans les ténèbres du corridor, et j’ai comme une idée que, dimanche prochain, s’il s’improvise un correspondant, ce ne sera pas à moi qu’il s’adressera.

GRAPHOLOGIE


Minuit venait de sonner. Comme ceci se passait dans un quartier paisible, le poste de police était calme.

Stoïque et copieusement moustachu, le brigadier rédigeait un vague rapport.

Avec un long brin de bouleau arraché au balai du poste, un gardien de la paix tentait — ô chimère ! — de débourrer sa pipe.

Sur l’oblique lit de camp, les autres sergots dormaient, rêvant qu’ils étaient devenus officiers de paix, et même préfets de police.

On serait bien bête, en effet, quand on rêve, de se mesurer l’avancement.

C’est à ce moment précis, ou à peu près, qu’un homme fit irruption dans le poste.

Un homme mûr, aisé, — bourgeoisement vêtu, dont grisonnaient les favoris.

Et cet homme, d’une voix où palpitait l’agitation intérieure, dit au brigadier :

— Brigadier, mettez-moi en état d’arrestation.

— Et pour quelle cause ? interrogea le stoïque brigadier.

— Pour la cause que je suis un assassin.

Le brigadier sursauta.

Le gardien de la paix, qui débourrait sa pipe, sursauta, et interrompit, aux deux tiers de sa course, le brin de bouleau.

Sursautèrent également les sergots qui dormaient.

Et vous, ô ma chère âme, qui faites votre malin en ce moment ! vous aussi, vous auriez sursauté à cette foudroyante révélation.

Assassin !

Les cognes n’en revenaient pas.

Ce n’est point qu’à Paris les assassins soient rare denrée, mais on est peu accoutumé à en rencontrer dans les postes de police.

Le brigadier se remit pourtant de son émotion :

— Assassin de qui ?… Qui avez-vous assassiné ?

Et comme l’homme ne répondait pas, il insista, tordant ses moustaches et scandant ses syllabes :

— Je vous demande sur la personne de qui vous avez perpétré un meurtre.

— Brigadier, vous avez raison ! répondit l’homme. Je n’ai assassiné personne, mais n’empêche que je sois un redoutable criminel.

La chose devenait plus claire ; on avait affaire à un fumiste ou à un bourgeois, rigolo pris de boisson.

Paternel et bon enfant, le brigadier gourmanda l’homme.

— Vous n’êtes pas honteux, monsieur, à votre âge, et avec vos favoris, d’exercer des plaisanteries que ne répudierait pas la jeunesse du quartier Latin ? — Allons, monsieur, allez vous coucher !

Et il ajouta, souriant finement, car c’était un érudit brigadier :

— À votre âge, Romieu était mort.

Piqué au vif, l’homme riposta :

— Ah ! vous refusez de m’arrêter ? Eh bien ! je vous réponds que ça va coûter cher à la société.

Et il se retira.

Le brigadier s’était trompé, comme il arrive souvent aux brigadiers.

L’homme n’était pas un mystificateur, mais bien un excellent maniaque, et voici sa démence :

Ancien professeur auquel, soudain, était survenue une petite fortune, il s’adonnait à la pratique de cette science bizarre qu’on appelle graphologie, et qui est l’art de découvrir le caractère des gens d’après leur écriture.

Il était bientôt devenu, à ce jeu, d’une force peu commune.

Un jour, on l’avait vu, sur douze lignes d’un jeune mousse qui naviguait dans les mers du Sud, indiquer le tonnage du bateau, la nature de son gréement et l’âge du capitaine.

Dans ces conditions, la graphologie sortit de son rôle de passe-temps pour entrer dans le domaine de la monomanie, de la démence…

Nous arrivons au point culminant du drame.

Un soir, relisant, avant de la cacheter, une lettre qu’il venait d’écrire à son notaire, il blêmit comme un linge.

Il venait de découvrir dans ses pattes de mouches… quoi ?

Quoi, dites-vous ?

Il venait de découvrir les signes non douteux, irrécusables, fatalistiques, d’un caractère criminel et meurtrier.

Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper !

Il écrivit une seconde lettre qu’il examina de même.

Pas d’erreur !

Horrible, most horrible ! Voilà qu’il était un assassin, lui, jusqu’à présent si brave homme !

C’est alors que, pour éviter un malheur, il se rendit au poste, où il reçut l’accueil revêche signalé plus haut.

Terriblement vexé, il rentra chez lui.

Le concierge n’était pas couché. Au contraire, il lisait, convulsé par le rire, le Parapluie de l’escouade, qui venait alors de paraître.

Dans un coin de la loge, le buffet se dressait, un tiroir entr’ouvert.

Et dans ce tiroir, luisait, inviteuse, la lame d’un large couteau à découper.

Alors, l’homme se saisit du couteau et l’enfonça, non sans quelque frénésie, entre les deux omoplates du concierge.

Deux minutes plus tard, quand le brigadier arriva sur les lieux, avec ses hommes, pour constater le crime, l’homme lui demanda froidement, les bras croisés :

— Eh bien ! me croirez-vous, une autre fois ?

ANECDOTES
SUR M. LÉON GANDILLOT


Léon Gandillot, le jeune et déjà célèbre auteur dramatique, serait désolé d’accomplir quoi que ce fût qui ressemblât au quoi que ce fût des autres.

Ainsi, en ce moment, il habite, à Trouville, une maison sise rue de la Mer, une maison de cinq étages.

Jusqu’à présent, rien de bien extraordinaire.

Gandillot habite le premier étage.

Rien encore qui s’écarte violemment de la norme.

Mais, où nous entrons, jusqu’aux moelles, dans le domaine de la pire loufoquerie, c’est que la concierge dudit immeuble est logée dans une mansarde du cinquième étage.

Si vous voulez avoir un tuyau quelconque sur un locataire, il vous faut gravir les cinq étages de la maison, quitte à redescendre au palier indiqué.

Excellent exercice pour l’entraînement des muscles cruraux, mais fâcheux sport pour les gens pressés, stratagème regrettable pour les personnes asthmatiques ou simplement poussives.

Il n’y a probablement, à Trouville, que la maison en question jouissant de cette propriété : Gandillot y est allé tout droit.

