Rose et Vert-Pomme/Sauvetage d’âmes

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 57-64).

SAUVETAGE D’ÂMES


J’ai encore les yeux pleins de larmes de la lecture que je viens de faire.

Un jeune homme de Rouen (je reçois beaucoup de lettres de la jeunesse rouennaise) me raconte, dans les termes qu’on va lire, une expérience touchante qu’il a tentée récemment et qui prouve bien que les jeunes gens de Rouen ne passent pas uniquement leur temps à jouer aux dominos dans les cafés, comme l’affirmait hier, assez légèrement d’ailleurs, mon excellent collaborateur et ami Maurice Barrès.

Lisez plutôt :


« Monsieur le rédacteur,


(La lettre débute par des compliments que je passe sous silence, assez capables d’assommer, au coup, un essaim de rhinocéros adultes.)

» Voici l’exposition intégrale des faits :

» Le lundi, 7 août, à onze heures et demie du soir, je sortais de chez Hendlé après lui avoir gagné 15 sous au loto.

» (Hendlé est un de mes vieux camarades d’école qui exerce maintenant les délicates fonctions de préfet de la Seine-Inférieure.)

» J’arpentais tranquillement la rue des Arpents — une des rues les mieux fréquentées de Rouen — quand tout à coup, devant une allée noire et silencieuse, je me sentis arrêté par la manche et par une jeune fille aux cheveux roux.

» M’ayant, avec une grâce charmante et en excellents termes, invité à venir passer un instant en son agréable compagnie, je ne crus pas devoir la chagriner par un refus, que rien ne motivait d’ailleurs, et je la suivis dans sa chambrette.

» Tout en prenant une tasse de thé, nous causâmes. Elle me conta sa vie.

» Fille d’un personnage politique important et gênant — il avait des dossiers plein une malle — que le gouvernement avait empoisonné pour s’en débarrasser, elle était restée seule au monde, avec la croix de sa mère. Ce bijou, hélas ! ne l’avait qu’insuffisamment protégée, puisque, maintenant, après mille vicissitudes, elle en était tombée à exercer le métier, de moins en moins lucratif, de marchande d’amour.

» Sa tristesse, son émotion me chavirèrent le cœur.

» Et l’idée me vint, l’idée magnanime, de ramener au bercail de la vertu cette pauvre brebis égarée.

» Et puis, si cette tentative réussissait, qui m’empêcherait de la pratiquer sur d’autres et d’étendre mon sauvetage jusqu’aux derniers confins de la prostitution ?

» Je fis part de mon projet à l’enfant.

» Riant et pleurant à la fois, elle me sauta au cou.

» — Oh ! qu’t’es bon ! qu’t’es bon ! répétait-elle.

» Je payai le loyer de la mansarde et je louai, rue de la Madeleine, une chambrette ensoleillée que je garnis de meuble simples, mais de bon goût.

» Sur la fenêtre, je semai des capucines, car toujours — chacun connaît cette particularité — une fenêtre fleurie de capucines s’ouvre sur l’asile de toutes les candeurs. Puis, je dis à la pauvre fille :

» — Et maintenant, travaille. Le travail, c’est non seulement la liberté… c’est la réhabilitation. Je viendrai te voir tous les soirs, en frère, jusqu’à ce que tu te sois reposée et refait une virginité d’une quinzaine de jours.

» (Je crois vous connaître assez, cher monsieur, pour être certain que vous ne trouverez nullement exagérée ma légitime prétention.)

» Elle me jura tout ce que je voulus et se mit au travail avec acharnement. Chaque soir, je montais chez elle absorber quelques tasses de thé, la regardant béatement tricoter la petite calotte de laine écarlate qui devait bientôt cacher ma calvitie précoce.

» Elle semblait très heureuse et faisait l’admiration de la concierge.

» Une dépêche subite — comme sont souvent les dépêches — m’obligea à m’absenter pendant une semaine.

» De retour à Rouen, ma première visite fut pour ma brebis égarée.

» En trois enjambées, je suis à la porte. Je sonne… silence !

» Inquiet, j’enfonce la porte et j’y trouve… quoi ?

» Rien ! Ni femme, ni meubles !

» Seul, sur la planche d’un placard entre-bâillé, repose tristement un sucrier. J’en retire le couvercle… Vide !

» J’étais roulé !

» Et maintenant, dites-moi, monsieur, que dois-je faire ?

» M’en tiendrai-je à cette fâcheuse tentative ou bien si je dois continuer ?

» Après la déception pénible que je viens d’éprouver et les six cents francs que j’ai dépensés pour ce sauvetage, j’hésite énormément, je l’avoue, à rejouer un rôle de dupe.

» C’est à vous, vous qui connaissez la vie dans ses moindres coins et recoins, que je demande anxieusement : Que faire ?… Que faire ?

» Confiant dans votre expérience, je vous prie… etc… etc.

(Ici, une formule admirative et déférentielle à faire rougir une génération de langoustes.)


» Signé : Raoul Oger. »


Si vous étiez nègre, jeune homme, je vous dirais de continuer, comme fit le héros de Magenta au saint-cyrien de couleur qu’on lui présentait.

Mais je vous sais blond comme la moisson d’août, et voici ce que j’ai décidé :

Votre idée de ramener au bien les âmes qui s’en sont écartées est excellente, mais je me crois, dans ce sport, beaucoup plus habile que vous.

Ayez donc l’obligeance de m’adresser, fin courant, une jeune courtisane pas trop déjetée, en même temps que les 600 francs que vous consacrez à une expérience.

Je me charge du reste.

Cordiale poignée de main, mon cher Oger, et bien le bonjour à mon cousin Henri, si vous le rencontrez.