Comme j’habite une vaillante petite cité maritime, non loin de Trouville, j’ai la souventeuse occasion de voir mon ami Léon et je m’amuse beaucoup au petit exercice qui suit :

J’arrive à Trouville avec un ami ; nous nous installons dans un café, et je dis à mon ami :

— J’ai deux ou trois lettres à écrire… Tu serais bien gentil de porter ce mot à Gandillot.

— Où demeure-t-il, Gandillot ?

— Là, tout près, telle rue, tel numéro.

Et rien ne saurait dépeindre la joie intérieure qui m’inonde tout, au retour de mon ami.

— Ah ! ben, il demeure dans une drôle de maison, Gandillot !

— Pourquoi donc ?

— Imagine-toi que, dans c’te boîte-là, la concierge est au cinquième !

— Allons donc !

— Je t’assure !

Cela fait plus de dix fois que je me livre à cette innocente plaisanterie, et je me suis amusé à la dixième autant qu’à la première.

Avant-hier, Gandillot et moi nous sommes venus de Trouville à Honfleur, dans une voiture traînée par un amour de petit âne, fort et courageux comme un jeune lion.

Arrivés à Villerville, j’émis la proposition de faire halte, pour permettre de souffler à notre petit Aliboron, prétextai-je, mais, en réalité, pour boire un coup ou deux (ma pauvre gorge se trouvait fort desséchée à la suite des débauches d’une partie de la nuit précédente).

Gandillot ne voulut rien entendre.

— Est-ce que, dit-il, tu prends cet âne pour une vache ? 16 kilomètres ne sont pour lui qu’un jeu d’enfant.

Enveloppant d’un coup de fouet notre modeste coursier, Gandillot en accéléra l’allure.

Et, dès lors, ce fut une galopade échevelée, qu’il se rencontrât des côtes ou que nous voyageassions en terrain plat.

Je souffrais, en mon cœur d’or, pour notre pauvre petit bourricot, mais je sentais bien que toute intervention n’aurait pu qu’aggraver sa torture.

Enfin, nous arrivâmes au bas de la Côte-de-Grâce ; nous la grimpâmes en un insignifiant nombre de minutes et presque pas de secondes.

Et pendant que Gandillot commandait notre déjeuner à la Renaissance, je m’absentai quelques instants.

— D’où viens-tu ? fit Gandillot.

— De la chapelle.

Comme l’incrédulité se peignait sur la face du jeune dramaturge, j’ajoutai :

— Oui, je viens de mettre un cierge à Notre-Dame de Grâce… pour le repos de ton âne.

Gandillot haussa les épaules à la hauteur d’une institution, mais, tout de même, il ne put s’empêcher de sourire.

UN RAJAH QUI S’EMBÊTE

CONTE D’EXTRÊME-ORIENT


Le rajah s’embête !

Ah ! oui, il s’embête, le rajah !

Il s’embête comme, peut-être, il ne s’est jamais embêté de sa vie.

(Et Bouddha sait si ce pauvre rajah s’est embêté des fois !)

Vous qui riez bêtement, avez-vous jamais vu un rajah qui s’embête ?

Non ? Alors ne riez pas bêtement.

Victor Hugo qui écrivit, avec un talent incontestable et, comme en se jouant, le Roi s’amuse, n’aurait peut-être pas été fichu d’écrire les dix premiers vers de Le Rajah s’embête, et Victor Hugo n’était pas un serin, pourtant.

Revenons à nos moutons, et laissez-moi vous le répéter, au cas où cette longue digression vous l’aurait fait oublier : le rajah s’embête !

C’est une affaire bien entendue, n’est-ce pas ? Il serait, d’ailleurs, fastidieux de revenir sur ce détail qui ne peut toucher que bien faiblement nos piteuses visions d’Occident : le rajah s’embête !

Dans la cour Nord du palais, l’escorte attend.

Et, aussi, attendent les éléphants du rajah.

Car, aujourd’hui, le rajah devait chasser le jaguar.

À je ne sais quel geste mou du Rajah, l’intendant a compris : que l’escorte rentre ! Que rentrent les éléphants !

Très flemmarde, l’escorte se sent ravie d’aise.

Les éléphants ronchonnent salement, ce qui est la façon, aux éléphants, d’exprimer leur mécontentement.

Car, à l’encontre de l’éléphant d’Afrique qui comprend seulement la chasse aux papillons, l’éléphant d’Asie ne se passionne qu’au hunting du jaguar.

Alors, amenez les bayadères !

Voilà les bayadères ! Les voilà bien, les bayadères !

Les bayadères n’empêchent pas le rajah de s’embêter.

En allez-vous, les bayadères ! En allez-vous !

Et les bayadères s’en allent.

Tiens, tiens, tiens ! parmi les bayadères, une petite nouvelle que le rajah ne connaissait pas encore.

— Demeurez ci, petite bayadère, en allez-vous point ! Et dansez !

La voilà qui danse, la petite bayadère !

Oh ! sa danse !

Le charme de son pas, de son attitude, de ses mines graves !

De vieux rites, on eût dit, d’infiniment vieux rites dont elle serait la suprême et la charmeresse tradition.

Oh ! les arabesques que ses petits pieds écrivent sur l’onisque des dalles ! Oh ! la presque drôlerie religieuse de ses mains menues et lentes !

Oh tout !

Et puis voilà qu’au rhythme (je tiens aux deux h) de la musique, elle commence à se dévêtir.

Une à une, chaque pièce de son costume, agilement détachée, vole à l’entour.

Le rajah s’allume !

À chaque morceau de vêtement qui tombe, le rajah impatient, rauque, dit :

— Encore !

Et encore un morceau du vêtement de la petite bayadère tombe, et plus impatient, plus rauque, le rajah dit :

— Encore !

Maintenant, la voilà toute nue !

Son petit corps, jeune et frais, est un enchantement.

On ne saurait dire s’il est de bronze infiniment clair ou d’ivoire un peu rosé. Les deux peut-être ?

Le rajah s’est levé tout droit et a rugi, comme fou :

— Encore !

La pauvre petite bayadère tâtonne si elle n’aurait pas oublié, sur elle un insignifiant bout d’étoffe.

Mais non, elle est bien nue.

Le rajah jette à ses serviteurs un mauvais regard noir et rugit à nouveau :

— Encore !

Ils ont compris.

Les larges couteaux sortent des gaines.

Les serviteurs enlèvent, non sans dextérité, la peau de la jolie petite bayadère.

L’enfant supporte, avec un courage au-dessus de son âge, cette ridicule opération, et bientôt, elle apparaît au rajah, telle une écarlate pièce anatomique, pantelante et fumante.

Tout le monde se retire par discrétion.

Et le rajah ne s’embête plus.

LA STATUAIRE
DANS LES DÉPARTEMENTS


Mon excellent ami Goutière-Vernolle, un des meilleurs esthètes de Nancy, vient de me raconter une jolie, histoire, qu’il m’autorise à publier, mais dont je lui laisse toute la responsabilité (ayant moi-même assez d’affaires comme cela sur les bras) :

Dans la petite ville de Ringie (Lot), il n’y avait encore, voilà deux ans, aucune statue sur aucune place publique.

Dire la honte que ressentaient les habitants dépasserait toute tâche humaine.

Quand on leur parlait de ce sujet, une épaisse couche de rouge envahissait leur front, et, vite, ces pauvres gens essayaient de changer de conversation.

Pas la moindre statue, pas le plus mince buste !

Cette situation aurait pu s’éterniser, tant est stagnante l’inertie de ces citoyens, quand advint la période des élections municipales.

Un parti politique conçut le projet ingénieux de prendre comme plate-forme la question brûlante de la statue absente et d’en remuer jusqu’au tréfond les masses électorales.

Les murs de Ringie disparurent sous la polychromie des affiches ; des meetings grouillèrent sur les places publiques ; la presse locale sembla rédigée par des spadassins épileptiformes et des punchs d’indignation flambèrent jusques au ciel.

La population ordinairement si paisible de Ringie avait enfin retrouvé des torrents de passion, de combativité et d’âpre véhémence.

Les électeurs envoyèrent à la mairie une poignée d’hommes énergiques avec le mandat impératif de tailler dans le marbre ou de couler dans le bronze quelque glorieux concitoyen. Sur ces entrefaites, une personnalité du cru, M. Leneuf-Decœur, vieux professeur de rhétorique, vint à mourir.

On s’en saisit : le héros était trouvé !

Quant au sculpteur, on fut d’avis de le demander au concours.

Le programme se trouva vite élaboré ; Ringie tout entière déclara que c’était une page !

« Une statue sera élevée sur la place de Ringie à l’honneur de l’éloquence personnifiée par l’image de M. Leneuf-Decœur. L’artiste devra s’inspirer moins des traits du modèle que de cette phrase de M. Taine : Il y a une science des sciences, c’est cette science qu’on appelle logique.

» Leneuf-Decœur sera représenté démontrant la puissance du syllogisme et l’influence qu’il eut sur les progrès de l’esprit humain ; tandis que sa physionomie exprimera l’horreur qu’il éprouve pour le paralogisme, redoutant les dangers que les sophistes peuvent en faire courir à la patrie.

» Le piédestal sera triangulaire, en mémoire des trois termes du raisonnement, avec bas-reliefs symboliques, etc., etc. »

Personne ne se présenta pour concourir.

Ce détail n’avait, d’ailleurs, aucune importance, car, concours ou pas concours, il était entendu que la commande devait être confiée à un jeune boursier de Ringie, pas encore très fort mais plein de promesses.

Ce damoiseau s’appelait Jean, et comme il n’avait pas d’atelier, ni d’outils (ni rien, principalement), ses amis l’avaient surnommé Jean-Sans-Terre-Glaise.

Cette commande était donc une veine pour le jeune artiste.

Notre ami se mit tout de suite à la selle et poussa vivement sa maquette. La façon surtout dont il symbolisa les tableaux synoptiques accompagnant le programme, prouve toute sa subtile ingéniosité. Comme il n’avait guère remarqué que les accolades de ce document, il les traduisit par des couples enlacés.

Leneuf-Decœur était représenté debout, en habit noir, gilet blanc, cravate crème, gibus sous le bras, ganté beurre frais (sculpture polychrome, ainsi que M. Gérôme tend à nous y faire revenir).

Il avait des petits cailloux dans la bouche, pour rappeler Démosthène ; un pois chiche sur le nez pour rappeler Cicéron ; le visage grêlé, pour rappeler Mirabeau ; un œil de verre, pour rappeler Gambetta, et l’accent anglais, pour rappeler Clémenceau.

Enfin, quand la maquette fut terminée, l’artiste, satisfait, en fit faire deux photographies, l’une de face et l’autre de profil, dont il envoya des épreuves à la commission.

La commission les transmit au maire qui réunit le Conseil municipal.

Jean-Sans-Terre-Glaise attendait philosophiquement une lettre de la mairie de Ringie ; elle lui parvint un soir, tandis qu’il buvait quelque vague bière chez un jeune architecte de ses amis, en compagnie de Sarah Brown (qui posait alors pour les architectes) et de mon vieux camarade Goutière-Vernolle.

La réponse était ainsi conçue :


MAIRIE DE RINGIE

CABINET DU MAIRE

BEAUX-ARTS


« Monsieur,

» J’ai le plaisir de vous informer que le Conseil municipal, dans sa séance du …, a examiné les projets que vous lui avez soumis, et qu’il a choisi à l’unanimité le no 2 : M. Leneuf-Decœur de profil.

» Veuillez agréer, etc. »


Jean-Sans-Terre-Glaise eut, paraît-il, un léger moment de stupeur, qu’il crut devoir noyer dans une joyeuse canette.

DEUX GOSSES


Voulez-vous me permettre de vous présenter deux amis à moi ?

Le premier : M. Henri, jeune gentleman frisant la douzaine. (On dit : friser la quarantaine ; pourquoi ne friserait-on pas la douzaine ou même la demi-douzaine ? Et pourquoi les hommes mûrs détiendraient-ils le privilège de faire des papillotes à leur âge !)

Mon autre camarade, le frère du premier, répond au nom de Toto (quand il condescend à répondre) et se dispose à la proche mélancolie de son sixième automne.

Leur papa, un peintre de beaucoup de talent, doublé du meilleur des hommes et veuf depuis deux ou trois ans, a élevé ses mômes de telle façon que ce serait bien plus simple de dire qu’il ne les a pas élevés du tout.

On pourrait soigneusement fouiller toute l’Europe Occidentale avant de découvrir des drilles aussi fâcheusement éduqués.

Mais si drôles avec ça, si malins, si peu pas banals ! Et leur conversation !

Comparées à leurs coutumiers propos, les réflexions du jeune Bob (celui de Gyp) sembleraient discours académiques.

Henri cueille des prunes, non sans témérité.

— Papa ! s’écrie Toto.

— Quoi, Toto ?

— Dix sous qu’Henri se casse la g… avant trois minutes ?

— Tenu.

Papa gagna le pari, Henri redescendant indemne de sa cueillette (à part quelques notables fragments de culotte demeurés aux aspérités du prunier).

— Tiens, papa, v’là tes dix sous.

— Je t’en fais cadeau, Toto.

— Dis donc, est-ce que tu me prends pour un sale rasta ? Quand j’ai perdu, moi, je casque.

Le petit cottage qu’ils habitent encore serait un véritable Éden, sans un redoutable professeur qui vient chaque jour inculquer à Henri des notions de toutes sortes : histoire, arithmétique, latin, allemand, etc.

Henri professe pour l’histoire grecque une aversion sans bornes, et comme papa cherche à rallier sur cette branche d’éducation les suffrages de son fils :

— Mais enfin, papa, proteste Henri, qu’est-ce que tu veux que ça me f… à moi les histoires de tous ces vieux types, qui sont claqués il y a plus de trois mille ans !

Son jeune frère manifesterait plutôt une vague tendance aux études historiques.

Il a assisté l’autre jour à une leçon d’histoire grecque, infligée à son aîné, et voici le suc qu’il en a retiré :

— Dis donc, papa, tu ne sais pas ce qu’ils faisaient, les Macélédoniens ?

— Les… quoi, Toto ?

Macélédoniens.

— Tu veux dire, sans doute, les Lacédémoniens.

— Oui, les Lamécédoniens, pour empêcher les gosses de se saoûler ?

— Raconte-moi ça, Toto.

— Eh bien ! ils fichaient une bonne cuite à des pilotes.

— À des pilotes, Toto ?

— Oui, à des pilotes.

— À des ilotes, tu veux dire, Toto ?

— Peut-être bien… Mais j’avais entendu des pilotes. Mais une bonne cuite, tu sais ! Une sale cuite ! Alors, c’était tellement dégoûtant, que les gosses ne buvaient plus que de l’eau, après.

L’application de Toto à l’étude des civilisations hellènes ne l’empêche pas de se coller au front des ecchymoses polychromes où le bleu, pourtant, domine.

— Qu’est-ce que tu t’es fait, Toto ? demande papa, un peu alarmé.

— Oh ! c’est rien, papa ! En courant dans la serre, je me suis cogné contre un oranger.

— Est-ce que tu ne te f… pas un peu de moi, Toto ?

— Mais non, papa ? Pourquoi ?

— Parce que, mon vieux Toto, depuis le temps que je fais de la peinture, c’est la première fois que je vois faire du bleu avec un orangé.

Que voulez-vous que des enfants deviennent avec une telle éducation ?

LE RAPIAT FASTUEUX


Le nombre n’est pas si rare des gens qui, à la passion d’épater le monde de leur faste, joignent le farouche parti pris de sortir de leurs poches à peine des sommes dérisoires.

Sans remonter plus haut dans notre histoire, le jeune vicomte Raoul des Esbrouffettes n’est-il pas le type parfait du personnage ?

Je l’ai connu au quartier Latin ce vieux Raoul, à une époque bénie où les porte-allumettes n’étaient pas encore admis dans le matériel volant de la police parisienne.

Les dames de brasserie, parlant de Raoul, disaient :

— Il doit savoir ce que ça lui coûte par jour, ce type-là !

— Quoi donc ?

— Les voitures, donc.

Le fait est que Raoul arrivait régulièrement à la porte des caboulots, installé dans un sapin tumultueux.

Fringant, il sautait sur le trottoir, mettait dans la main du cocher son numéraire, avec un c’est bon, c’est bon, gardez tout ! extraordinairement grand seigneur.

Ce que les dames du Coucou ou du Furet ignoraient, c’est que Raoul nolisait son fiacre à une encâblure environ de la brasserie et qu’il gorgeait son cocher d’un or ne dépassant pas vingt-cinq ou trente centimes.

Ce simple truc de la voiture lui permit de poser des garennes entières dont l’écho n’est pas encore amorti sur la rive gauche.

Un beau jour, il fit un mariage non moins beau, sans rien changer à ses agissements coutumiers.

Avait-il un grand dîner à offrir ? Il affublait sa femme et sa cuisinière d’un costume de religieuse et les contraignait, ainsi costumées, à faire leur marché, sachant pertinemment que les braves dames des halles se plaisent à abandonner leur profit au bénéfice des œuvres charitables.

Cela étonnait bien un peu les marchandes au cœur d’or, de voir des bonnes sœurs acquérir turbots gros comme maisons ou asperges dont on aurait pu mâter un croiseur de haute mer, mais Raoul leur expliquait, avec un air de roi, que ces achats étaient destinés à l’Œuvre des vieux riches abandonnés.

Un jour, — vous avouerez qu’il faut un sacré toupet — il envoya à sa compagnie d’assurances une petite note à rembourser de tout ce qui s’était brûlé chez lui, pendant l’hiver.

Il y avait une foule de stères de bois de chauffage, infiniment de bougies, des océans de pétrole, des boîtes d’allumettes dont le seul nombre ferait éclater les pages de ce livre, à peu près autant de paquets de tabac, pas mal d’excellents cigares.

(Le mot et cætera me paraît bien pâle pour donner une idée du reste, mais, me trouvant en ce moment à la campagne, je n’en ai point d’autre à ma disposition.)

Le plus rigolo — si j’ose m’exprimer ainsi — de l’affaire, c’est que la Compagnie d’assurances, après lecture de la police, ne se sentant pas bien sûre d’elle-même, préféra transiger et solda, rubis sur l’ongle, toute cette non prévue combustion.

Ce succès encouragea Raoul, qui ne douta plus de rien.

Je l’ai rencontré dimanche dernier aux régates de Saint-Malo : il fut charmant et d’un accueil exquis.

Je suis invité pour les courses de rochers qu’il organise, fin août.

La rade de Saint-Malo, comme chacun sait, est assez fertile en rochers de toute dimension.

On plantera sur chaque îlot, que dis-je ? sur le moindre roc, des guidons, les uns d’une couleur, les autres d’une autre.

Un aviso de l’État (probablement la Sainte-Barbe) donnera le signal, grâce à un coup de canon. Les rochers, alors, se mettront en branle.

Le premier arrivé aura droit à un buste de Chateaubriand, en biscuit de Sèvres ; le second, à une statue équestre de Duguay-Trouin en idem de mer, et ainsi de suite.

À cette occasion, la Compagnie de l’Ouest organise un train de plaisir à marche rapide.

Quant à la Compagnie P.-L.-M., bien que vivement sollicitée par le comité, elle a refusé son concours à ce nouveau sport.

Les Malouins sauront se souvenir de cette mauvaise volonté.

LE COUP DU BYRRH


— Où dînons-nous, ce soir ?

— Si nous montions au Manoir ?

— C’est une idée. Dînons au Manoir.

Le Manoir est une manière d’ancienne cour normande progressivement devenue auberge, et pas mauvaise auberge, ma foi.

On y déjeune sous les pommiers, au haut d’une falaise d’où l’on découvre la baie de la Risle. J’affirme, quitte à causer beaucoup de chagrin au père Ducarre, que l’horizon y est plus vaste qu’au restaurant des Ambassadeurs.

M. Lécorcheur, le patron du Manoir, est un ancien huissier d’Yvetot, qui lâcha un beau jour ses panonceaux à la suite de ce raisonnement lumineux : « Il y a plus de profit à héberger des gens riches qu’à saisir des gars sans le sou. »

Il vendit son étude 3,000 francs — au bas mot — de plus qu’elle ne valait et vint prendre la direction du Manoir auquel il imprima, grâce à son activité fébrile, une prospérité croissante.

Durant la belle saison, la cour du Manoir ne désemplit pas.

Ce sont des pèlerins — car l’auberge est proche de la fameuse chapelle de Notre-Dame des Gourdes — des touristes, cocottes, gommeux venus de Trouville, Cabourg ou autres localités ad hoc.

Des gens du pays montent aussi au Manoir avec, dans leur panier, du veau froid ou du jambonneau.

Pour tous, le père Lécorcheur a un divin sourire de bon accueil :

— Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs. Ah ! c’est une bonne idée que vous avez eue là, devenir déjeuner chez nous !… À la carte ?… Parfaitement !… En attendant qu’on dresse votre couvert, voulez-vous me permettre de vous offrir l’apéritif ? Un petit byrrh ?… C’est moi-même qui le prépare, mon byrrh, il est excellent.

Naturellement, les bonnes gens acceptent le byrrh offert de si bonne grâce, et c’est là que commence le mystère dont j’eus la clef, hier soir seulement.

Lécorcheur a deux bouteilles de byrrh, d’aspect semblable, mais portant, néanmoins, une légère marque qui les différencie.

À certains clients, Lécorcheur verse le byrrh d’une bouteille : à d’autres, le contenu d’une autre fiole.

Et cela avec une attention et une énergie que je n’ai jamais vu se démentir.

Une question posée à ce sujet ne m’attira qu’un bafouillage ténébreux et inconcluant.

Pourquoi ces deux bouteilles ? Pourquoi l’une à certains, et la seconde aux autres ?

De ma grande neurasthénie de cet hiver, il m’est resté — oh ! ça passera — de petites inquiétudes névropathiques qui me font le plus malheureux des hommes quand je ne me rends pas compte, tout de suite, de certains phénomènes, insignifiants pour les autres humains.

Cette question du double byrrh me tracassait avec des hantises de folie, et je compris que, tant que je n’aurais pas l’explication de ce stratagème, c’en était fait de mon repos.

De là à saouler abominablement le père Lécorcheur pour lui arracher son secret, il n’y avait qu’un pas : il fut franchi dans l’après-midi.

— Tout ce que vous avez de mieux en fait de calvados, papa Lécorcheur ! Vous allez trinquer avec nous, nom d’un pétard !

Et nous trinquâmes si fréquemment, nom d’un pétard ! que sur le coup de six heures, le patron du Manoir se trouvait rond comme une pomme d’api et rouge ainsi qu’elle.

Le moment était venu.

— Une idée ! m’écriai-je avec la voix que devait avoir Machiavel. Si nous dînions ici ?

— Une bonne idée ! appuya Lécorcheur.

— Payez-vous l’apéritif, patron ?

— Pour sûr, Messieurs. Un petit byrrh ?

— Oui ; mais, vous savez, du bon, hein ?… Pas de l’autre !

— Soyez tranquille. J’ai beau avoir un petit coup, je ne donnerai pas du byrrh des prix fixes.

Je commençais à comprendre ; mais combien loin j’étais encore de la totale vérité !

Ah ! le cochon !

Voici ce qu’il nous conta, en homme satisfait d’une jolie invention bien ingénieuse et bien pratique !

Il a deux sortes de byrrh pour les clients à prix fixe (3 fr. le déjeuner, café compris), un byrrh pour les personnes qui mangent à la carte.

Le byrrh des prix fixe, comme il l’appelle, est un breuvage pas désagréable au goût, mais composé de substances qui paralysent les muqueuses de l’estomac et ont raison des appétits les plus farouches.

— Vous comprenez, explique-t-il paternellement, pour 3 fr., je ne peux pas leur f… à manger jusqu’au lendemain.

Au contraire, le byrrh destiné aux personnes qui mangent à la carte est à base de plantes d’un usage probablement dangereux, mais à coup sûr terriblement apéritives. Quand on a absorbé deux verres de ce liquide, on mangerait sa propre mère avec une satisfaction évidente.

Vieille canaille, va !

Malgré tout son génie, Victor Hugo n’aurait pas trouvé ça.

LA VÉRITÉ
SUR L’EXPOSITION DE CHICAGO


Chicago ! Tout le monde descend !

Peu d’instants s’écoulèrent, et un cab rapide comme la pensée nous amena aux portes de the Columbian Exhibition.

Ah ! mes amis ! comme dit M. Sarcey, c’est alors que nous ne regrettâmes point notre voyage !

Vous pensez bien, lecteurs idolâtrés, que je ne vais pas vous conter par le menu toutes les merveilles insérées dans cette exposition.

D’autres s’en sont chargés pour moi, mais avec une telle mauvaise foi que l’heure a sonné de la justice définitive et de l’apothéose.

Des journalistes européens sont allés à Chicago (y sont-ils allés, seulement ?). Ils ont raconté qu’ils ont vu ceci et qu’ils ont vu cela.

Mais ce qu’ils ont évité soigneusement, c’est de dire tout le sensationnel, tout le frisson nouveau qui se dégage de cette incomparable manifestation du génie humain.

Quand ils ont parlé, ces chroniqueurs du vieux monde, du fameux tire-bouchon mû par la force des marées et de la si curieuse essoreuse de poche, ils ont tout dit.

Eh bien ! non, ils n’ont rien dit ! Et voici ce qu’ils oublient (Dieu sait dans quel intérêt mesquin !) :


THE AUTOMATIC PEDAGOGY


Le docteur Blagsmith travaille depuis quinze ans à son admirable invention d’élevage et d’éducation mécaniques des enfants.

Son exposition d’Automatic Pedagogy ne fut pas une des moins remarquées.

Plus besoin désormais de mères de famille, de nourrices, de gouvernantes, etc. !

Le docteur Blagsmith prend le baby à son arrivée au monde. Il le porte dans un petit berceau de son invention, lequel est situé dans une chambre (room) également de son invention.

Une fois le baby installé, on n’a plus besoin de s’en occuper durant une période de dix à douze ans.

Néanmoins, pour plus de prudence, il convient de venir, tous les trois ou quatre mois, jeter un coup d’œil sur le jeune nourrisson.

L’enfant est alimenté mécaniquement et instruit mécaniquement.

Une bascule très sensible, sur laquelle repose le berceau, règle d’elle-même la quantité de nourriture à fournir.

Trois fois par jour, un jeu de brosses et d’éponges, des plus ingénieux, s’empare de l’enfant, lui fait sa petite toilette et le recouche soigneusement, comme le ferait la plus tendre des mères.

Quand l’enfant crie, ce sont ses propres vagissements qui, transformés en force par un dynamophone, le bercent et l’endorment.

Devenu un peu plus grand, le baby doit apprendre à lire. Voici de quelle façon se pratique son éducation :

Sur le mur, bien en face de lui, apparaît mécaniquement une lettre, A, par exemple. Au même instant, un phonographe prononce A. Puis, c’est le tour de la lettre B, et ainsi de suite.

Au bout de très peu de temps, l’enfant connaît ses lettres et se plaît à les nommer avant le phonographe.

Son éducation se poursuit aussi rationnellement que dans les meilleures écoles.

L’indolence d’esprit ou la mauvaise volonté ont été prévues par le Dr  Blagsmith.

Quand l’enfant ne dit pas sa leçon ou la dit mal, il résulte de cet état de choses une légère inharmonie qui met en jeu un courant électrique de faible tension. L’enfant ressent alors un léger mais désagréable picotement dans les fesses.

Ainsi averti, il apporte dans ses leçons plus d’attention.

L’éducation morale n’a pas été oubliée par le Dr  Blagsmith.

Toutes les heures, un phonographe clame les bons principes aux oreilles de l’enfant.

L’avenir dira ce qu’il faut penser de ce nouveau mode de puériculture. Pour le moment, il serait injuste de nier les commodités qu’il apporte, surtout dans les familles très occupées ou simplement un peu indifférentes.


LE REZ-DE-CHAUSSÉE À TOUS LES ÉTAGES


Un simple mot, en passant, sur la Maison de l’Ingénieur Moonman.

Plus de concierges, plus d’escaliers, plus d’ascenseurs !

La maison nouvelle de Moonman supprime tous ces inconvénients.

Bâtie sur une cavité de même forme et de même volume qu’elle, machinée de façon à s’enfoncer dans cette cavité au moyen d’un simple déclic, elle offre à ses habitants des avantages qu’on rencontrerait difficilement dans les vieux immeubles de l’ancien continent.

Selon que le locataire habite le quatrième ou le dix-neuvième étage, ce gentleman, quand il veut rentrer chez lui, pousse le quatrième ou le dix-neuvième bouton, et docilement la maison s’enfonce au degré voulu, mettant l’appartement demandé au ras du trottoir.

C’est comme qui dirait le rez-de-chaussée à tous les étages.

Ajoutons que la Moonman-House est facilement transportable. Pour peu que les locataires tombent d’accord sur le choix d’une villégiature, que de frais et d’ennuis évités !


L’INTERPRÉTOPHONE


Un petit instrument qui contribua vivement au gros succès de l’Exposition de Chicago, c’est l’interprétophone du capitaine Humbugson.

Pas plus encombrant ni plus lourd qu’un écran japonais, ce joli appareil se compose de deux minces feuilles d’un parchemin spécial, entre lesquelles opère un délicat réseau électrique qui transforme les vibrations françaises, par exemple, en vibrations anglaises, ou bien les vibrations finlandaises en vibrations tahitiennes.

Au moyen d’un jeu de dix ou douze interprétophones, le voyageur pourra facilement se mettre en rapport avec tous les échantillons de la race humaine.

Reconnaissez qu’il était difficile de pousser plus loin la science et l’ingéniosité.


LE TÉLÉPANTE


Également très curieux, le télépante.

Au premier aspect de ce mot, j’avais tout d’abord cru à une revanche scientifique des récidivistes français.

Voici, pensais-je, une invention qui permet à nos sympathiques criminels d’expédier au loin (télé) les membres de la bourgeoisie française qu’en leur langage imagé ils dénomment pantes.

Je m’imaginais, pour mieux dire, une relégation à l’envers dont seraient l’objet tous les gentlemen dignes de ce nom.

Grossière était mon erreur !

Le télépante de sir John Loofock est au téléphone ce que la lumière électrique est à la torche de résine.

Non seulement il transporte le son, mais encore les sensations de vue, d’odorat, de goût et de toucher.

Si vraiment, comme l’affirment de sérieux philosophes, la matière n’existe que par les sensations qu’on en perçoit, il y a dans le nouvel appareil de sir John Loofock de quoi faire réfléchir longuement les actionnaires des chemins de fer.

Attendons-nous pour bientôt à une baisse peu commune de tarifs.

Le télépante offre cet avantage aux Othellos des deux mondes de pouvoir voyager sans leur épouse. Ils auront, ces odieux jaloux, tous les charmes du ménage sans en avoir les mille inconvénients. Insister serait du plus mauvais goût.

Le télépante était installé dans un des plus luxueux pavillons de l’Exposition.

À ce propos, un détail bien américain : quelques églises de Chicago, réputées pour leur grande pudeur, avaient intrigué pour que le télépante ne fonctionnât plus le dimanche.

Ils invoquaient mille raisons de haute moralité qui ne manquèrent pas d’émouvoir les hauts fonctionnaires.

Pourtant, ils n’eurent gain de cause que sur un point.

On décida que, le jour du Seigneur, le transport de la sensation du toucher serait interdit. Que dites-vous de cette pudibonderie transatlantique ?


SUPPRESSION DE LA DISTANCE


M. Brokenface, un jeune ingénieur de beaucoup d’avenir, a trouvé le moyen de supprimer la distance ou, tout au moins, de la réduire à tel point qu’on pourra désormais la considérer comme négligeable.

Vous n’êtes pas sans avoir vu, il y a deux ou trois ans, dans une revue des Variétés, et aussi à l’Hippodrome, ce qu’on appelait des pistes mobiles.

Un large ruban se déroulait rapidement sur lequel galopaient des chevaux. Ces chevaux couraient dans le sens contraire à la direction de la piste mobile, de telle sorte que, ces deux vitesses se neutralisant, les chevaux demeuraient en place.

Il est bien clair que, si les chevaux galopaient dans le sens de la direction du ruban, ils jouiraient d’une double vitesse, la leur propre s’ajoutant à celle de la piste.

Partant de ce principe, M. Brokenface a imaginé de construire non pas une piste mobile, mais une série de pistes superposées, animées chacune d’un mouvement propre et profitant chacune du mouvement de la piste inférieure sur laquelle elle court.

Il est facile de se rendre compte à quelles vitesses vertigineuses on arrive par ce procédé.

L’appareil qu’expose le jeune ingénieur se compose de dix pistes superposées courant chacune à raison de vingt lieues à l’heure.

La piste supérieure est donc animée d’une vitesse de deux cents lieues, chiffre qui a été rarement atteint dans l’industrie, sauf par quelques subtils fluides comme la lumière ou l’électricité.

C’est le Havre à un quart d’heure de Paris !

En théorie, le projet de M. Brokenface ne manque pas d’être fort séduisant, mais je redoute fort que sa réalisation ne présente quelques périls.

Songez donc, deux cents lieues à l’heure !

Ces diables d’Américains ne doutent de rien.



Le colonel W.-K. Slowly, qui mène, depuis longtemps, en Amérique, une curieuse campagne individualiste, a exposé un petit objet bien modeste, mais dont la vulgarisation pourrait néanmoins porter un rude coup aux compagnies de gaz ou d’électricité.

Le colonel a trouvé le moyen d’utiliser le suif de mouton pour l’éclairage privé.

Le procédé est assez curieux.

Dans un bain de suif en fusion, M. Slowly trempe une mèche de coton et la retire immédiatement.

La petite quantité de suif qui s’est aggloméré autour de la mèche se fige à l’air froid. Un second trempage agglomère une nouvelle couche de suif.

Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on ait composé une espèce de petit cylindre de suif, ayant pour axe la mèche de coton.

En allumant le bout de cette mèche, on détermine la fusion d’une petite partie de suif qui, par capillarité, monte dans les fibres du coton et brûle avec une lumière fort douce.

Les avantages de ce nouveau mode d’éclairage n’échapperont à personne. Nul doute que le public ne lui réserve un chaleureux accueil.

Les deux inconvénients qu’on pourrait reprocher à l’ingénieux objet du colonel Slowly, c’est, d’abord, une petite fumée noirâtre résultant de la combustion de la mèche ; ensuite, une légère odeur de suif fondu fort capable d’incommoder les personnes qui n’aiment pas ce parfum.

N’y aurait-il point moyen d’obvier à cet inconvénient en remplaçant le suif de mouton par une autre substance carburée, la cire d’abeilles, par exemple, ou peut-être même la stéarine ?

Je donne pour ce qu’elle vaut mon idée à l’aimable colonel W.-K. Slowly, et je le remercie publiquement ici du charmant accueil qu’il nous fit dans ses ateliers de Pig-Park.


FUNERALS


Une section importante est réservée aux Funerals, c’est-à-dire à toutes choses relatives aux obsèques.

Je glisserai rapidement sur ce peu réjouissant sujet, mais pas assez vite pour ne point vous parler de l’Inaération.

On n’a trouvé, jusqu’à présent, pour faire disparaître nos pauvres dépouilles, que deux procédés vraiment pratiques : les enfouir dans la terre ou les consumer par le feu.

Ceux qui ont perdu un être cher savent tout ce qu’ont de pénible l’un et l’autre de ces systèmes.

Le Révérend Merrylad a imaginé, pour cette triste circonstance, ce que les mathématiciens appellent une solution élégante.

C’est la Nécropyrie.

Cet excellent homme prend son corps (pas le sien, bien entendu, mais celui qu’on lui confie). Il le met dans un four-étuve de son invention, et le débarrasse de toute l’eau que recèle son organisme (80 pour 100 ! Qui l’eût cru ?)

Quand le corps est desséché, tel un vieux parchemin, le Révérend Merrylad le fait mariner dans un mélange composé de : deux parties d’acide azotique, une partie d’acide sulfurique (mélange semblable à celui employé pour la fabrication du fulmicoton). On lave à grande eau et on sèche.

Ainsi traité, le corps est devenu un explosif de premier ordre.

Si on l’allume à l’air libre, crac ! une grande flamme, un peu de fumée blanche et puis, plus rien !… Ce que c’est que de nous, pourtant !

M. Merrylad se charge d’accommoder les corps en pièces d’artifice, si la famille le désire : pétards, fusées, chandelles romaines, etc., etc., et, même, bouquet allégorique pour les défunts illustres ou fastueux.

Les vieux militaires peuvent léguer leurs restes ainsi préparés à la direction de l’artillerie qui en charge des obus.

Quelle joie pour les mânes d’un patriote d’aller, vingt ans après sa mort, frapper les ennemis de son cher pays !


LES BEAUX-ARTS


Mais je n’en finirais pas s’il me fallait vous détailler les mille extra-ordinarisms qui composent la stupéfiante Exposition de Chicago.

Deux mots seulement sur les Beaux-Arts.

Pour la peinture, rien de bien spécial. Les Américains seront en cet art, longtemps encore, les tributaires du vieux continent.

Mais, pour la sculpture, quelle innovation !

Et comme nos vieux bustes de marbre, nos groupes de bronze, nos frigides plâtres, nous paraissent surannés et ridicules, au retour de Chicago !

La sculpture américaine, aujourd’hui, c’est la vie, c’est le mouvement !

Plus de marbre, plus de bronze, plus de plâtre ! Place au celluloïd articulé !

Toute la section américaine de sculpture est composée de statues colorées et animées.

Montées sur de délicates armatures d’acier, recelant en leur flanc d’ingénieux moteurs et de subtils phonographes, les statues bougent, frissonnent, palpitent, chantent, comme vous et moi, et peut-être mieux encore.

Les bustes des hommes politiques disent de belles paroles, les ténors roucoulent leurs enchantements, les professional beauties arborent, toutes les cinq minutes, d’énigmatiques sourires, et leurs paupières battent.

Il y a là, pour les artistes de la vieille Europe, une source d’enseignements profitables.

La routine a fait son temps, disait dernièrement M. Sarcey. Et comme il avait raison !


LE THÉÂTRE


Le Figaro a donné des détails sur la saison théâtrale de Chicago, durant l’Exposition. Il n’a oublié que de mentionner la pantomime qu’on joua au Ballskin-Theater et dont le titre est Abraham Lincoln.

Cette pièce, qui se termine par l’assassinat du célèbre président des États-Unis, jouit, là-bas, d’un vif succès, d’autant plus que les managers y ont introduit une innovation véritablement sensationnelle.

Le rôle de Lincoln était joué chaque soir par une personne nouvelle, et à la fin du spectacle, cette personne était réellement assassinée sous les yeux des spectateurs. Le prix du cachet de ce rôle appartenait aux héritiers désignés par l’acteur sacrifié.

Le croirait-on, l’administration du Ballskin-Theater fut littéralement submergée par les demandes de candidats au rôle d’Abraham Lincoln.

Beaucoup de ces personnes étaient poussées à cette démarche par la misère des leurs, d’autres par spleen ; certains autres mus par une sorte de pose vaniteuse assez connue de l’autre côté de l’Atlantique.

Se décider à paraître sur les planches dans ces conditions, n’est-ce point le comble du cabotinage ?


LE CLOU


Nous arrivons au clou de l’exposition. On avait parlé d’une maison de 120 étages et de la planète Mars rapprochée à 25 centimètres de la terre.

Rien de cela ne s’est réalisé.

Le clou de Chicago consistait en une exhibition à la fois grandiose et charmante, laquelle prouve bien que les Américains, quoi qu’on dise, sont capables d’allier au gigantesque de leurs conceptions modernes, une fantaisie exquise et féerique.

C’est à M. Dirtyfellow, le grand savonnier de Clean-York, qu’on doit ce joli spectacle.

Il s’agit d’une bulle de savon de 1,000 pieds de diamètre (mille pieds !)

Il m’a été donné d’assister au gonflement d’une de ces bulles. Cela tient du prodige.

À dire vrai, la substance employée n’est pas seulement du savon. On y ajoute une certaine quantité de colle de poisson et d’acétate d’alumine.

Malgré sa minceur presque chimérique, la pellicule de la bulle est d’une souplesse et d’une résistance extraordinaires.

J’ai vu de petits oiseaux se poser sur cet immense ballon, sans en froisser l’enveveloppe.

La façon dont cette bulle est attachée à terre n’est pas un des moins intéressants détails de cette innovation.

À force de patience et de travail, M. Dirtyfellow est arrivé à dresser des araignées à la rapide élaboration d’un léger et solide réseau qui va de la bulle à un point du sol.

C’est surtout la nuit, que ce spectacle défie toute comparaison !

Grâce à une petite quantité de sulfure de zinc (procédé Charles Henry) figurant dans sa composition, la bulle de savon de M. Dirtyfellow est lumineuse.

(Le sulfure de zinc a la propriété de briller, pendant la nuit, de toute la lumière qu’il a reçue pendant le jour.)

On ne peut pas, non véritablement, on ne peut pas s’imaginer l’émotion presque religieuse qui s’empare de vous à la contemplation de cette lune de 1,000 pieds, se balançant gracieusement dans les airs, presque à la portée de votre main !



Mais la place m’est mesurée.

Je m’arrête !…

Je ne me dissimule aucunement que bien des personnes crieront à l’exagération.

Je ne répondrai qu’un mot aux sceptiques : Si vous ne me croyez pas, allez vous rendre compte par vous-mêmes. Vous m’en direz des nouvelles.

Si vous trouvez l’Exposition fermée, dites que vous venez de ma part : on vous la rouvrira.



  1. Remarquez-vous, belle lectrice, comme cette fin de phrase constitue deux alexandrins superbes :

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    N’est pas près d’abolir, en moi, la souvenance,
    Employât-il sa faux en guise de grattoir ?

    Est-ce que je deviendrais poète, en vieillissant ?

  2. Vous êtes trop jeune pour vous rappeler ça ; mais Ira Paine était un prodigieux tireur qui fit, voilà tantôt quinze ans, courir tout Paris aux Folies-Bergère.
  3. Non content de s’appeler Alfred, ce Barjau est encore le premier chapelier de Paris, en arrivant par la gare Saint-Lazare (5, rue du Havre).
  4. d diamètre des fonds.
    D diamètre du centre du tonneau.
    H distance des fonds.
    0,56 coefficient empirique.